A. Soirat (p. 169-172).


XXXVI


Marchenoir écrivit une seule fois à Véronique, pour lui annoncer son retour. Par crainte ou par vertu, il s’en était abstenu jusqu’alors, quoiqu’il en mourût de désir, se bornant à la mentionner, avec une tendresse peu déguisée, dans chacune de ses épîtres au sempiternel Leverdier. Enfin, quelques jours avant son départ, il se décida tout à coup, et voici son inconcevable lettre :

« Ma chère Véronique, je vous prie d’ajouter pour moi, à vos prières accoutumées, les oraisons pour les agonisants que vous trouverez dans votre eucologe. Mon corps se porte bien, mais mon esprit est dans l’angoisse de la mort et je vous suppose particulièrement désignée pour me secourir, puisque c’est à l’occasion de vous que j’endure cette épouvantable tribulation.

« Je suis éperdument amoureux de vous, voilà la vérité, et il a fallu que je m’éloignasse de Paris pour le sentir. Je me suis déterminé à vous l’écrire sur cette simple réflexion, que vous deviez le savoir. Les femmes sont clairvoyantes en pareil cas, et ce sentiment, inaperçu de moi jusqu’à ces derniers jours, vous l’avez certainement discerné depuis longtemps, si j’en juge par certaines prudences que je me rappelle, aujourd’hui, et qui tendaient manifestement à en retarder l’explosion. Mais quand même vous n’auriez rien compris ni rien deviné, j’ai pensé qu’il fallait encore me déclarer, ne fût-ce que pour écarter de nos relations le danger d’un tel mystère.

« Qu’allons-nous devenir ? Il n’y a que deux issues : vous me sauvez ou je vous perds. Quant à nous séparer, en admettant que ce fût possible, ce serait peut-être le plus funeste des dénouements. Vous avez mis autour de ma vie un surnaturel chrétien si capiteux, que je ne pourrais plus respirer une autre atmosphère.

« Or, je n’ai plus de courage du tout, mon âme est complètement démontée. Il va falloir vous condamner à une réserve inouïe, car je brûle sur moi-même, depuis l’agitation de ce voyage, comme une torche mal éteinte que le vent aurait rallumée. Cette fraternité postiche qui nous unit et nous sépare, jusqu’à maintenant, ne va plus suffire. Il faudrait construire quelque autre muraille mitoyenne qui montât jusqu’au septième ciel et qu’aucune trahison des sens ne pût entamer.

« Ce travail de maçonnerie vous sera, sans doute, possible, à vous, âme spirituelle et désouillée, qui n’avez plus de corps que pour les yeux trop charnels de votre malheureux ami, dont votre présence va remuer, je le sens bien, toutes les vieilles croupissures et toutes les fanges. Cherchez donc, chère trésorière d’héroïsme, c’est peut-être dans la direction du martyre que vous découvrirez ce qu’il nous faut.

« Vous ne pouvez supporter qu’on vous regarde comme une sainte, et vous savez si j’approuve cette horreur. Mais, dans l’hypothèse qu’il aurait plu à Notre-Seigneur de jeter sur vous toute la pourpre de son ciel, vous continueriez encore, néanmoins, d’être une vraie femme pour l’éternité, — comme on est un prêtre, — car ce que Dieu a fabriqué de son essentielle Main porte caractère indélébile, aussi bien que les Sacrements de son Église. Vous seriez forcée, par conséquent, de voir aussi nettement qu’une autre le mal de ce monde, où la mort fut acclimatée par la première de vous toutes.

« C’est pourquoi je vous ai demandé les prières des agonisants. Je suis en péril de mort pour mon âme, à cause de vous, bien-aimée, et je retourne à Paris, dans une semaine, comme on se fait porter en terre. Si vous n’êtes pas devenue toute forte contre ma faiblesse, je vous entraînerai dans une caverne de désespoir.

« Vous me l’avez fait comprendre vous-même, il y a longtemps. Que vous devinssiez ma femme ou ma maîtresse, l’abomination serait également infinie. Je retrouverais dans votre lit et dans vos bras tout votre passé, et ce passé, délié de l’abîme où l’a précipité votre pénitence, m’arracherait de vous, morceau par morceau, avec des tenailles rougies, pour s’installer à ma place. Notre amour serait un opprobre et nos voluptés un vomissement. Nous aurions tout perdu de ce qui nous honore et tout retrouvé de ce qui peut nous avilir davantage. À la place de ce canton lumineux du ciel où nous planons en souffrant, nous serions accroupis au bord d’un chemin public, dans une encognure infecte, où les plus immondes animaux auraient la permission de nous salir au passage…

« Il faut donc m’exorciser, ma très chère, je ne sais comment, mais il le faut tout de suite, sous peine d’enfer et de mort. Voilà tout. Mon esprit est plein de ténèbres et je ne saurais vous offrir l’ombre d’une idée qui ressemblât à une apparence de salutaire expédient. Ah ! mon amie, ma trois fois aimée, ma belle Véronique du chemin de la Croix ! combien je souffre ! mon cœur se brise et je pleure, comme je vous ai vue, tant de fois, pleurer vous-même, agenouillée, des journées entières, devant votre grand crucifix ! Seulement, vos larmes étaient infiniment douces et les miennes sont infiniment amères.

« Votre Marie-Joseph. »