A. Soirat (p. 40-43).


X


Marchenoir était né désespéré. Son père, petit bourgeois crispé, employé aux bureaux de la Recette générale de Périgueux, l’avait affublé, sur le conseil du Vénérable de sa Loge et par manière de défi, du nom de Caïn, à l’inexprimable effroi de sa mère qui s’était empressée de le faire baptiser sous le vocable chrétien de Marie-Joseph. La volonté maternelle ayant été, par extraordinaire, la plus forte, on l’appela donc Joseph dans son enfance et le nom maléfique, inscrit au registre de l’état civil, ne fut exhumé que plus tard, en des heures de mécontentement solennel.

D’autres ont besoin des déconfitures ou des crimes de leur propre vie pour en sentir la nausée. Marchenoir, mieux doué, n’avait eu que la peine de venir au monde.

Il était de ces êtres miraculeusement formés pour le malheur, qui ont l’air d’avoir passé neuf cents ans dans le ventre de leur mère, avant de venir lamentablement traîner une enfance chenue dans la caduque société des hommes.

Il fut orné, dès son premier jour, de la déplorable faculté, trop rare pour qu’on ait pu l’observer, de porter, autour de son intelligence, comme une brume de choses anciennes et indiscernables, comme un halo de rêveries antérieures qui ne lui permirent longtemps qu’une vision réfractée du monde ambiant. Il eut le maillot réminiscent, si l’on veut concéder cette façon d’exprimer une chose naturellement indicible.

— Cette anomale disposition extatique, racontait-il, à trente ans, ce prenant despotisme du Rêve qui me faisait incapable de toute application, en me livrant à une perpétuelle stupeur, attira sur moi des tribulations et des épouvantes à défrayer un martyrologe d’enfants. Mon père, endurci par d’imbéciles préjugés sur l’éducation et résolument enfermé dans la forteresse inexpugnable d’un tout petit nombre d’idées absolues, ne voulut jamais voir en moi qu’un paresseux et m’assommait avec une fermeté lacédémonienne.

Peut-être avait-il raison. Je suis même arrivé à me persuader que la culture intensive du roseau pensant est, en général, la résultante spirituelle d’un ascendant épidermique. Malheureusement, le pauvre homme stérilisait ses raclées en ne les faisant jamais suivre d’aucun retour de tendresse qui en eût intellectualisé la cuisson. Naturellement incliné à chérir, cet éducateur infortuné, nourri au râtelier de Plutarque, avait cru faire des miracles en prenant conseil de cette rosse antique et refoulant son cœur, à lui, son moderne cœur scarifié par d’anachroniques immolations, il s’était infligé de n’avoir jamais une caresse de son enfant, dans le civique espoir de sauvegarder la majesté paternelle.

Quand il me mit au lycée, ce fut un enfer. Hébété déjà par la crainte, méprisé des autres enfants dont la turbulence me faisait horreur, bafoué par d’ignobles cuistres qui m’offraient en risée à mes camarades, puni sans relâche et battu de toutes mains, je finis par tomber dans un taciturne dégoût de vivre qui me fit ressembler à un jeune idiot.

Cette parfaite détresse, cette perpétuelle constriction du cœur, ordinairement dévolue aux enfants mélancoliques dans les pénitentiaires de l’Université, s’aggravait pour moi de l’impossibilité de concevoir une condition terrestre qui fût moins atroce. Il me semblait être tombé, j’ignorais de quel empyrée, dans un amas infini d’ordures où les êtres humains m’apparaissaient comme de la vermine. Telle était, à quatorze ans, et telle est encore, aujourd’hui, ma conception de la société humaine !

Un jour, cependant, je me révoltai, la malice de mes condisciples ayant dépassé je ne sais plus quelles bornes. Je dérobai un couteau de réfectoire heureusement inoffensif et m’élançai, après une bravade emphatique, sur un groupe de quarante jeunes drôles dont je blessai deux ou trois. On me releva écumant, broyé de coups, superbe ! Mon couteau avait fait peu de mal, à peine quelques écorchures, mais mon père dut me retirer de l’abrutissant séjour et me garder à la maison.