Le Dernier Jour du monastère d’Hautecombe/3


III


Parmi les feuilles de ce récit le moine avait semé d’autres feuilles, dont il n’est resté que des lambeaux couverts de notes, à moitié effacées.

Bon nombre de phrases inachevées rappelaient l’agonie de ce départ qui devait être sans retour, les larmes de ses frères et leur dispersion pour rendre la fuite moins périlleuse. Lui se trouvait le lendemain sur les monts de Cessens, à l’est de la vallée qui va du lac au Rhône ; de là il avait vu, tourné vers le cloître, les vitraux de sa cellule flamboyer au soleil levant qui s’y réfléchissait en lueurs d’incendie ; un vieux domestique de l’Abbaye était à ses côtés : celui-ci, incapable de se résigner comme son maître, se heurtait le front des deux mains, laissait échapper des paroles d’imprécations, en regardant là-bas, devant lui, ces bâtiments dont ses bienfaiteurs n’étaient plus propriétaires. Il apercevait, et le moine avec lui, au milieu du jardin qu’il avait si longtemps labouré lui-même, une ronde d’hommes tournant autour d’un grand feu ; à côté, les armes dressées en faisceaux dardaient leurs reflets d’acier et semblaient couronnées de ce qu’on eût pris de loin pour des drapeaux tachés de sang. Tous deux, à cet aspect, détournèrent la face, et le prêtre, tirant son guide par la main, l’entraînait et se hâtait de mettre la crête de la montagne entre eux et ce douloureux spectacle. Dès qu’il ne vit plus rien, il lui sembla qu’il laissait derrière lui à chaque pas qu’il faisait quelque lambeau sanglant de son existence. Les ténèbres descendaient dans son âme, et tout son être ployait sous le poids de la consternation ; le paysan au contraire, relevant tout à coup la tête, s’écrie d’un ton fièrement accentué, haut le bras, et l’audace dans les yeux : — Tenez, maître, ils peuvent bien brûler là-bas ce qu’ils veulent, mais les reliques que vous avez remises à ma garde, celles-là ils ne les brûleront pas, ou ma femme Érinne ne portera plus le nom de la sainte. Vous m’avez dit de veiller sur elles ; soyez tranquille, vous les retrouverez quand vous reviendrez, ou bien il faudra qu’ils renversent la montagne sur ma maison, et puis encore balayent mon champ dans le lac. Il ne sera pas dit que ma mère m’aura mené tout petit prier sur les os de sa patronne, et que je ne pourrai plus y mener mes enfants, ceux-ci, les leurs, ainsi toujours, malgré les enragés… — Pour toute réponse l’auteur du manuscrit serra la main de son compagnon de route. Ils approchaient de la tour de Cessens debout encore dans le village de ce nom, et regardant au loin sa sœur jumelle, dressée sur le piédestal des hauteurs de Grézy-sur-Aix. Il y avait dans ce village une bonne et simple famille dont le nom seul signifiait tout ce qu’on peut trouver au foyer de loyauté, d’honneur et de générosité ; c’était la famille Col… On la vit depuis, prompte à secourir dans le malheur, changer en cachettes l’intérieur de ses murs, ses fermes éloignées, tout, jusqu’à ses combles, et le sol sous ses pieds, pour dérober à l’œil des perquisiteurs les victimes poursuivies. Aïeul, père, fils et petit-fils, c’est-à-dire quatre générations réunies sous le même toit, ne croyaient pas se compromettre en sauvant les compromis. Il y avait dans toutes ces têtes une admirable intelligence du danger, qui, loin de faire faiblir le cœur, le remplissait d’enthousiasme. Les rôdeurs clubistes survenaient, trouvaient tout dans un calme parfait. Poliment accueillis, ils questionnaient, scrutaient, fouillaient, et s’en allaient joués et confus. Le moine avait l’aïeul pour ami, après l’avoir eu pour maître. Aussi s’est-il complu à retracer les circonstances de sa dernière entrevue avec lui. Il reprend ainsi le fil un moment rompu de cette partie de ses mémoires : — Le vénérable chef de famille était assis devant sa porte sur le banc de pierre où s’étaient assis ses aïeux, la tête penchée du côté de l’arbre qui sortait du seuil de sa demeure ; il réchauffait ses vieux ans au soleil de septembre. Son regard presque éteint ne reconnut son ami dans le moine déguisé qu’au moment où je fus dans ses bras ; ni lui, ni les siens, ne savaient encore le sort du monastère. Malgré les instances du vieillard je n’eus pas le courage de prendre à sa table la place accoutumée que je ne devais plus avoir. Je mangeais à la hâte, debout, ne faisant qu’énoncer avec une horrible répugnance le peu que je savais de l’histoire de la veille ; dom Lémeinc n’avait pas eu le temps de me tout dire. Les épouses des deux premiers nés du fils dé l’aïeul me demandèrent tout d’abord si du moins nous avions pu sauver les vases de l’autel : je les rassurais. Alors elles se mirent à se récrier au sujet de Corvény dont elles connaissaient la vie. Elles montrèrent du doigt, l’une et l’autre, l’escabelle à trois pieds et le coin de feu qu’on lui avait donnés, il y avait peu de jours, quand elle passait dans le village. À l’heure venue de m’arracher à tout ce monde, les forces me manquèrent ; je vis, comme un éclair, l’élan de la douleur s’échapper de tous les visages : — Restez, nous répondons de vous ! — Tel fut le cri de tous, même des enfants.

Cet ardent témoignage d’attachement acheva de m’accabler ; le saisissement que j’éprouvais m’empêchait de parler ; les mots ne me venaient que par syllabes brisées, interrompues. Eux aussi restaient muets comme moi, n’ayant que des sanglots pour se soulager par intervalle. L’idée que je leur devais l’exemple du courage me fortifia ; j’eus celui de leur dire qu’assez d’autres sans moi leur, donneraient lieu d’exercer, un périlleux dévouement. Je me sentais poussé vers l’Italie ; je n’avais plus qu’un désir, celui de voir Rome et d’y mourir. — Tel que l’homme exempté par le froid de la vieillesse des scènes passionnées de la vie, le patriarche de la maison semblait en léthargie dans son fauteuil, la tête affaissée sur la poitrine, et tourné vers son feu. L’idée de l’Italie parut comme aimanter sa langueur ; il se mit à murmurer lentement : — En Italie… et les Français n’y sont-ils pas ? — Oui, les Français ; mais la Convention… Je n’achevai pas ; le vieillard ne m’eût pas compris. Je le serrai une dernière fois sur ma poitrine, fis mes adieux à sa famille et pour toujours. Ses domestiques me tinrent lieu du paysan qui m’avait suivi. Je laissai celui-ci convaincu que nous ne mourrions pas sans nous revoir, et que le. bon roi Victor-Amédée III, fondateur des bains d’Aix, lui qu’on nommait partout le père de son peuple, ferait prompte justice de toutes ces scélératesses : douce et naïve persuasion que je n’avais pas la consolation d’avoir comme lui ; la France devait ébranler le monde plus longtemps que nous ne vivrions tous les trois, paysan, moine et monarque.

Le lendemain j’étais à Genève. Mes premiers pas vers la terre étrangère s’étaient arrêtés dans la ville de Calvin. Au souvenir de cet homme, je sentais les chaînes de l’exil peser sur moi plus rudement. Je songeais que les deux demi-dieux de Genève, Calvin et Rousseau, m’en avaient forgé les anneaux.

L’œuvre de l’un était reprise d’après les bases de l’autre, à trois siècles de distance ; et toujours le prêtre était mis en cause ; et par qui ? Par les tribuns de la raison, les prédicants des droits de l’homme… Fausse justice des novateurs, n’outragez pas les droits de l’homme écrits avec le sang du Calvaire. Vous abattez les statues des saints pour élever les vôtres, et si la nature humaine y pouvait suffire, vous la livreriez à d’éternels orages. Par vous, les générations ne. feraient qu’un pas du berceau à l’abîme, sans, l’intervention d’une invisible main. À vous de semer le mal, à Dieu le soin de moissonner le bien. Pour glorifier le maître, vous le faites tel qu’il n’est plus reconnaissable ; et pourtant ceux qui les premiers vous dirent son nom adoucirent tous les maux, et n’en firent aucun ; et depuis, les choses du ciel s’étant mêlées aux choses de la terre pour infiltrer l’humanité dans les chairs de l’Europe, vous proscrivez les unes parce qu’elles donnaient la main aux autres : tyrannie et mensonge !… Je demeurais ainsi, prenant le mal à partie, une bonne portion de la nuit que je passais à Genève, proférant quelquefois tout haut ce que je pensais, comme si l’adversaire avait à répondre. Je ne pouvais maîtriser mon agitation. Mes pensées revenaient sans cesse par le chemin que j’avais fait, jusqu’aux rives de ce lac, à mes yeux disparu, et dont l’image était toujours devant moi. Il fallait fuir pourtant, et gagner le Valais. À Bex, la Providence me fit rencontrer l’appui qui me manquait, dom Lémeinc, le plus généreux des nôtres. Sa présence me ravit comme après de longues années de séparation. Nous étions deux ; nos peines étaient moindres de moitié. Il avait, lui, une angélique résignation qu’il devait uniquement à sa belle âme, aimant le sacrifice ; l’exaltation du moment n’y était pour rien. Le bonheur, d’avoir sauvé Corvény et changé le neveu de son ami lui faisait une fête jusque dans l’exil ; il m’assurait que c’était la première fois de sa vie qu’il avait fait quelque chose. La souffrance lui était si bonne à ce prix qu’il eût volontiers, à l’heure même, recommencé les épreuves de la veille ; il m’en racontait tous les détails, ne se nommant que pour le besoin du récit. Nous montions ainsi les cimes du Saint-Bernard, tout préoccupés d’Hautecombe, allant, comme les sentiers nous menaient, le long des pentes qui couraient aux abîmes, avec une sorte d’indifférence dont nous n’étions retirés que par les avertissements de nos guides et le tintement plus vif des grelots de nos mules.

Nous approchions de l’hospice ; l’espoir d’être bientôt chez les religieux Augustins m’aidait fortement à rompre avec ce que j’avais laissé derrière moi. Dans peu d’instants nous aurions mis entre les persécuteurs et nous les Alpes tout entières ; il n’y avait plus lieu de rien regretter. En même temps dom Lémeinc, qui savait admirablement hausser le courage des autres à la hauteur du sien, me frappait doucement sur l’épaule, en disant : — Eh bien ! nous allons tout à l’heure toucher au foyer de nos frères les religieux de l’hospice, et tout sera dit ; puis viendra le Piémont, et là nous serons chez nous, n’est-ce pas ? — Je m’aperçus que ces paroles produisaient un effet pénible sur nos guidés ; ils parurent sensiblement inquiets ! Jusque là, respectant nos malheurs, ils n’avaient pas voulu nous parler de gros temps et de tourmente, et la tourmente survenait visiblement entre le terme et nous. Le vent s’engouffrait dans le creux des rochers avec un bruit de torrent et de vagues lointaines. Le jour mourait brusquement, et ce n’était pas la nuit, mais une inqualifiable horreur qui tombait sur ces régions désertes. Les premiers rugissements de la tempête ressemblaient au déploiement d’une immense cataracte, roulant avec fracas sur le petit chemin où nous étions à la lisière du précipice. L’air glacé, épaissi de poussière de neige, était d’un froid mortel ; Attirant à moi dom Lémeinc, je voulus m’ asseoir. — Mais s’asseoir c’est mourir, crièrent les guides ; allons, Monsieur, debout, ou vous ne vous relèverez plus ; le sommeil, ici, c’est la mort. — Ils me prirent comme un fardeau qu’ils faisaient mouvoir, s’accrochant eux-mêmes à la queue de leurs montures qu’ils suivaient sans les voir. Le danger n’était rien pour moi ; la torpeur m’en ôtait le sentiment. J’entendais, comme dans un songe, la voix non pas de l’homme, mais de l’ange qui me soutenait, réchauffer mon agonie de toute la chaleur de son âme. Je n’oublierai jamais le son grêle et funèbre des sonnettes de bêtes de somme emporté par le vent, tandis que la bouche de mon ami proférait à mon oreille les versets du Te Deum. Mourir, le Te Deum à la bouche, sur la cime des monts ébranlés dans leurs fondements, si c’était grand pour lui, pour moi du moins c’était consolant. Brisé par la souffrance, en revenant à moi, je demandais l’hospice que j’espérais toujours ; ce furent les chiens du Saint-Bernard qui me répondirent, en aboyant dans le lointain, et nos guides s’écrièrent : — L’hospice ! l’hospice ! voilà les chiens. — En effet, les envoyés de nos frères s’élançaient, hurlant de joie, pour s’emparer de nous et nous donner à leurs maîtres. Ceux-ci, en nous recevant dans leurs bras, ne savaient ce qu’ils devaient plaindre le plus dans nos malheurs. Nous n’avions plus de foyers, plus de patrie ; et la route qui nous conduisait à l’exil avait failli devenir notre tombeau. C’était avec une sorte d’ivresse qu’ils se mirent à nous prodiguer tout leur être, toute leur existence, tant qu’il leur fut possible dé nous retenir ; puis vint le moment de la séparation. Qu’ils sont cruels ces adieux qu’on laisse sûr sa route à ceux qu’on aime et qu’on ne doit plus revoir, ignorant soi-même ce qu’on deviendra ! C’était pour la troisième fois que j’avais à les faire en quelques jours ; je passais par toutes les épreuves qui font mourir avant terme.

À Turin mes plaies se rouvrirent comme au départ d’Hautecombe. Je quittais celui qui m’avait, pour ainsi dire, porté jusque-là de sacrifice en sacrifice ; dom Lémeinc allait à Milan, et moi, je restais à Turin, gagné par les sollicitations de mon frère, ancien secrétaire de l’ambassade française à la cour de Sardaigne. Notre position nous rendait nécessaires l’un à l’autre : il était sans emploi, et n’avait pour fortune que de la littérature. Je l’engageais à professer les langues qu’il savait. Grâce à lui, celle du Dante me devint familière, et dès-lors, je m’attachais en qualité d’instituteur à une noble famille piémontaise. Malgré les attentions, les soins, les prévenances, je ne pouvais oublier le cloître ; dans les salons dorés, je regrettais mes paysages et ma liberté ; j’étais le Juif de Babylone, qui, le regard tourné vers le côté du ciel où le soleil se couchait, se disait chaque jour en pleurant : Jérusalem est là.

Le besoin de respirer la patrie m’avait passionné pour le Dante. Je l’expliquais à mes jeunes élèves, presqu’au bruit du canon de la France ; et,pour légitimer mon admiration, la tête un peu exaltée par l’illustre proscrit de Florence, je leur disais : — Lui, du moins, n’étouffait pas l’Église dans les bras de la liberté. La foi lui avait montré trois mondes au-delà du temps, son génie les rendit visibles à grands coups de pinceaux ; l’éternité et le temps s’y reconnurent ; et devant la toile naïve et sublime peuple et lettrés tombèrent à genoux. Ôtez la foi, la touche et les proportions disparaissent ; le peintre désordonné n’est plus qu’un farouche déclamateur à la façon du moment. — Avec le printemps, je retrouvais quelque ombre de mes beaux jours dans la maison de plaisance de mes vertueux hôtes. Mon frère venait souvent nous visiter. Nous passions tous les deux de longues heures au milieu d’un parterre embaumé, allant et revenant devant la volière où gazouillait une multitude de charmants petits oiseaux. Quelques-uns avaient été apportés de Savoie ; nous avions pour ceux-là plus de caresses, et la famille piémontaise aussi. À la vue de tous ces prisonniers mélodieux, parés de suaves couleurs, bleus, verts, roses, orangés, tombant d’un échelon à l’autre comme des fleurs mobiles, s’abreuvant de soleil, et chantant à Dieu leur hymne en commun, nous admirions la Providence, qui faisait retrouver la joie aux oiseaux captifs, et aux persécutés assez de douceur pour ce monde. Jeune encore par le cœur et par les idées, exercé dans les lettres françaises, mon frère s’impressionnait poétiquement, et promettait aux enfants et à leur mère, madame la comtesse de Casti… des vers sur les oiseaux pour la soirée du lendemain. Et moi, pour n’être pas en reste avec mes petits amis et leur noble mère, si bonne pour moi, je me remémorais de mon mieux l’histoire du Nain d’Hautecombe, et m’apprêtais à la débiter à mon tour. Ce que mon frère écrivait, ce que je racontais moi-même, était plein de nos communs souvenirs d’enfance, et je l’ajoutais à ces notes, à titre de pièce de famille.