A. Soirat (p. 115-121).


XXVIII


Toutes ces pensées assiégeaient à la fois l’hôte désemparé de la Grande-Chartreuse. Il se souvenait qu’en un jour d’enthousiasme et sans trop savoir ce qu’il faisait, il avait offert à Véronique de l’épouser. Celle-ci lui avait répondu en propres termes :

— Un homme comme vous ne doit pas épouser une fille comme moi. Je vous aime trop pour jamais y consentir. Si vous avez le malheur de désirer la pourriture qui me sert de corps, je vais demander à Dieu qu’il vous guérisse ou qu’il vous délivre de moi.

Cela avait été dit avec une résolution si nette qu’il n’y avait pas à recommencer. À la réflexion, Marchenoir avait compris la sagesse héroïque de ce refus, et béni intérieurement la sainte fille pour cet acte de vertu qui le sauvait de tourments infinis.

Il ne se sentait pas épris à cette époque. Mais, maintenant, qu’allait-il faire ? Impossible d’épouser la femme qu’il aimait, impossible et hideux d’en faire sa maîtresse, impossible surtout de vivre sans elle. Aucun expédient, même très lointain, n’apparaissait. Continuer le concubinage postiche, en se condamnant au silence, où en prendrait-il la force ? Même en acceptant cette chape de flammes comme une pénitence, comme une expiation de tant de choses que sa conscience lui reprochait, c’était encore une absurdité de prétendre récolter la palme du martyre chrétien sur la margelle en biseau d’une citerne de désirs !

Il ne lui serait donc jamais accordé une halte, un repos assuré d’une seule heure, un oreiller de granit pour appuyer sa tête et vraiment dormir ! Et le moyen de travailler avec tout cela ? Car il ne pouvait se dispenser de donner son fruit, ce pommier de tristesse qui ne soutirait plus sa sève que du cœur des morts. Il faudrait, bientôt, comme auparavant, inventer d’écrire en retenant des deux mains plusieurs murailles toujours croulantes, reprendre et remâcher tous les vieux culots d’une misère sans issue, retraîner sempiternellement, avec des épaules en sang, la voiture à bras du déménagement de ses vieilles illusions archi-décrépites, crevassées, poussiéreuses, grelottantes, mais cramponnées encore et inarrachables !

La seule abomination qui lui eût manqué jusqu’à cet instant : l’amour sans espérance, ce trésor de surérogatoires avanies, désormais ne lui manquait plus. C’était admirablement complet ! Encore une fois, qu’avait-il devenir ? Il prit un marteau pour enfoncer en lui cette question, jusqu’à se crever le cœur, et la réponse ne vint pas…

La littérature dite amoureuse a beaucoup puisé dans la vieille blague des délices du mal d’aimer. Marchenoir n’y trouvait que des suggestions de désespoir. Il avait bien cru, cependant, que c’était fini pour lui, les années de servitude, ayant payé de si royales rançons au Pirate aveugle qui capture indistinctement toutes les variétés d’animaux humains ! Il n’était plus d’humeur à pâturer la glandée d’amour. En fait d’élégies, il n’avait guère à offrir que des beuglements de tapir tombé dans une fosse, et les seuls bouquets à Chloris qu’on pût attendre de lui, eussent été moissonnés, d’une affreuse main, parmi les blêmes végétaux d’un chantier d’équarrisseur.

À force de piétiner cette broussaille d’épines, il finit par faire lever une idée trois fois plus noire que les autres, une espèce de crapaud-volant d’idée qui se mit à lui sucer l’âme. Sa bien-aimée avait appartenu à tout le monde, non par le désir ou le commencement du désir, comme c’était son cas, mais par la caresse partagée, la possession, l’étreinte bestiale.

Aussitôt que cette fange l’eut touché, le misérable amoureux s’y roula, comme un bison. Il eut une vision immédiate du passé de Véronique, une vision bien actuelle, inexorablement précise. Alors lui furent révélés, du même coup, l’impérial despotisme de ce sentiment nouveau qui le flagellait avec des scorpions, dès le premier jour, et l’enfantillage réel des antérieures captations de sa liberté.

Il vit, dans une clarté terrible, que ce qu’il avait cru, par deux fois, l’extrémité de la passion, n’avait été qu’une surprise des sens, en complicité avec son imagination. Sans doute, il avait souffert de ne jamais recueillir que des épaves, et ses fonctions de releveur lui avaient paru, bien des fois, une destinée fort amère ! Il se rappelait de sinistres heures. Mais, du moins, il pouvait encore parler en maître et commander au monstre de le laisser tranquille.

Aujourd’hui, le monstre revenait sur lui et lui broyait doucement les os dans sa gueule. Ah ! il s’était donné des airs de mépriser la jalousie et il s’était cru amoureux ! Mais l’amour véritable est la plus incompatible des passions inquiètes. C’est un carnassier plein d’insomnie, tacheté d’yeux, avec une paire de télescopes sur son arrière-train.

L’Orgueil et sa bâtarde, la Colère, se laissent brouter par leurs flatteurs ; la pacifique Envie lèche l’intérieur des pieds fromageux de l’Avarice, qui trouve cela très bon et qui lui donne des bénédictions hypothéquées avec la manière de s’en servir ; l’Ivrognerie est un Sphynx toujours pénétré, qui s’en console en allant se soûler avec ses Œdipes ; la Luxure, au ventre de miel et aux entrailles d’airain, danse, la tête en bas, devant les Hérodes, pour qu’on lui serve les décapités dont elle a besoin, et la Paresse, enfin, qui lui sort du vagin comme une filandre, s’enroule avec une indifférence visqueuse à tous les pilastres de la vieille cité humaine.

Mais l’Amour écume au seul mot de partage et la jalousie est sa maison. C’est un colimaçon sans patrie, qui se repaît, sans convives, dans sa spirale ténébreuse. Il y a des yeux à l’extrémité de ses cornes et, si légèrement qu’on les effleure, il rentre en lui-même pour se dévorer. En même temps, il est ubiquitaire, quant au temps et quant à l’espace, comme le vrai Dieu dont il est la plus effrayante défiguration.

Avec une angoisse sans nom ni mesure, Marchenoir s’aperçut que cette diabolique infortune allait devenir la sienne. Il n’y avait déjà plus de passé pour lui. Tout était présent. Tous les instruments de sa torture pleuvaient à la fois, autour de lui, dans l’humble chambre de ce monastère où il avait espéré trouver la paix.

La pauvre fille, il la voyait vierge, tout enfant, sortant du ventre de sa mère. On la salissait, on la dépravait, on la pourrissait devant lui. Cette âme en herbe, cette fille verte, comme ils disent dans la pudique Angleterre, était bafouée par un vent de pestilence, piétinée par d’immondes brutes, contaminée avant sa fleur. Toute la basse infamie du monde était déchaînée contre cette pousse tendre de roseau, qui ne pensait pas encore, qui ne penserait sans doute jamais.

Puis, une sorte d’adolescence venait pour elle, comme pour une infante de gorille ou une archiduchesse du saint Empire, et, de la ruche ouverte de son corsage, se répandait tout un essaim d’alliciantes impudicités. On se faisait passer à la chaîne et de mains en mains, comme un seau d’incendie, ce corps impur, ce vase de plaisir, irréparablement profané. L’existence n’était plus pour elle qu’une interminable nuit de débauche qui avait duré dix ans, et qui supposait la révocation de tous les soleils, l’extinction à jamais de toutes les clartés, célestes ou humaines, capables de la dissiper !

Confident épouvanté de ce cauchemar, Marchenoir percevait distinctement les soupirs, les susurrements, les craquements, les râles, les goulées de la Luxure. Encore, si cette perdue n’avait été qu’une de ces lamentables victimes, — comme il en avait tant connues ! — tombées, en poussant des cris d’horreur, du ventre de la misère dans la gueule d’argent du libertinage !… Mais elle s’était pourléchée dans sa crapule et, gavée d’infamies, elle en avait infatigablement redemandé. Sa robe de honte, elle en avait fait sa robe de gloire et la pourpre réginale de son allégresse de prostituée !

Il n’y avait pas moyen d’en douter, hélas ! et c’était bien ce qui crucifiait le plus le malheureux homme ! Il avait beau se dire que toutes ces choses n’existaient plus, que le repentir les avait effacées, raturées, grattées, anéanties, qu’il se devait à lui-même, comme il devait à Dieu, aux anges pleurants, à tout le Paradis à genoux, d’oublier ce que la Miséricorde infaillible avait pardonné. Il ne le pouvait pas et son âme dépouillée d’enthousiasme, mais invinciblement enchaînée, demeurait là, nue et frissonnante devant sa pensée…

C’était à l’école de cette agonie qu’il apprenait décidément ce que vaut la Chair et ce qu’il en coûte de jeter ce pain dans les ordures ! Pour la première fois, son christianisme se dressait en lui pour la défendre, cette misérable chair que nul mysticisme ne peut supprimer, qu’on ne peut troubler sans que l’esprit soit bouleversé et qu’aucun émiettement de la tombe n’empêchera de ressusciter à la fin des fins !

Il la voyait investie d’une mystérieuse dignité, précisément attestée par l’ambition de continence de ses plus ascétiques contempteurs. Évidemment, ce n’était pas des sentiments ou des pensées d’autrefois qu’il pouvait être jaloux. L’irresponsable Néant serait descendu de son trône vide pour déposer sur ce point, en faveur de cette accusée, devant le plus rigoureux tribunal. Elle ne s’était douté de son âme qu’en ressaisissant son corps. C’était donc uniquement la chair souillée de ce corps qui le faisait tant souffrir ! Un inexplicable lien de destinée contre lequel il se fût vainement raidi, le faisait époux de cette chair qui s’était débitée comme une denrée et, par conséquent, solidaire de la même balance, dans la parfaite ignominie des mêmes comptoirs…

En ce jour, Marchenoir assuma toutes les affres de la Jalousie conjugale, — impératrice des tourments humains, — que les êtres sans amour ont seuls le droit d’ignorer, et qui peut magnifier jusqu’à des passions ordurières, dans des cœurs capables de la ressentir !