A. Soirat (p. 250-254).


XLIX


Les événements ont ceci de commun avec les oies qu’ils vont en troupe. Tout être non absolument dénué d’observation a pu le remarquer. Il est vrai que la curiosité s’arrête là, d’ordinaire. Nul n’implore une explication de cette loi, l’inexistante fontaine du Hasard devant suffire à l’étanchement de toutes les soifs du troupeau pensant. Ce proverbe : « Un malheur n’arrive jamais seul », est l’unique monument de l’attention ou de la sagacité des hommes sur l’une des particularités les moins négligeables de leur histoire. Il est pourtant bien assuré que les événements heureux ou malheureux, quelle que soit l’illusion de leur taille, semblent s’appeler les uns les autres, aussitôt qu’ils naissent, par d’irrésistibles clameurs. Ils accourent alors de partout, émergeant des trous de la terre ou tombant des monts de la lune, pour l’éternelle stupéfaction d’une race tirée du néant, qui ne sut jamais rien prévoir et qui ne s’attend jamais à rien.

On a fini par observer, d’une manière à peu près certaine, que l’union physique de deux individus de sexe différent a pour effet probable l’apparition d’un troisième de même nature, à l’état rudimentaire. Cette quasi-certitude est l’un des fruits les plus savoureux d’une expérience de soixante siècles. Mais qui donc s’occupe du mystère autrement profond de la sexualité métaphysique des événements de ce monde, de leurs alliances rigoureusement assorties, de leurs lignées au type fidèle, de leur solidarité parfaite ? Toute la famille se précipite au vagissement du nouveau-né, et Dieu sait si elle est innombrable, puisque les événements ne meurent jamais et qu’ils continuent toujours de faire des enfants ! Le premier imbécile venu, à qui quelque chose arrive, est, pour un instant, le puits de vérité où tout un peuple formidable descend boire. Toutes les Normes se penchent vers lui, toutes les Règles, toutes les Lois, toutes les Volontés occultes s’accoudent en Polymnies, sur l’inconsciente margelle de bêtise qui ne se doute même pas de leur présence…

Il s’en fallait que Leverdier fût un imbécile et il savait trop qu’il était arrivé quelque chose ! Cependant, il s’étonna de tomber, immédiatement après avoir quitté Marchenoir, sur un personnage qu’il avait eu la douceur de ne pas rencontrer depuis des mois : Alcide Lerat, « historien et littérateur français », ainsi qu’il lui plaît de se désigner lui-même. Ce fut, pour l’attristé convive de tant de capiteuses ribotes de douleur, une commotion presque physique, — à la manière d’un pressentiment funèbre, — de revoir tout à coup, en un tel moment, ce fantoche sordide qui trottait, le nez au vent, comme un putois cherchant à dépister une charogne.

Cet Alcide Lerat, fort connu dans le monde des journaux, est une sorte de Benoît Labre littéraire, sans sainteté, dont le panégyrique posthume serait une besogne à faire trembler les décrasseurs d’auréoles les plus audacieux. Vivant exclusivement d’aumônes récoltées chez les gens de lettres, qu’il amuse de ses calomnies ou de ses médisances et qui le reçoivent dans des courants d’air, le drôle fétide, heureusement incapable de s’enrhumer, promène infatigablement sa carcasse, de l’un à l’autre crépuscule, — colportant ainsi, dans le pantalon d’un romancier qu’il a diffamé la veille, chez un rédacteur en chef qu’il vient de couvrir d’ordures et qui lui donnera peut-être vingt sous, les basses conjectures de son déshonorant esprit sur la vie privée d’un poète dont il a fini tous les chapeaux.

Il se venge par là d’être frustré de la première place, qu’il n’a jamais cessé de revendiquer depuis le succès de son fameux pamphlet : Ménage et Finances de Diderot. Ce factum sans talent, mais d’une érudition de détail exaspérante comme la vermine sur le pelage des adorateurs du philosophe, produisit, en effet, une vive émeute d’opinions dans les feuilles publiques, il y a trente ans. Les ouvrages postérieurs d’Alcide Lerat ne valent pas, il est vrai, la goutte d’encre qu’on dépenserait pour en écrire le titre. N’importe. Assuré d’être le plus immense génie des siècles, il pense de bonne foi que tout lui est dû et que sa seule présence est un honneur, une occasion de ravissement que rien ne pourrait payer.

— Je parle trop, dit-il, on prend des notes. En conséquence, il rançonne tant qu’il peut ses disciples, dont les largesses, quelque démesurées qu’on les supposât, ne pourraient jamais avoir, en raison des cataractes de joie répandues sur eux, que le faux poids de l’ingratitude.

— Tout à vous, sauf chaussettes, écrivait-il, un jour, à l’un d’eux qui avait oublié cet unique article dans l’abandon filial d’une complète défroque. Parole admirable et définitive dont le destinataire, espèce de va-nu-pieds intellectuel, ne sentit pas l’ironie profonde !

Le nom de ce dangereux cynique est tellement ajusté à sa physionomie, qu’il est impossible de présenter l’usufruitier sans s’exposer à l’inconvénient de paraître un farceur de table d’hôte. Le rat est évidemment sa bête, à moins qu’il ne soit la bête du rat, ce qui pourrait être soutenu comme une opinion probable. Le nez en pointe de betterave très aiguë, tirant à lui toute une mince figure en chiasse d’insecte, plantée d’un aride taillis de poils grisonnants, est chevauché d’une paire de petits yeux brillants et inquiets, à conciter la fureur d’un dogue. Ce dernier trait détermine et fixe instantanément l’analogie. Le trottinement perpétuel, l’incurvation sacristine des vertèbres supérieures et le coutumier reploiement des bras sur de plates côtes souvent menacées, n’y ajoutent que fort peu de chose.

Leverdier connaissait l’animal depuis longtemps. Il était même inexplicablement honoré par lui d’une sorte de considération ou d’estime. Lerat, qu’il avait à peu près jeté à la porte deux ou trois fois et qui avait renoncé à l’expérience inutile de se présenter de nouveau, ne croyait pas, néanmoins, devoir le priver, quand il le rencontrait, de quelques nutritives minutes d’entretien, dont Leverdier se fût admirablement passé, ce jour-là surtout. Il avait les meilleures raisons du monde pour écarter ce fâcheux, qu’il soupçonnait fort d’avoir soufflé d’immondes calomnies sur le compte de son ami, dans l’indigente main duquel il avait souvent pâturé la glandée d’un petit écu. Une fois même, il lui donna le placide conseil de profiter de son excellente vue de rongeur pour s’écarter soigneusement de tous les chemins de Marchenoir. — Il n’est pas trop patient, voyez-vous, mon cher monsieur Alcide, et il serait très capable de vous régaler de vos propres oreilles. Je vous avertis en frère. Pensez-y bien !

Dans la situation actuelle de son esprit, une telle rencontre, si soudaine, lui fit l’effet d’un présage des plus néfastes. Il fut un moment sur la pente de lui décerner une raclée complète dont le souvenir fût extrêmement durable. Mais c’eût été battre une vieille femme et, d’autre part, il craignit le ridicule de prendre la fuite.

Il ne tarda pas à reconnaître qu’en effet, la rencontre n’était pas absolument vaine et pouvait avoir d’assez graves conséquences.