Le Député d’Arcis/Partie 2/Chapitre 23

Librairie nouvelle (p. 327-337).
Deuxième partie


CHAPITRE XXIII

CONCERT ET FUGUE


À l’heure où Rastignac, suivant l’indication de sa femme, se croyait assuré de trouver madame de l’Estorade, il ne manqua pas de se présenter chez elle.

Comme tous les gens qui avaient assisté à la scène provoquée par le paradoxe de monsieur de Ronquerolles, le ministre avait été frappé de l’émotion témoignée par la comtesse, et, sans se préoccuper de la nature et de la profondeur du sentiment qu’elle pouvait éprouver pour le sauveur de sa fille, il était, du moins, resté convaincu qu’elle lui portait un vif intérêt.

Par l’imprévu et le tour de force de sa nomination, Sallenauve préoccupait d’autant plus vivement le ministère, que d’abord sa candidature avait été moins prise au sérieux.

On savait que, dans la réunion préparatoire dont avait été précédée l’élection, il avait fait preuve de talent. Pour un parti remuant et dangereux, qui n’avait dans la Chambre qu’un nombre imperceptible de représentants, il pouvait devenir un organe assez retentissant. Par sa position de fortune, quelle qu’en fût l’origine, il était en mesure de se passer des faveurs du gouvernement, et tous les renseignements obtenus sur lui le présentaient comme difficile à détourner de sa voie, attendu une certaine gravité de mœurs et de caractère.

D’un autre côté ; le brouillard qui planait sur sa Vie pouvait, à un moment donné, servir à le neutraliser et, tout en ayant l’air d’écarter avec vivacité l’idée de l’attaquer par ce côté, Rastignac, à part lui, ne renonçait pas à l’emploi d’un moyen que seulement il trouvait d’un maniement difficile ; il ne voulait se servir de cette ressource qu’autant que la nécessité en serait démontrée.

Dans cette situation, madame de l’Estorade pouvait servir à deux fins : par elle, il paraissait facile d’avoir avec le nouveau député une rencontre fortuite, où on l’étudierait à son aise, de manière à savoir si, par un point quelconque, il était accessible à une idée d’accommodement.

Cette chance restant peu probable, il était au moins facile, en faisant à madame de l’Estorade une confidence amicale et officieuse des menées souterraines qui semblaient se préparer contre Sallenauve, de rendre celui-ci plus circonspect, par conséquent moins agressif. Tout cela naturellement se déduisait de la démarche qu’allait faire le ministre. En ayant l’air de venir excuser les paroles désobligeantes de monsieur de Ronquerolles, il amènerait sur le tapis de la façon du monde la moins cherchée, l’homme qui en avait été l’occasion et l’objet, et, une fois la conversation dans ce rail, il faudrait être bien maladroit pour ne pas obtenir l’un ou l’autre des résultats et peut-être même à la fois les deux résultats désirés.

Mais le plan de monsieur de Rastignac dut souffrir quelque modification. Le domestique, qui venait de parler au concierge de la maison, était en train de lui répondre que madame de l’Estorade n’était pas chez elle, quand, rentrant à pied et apercevant la voiture du ministre, monsieur de l’Estorade se précipite. Si bien placé qu’on soit dans le monde, perdre une visite de cette valeur semble toujours un peu cruel, et le président de la cour des comptes n’était pas homme à accepter ce malheur sans s’être défendu.

— Mais ma femme va rentrer, dit-il avec insistance, en apprenant la bonne fortune dont sa maison menaçait d’être dépossédée ; elle est allée à Ville-d’Avray avec sa fille et monsieur et madame Octave de Camps. Monsieur Marie-Gaston, un de nos bons amis, vous savez, ce joli poète qui avait épousé Louise de Chaulieu, a, dans cet endroit, une maison de campagne où est morte sa femme ; c’est la première fois qu’il y remet le pied depuis le malheur arrivé. Ces dames ont eu la charité de l’y accompagner pour amortir le premier choc des souvenirs et aussi un peu par curiosité, car cette villa est, dit-on, l’un des plus délicieux ermitages qu’il soit possible d’imaginer.

— À ce compte, dit Rastignac, l’absence de madame de l’Estorade pourrait se prolonger beaucoup. C’était à elle et non pas à vous, mon cher Comte, que je Venais offrir mes excuses de la scène d’hier au soir, qui avait paru assez vivement l’impressionner. Vous voudrez bien vous charger de ma part…

— J’en mettrais ma tête à couper, mon cher ministre, interrompit vivement monsieur de l’Estorade, vous n’aurez pas plutôt tourné le coin de la rue que ma femme sera ici ; elle est, dans tout ce qu’elle fait, d’une exactitude ponctuelle, et c’est vraiment pour moi chose miraculeuse de la voir seulement de quelques minutes en retard.

En voyant cette obstination à ne le point laisser aller, Rastignac craignit d’être désobligeant, et il se décida, car souvent, pour moins que cela, on a perdu des boules fidèles, à se laisser déballer de sa voiture et entreposer dans le salon de la comtesse en attendant sa venue.

— Madame Octave de Camps est donc à Paris ? demanda-t-il pour dire quelque chose.

— Oui, elle est arrivée inopinément sans avoir avisé ma femme, qui pourtant est avec elle en correspondance assez réglée. Son mari a, je crois, à vous demander quelque chose : vous ne l’avez pas vu ?

— Non ; mais j’ai maintenant une idée d’avoir reçu sa carte.

— C’est une concession de mines qu’il a en projet, et, puisque je vous tiens, permettez-moi de vous en dire un mot.

Parbleu ! pensa Rastignac, je serais bien bon de n’être venu ici que pour subir une fusillade de recommandations à bout portant ? Coupant donc court aux explications déjà commencées, et ne voyant aucun inconvénient à demander au mari, sans aucune préparation, une des choses qu’il avait comploté d’obtenir de la femme :

— Pardon, dit-il, si je vous interromps, nous recauserons de cela ; mais vous me voyez en ce moment livré à un assez grand souci.

— Comment cela ?

— L’élection de Sallenauve, votre ami, fait un bruit du diable ; le roi m’en parlait ce matin, et je ne l’ai pas beaucoup réjoui en lui faisant part de l’opinion que justement hier soir vous exprimiez sur le compte de cet adversaire qui nous arrive.

— Mon Dieu, vous savez ! la tribune est un terrible écueil pour bien des réputations faites à l’avance ; après cela, je suis fâché que vous ayez présenté au roi Sallenauve comme étant de notre intimité. Je ne fais pas les élections, moi ; c’est le ministre de l’intérieur qu’il faut prendre à partie. Je sais bien que pour mon compte j’ai retourné ce fâcheux de mille manières pour l’empêcher de se présenter.

— Mais vous comprenez que le roi ne peut pas vous en vouloir de connaître un député aussi imprévu.

— Non, mais c’est qu’hier soir, dans votre salon, vous disiez à ma femme qu’elle s’intéressait beaucoup à lui. Je n’ai pas voulu vous démentir devant témoins, parce qu’en définitive on ne peut pas renier un homme auquel on a une si grande obligation. Mais ma femme en particulier, depuis le jour où il est parti pour se faire nommer, paraît assez gênée de notre reconnaissance. Sans s’occuper de politique, elle aime les gens qui sont dans nos eaux, et elle doit entrevoir que les relations avec un homme qui va tous les jours tirer sur les nôtres seront difficiles et d’un médiocre agrément. Elle me disait même l’autre jour que c’était une connaissance à laisser éteindre…

— Pas toutefois, j’espère, interrompit Rastignac, avant un service que je veux réclamer de vous.

— Tout à vos ordres, mon cher ministre, et en toute chose.

— Pour mettre sans façon les pieds dans le plat, avant de le voir à la Chambre, je voudrais jauger notre homme, et pour cela me rencontrer avec lui. Envoyer à son adresse une invitation à dîner serait bien inutile ; sous l’œil de son parti, il n’oserait pas accepter, en eût-il l’envie ; et d’ailleurs il serait sur ses gardes, et je ne l’aurais pas au naturel. Au lieu que, me trouvant par hasard sur son chemin, je le verrais en déshabillé, et pourrais un peu mieux tâter s’il a quelque côté vulnérable.

— Vous faire dîner avec lui chez moi aurait le même inconvénient ; si un de ces soirs où je m’arrangerais pour savoir qu’il doit venir, je vous le faisais dire dans la journée ?

— Nous serions en petit comité, fit remarquer Rastignac ; s’isoler dans une conversation particulière devient alors difficile, on est trop ramassé, pour qu’à l’aparté que l’on se ménage n’apparaisse pas la circonstance aggravante de la préméditation.

— Attendez-donc ! s’écria monsieur de l’Estorade, une lumineuse idée qui me vient !

— Si l’idée est vraiment lumineuse, pensa le ministre, j’aurai du bénéfice à ne pas avoir rencontré la femme, qui jamais n’eût mis cet empressement à entrer dans mon désir.

— Ces jours-ci, continua le président de la cour des comptes, nous avons une petite soirée, un bal d’enfants ; c’est une fantaisie que, de guerre lasse, madame de l’Estorade passe à sa fille, justement pour célébrer le bonheur que nous avons eu de la conserver. Vous sentez qu’ici le sauveur est partie intégrante et nécessaire ; je crois devoir vous promettre un assez beau tapage pour que vous puissiez chambrer votre homme en pleine liberté, et certes, dans une réunion de ce genre, la préméditation ne sera pas soupçonnée.

— C’est en effet assez bien imaginé, sauf la vraisemblance.

— Comment ! la vraisemblance ?

— Sans doute, vous oubliez que je suis marié depuis une année à peine, et que je n’ai pas de contingent à amener pour expliquer ce soir-là ma présence chez vous.

— C’est vrai ; je n’y pensais pas.

— Voyons pourtant, dit le ministre, parmi vos invités, avez-vous les petites la Roche-Rugon ?

— Cela ne fait pas un doute ; les filles d’un des hommes que j’estimerais le plus, quand même il n’aurait pas l’honneur de vous tenir de si près.

— Eh bien ! cela va tout seul : ma femme vient avec sa belle-sœur, madame de la Roche-Hugon, pour voir danser ses nièces ; rien de plus acceptable en pareille rencontre, que l’incongruité de vous arriver sans être invité ; et puis moi, sans en avoir avisé ma femme, je lui fais la galanterie de venir la chercher.

— À ravir ! dit monsieur de l’Estorade, et nous, qui à cette comédie gagnons la charmante réalité de vos deux présences !

— Trop aimable ! dit Rastignac en serrant affectueusement la main du pair de France ; Seulement, je crois qu’il ne faut rien dire à madame de l’Estorade ; notre puritain, s’il était d’avance avisé serait homme à ne pas venir ; il faut bien mieux que j’arrive sur lui à l’improviste, comme un tigre sur sa proie.

— C’est entendu. Surprise complète pour tout le monde.

— Alors je me sauve, dit Rastignac, de peur que quelque mot ne vînt à nous échapper avec madame de l’Estorade. J’amuserai bien le roi demain en lui contant notre petit complot et les enfants élevés à la condition de moyen politique.

— Eh ! mon Dieu, répondit philosophiquement monsieur de l’Estorade, n’est-ce pas ainsi que la vie est faite, les grands effets par les petites causes !

Rastignac venait à peine de partir quand madame de l’Estorade, Naïs, sa fille, et son amie madame Octave de Camps, accompagnée de son mari, entrèrent dans le salon où venait de s’ourdir, contre l’indépendance du nouveau député, la petite trame que nous avons assez longuement exposée comme spécimen des mille et un petits détails auxquels l’intelligence d’un ministre constitutionnel est souvent obligée de s’employer.

— Vous ne trouvez pas ici comme un parfum de ministre ? dit en riant monsieur de l’Estorade.

— Ce n’est déjà pas quelque chose qui flaire si bon, répondit monsieur Octave de Camps, qui était légitimiste, et, partant, de l’opposition.

— C’est selon les goûts, répliqua le pair de France. Ma chère amie, ajouta-t-il, en s’adressant à sa femme, vous arrivez trop tard et venez de manquer une belle visite.

— Qui donc ? demanda négligemment la comtesse.

— Monsieur le ministre des travaux publics, qui était venu pour vous faire agréer ses excuses. Il avait remarqué avec regret la désagréable impression qu’avaient paru faire sur vous les théories de ce mauvais sujet de Ronquerolles.

— C’est prendre du souci pour bien peu de chose, répondit madame de l’Estorade, sans partager l’enthousiasme de son mari.

— Enfin, répliqua le ministre, c’est toujours très-gracieux à lui d’avoir fait cette petite remarque.

Madame de l’Estorade, en évitant de paraître y mettre de l’importance, s’enquit de ce qui s’était dit durant la visite.

— Nous avons parlé, dit finement monsieur de l’Estorade, de choses assez indifférentes, n’était pourtant un mot que j’ai trouvé l’occasion de glisser au sujet de l’affaire de monsieur de Camps.

— Bien obligé, dit celui-ci en s’inclinant, si vous aviez pu seulement obtenir que ce monsieur me fît parler à son chef de cabinet tout aussi invisible que lui-même, à eux deux peut-être ils parviendraient à me faire avoir une audience.

— Il ne faut pas lui en vouloir, répliqua monsieur de l’Estorade : quoique n’ayant pas un ministère politique, Rastignac a dû beaucoup s’occuper de la question électorale ; maintenant que le voilà plus libre, si vous le voulez, nous irons chez lui ensemble un de ces matins ?

— Je regarde à vous déranger pour une affaire qui devrait aller d’elle seule, car ce n’est pas une faveur que je sollicite. Je n’en demanderai jamais à votre gouvernement ; mais puisque monsieur de Rastignac est le dragon préposé à la garde des richesses métallurgiques de notre sol, il faut bien passer par sa filière et s’adresser à lui.

— Nous arrangerons tout cela, et j’ai déjà mis l’affaire en bon train, répliqua monsieur de l’Estorade ; puis, pour changer de conversation, s’adressant à madame de Camps : Eh bien ! ce chalet, demanda-t-il, est-ce vraiment quelque chose de si étonnant ?

— Ah ! dit madame Octave, c’est une habitation ravissante ; on n’a pas idée d’une recherche aussi élégante et d’un confort aussi bien entendu.

— Et Marie-Gaston ? demanda monsieur de l’Estorade, à peu près comme Orgon demande : Et Tartufe ? mais avec une curiosité beaucoup moins empressée.

— Il a été, répliqua madame de l’Estorade, je ne dirai pas très-calme, mais au moins très-maître de lui-même ; son attitude m’a d’autant plus satisfaite, que sa journée avait commencé par un grave mécompte.

— Quoi donc ? demanda monsieur de l’Estorade.

— Monsieur de Sallenauve n’a pas pu venir avec lui, dit Naïs, se chargeant de répondre.

C’était une de ces enfants élevées en serre chaude et qui s’entremettent dans les choses qui se disent devant elles, un peu plus souvent qu’il ne faudrait.

— Naïs, dit madame de l’Estorade, — allez dire à Mary de relever vos cheveux.

L’enfant comprit très-bien qu’on la renvoyait à sa bonne anglaise pour avoir indûment pris la parole, et elle sortit en faisant une petite moue.

— Ce matin, dit madame de l’Estorade, aussitôt que Naïs eut refermé la porte sur elle, monsieur Marie-Gaston et monsieur de Sallenauve devaient partir ensemble pour Ville-d’Avray, afin de nous y recevoir, ainsi que cela avait été convenu. Dans la soirée d’hier, ils ont eu la visite de cet organiste, qui a été si actif dans l’élection de monsieur de Sallenauve ; il venait pour entendre la belle gouvernante italienne et juger si elle était mûre pour un début.

— Ah ! oui, dit monsieur de l’Estorade, nous voudrions la colloquer quelque part, maintenant que nous ne faisons plus de statues.

— Comme vous dites, reprit madame de l’Estorade avec une nuance de sécheresse ; pour couper court aux calomnies, monsieur de Sallenauve voulait la mettre en mesure de poursuivre son idée d’entrer au théâtre, mais il désirait au préalable avoir l’avis d’un juge qu’on dit extrêmement compétent. Accompagnés de l’organiste, messieurs Marie-Gaston et Sallenauve se rendirent à Saint-Sulpice, où, pendant les exercices du mois de Marie, la belle Italienne chante tous les soirs. Après l’avoir entendue : — C’est une contralto, dit l’organiste, qui a, au bas mot, soixante mille francs dans sa voix.

— Juste le revenu de mes forges ! remarqua monsieur Octave de Camps.

— Au retour de l’église, reprit madame de l’Estorade, monsieur de Sallenauve fit part à la belle gouvernante du jugement qui venait d’être porté sur son talent, et, avec tout le ménagement possible, il lui insinua qu’elle devait prochainement penser à s’en faire un moyen d’existence, ainsi qu’elle en avait toujours eu l’idée. — Oui, je crois que le moment est venu, répondit la signora Luigia. Puis elle rompit la conversation en disant : Nous en reparlerons. Ce matin, à l’heure du déjeuner, on est assez étonné de n’avoir point encore aperçu la signora, dont les habitudes sont très-matinales. La croyant malade, monsieur de Sallenauve envoie une femme, qui vient dans la maison pour faire les gros ouvrages, frapper à la porte de sa chambre. Point de réponse. De plus en plus inquiets, messieurs Marie-Gaston et de Sallenauve vont eux-mêmes s’assurer de ce qui se passe. Après avoir vainement frappé et appelé, ils se décidèrent à se servir de la clef qui est à la porte. Dans la chambre, point de gouvernante, mais à son Heu et place une lettre à l’adresse de monsieur de Sallenauve. Dans cette lettre, l’Italienne lui disait que, se sachant pour lui un embarras, elle se retire chez une de ses amies, en le remerciant de toutes les bontés qu’il a eues pour elle.

— L’oiseau se sentait des ailes, dit monsieur de l’Estorade, il avait pris sa volée.

— Telle ne fut pas la pensée de monsieur de Sallenauve, répondit la comtesse ; il la croit à mille lieues d’un mauvais mouvement d’ingratitude. Mais, avant de raconter devant les électeurs la nature de leurs relations, monsieur de Sallenauve, s’étant assuré sur place qu’il serait interrogé à ce sujet, avait eu la délicatesse de lui écrire pour savoir si cette confidence publique ne la désobligerait pas trop. Elle avait répondu à monsieur de Sallenauve qu’elle lui donnait carte blanche. En revenant, toutefois, il s’était aperçu qu’elle était triste et le traitait plus cérémonieusement qu’à l’ordinaire, d’où la conclusion pour lui que, se sentant devenue un fardeau, par un de ces coups de tête dont elle est plus que personne susceptible, elle se sera crue dans l’obligation de quitter sa maison sans vouloir que, d’aucune façon, il s’occupât de pourvoir à l’arrangement de son avenir.

— Eh bien ! bon voyage | dit monsieur de l’Estorade, et bon débarras !

— Ni monsieur de Sallenauve, ni monsieur Marie-Gaston n’ont pris la chose avec ce stoïcisme. Attendu le caractère absolu et tranché de cette femme, ils craignent quelque résolution violente contre elle-même, pensée qu’autorise un antécédent. Ou bien ils redoutent l’influence de mauvais conseils. Cette femme de ménage, dont j’ai parlé tout à l’heure, a remarqué, pendant l’absence de ces messieurs, deux ou trois visites mystérieuses qu’aurait faites à la signora Luigia une dame, d’un certain âge, richement vêtue, venue en équipage, mais dont la tournure était singulière et qui entourait ses conférences de beaucoup de secret.

— C’est quelque dame de charité, dit monsieur de l’Estorade, puisque la fugitive est dans la haute dévotion.

— Au moins faut-il le savoir, et c’est à découvrir ce que cette malheureuse sera devenue que monsieur de Sallenauve, par le conseil même de monsieur Marie-Gaston, aura employé la journée, au lieu de venir avec lui à Ville-d’Avray.

— J’en suis pour ce que j’ai dit, répondit monsieur de l’Estorade, et malgré toute leur vertu respective, je prétends qu’il en tient pour elle.

— Dans tous les cas, remarqua madame de l’Estorade, en soulignant ce mot par son accent, il ne paraîtrait pas qu’elle en tînt autant pour lui.

— Je ne suis pas de votre avis, dit madame Octave de Camps, et fuir les gens est souvent une preuve d’amour au premier chef.

Madame de l’Estorade regarda son amie d’un air un peu fâché, et eut une petite rougeur sur les joues. Mais personne ne put s’en apercevoir, un domestique ayant ouvert les deux battants de la porte du salon et dit à haute voix : Madame est servie !