A. Soirat (p. 173-178).


XXXVII


La retraite à la Grande Chartreuse, quelque suggestive et bienfaisante qu’elle eût été, ne pouvait plus se prolonger pour cette âme tragique, qui se faisait du Paradis même l’idée d’une éternelle montée furibonde vers l’Absolu. La quatrième semaine venait de s’achever et Marchenoir en avait décidément assez. L’apaisement qu’il était venu chercher, n’avait été qu’extérieur ou intermittent. L’exquise bonté de ses hôtes avait pu détendre ses nerfs et lénifier la partie supérieure de son esprit, mais ne pouvait rien au-delà.

Il était singulier, d’ailleurs, et bien conforme à l’irréprochable exactitude de son ironique destin, que le pire malheur qu’il pût redouter, lui eût été révélé précisément sur cette montagne, où il s’était cru certain de haleter, quelques jours, en sécurité parfaite. Maintenant, il avait le besoin le plus violent, de se jeter au-devant de ce malheur, dût-il en crever !

Il alla donc prendre congé du Père Général qui l’avait déjà reçu plusieurs fois avec cette douceur des grands Humbles, qui domptait autrefois les Tarasques et les Empereurs. Marchenoir, qui n’appartenait à aucune de ces deux catégories de monstres, exprima, le mieux qu’il put, sa gratitude, en suppliant l’aimable vieillard de le bénir avant son départ.

— Mon cher enfant, répondit celui-ci, je veux faire quelque chose de plus, si vous le permettez. Je sais de votre vie et de vos souffrances ce que votre ami, M. Leverdier, m’en a écrit et ce que le Père Athanase a cru pouvoir m’en confier, et je m’intéresse profondément à vous. Vous avez entrepris un livre pour la gloire de Dieu et vous êtes pauvre,… deux fois pauvre, puisque vous renoncez à la gloire que donnent les hommes… Emportez, je vous prie, de la Chartreuse, ce faible secours que votre âme chrétienne peut accepter sans honte, — ajouta-t-il, en lui tendant un billet de mille francs, — et souvenez-vous, dans vos combats, du vieux serviteur inutile, mais plein de tendresse, qui priera pour vous.

Le malheureux, brisé d’émotion, tomba à genoux et reçut la bénédiction de ce chef des plus grandes âmes qui soient au monde. Le Général le releva et, l’ayant serré dans ses bras, le reconduisit jusqu’à sa porte en l’exhortant aux viriles vertus que la société chrétienne paraît avoir prises en haine, mais dont la tradition persévère, en dépit de tout, dans ces solitudes, — sans lesquelles, à ce qu’il semble, le ciel fatigué de voûter, depuis tant de siècles, sur une si dégoûtante race, tomberait, de bon cœur, pour l’anéantir.

Le père Athanase l’attendait avec anxiété. Il avait parlé chaleureusement, mais les intentions de son supérieur ne lui étaient pas connues. Le bon religieux fut transporté de la joie naïve de son ami, que cet argent délivrait d’angoisses hideuses, surajoutées à ses plus intimes tourments.

— Je vous vois partir sans trop d’inquiétudes, lui dit-il. Du moins, je suis assuré que la misère noire ne vous ressaisira pas tout de suite et je me persuade qu’un peu plus tard, Dieu vous enverra quelque autre assistance. Il n’est pas permis de croire que ce bon Maître vous ait comblé des dons les plus rares, uniquement pour vous faire souffrir. D’ailleurs, l’Église militante a besoin d’écrivains de votre sorte et vous surmonterez, à la fin, tous les obstacles, par la seule virtualité du talent, je veux l’espérer…

Mais, j’ai d’autres sujets de trembler et c’est justement l’excès de votre force qui m’épouvante, ajouta-t-il, avec un sourire mélancolique, en lui touchant du doigt le front et la poitrine. C’est ici et là que se trouvent vos plus redoutables persécuteurs. J’ai beaucoup pensé à vous, mon cher ami. C’est un mystère de douleur qu’un homme tel que vous ait pu naître au dix-neuvième siècle. Vous auriez fait un Ligueur, un Croisé, un Martyr. Vous avez l’âme d’un de ces anciens apologistes de la Foi, qui trouvaient le moyen de catéchiser les vierges et les bourreaux jusque sous la dent des bêtes. Aujourd’hui, vous êtes livré à la gencive des lâches et des médiocres, et je comprends que cela vous paraisse un intolérable supplice. Vous avez passé quarante ans et vous n’avez pas encore pu vous acclimater ni même vous orienter dans la société moderne. Ceci est terrible…

Je ne vous accuse, ni ne vous juge, pauvre ami. Je vous plains de toute mon âme. Rendez-moi justice. Je ne vous reproche pas de n’avoir pas su vous faire une position. Je ne suis pas un de ces bourgeois dont le nom seul vous noircit la rétine. Je suis un chartreux, simplement, et je crois que la meilleure position est de faire la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit. Si c’est votre partage d’écrire de beaux livres, sans consolation et sans salaire, au milieu de continuelles souffrances, votre situation est toute faite et cinquante fois plus brillante, j’imagine, que celle d’un premier ministre qui sera, demain matin ou demain soir, roulé à coups de bottes dans un escalier d’oubli. Seulement, j’ai peur que ce don de force qui ferait de vous, peut-être, un grand homme d’action par l’épée ou par la parole, si vous en aviez l’emploi, ne se retourne à la fin contre vous-même et ne vous jette dans le désespoir.

— Vous avez raison, mon père, et je ne suis pas non plus sans terreur, répondit Marchenoir. L’espérance est la seule des trois vertus théologales contre laquelle je puisse m’accuser, en toute sincérité, d’avoir sciemment et gravement péché. Il y a en moi un instinct de révolte si sauvage que rien n’a pu le dompter. J’ai fini par renoncer à l’expulsion de cette bête féroce et je m’arrange pour n’en être pas dévoré. Que puis-je faire de plus ? Chaque homme est, en naissant, assorti d’un monstre. Les uns lui font la guerre et les autres lui font l’amour. Il paraît que je suis très fort, comme vous le dites, puisque j’ai été honoré de la compagnie habituelle du roi des monstres : le Désespoir. Si Dieu m’aime, qu’il me défende, quand je n’aurai plus le courage de me défendre moi-même ! Ce qu’il y a de rassurant, c’est que je ne peux plus être surpris, puisque je ne crois pas au bonheur. On dit quelquefois que je suis un homme supérieur et je ne le nie pas. Je serais un sot et un ingrat de désavouer cette largesse que je n’ai rien fait pour mériter. Eh bien ! si le bonheur est déjà presque irréalisable pour le plus médiocre des êtres, pour le plus facile à contenter des pachydermes raisonnables, comment ce diapason de douleurs, qu’on appelle un homme de génie, pourrait-il jamais y prétendre ? Le bonheur, mon cher père, est fait pour les bestiaux… ou pour les saints. J’y ai donc renoncé depuis longtemps. Mais, à défaut de bonheur, je voudrais, au moins, la paix, cette inaccessible paix, que les anges de Noël ont, pourtant, annoncée, sur terre, aux hommes de bonne volonté !

Le père hésita un moment. Tout ce qui peut être inspiré par la plus ardente charité sacerdotale, il l’avait déjà dit à ce désolé. Il avait tout tenté pour solidifier un peu d’espérance dans ce vase brisé, d’où se répandait le cordial, aussitôt qu’on l’avait versé. Il ne pouvait pas accuser son pénitent d’être indocile ou de s’acclamer lui-même. Le soupçon d’orgueil, — d’une si commode ressource pour les confesseurs et directeurs sans clairvoyance ou sans zèle ! — il l’avait écarté, dès le premier jour, avec défiance, estimant plus apostolique de pénétrer dans les cœurs que de les sceller, du premier coup, implacablement, sous des formules de séminaire.

Le Non-Amour est un des noms du Père de l’orgueil et, certes, il n’en avait pas connu beaucoup, dans sa vie, des êtres qui aimassent autant que le pauvre Marchenoir ! Il se sentait en présence d’une exceptionnelle infortune et les larmes lui vinrent à la pensée qu’il avait devant lui un homme allant à la mort et que rien ne pouvait sauver, un témoin pour l’Amour et pour la Justice, — holocauste lamentable d’une société frappée de folie qui pense que le Génie la souille et que l’aristocratie d’une seule âme est un danger pour le chenil de ses pasteurs.

— Vous demandez la paix au moment même où vous partez en guerre, dit-il enfin. Soit. Vous vous croyez appelé à protester solitairement, au nom de la justice contre toute la société contemporaine, avec la certitude préliminaire d’être absolument vaincu et quelles que puissent être pour vous les conséquences, — au mépris de votre sécurité et des jugements de vos semblables, dans un désintéressement complet de tout ce qui détermine, ordinairement, les actions humaines. Vous vous croyez sans liberté pour choisir une autre route de la mort… C’est Dieu qui le sait. Il est plus facile de vous condamner que de vous comprendre. Tout ce qu’on peut, c’est de lever, pour vous, les bras au ciel. Mais votre corsaire est trop chargé… Vous n’êtes pas seul, vous avez pris une âme à votre compte. Qu’allez-vous en faire ? Avez-vous calculé l’effroyable obstacle d’une passion plus forte que vous et distinctement lisible, pour moi, dans les moindres mouvements de votre physionomie ? Et s’il vous est donné d’en triompher, n’hésiterez-vous pas encore à traîner cette pauvre créature dans les inégales querelles, où je prévois trop que vous allez immédiatement vous engager ?…

Marchenoir, devenu très pâle, avait paru chanceler et s’était assis, avec une si poignante expression de douleur, que le père Athanase en fut bouleversé. Il y eut un silence pénible de quelques instants, au bout desquels le malheureux homme commença d’une voix assez basse pour que le père fût obligé de tendre l’oreille.