A. Soirat (p. 121-127).


XXIX


Le désespéré passait une partie de ses nuits à la chapelle, dans la tribune des étrangers. L’office de nuit des Chartreux, qu’il suivait avec intelligence, calmait un peu ses élancements. Cet Office célèbre, que peu de visiteurs ont le courage d’écouter jusqu’à la fin, et qui dure quelquefois plus de trois heures, ne lui paraissait jamais assez long.

Il lui semblait alors reprendre le fil d’une sorte de vie supérieure que son horrible existence actuelle aurait interrompue pour un temps indéterminé. Autrement, pourquoi et comment ces tressaillements intérieurs, ces ravissements, ces envols de l’âme, ces pleurs brûlants, toutes les fois qu’un éclair de beauté arrivait sur lui de n’importe quel point de l’espace idéal ou de l’espace sensible. Il fallait bien, après tout, qu’il y eût quelque chose de vrai dans l’éternelle rengaine platonique d’un exil terrestre. Cette idée lui revenait, sans cesse, d’une prison atroce dans laquelle on l’eût enfermé pour quelque crime inconnu, et le ridicule littéraire d’une image aussi éculée n’en surmontait pas l’obsession. Il laissait flotter cette rêverie sur les vagues de louanges qui montaient du chœur vers lui, comme une marée de résignation. Il s’efforçait d’unir son âme triste à l’âme joyeuse de ces hymnologues perpétuels.

La contemplation est la fin dernière de l’âme humaine, mais elle est très spécialement et, par excellence, la fin de la vie solitaire. Ce mot de contemplation, avili comme tant d’autres choses en ce siècle, n’a plus guère de sens en dehors du cloître. Qui donc, si ce n’est un moine, a lu ou voudrait lire, aujourd’hui, le profond traité De la Contemplation de Denys le Chartreux, surnommé le Docteur extatique ?

Ce mot, qui a une parenté des plus étroites avec le nom de Dieu, a éprouvé cette destinée bizarre de tomber dans la bouche de panthéistes tels que Victor Hugo, par exemple, — et cela fait un drôle de spectacle pour la pensée, d’assister à l’agenouillement d’un poète devant une pincée d’excréments, que son lyrisme insensé lui fait un commandement d’adorer et de servir pour obtenir, par ce moyen, la vie éternelle !

À une distance infinie des contemplateurs corpusculaires semblables à celui qui vient d’être nommé, et qui ont une notion de Dieu adéquate à la sensation de quelque myriapode fantastique sur la pulpe mollasse de leur cerveau, il existe donc dans l’Église des contemplatifs par état ; ce sont les religieux qui font profession de tendre, d’une manière plus exclusive et par des moyens plus spéciaux, à la contemplation, ce qui ne veut pas dire que, dans ces communautés, tous soient élevés à la contemplation. Ils peuvent l’être tous, comme il peut se faire qu’aucun ne le soit. Mais tous y tendent avec fureur et députent vers cet unique objet leur vie tout entière.

Marchenoir se disait que ces gens-là font la plus grande chose du monde, et que la loi du silence, chez les religieux voués à la vie contemplative, est surabondamment justifiée par cette vocation inouïe de plénipotentiaires pour toute la spiritualité de la terre.

« À une certaine hauteur, dit Ernest Hello, à propos de Rusbrock l’Admirable, dont il fut le traducteur, — le contemplateur ne peut plus dire ce qu’il voit, non parce que son objet fait défaut à la parole, mais parce que la parole fait défaut à son objet, et le silence du contemplateur devient l’ombre substantielle des choses qu’il ne dit pas… Leur parole, ajoute ce grand écrivain, est un voyage qu’ils font par charité chez les autres hommes. Mais le silence est leur patrie. »

Au temps de la Réforme, un grand nombre de chartreuses furent saccagées ou supprimées et beaucoup de religieux souffrirent le martyre, tel que les calvinistes et autres artistes en tortures savaient l’administrer dans ce siècle renaissant, d’une si prodigieuse poussée esthétique.

— Pourquoi gardes-tu le silence au milieu des tourments, pourquoi ne pas nous répondre ? disaient les soldats du farouche Chareyre qui, depuis quelques jours, faisaient endurer d’atroces douleurs au vénérable père Dom Laurent, vicaire de la Chartreuse de Bonnefoy.

— Parce que le silence est une des principales Règles de mon ordre, répondit le martyr.

Les supplices étaient une moindre angoisse que la parole, pour ce contemplateur dont le silence était la patrie et qui n’avait pas même besoin de se souvenir de l’obéissance !

La nuit a de singuliers privilèges. Elle ouvre les repaires et les cœurs, elle déchaîne les instincts féroces et les passions basses, en même temps qu’elle dilate les âmes amoureuses de l’éternelle Beauté. C’est pendant la nuit que les cieux peuvent raconter la gloire de Dieu, et c’est aussi pendant la nuit que les anges de Noël annoncèrent la plus étonnante de ses œuvres. Deus dedit carmina in nocte. Ces paroles de Job n’affirment-elles pas, à leur manière, la mystérieuse symphonie des louanges nocturnes autour de la Bien-Aimée du saint Livre, si noire et si belle, dont la nuit elle-même est un symbole, suivant quelques interprètes.

Mais ce n’est pas seulement pour louer ou pour contempler que les Chartreux veillent et chantent. C’est aussi pour intercéder et pour satisfaire, en vue de l’immense Coulpe du genre humain et en participation aux souffrances de Celui qui a tout assumé. « Jésus-Christ, disait Pascal, sera en agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »

Cette parole du pauvre Janséniste est sublime. Elle revenait à la mémoire de ce ramasseur de ses propres entrailles, isolé dans sa tribune lointaine et glacée, pendant qu’il écoutait chanter ces hommes de prière éperdus d’amour et demandant grâce pour l’univers. Il pensait qu’au même instant, sur tous les points du globe saturés du Sang du Christ, on égorgeait ou opprimait d’innombrables êtres faits à la ressemblance du Dieu Très-Haut ; que les crimes de la chair et les crimes de la pensée, épouvantables par leur énormité et par leur nombre, faisaient, à la même minute, une ronde de dix mille lieues autour de ce foyer de supplications, sous la même coupole constellée de cette longue nuit d’hiver…

L’esprit Saint raconte que les sept Enfants Machabées « s’exhortaient l’un l’autre avec leur mère à mourir fortement, en disant : Le Seigneur considérera la vérité et il sera consolé en nous, selon que Moïse le déclare dans son cantique par cette protestation : Et il sera consolé dans ses serviteurs. »

Ces Chartreux morts au monde pour être des serviteurs plus fidèles, veillent et chantent, avec l’Église, pour consoler, eux aussi, le Seigneur Dieu. Le Seigneur Dieu est triste jusqu’à la mort, parce que ses amis l’ont abandonné, et parce qu’il est nécessaire qu’il meure lui-même et ranime le cœur glacé de ces infidèles. Lui, le maître de la Colère et le maître du Pardon, la Résurrection de tous les vivants et le Frère aîné de tous les morts, lui qu’Isaïe appelle l’Admirable, le Dieu fort, le Père du siècle à venir et le Prince de la paix, — il agonise, au milieu de la nuit, dans un jardin planté d’oliviers, qui n’ont plus que faire, maintenant, de pousser leurs fruits, puisque la Lampe des mondes va s’éteindre !

La détresse de ce Dieu sans consolation est une chose si terrible, que les Anges qui s’appellent les colonnes des cieux, tomberaient en grappes innombrables sur la terre, si le traître tardait un peu plus longtemps à venir. La Force des martyrs est un des noms de cet Agonisant divin et, — s’il n’y a plus d’hommes qui commandent à leur propre chair et qui crucifient leur volonté, — où donc est son règne, de quel siècle sera-t-il le Père, de quelle paix sera-t-il le Prince et comment le Consolateur pourrait-il venir ? Tous ces noms redoutables, toute cette majesté qui remplissait les prophètes et leurs prophéties, tout se précipite à la fois sur lui pour l’écraser. La Tristesse et la Peur humaines, amoureusement enlacées, font leur entrée dans le domaine de Dieu et l’antique menace de la Sueur s’accomplit enfin sur le visage du nouvel Adam, dès le début de ce festin de tortures, où il commence par s’enivrer du meilleur vin, suivant le précepte de l’intendant des noces de Cana.

L’ange venu du ciel peut, sans doute, le « réconforter », mais il n’appartient qu’à ses serviteurs de la terre de le consoler. C’est pour cela que les solitaires enfants de saint Bruno ne veulent rien savoir, sinon Jésus en agonie, et que leur vie est une perpétuelle oraison de l’Église universelle. La consolation du Seigneur est à ce prix et la Force des martyrs défaillerait peut-être, tout à fait, sans l’héroïsme de ces vigilants infatigables !