A. Soirat (p. 43-45).


XI


Marchenoir père, instruit par sa propre expérience du néant des espérances administratives, avait décidé de pousser son fils dans l’industrie. Les chemins de fer se construisaient alors partout avec fureur. Périgueux était précisément le foyer d’irradiation de ce réseau de lignes que la spéculation jeta comme un filet sur le centre de la France et qui s’appela, pour cette raison, le Grand Central d’Orléans.

L’araignée industrielle, aujourd’hui repue, et même crevée, avait fixé là son laboratoire et pompait les sucs financiers de beaucoup de provinces, naguère tranquilles, qu’elle avait promis d’enrichir. La frénésie californienne, la prostitution et le jobardisme civilisateur battaient leur plein. La vieille petite cité romaine, envahie par plusieurs armées d’ingénieurs poussiéreux et de limousins prolifiques, s’était accrue du double en quelques années et menaçait tout à l’heure, de son inondante obésité, les montagnes à hauteur d’appui qui l’avaient contenue pendant vingt siècles…

En conséquence, le besogneux employé de l’État avait formé le bouddhique vœu d’immerger le fils de ses secrètes ambitions déçues dans ce Brahmapoutre d’or.

À ce point de vue, c’était sans doute un bien qu’il n’eût pas mordu aux humanités. Apparemment, l’estomac de son esprit n’avait été calculé que pour la digestion des mathématiques. Il s’agissait de le gaver sans retard de cet aliment nouveau.

Le pauvre garçon n’y mordit pas davantage. L’hypothèse préliminaire, l’acte de foi primordial, planté comme un basilic sur le seuil de toute science naturelle, suffit pour éteindre, du premier coup, la timide flamme de curiosité que les pollicitantes exhortations de son père avaient paru allumer en lui. L’insuffisance de l’outillage cérébral chez le jeune Périgourdin éclata manifestement, dès qu’il fallut excogiter l’impossible roman d’une ligne conjecturale, problématiquement engendrée par copulation dubitable d’une multitude de points inexistants !…

Il fallut se résigner à de médiocres destins et devenir expéditionnaire. Caïn-Joseph, désormais abandonné comme une lande inculte, livré à une tâche presque manuelle qui ne comprimait plus ses facultés, retourna de lui-même, par une pente insoupçonnée, aux premières études dont il avait paru si prodigieusement incapable. Seul, presque sans effort, il apprit en deux ans ce que le despotisme abêtissant de tous les pions de la terre n’aurait pu lui enseigner en un demi-siècle. Il se trouva soudainement rempli des lettres anciennes et commença de rêver un avenir littéraire.

Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrément anglais à toutes les intersections de l’infini. Il ne reste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde.

Le malheureux ne savait pas de quelles tortures il faut payer l’indépendance de l’esprit. Personne, dans sa sotte province, n’eût été capable de l’en instruire et l’ironique mépris de son père, résolument hostile à tout ambitieux dessein qu’il n’eût pas couvé lui-même, ne pouvait être qu’un stimulant de plus. D’ailleurs, il se croyait un cœur de martyr, capable de tout endurer.

Un jour donc, ayant, à force de démarches, obtenu à Paris le plus misérable des emplois, il s’en vint docilement agoniser, après cent mille autres, dans cet Ergastule de promission où l’on met à tremper la fleur humaine dans le pot de chambre de Circé.

La hideuse Goule des âmes qui n’a qu’à les siffler pour qu’elles accourent à ses sales pieds des extrémités de la terre, une fois de plus, avait été obéie !