Le Déclin de l’Europe/Introduction

INTRODUCTION

La guerre aura sans doute amené l’humanité à détester davantage la guerre ; elle aura peut-être préparé la Société des Nations.

Mais elle aura certainement démontré avec force le rôle des facteurs économiques dans la vie du monde et que ce qui mène d’abord les hommes, c’est la sécurité des moyens de vivre, la conquête du bien-être matériel et le souci du pain quotidien. La recherche du progrès économique se place en tête des aspirations des peuples. On croit toujours que le moyen d’être heureux est de posséder la force économique.

Par elle-même, la guerre aura précipité l’univers entier dans cette course à la fortune. Elle a tant détruit de commodités, d’épargnes et de richesses que le travail matériel s’élève à des prix qu’il n’avait pas atteints depuis longtemps. Ce sera au détriment du travail non producteur d’objets matériels ; il y aura là, pour un temps indéterminé, une régression de l’esprit. Des années se passeront pour nos sociétés à reconstruire ce qui fut démoli et à recréer ce qui fut détruit ; et c’est dans la mesure où ses mains collaboreront à cette œuvre que se déterminera la valeur sociale d’un homme ; il y aura réfection de la hiérarchie sociale, déplacement de fortune.

D’autres étudieront cette évolution économique qui fermente à l’intérieur des sociétés et dont le dénouement paraît être conforme à l’idéal de justice du plus grand nombre des hommes. Pour nous, ce que nous voulons tenter ici, c’est de considérer le déplacement de la fortune qui apparaît comme l’un des faits capitaux de la guerre, non pas du point de vue social, mais du point de vue international. Il n’est douteux pour personne que l’Europe, qui régissait le monde jusque vers la fin du dix-neuvième siècle, perd sa suprématie au profit d’autres pays ; nous assistons au déplacement du centre de gravité du monde hors d’Europe ; nous voyons sa fortune passer aux mains des peuples de l’Amérique et de l’Asie.

Jusqu’ici c’était un fait élémentaire de géographie économique que l’Europe dominait le monde de toute la supériorité de sa haute et antique civilisation. Son influence et son prestige rayonnaient depuis des siècles jusqu’aux extrémités de la terre. Elle dénombrait avec fierté les pays qu’elle avait découverts et lancés dans le courant de la vie générale, les peuples qu’elle avait nourris de sa substance et façonnés à son image, les sociétés qu’elle avait contraintes à l’imiter et à la servir.

Quand on songe aux conséquences de la grande guerre, qui vient de se terminer, sur cette prodigieuse fortune, on peut se demander si l’étoile de l’Europe ne pâlit pas et si le conflit dont elle a tant souffert n’a pas commencé pour elle une crise vitale qui présage la décadence. En décimant ses multitudes d’hommes, vastes réserves de vie où puisait le monde entier ; en gaspillant ses richesses matérielles, précieux patrimoine gagné par le travail des générations ; en détournant pendant plusieurs années les esprits et les bras du labeur productif vers la destruction barbare ; en éveillant par cet abandon les initiatives latentes ou endormies de ses rivaux, la guerre n’aura-t-elle pas porté un coup fatal à l’hégémonie de l’Europe sur le monde ?

Depuis l’époque des grandes découvertes, l’Europe avait imposé à l’univers sa direction économique ; elle transportait sur ses navires les produits des pays lointains ; elle attirait dans ses ports le marché des denrées exotiques ; elle accumulait dans ses banques les profits du commerce pour les appliquer ensuite à l’exploitation des régions vierges ; elle produisait dans ses usines les articles manufacturés qu’elle vendait partout aux peuples mal outillés ; elle fournissait aux territoires vides les colons nécessaires à leur peuplement ; en un mot, elle dispensait au monde entier les trésors de son argent, de sa force et de sa vie. Par un de ces déplacements de fortune qui font surgir à la pleine lumière certains peuples à la place de certains autres, notre vieux pays est-il en danger de descendre, éclipsé par les jeunes nations qui montent ?

Déjà la fin du dix-neuvième siècle nous avait révélé la vitalité et la puissance de certaines nations extra-européennes, les unes comme les États-Unis nourries du sang même de l’Europe, les autres, comme le Japon, formées par ses modèles et ses conseils. En précipitant l’essor de ces nouveaux venus, en provoquant l’appauvrissement des vertus productrices de l’Europe, en créant ainsi un profond déséquilibre entre eux et nous, la guerre n’a-t-elle pas ouvert pour notre vieux continent une crise d’hégémonie et d’expansion ?

Dépeuplée et appauvrie, l’Europe sera-t-elle apte à maintenir sur le monde le faisceau de liens économiques qui compose sa fortune privilégiée ? Sera-t-elle toujours la grande banque qui fournissait des capitaux aux régions neuves ? Comme puissances capitalistes, le Japon et surtout les États-Unis sont devenus ses rivaux. Sera-t-elle toujours la grande entreprise d’armement qui transportait de mer en mer les hommes et les produits de toute la terre ? D’autres marines se construisent et s’équipent qui lui disputent ce rôle fructueux de roulier des mers. Sera-t-elle toujours la grande usine qui vendait aux peuples jeunes ses collections d’articles manufacturés ? Aux États-Unis et au Japon naissent et grandissent des industries qui visent les mêmes débouchés. Sera-t-elle toujours la grande puissance économique du monde ? Elle n’est déjà plus seule à l’exploiter, à le coloniser, à le financer.

On peut donc dire que nous assistons au déclin de l’Europe. Il est intéressant de chercher sur quels points de la terre on commence à voir son domaine se démembrer et quels sont les pays qui profitent de ce déplacement de fortune. Il apparaît nettement que, sur des territoires différents et à des titres divers, les héritiers de l’Europe sont les États-Unis et le Japon. Depuis longtemps la doctrine de Monroe avait marqué des limites aux ambitions politiques de l’Europe sur le continent américain ; l’essor prodigieux des États-Unis dans la production industrielle impose de même des limites à l’expansion économique de l’Europe ; l’Amérique latine, longtemps fief de notre commerce, cède peu à peu à l’attraction yankee ; bien plus, par une curieuse inversion des courants d’influences, la vieille Europe s’ouvre à la jeune Amérique comme une terre de colonisation. En Extrême-Orient, le Japon cherche à réaliser dans l’ordre économique la formule que ses missionnaires et ses diplomates propagent depuis les Indes jusqu’à la Sibérie : l’Asie aux Asiatiques. Et voici que les races, parmi lesquelles l’Europe avait longtemps recruté des esclaves et des ouvriers, commencent à réclamer le traitement politique qui sera le premier fondement de leur indépendance économique : c’est toute la fortune de l’Europe qui chancelle.

Ces déplacements de puissance se préparent sous nos yeux ; ils ne s’achèveront sans doute pas avant de longues années. Mais notre devoir et notre intérêt nous conseillent de tenir constamment ouvert ce chapitre de l’histoire de l’humanité qui commence. Nos éléments d’information se trouvent dispersés à travers le monde, partout où les Européens ont posé le pied. Nous tenterons seulement de grouper les faits les plus significatifs, en souhaitant que, dans chaque pays, des hommes mieux renseignés entreprennent l’étude locale de ce fait universel. Qu’il nous suffise, pour l’instant, d’en marquer l’ampleur et la portée[1].


  1. Nous citons, chemin faisant, les principaux ouvrages auxquels nous avons emprunté des renseignements. — La plupart de nos chiffres viennent de statistiques, publiées soit par des services officiels, soit par des revues économiques. — Au nombre de nos sources d’information, nous devons signaler beaucoup d’articles de journaux, français et étrangers, dûment vérifiés et confrontés. Citons particulièrement le Bulletin Quotidien et le Bulletin Périodique de la Presse étrangère, publiés par les Ministères des Affaires Étrangères et de la Guerre, dont certaines parties, par exemple l’Amérique du Sud, sont, pour les questions économiques, très sérieusement composées.