A. Soirat (p. 254-259).


L


— Oh ! comme vous avez l’air sérieux, ce matin, monsieur le comte de Pylade, est-ce que nous aurions des inquiétudes sur la chère santé de monseigneur le marquis d’Oreste ?

Tels furent les premiers mots d’Alcide Lerat, la plus décevante contrefaçon d’imbécile qu’on ait jamais vue. Il avait gardé de son éducation de séminariste raté tout un stock de ce genre de facéties, insupportablement chantonnées en soprano mineur, avec l’accompagnement ordinaire d’une goguenarde révérence.

— Monsieur Lerat, répondit Leverdier qui se sentait sur le point de n’avoir plus une goutte de patience dans les veines, je suis très pressé et incapable, pour l’instant, de savourer vos délicieuses plaisanteries. Je vous prie de m’excuser et d’aller au diable, s’il vous plaît.

— Nous y sommes tous, au diable, repartit le fâcheux, puisqu’il est le Prince de ce monde, mais vous me recevez si mal que j’ai bonne envie de garder pour moi une communication intéressante dont je voulais vous charger pour votre ami Marchenoir.

À ce nom, Leverdier devint attentif. Certes, il n’attendait, en général, rien de bon de son interlocuteur, mais il le savait une citerne d’informations, souvent étonnantes, et se disait qu’une eau très pure peut sortir quelquefois des gargouilles les plus hideuses en temps d’orage.

— Vous avez, dit-il, quelque chose d’intéressant pour Marchenoir ?

L’autre, s’appuyant alors à deux mains sur la poignée de sa canne, aussi lamentable que lui, et s’infléchissant vers son auditeur, comme un vieil arbre congratulé, — sans quitter une seconde son sourire à claques sempiternel, — se mit à zézayer à la façon d’un enfant de chœur, qu’une circonstance calamiteuse aurait investi de quelque secret important pour la prospérité de la fabrique.

— Votre ami aime à se faire désirer autant qu’une jolie femme. Il se cache comme un ours et tout le monde s’en plaint. J’ai rencontré, cette semaine, Beauvivier qui voudrait le voir. Je crois que son intention est de lui confier l’article de tête du Basile, pour tracasser un peu les imbéciles de l’Univers. Si votre Caïn ne profite pas de l’occasion, il méritera d’errer, comme son homonyme biblique, « sur la face de la terre », car ils ont besoin de lui au Basile. Vous qui êtes un homme pratique, vous devriez lui conseiller de se limer les ongles et l’empêcher de faire des sottises. Beauvivier a daigné me dire qu’il comptait sur moi pour le lui amener. Il paraît croire que je suis dans les petits papiers de ce riverain du Danube. À propos, est-il revenu, seulement, de son voyage édifiant ?

— Oui, affirma rêveusement Leverdier, mais n’allez pas chez lui, je me charge de votre ambassade.

Cette communication lui donnait fort à penser. Il fallait que le tout-puissant Basile, l’universel journal des gens bien élevés, se sentît diablement anémié pour invoquer le réactif d’un tel moxa ! Dans ce cas…

À ce moment, il s’aperçut que le séduisant Alcide avait pris une pose connue. Ayant, au préalable, inspecté, en sifflotant, l’état du ciel et ramené sur ses tempes, du bout des doigts en pincettes de sa main gauche, quelques mèches indisciplinées, il avait finalement abaissé cette main à la hauteur présumée de l’organe des sentiments généreux et la tenait, maintenant, ouverte et dardée contre la poitrine de son adversaire.

— C’est juste, fit celui-ci, j’oubliais ! Et tirant son porte-monnaie, il laissa tomber une pièce de cinquante centimes dans cette sébile à remontoir, qui déshonore, avec la plus horologique exactitude, la mendicité chrétienne.

Lerat ne voulut pas s’éloigner, pourtant, sans avoir compissé son bienfaiteur d’un dernier avis. En conséquence, il exhala ces prototypiques admonitions :

— Si votre ami veut réussir au Basile, il faudrait lui recommander de ne plus tant faire la bête féroce. S’il sait plaire à Beauvivier, sa fortune est faite. Il ne manque pas de talent, quand il veut se modérer et ne pas employer continuellement ses abominables expressions scatologiques. C’est ce qui a perdu ce butor de Veuillot, qui a toujours rebuté mes réprimandes et qui s’en trouve joliment bien, n’est-ce pas, aujourd’hui qu’il est crevé de son venin ! Voyez Labruyère et Massillon ! Ils en disent plus en une seule phrase décente que tous vos épileptiques en deux cents lignes. Persuadez-lui donc de lire mon livre sur La Table chez tous les peuples, que vous devez avoir dans votre bibliothèque. Il apprendra ce que c’est que la vraie force unie à la distinction.

L’odieux personnage avait cessé de sourire. Il flottait en dérive sur son propre fleuve, avec la majesté d’un Dieu. Ayant envoyé, du bout de ses doigts exorables, un tout petit geste miséricordieux, il s’éloigna, plein de sa puissance, la canne sous l’aisselle, les deux mains cléricalement croisées dans l’intérieur de ses manches et le buste jeté en avant, à la remorque de son museau, ayant l’air, parfois, de soubresauter proditoirement, de son lamentable derrière.

—… Dans ce cas, poursuivit en lui-même Leverdier, pour qui cette retraite savante avait été une beauté perdue, Marchenoir pourrait, en un instant, reconquérir la grande publicité. Ne parvînt-il à lancer qu’un tout petit nombre d’articles, il ressaisirait bientôt, par le moyen d’un journal si retentissant, le groupe intellectuel ameuté naguère par ses audaces et que son silence, depuis tant de mois, a dispersé. Puis, quelle revanche contre tous les lâches qui le croient vaincu ! Cette vermine de Lerat doit avoir dit la vérité. Il a les plus basses raisons du monde pour désirer de toutes ses forces qu’un brûlot formidable soit lancé, n’importe de quelle main, sur les cuisines de la presse catholique. Il a même dû travailler fortement Beauvivier dans ce sens et lui faire gober la nécessité d’être l’inventeur de Marchenoir. Properce, d’ailleurs, en sage roublard, s’est soigneusement préservé d’écrire, et s’est contenté de nous décocher cet éclaireur qui pouvait, à toute fortune, encaisser les rentrées de coups de semelles d’une indignation présumable et qui allait, évidemment, rue des Fourneaux, quand je l’ai rencontré.

Leverdier résolut de voir, le jour même, Properce Beauvivier, le poète-romancier sadique, devenu, depuis peu, directeur et rédacteur en chef du Basile. Il le connaissait à peine, mais il voulait, autant que possible, pénétrer son jeu et préparer, avec un extrême soin, la négociation, — Marchenoir ayant plusieurs fois exprimé très haut son mépris pour ce marécagier superbe, lequel devait avoir un fier besoin de pimenter son limon pour s’être déterminé à faire des avances à ce cormoran. Il était à craindre, aussi, qu’on ne tendît l’échelle au désespéré que pour l’induire à se rompre définitivement la barre du cou sur quelque échelon pourri. Sans doute, il eût été fort imprudent de chercher à pressentir cet infâme juif sur la vitale question d’argent. Ses pratiques, à cet égard, devaient ressembler à celles de son prédécesseur, le fameux Magnus Conrart, dont le répugnant suicide fit tant de bruit, et qui frappait d’une énorme redevance de prélibation les émoluments des rédacteurs de passage, qu’il savait crevants de faim et réduits à se contenter d’un salaire quelconque.

Mais, à défaut d’une sécurité budgétaire immédiate, il était absolument indispensable d’assurer, au moins, l’indépendance de l’écrivain, Marchenoir n’étant plus du tout le petit jeune homme trop heureux d’acheter l’insertion de son vocable patronymique dans un grand journal, au prix de n’importe quelle charcutière émasculation de sa pensée.