Le Déclin de l’Europe/Chapitre I

CHAPITRE PREMIER

L’AFFAIBLISSEMENT DE L’EUROPE

La guerre a profondément atteint l’économie européenne. Pour imaginer ses effets désastreux et supputer leurs risques de durée, on est tenté de se reporter aux époques les plus douloureuses de l’histoire de l’humanité ; on évoque le souvenir de la guerre de Cent Ans pour la France et de la guerre de Trente Ans pour la France de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest. Des documents certains nous apprennent combien il fallut de temps aux malheureuses régions ravagées par les bandes et par les troupes pour se relever de leurs ruines et de quelle lourde hypothèque ces dévastations y chargèrent le développement de la civilisation. Au xviie siècle, notre province de Champagne souffrit tellement des ravages des Suédois et des Croates que l’industrie du fer, si prospère sous Henri IV et durant le début du règne de Louis XIII, fut presque réduite à la ruine ; la plupart des forges cessèrent de travailler ; plusieurs ne revinrent jamais à la vie ; on ne sentit qu’à la longue les effets de la paix, et, malgré les efforts de Colbert, il ne semblait pas à la fin du siècle que la métallurgie eût retrouvé toute sa prospérité d’autrefois. Plus près de nous, nous savons que les guerres de Napoléon ont laissé la France affaiblie alors que, de l’autre côté de la Manche, la révolution industrielle édifiait la fortune moderne de la Grande-Bretagne. Mais ces comparaisons ne suffisent pas à l’intelligence du présent parce que la grande guerre a été un fléau d’une grandeur jusqu’alors inconnue ; elle a mis aux prises des armées de plusieurs millions d’hommes représentant des pays de plusieurs centaines de millions d’habitants ; elle a mis en œuvre des engins de destruction formidables qui ont fauché des millions de vies humaines, annihilé des siècles de travail et d’économie, et même détruit la terre des champs. La guerre a porté le trouble dans une civilisation savante et ponctuelle ; elle a désorganisé les merveilles d’agencement qui la supportaient ; elle a jeté bas les fondements même de son existence : production intensive des champs, travail compliqué et spécialisé des usines, transports réguliers, relations universelles. Aussi quand on essaie de voir où le mal a porté, on constate que la guerre a eu surtout trois effets directs sur l’économie européenne ; en arrêtant la production, elle a obligé l’Europe à faire à l’étranger des achats qui l’ont endettée et rendue débitrice de ses anciens créanciers ; en détruisant les biens, elle l’a obligée à se reconstituer perdant ainsi les moyens de créer de nouvelles richesses à échanger ; enfin, en tuant des multitudes d’hommes, elle a tari une source d’énergie et de vitalité.

I

LA CRISE DE PRODUCTION EN EUROPE

L’Europe, qui déjà bien avant la guerre ne pouvait se passer des envois de l’étranger en matières alimentaires, tombe de plus en plus sous la dépendance des autres pays. Tandis que les rendements de son agriculture s’abaissaient l’obligeant à de coûteuses importations, la production s’accroissait ailleurs, en vue de suffire aux demandes énormes des belligérants.

Nous pouvons prendre la France comme un exemple de ces pays agricoles dont la terre dut chômer faute de travailleurs. Si nous comparons en 1903-1912 et en 1918 les récoltes et les surfaces cultivées, nous constatons que le blé est tombé de 6 500 000 à 4 300 000 hectares et de 89 600 000 à 63 600 000 quintaux ; l’avoine, de 3 800 000 à 2 600 000 hectares et de 48 400 000 à 27 400 000 quintaux ; les pommes de terre, de 1 500 000 à 1 100 000 hectares et de 132 000 000 à 62 100 000 quintaux. Pour le blé, la production française a donc baissé de près de 30 pour 100 ; pour les pommes de terre, de plus de 100 pour 100.

En contraste avec ces productions réduites, nous voyons aux États-Unis, de 1900 à 1918, la récolte de blé bondir de 190 à 334 millions d’hectolitres ; celle du maïs, de 766 à 940 ; celle de l’avoine de 294 à 560 ; celle de la pomme de terre, de 77 à 135. La moisson de blé de 1918 ne connaît de rivale dans l’histoire agricole des États-Unis que celle de 1915 ; malgré l’accroissement continu de la population, elle a laissé libre pour l’exportation une masse de près de 110 millions d’hectolitres. La récolte de 1919 ne le cède guère en abondance. Tandis que l’Europe s’inquiète pour son pain quotidien, les États-Unis redoutent la pléthore, car leurs excédents de récolte rencontrent sur le marché le trop plein de l’Argentine et de l’Australie. Sans les grains du Nouveau-Monde, l’Europe ne mangerait pas à sa faim ; cette situation date d’avant la guerre ; mais la guerre a rendu critique la question des vivres ; pour la seule année de 1916, l’Europe reçut des États-Unis plus de deux milliards de francs de farine ; elle continuera à dépendre d’eux et des autres pays neufs pour une large portion de sa subsistance.

Pour combler le déficit des récoltes européennes, les pays qui travaillaient en paix ont développé leur production ; il en est même qui l’ont créée de toutes pièces. Nulle part cet essor ne fut plus rapide que dans l’Amérique du Sud ; une véritable révolution économique s’y prépare. En Argentine, d’énormes achats de blé se sont faits pour le compte de l’Angleterre et de la France ; partout on sème en blé de grandes étendues de terre qu’on avait jusqu’ici consacrées au maïs ; devant l’abondance des récoltes, on se demande avec inquiétude comment on pourra les emmagasiner, puis les embarquer pour l’Europe ; pour la seule année de 1917-1918, l’Argentine disposait de quatre millions de tonnes prêtes à l’exportation ; la vente du blé à l’Europe s’élève aux proportions d’une affaire nationale ; en 1919, on l’a réglée par une convention entre le gouvernement argentin et les gouvernements de Grande-Bretagne, de France et d’Italie. En 1918, l’Argentine exporta 4 325 830 tonnes de grains valant 535 millions de pesos (blé, 2 437 209 tonnes ; avoine, 646 765 ; graine de lin, 164 958 ; maïs, 825 935) ; ce commerce représente la grande fortune du pays ; au début de 1919, la grève des dockers de Buenos-Aires, qui menaçait de l’arrêter, apparaissait comme un fléau national. C’est aussi l’Europe qui absorbe presque toute la récolte de l’Uruguay.

Mais les pays de la Plata avaient depuis longtemps de vastes champs de blé ; depuis longtemps ils étaient les fournisseurs de l’Europe. Le fait vraiment caractéristique de toute cette évolution économique, c’est l’apparition du Brésil sur le marché du monde comme exportateur de blé. Avant la guerre, le Brésil produisait peu de blé ; il en importait même pour sa consommation ; comme la rareté du fret, conséquence de la guerre, compromettait ses approvisionnements, il se mit à développer les champs de blé dans les États du Sud de telle manière que la récolte non seulement suffit aux besoins du pays, mais encore permet des ventes à l’Europe. En 1917, on récolta 17,8 millions d’hectolitres de blé dans le Minas Geraes, 17,2 dans le Rio Grande do Sul, 13,2 dans le Sao Paulo, 3,6 dans le Parana, 2,7 dans le Santa Catarina. Tandis que le Brésil importait 24 973 tonnes de blé en 1906, il n’en importait plus que 187 tonnes en 1917 et il en exportait 24 047, valant 4 900 000 francs. D’autres cultures, surexcitées par la demande extérieure, se développent à l’unisson : des chargements de riz, de manioc, de haricots quittent le Brésil à destination du vieux monde. Tout l’ensemble du continent américain contribue donc à l’alimentation de l’Europe. Comme elle est incapable de payer ces fournisseurs avec ses propres produits, elle doit leur donner son or ou bien leur demander crédit. L’Europe fait des dettes sur toute la terre.

Pour bien d’autres approvisionnements, l’Europe passe sous la dépendance des autres pays. Depuis longtemps la Grande-Bretagne achetait de la viande en Argentine. La France, ayant souffert de grosses pertes de bétail, doit maintenant faire appel aux mêmes ressources ; de 1912 à 1918, le nombre des bêtes bovines est tombé chez nous de 14,7 à 13,3 millions ; le nombre des moutons, de 16,4 à 9,4 millions ; le nombre des porcs de 6,9 à 4 millions. Pour les moutons et les porcs, ces chiffres révèlent un énorme déchet. Pour les bêtes à cornes, la diminution paraît moindre ; mais l’âge moyen des animaux a baissé de telle sorte que leur poids, c’est-à-dire leur rendement en viande, se trouve fortement réduit ; de plus, nous possédons beaucoup moins de vaches laitières. Aussi les exportations de viande argentine ont monté de 200 millions de pesos or en 1913 à 376 millions en 1917 ; elles s’accroîtront tant que l’Europe n’aura pas reconstitué son cheptel ; avec ses usines frigorifiques équipées à la moderne, l’Argentine occupe, aux côtés de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, une place de premier ordre sur le marché de la viande. Comme Buenos-Aires en Argentine, Montevideo en Uruguay expédie des cargaisons de viande congelée vers le Havre, Bordeaux, Londres et Liverpool. Toute l’économie pastorale se trouve entraînée dans le même mouvement : pour la première fois en 1917 l’Argentine exportait du fromage en Europe. Au Brésil, de gros établissements frigorifiques se sont fondés près de Sao Paulo et dans le Minas Geraes : alors qu’en 1914 le pays n’exportait pas de viande congelée, il en expédiait 8 510 tonnes en 1915, 66 452 tonnes en 1917. Ailleurs c’est la production de sucre qui monte ; on peut dire que l’Amérique latine a sauvé de la disette de sucre les États-Unis et les pays de l’Entente ; Porto-Rico, Saint-Domingue et surtout Cuba ont été les gros fournisseurs ; mais d’autres pays, comme le Honduras, le Nicaragua, le Costa-Rica, la Colombie, le Venezuela, le Chili, le Pérou et la Bolivie, ont apporté leur contingent sur le marché ; quant au Brésil, il a exporté en 1917 plus de 13 000 tonnes de sucre, chiffre dix fois plus fort que celui de 1912. Denrée précieuse et chère, le sucre, impose à l’Europe une lourde dépense que, faute de produits d’échange, elle doit en partie solder avec de l’or. À ces vivres il faudrait ajouter des masses d’autres objets de première nécessité dont la guerre avait créé en Europe l’impérieux besoin : c’est ainsi que de grosses commandes de traverses de chemin de fer ont abouti à l’exploitation forestière de certaines parties de l’Amérique du Sud et à des expéditions énormes de bois.

Ces considérations ne nous donnent qu’une faible idée de ce que l’Europe a perdu par déficit de production. Il faut songer non seulement à ce qu’elle dut acheter pour vivre, mais encore à ce qu’elle dut acquérir pour combattre. Vaste machine industrielle avant la guerre, elle fut incapable de suffire à ses fabrications de guerre ; pendant 1916, elle reçut des États-Unis en moyenne 300 millions de francs d’armes et de munitions chaque mois ; les usines américaines faisaient des affaires d’or ; au bout des deux premières années de guerre, elles avouaient des bénéfices de plus de 4 milliards de francs.

On comprend que ces achats de denrées de consommation et d’articles manufacturés représentent pour l’Europe d’énormes dépenses qu’elle n’a pu solder comptant : de là les dettes formidables qui pèsent sur les nations belligérantes.

II

LES DETTES DE L’EUROPE

La nécessité d’acheter pour suffire à leur consommation et l’impossibilité de travailler assez pour créer des produits d’échange ont profondément déséquilibré la balance commerciale des pays en guerre ; cette situation économique se traduit par un excédent des importations sur les exportations qui atteint des proportions jusqu’alors inconnues.

L’exemple de la Grande-Bretagne est particulièrement suggestif. Avant la guerre, elle avait bien un excédent d’importations ; mais c’était ainsi que se traduisait dans la balance de son commerce la masse des marchandises qui entraient chez elle pour payer les intérêts de ses capitaux placés au dehors. Avec la guerre, l’excès des importations prend des proportions colossales et signifie appauvrissement. En 1918, les importations de la Grande-Bretagne ont dépassé de 550 millions de livres sterling celles de 1913 ; les exportations ont été inférieures de 105 millions de livres sterling aux exportations de 1913 ; pour cette année 1918, l’excès des importations s’élève à 790 millions de livres sterling, soit 6 fois plus qu’en 1913 et 5 fois plus que la moyenne des dix années d’avant guerre ; pour le premier semestre de 1919, il atteignait encore près de 384 millions de livres sterling. Dans la baisse des exportations figure, pour une bonne partie, la diminution des réexportations, c’est-à-dire de l’élément le plus original et le plus productif du commerce britannique.

Pour la France, ce déséquilibre se marque, d’une manière plus brutale encore, dans les statistiques de notre commerce extérieur, ainsi que le montre le tableau suivant :

Années
Importation
(millions de francs.)
Exportation
(millions de francs.)
Excédent
des importations

(millions de francs.)
1905 04 778 4 856 00 088
1913 08 421 6 880 + 01 541
1914 06 402 4 869 + 01 533
1915 11 036 1 937 + 09 099
1916 20 640 6 215 + 14 425
1917 27 553 6 012 + 21 541
1918 19 915 4 144 + 15 771

Pour la France, comme pour les autres nations belligérantes, la guerre représente donc une perte énorme de richesse au profit des pays épargnés ou moins éprouvés par le fléau. On a calculé qu’une année de guerre avait à peu près détruit les économies de quatre années normales. Dès lors le bilan de la guerre s’établit par des chiffres de dettes formidables.

DETTES DES BELLIGÉRANTS[1]
(en millions de dollars.)
États Alliés.
Gde-Bretagne (1er août 1914), 3 458 ; (8 fév. 1919), 36 457
États-Unis (31 mars 1917), 1 208 ; (31 janv. 1919), 23 267
France (31 juil. 1914), 6 598 ; (31 mars 1919), 30 494
Italie (30 juin 1914), 2 632 ; (31 oct. 1918), 12 177
Russie (1er janv. 1914), 5 092 ; (1er janv. 1919), 67 362
États Centraux.
Allemagne (1er oct. 1913), 1 165 ; (1er janv. 1919), 38 531
Autriche (1er août 1914), 3 277 ; (31 oct. 1918), 17 072
Hongrie (1er août 1914), 1 989 ; (31 oct. 1918), 08 707
Turquie (31 mars 1914), 0667 ; (31 déc. 1918), 01 823

Ainsi, pour ces neuf pays, les dettes d’avant guerre s’élevaient à 26 milliards de dollars ; celles d’après guerre, à 236, dont 170 pour les Alliés et 66 pour les Puissances Centrales. Il fut un temps où l’on pouvait affirmer qu’une bonne guerre rapportait toujours quelque chose. Il est difficile de nier maintenant qu’une guerre, comme celle qui vient de se terminer, équivaut à une gigantesque catastrophe matérielle. La paix est venue ; il faudra travailler pour payer ces dettes. Mais les pays qui n’auront pas souffert travailleront avec moins de charges et plus de chances de succès.

D’autres charges encore pèseront malheureusement sur les pays qui ont fait la guerre : elles résulteront des dommages, des destructions et des pillages ; il faudra travailler et encore emprunter pour réparer ces ruines. Ces charges n’affecteront pas également tous les compagnons de lutte ; elles seront incomparablement plus lourdes pour les pays qui ont servi de champs de bataille. Pour les pays éloignés du théâtre des opérations, elles n’existent pas. Par contre, pour la France du Nord, la Belgique, la Serbie, la Roumanie, elles équivalent parfois à une réfection complète des moyens d’existence. Pour les industries belges, on évalue les dommages de guerre à plus de huit milliards et demi de francs. Dans la France du Nord, c’est un cataclysme qui a tout renversé ; on ne déplore pas seulement la dévastation des forêts, des usines, des mines, des maisons, volontairement accomplie par l’ennemi ; il faut encore revoir par la pensée cette zone de mort, longue de 500 kilomètres, large de 10 à 25, qui suit le front de la bataille et que le manque de culture joint à la destruction de la bonne terre a transformée en un désert, en une steppe sauvage, en un champ d’éruptions. On a évalué l’ensemble des dommages matériels subis par les régions françaises à près de 120 milliards de francs, dont 34 600 millions pour les habitations et les monuments publics, 19 220 pour l’agriculture, 4 260 pour les houillères, 11 140 pour les mines et les usines métallurgiques, 22 000 pour les industries textiles[2]. Partout où le cyclone a passé, il faut restaurer les bâtiments agricoles, renouveler le matériel des fermes, refaire parfois la fertilité du sol, reconstruire et rééquiper les usines, en un mot recréer toute la vie économique. Il n’y a pas lieu de désespérer de la puissance créatrice du travail. Mais en attendant que la vie dans ces régions dévastées ait reconquis une allure normale, les autres pays, demeurés valides et pourvus d’instruments de travail, prendront de l’avance ; ils feront de nouvelles économies au lieu de dépenser leur fortune.

L’Europe, et, dans l’Europe certaines régions, se trouvent donc, à la fin de la guerre, dans une situation malaisée. Elles auront vu leur épargne passer entre les mains de leurs fournisseurs ; elles devront en consacrer une autre partie à payer leurs créanciers, une autre à réparer leurs ruines. Ces dépenses gigantesques, dont l’humanité n’avait jamais encore conçu l’idée, les auront cruellement appauvries. Mais la fortune aura souri à d’autres ; d’autres pays se seront enrichis.

III

LE DÉCHET HUMAIN. L’ÉMIGRATION EUROPÉENNE

L’influence, que depuis des siècles l’Europe exerce dans le monde, ne procède pas seulement de la puissance de ses ressources matérielles : elle repose aussi sur l’abondance de son personnel humain. Dans quelle mesure la guerre a-t-elle compromis cette source d’énergie ?

On peut déterminer à peu près exactement la multitude des hommes qui ont péri. Le compte fatal a été fait par la plupart des belligérants : les chiffres officiels restent au-dessous de la réalité, car ils ne comprennent pas les morts après réforme ; d’autre part, pour quelques pays, nous n’avons que des évaluations. Le bilan mortel peut s’établir ainsi qu’il suit :

PERTES EN TUÉS, MORTS OU DISPARUS
France 1 385 000
Grande-Bretagne 930 000
Italie 468 000
Serbie 370 000
Roumanie 240 000
États-Unis 152 000
Canada 57 000
Australie 56 000
Inde 34 000
Belgique 22 000
Nouvelle-Zélande 17 000
Portugal 8 500
Afrique du Sud 7 000
Russie 1 700 000 ?
Allemagne 2 140 000
Autriche-Hongrie 943 000
Turquie 45 000 ?

La proportion de ces morts par rapport à la population totale s’élève à plus de 3 pour 100 pour la France, à 4 pour 100 pour la Roumanie, à 12 pour 100 pour la Serbie. Pareilles hécatombes n’ont pas d’exemple dans l’histoire. C’est pour l’Europe entière la suppression de plus de huit millions et demi d’hommes, soit l’équivalent du cinquième de la population de la France. Si l’on considère les habitants âgés de 20 à 44 ans, ces pertes représentent la proportion de 20 pour 100 en France, de 15 pour 100 en Allemagne, de 10 pour 100 en Grande-Bretagne et en Italie.

Ce ne sont pas seulement les armes meurtrières qui ont décimé la communauté européenne : il faut aussi faire la part des souffrances et des maladies qui ont provoqué des morts prématurées et arrêté le mouvement des naissances. À ne considérer en France que les 77 départements non envahis, et, dans ces départements que la population civile, on constate pendant la guerre un énorme déficit des naissances. Le tableau suivant le montre :

Naissances
Décès
Excédent
des décès

1913..... 604 811 587 445 017 366
1914..... 594 222 647 549 + 053 327
1915..... 387 806 655 146 + 267 340
1916..... 315 087 607 742 + 292 655
1917..... 343 310 613 148 + 269 838
1918..... 399 000 788 600 + 389 600

À Paris, les registres de l’état civil nous indiquent, d’août 1913 à août 1914, 45 000 décès et 49 000 naissances ; d’août 1915 à août 1916, 43 000 décès et 26 000 naissances. Les mêmes phénomènes se retrouvent dans le reste de l’Europe. En Allemagne, on constatait en 1913 un excédent de naissances de 834 000, en 1916 un excédent de décès de 227 700, en 1918 un excédent de décès de 885 000. Avant la guerre, le nombre des hommes et celui des femmes entre 20 et 30 ans étaient à peu près égaux ; en 1919, on compte 1 230 femmes pour 1 000 hommes. Les centres urbains, où les conditions d’existence sont plus difficiles qu’à la campagne, ont payé un dur tribut ; de 1913 à 1916, la natalité à Dresde tomba de 11 297 naissances à 5 817 ; à Vienne, de 36 079 à 23 075. À Berlin, de 1912 à 1917, les naissances ont baissé de 44 803 à 19 458 ; les décès ont monté de 29 981 à 34 138 ; les petits enfants ont été particulièrement décimés. Le fléau n’a pas épargné le Royaume-Uni : de 1913 à 1916, les naissances ont baissé de 109 pour 1000 en Angleterre, de 88 en Écosse, de 86 en Irlande. Depuis le mois de mai 1915 jusqu’au mois de juin 1918, il est né dans le Royaume-Uni 2 950 000 enfants au lieu de 3 millions et demi, chiffre qui aurait était normal d’après les moyennes des statistiques d’avant-guerre[3].

On doit se demander quelle blessure laissera dans l’économie européenne cette brèche profonde et comment pourra se réparer cette perte de capital humain. Il ne semble pas que cette dépopulation affecte également les capacités économiques de tous les pays de l’Europe. Elle sera particulièrement lourde pour les nations chez lesquelles le développement du bien-être avait déjà tari les sources de la natalité comme la France ou commençait à les tarir comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne. En France, pour remplir les vides laissés par la mobilisation, on avait dû faire appel à des Kabyles, à des Annamites, à des Chinois, à des Grecs, à des Portugais, à des Espagnols. Mais, la guerre finie, tous les Français n’ont pas repris leur place au travail ; nos pertes ont creusé des brèches irréparables dans la masse laborieuse ; la main-d’œuvre manque non seulement pour produire ce que nous consommons, mais encore pour fabriquer de quoi exporter largement. Cette raréfaction de la main-d’œuvre, qui fait hausser les salaires, paralyse la production des articles d’échange dont la vente à l’étranger nous assurerait une meilleure balance commerciale. L’Amérique souffre, à l’état chronique, de cette rareté de la main-d’œuvre ; mais ses moyens de travail sont intacts, et elle possède de si grandes richesses naturelles que sa force de production croît au lieu de baisser.

Il existe un autre aspect du problème de la population vers lequel la guerre doit ramener l’attention. Au cours du dix-neuvième siècle, de vastes pays se sont peuplés d’Européens ; des émigrants britanniques, germaniques, slaves et latins sont venus donner la vie à de puissantes colonies. Ce trop plein d’hommes, qui a engendré le plus puissant mouvement de colonisation de l’histoire, va-t-il continuer à s’écouler de notre vieux continent ? Il est difficile de prédire l’avenir au moment où l’équilibre de l’Europe demeure instable, où beaucoup de populations attendent encore de revenir à des conditions normales d’existence et où leur situation économique dépend de ce que sera leur statut politique et social. Certes, les conditions générales de l’émigration européenne ne peuvent pas se modifier de fond en comble tant qu’il subsistera en Europe des races prolifiques sur des terres pauvres et, hors d’Europe, des espaces fertiles à peupler. Il n’en est pas moins vrai que des tendances nouvelles se manifestent, parmi les causes générales qui persistent.

Certains pays ont tellement souffert de la guerre que la détresse économique ne peut qu’accroître, au moins momentanément, le désir d’émigrer. Les peuples de l’Orient européen qui commençaient, déjà avant la guerre, à partir en masse, chercheront encore à émigrer ; à beaucoup la guerre n’aura laissé que des ruines et peu d’espérances. Des pays comme la Russie, l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, la Grèce, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Turquie forment un réservoir humain de près de 290 millions d’habitants, c’est-à-dire deux fois et demi plus abondant que les vieilles nations industrielles de l’Occident : Grande-Bretagne, Allemagne, Scandinavie, Hollande, Belgique et Suisse ; il faut s’attendre à ce qu’une poussée migratrice sorte encore de ces pays politiques. Même en Occident, dans les pays de vieille civilisation que la guerre a saignés, certains hommes cherchent à s’expatrier afin de trouver ailleurs un niveau de vie plus confortable ; le cas est fréquent en Allemagne parmi les classes cultivées, ingénieurs, agronomes, officiers de terre et de mer, employés d’industrie, contremaîtres et même ouvriers spécialisés ; le mouvement se dirige vers l’Amérique du Nord et surtout vers l’Amérique du Sud ; il prend assez d’ampleur pour que le gouvernement allemand s’inquiète de l’organiser et de le régler. En Grande-Bretagne, on observe des faits analogues : beaucoup de soldats, ayant au cours de la guerre rencontré des Australiens et des Canadiens, savent qu’on accorde en Australie et au Canada des concessions de terre aux combattants libérés ; comme beaucoup de leurs compatriotes avant la guerre et avec plus de raisons qu’eux puisque le prix de la vie a doublé, ils se laissent tenter par l’espoir de fonder au delà des mers un foyer heureux et stable. D’autre part, tous les pays neufs ont un pressant besoin de matériel humain pour hâter leur évolution économique ; l’Amérique du Sud en manque tellement qu’elle fait appel à des colons japonais ; la main-d’œuvre européenne se fait rare sur les plantations de café du Brésil ; les campagnes argentines réclament des fermiers et des ouvriers agricoles ; tous les Dominions britanniques, soutenus par les compagnies de navigation, sollicitent de nouveaux colons. Il n’est donc pas probable que le flot d’hommes, déversé depuis plusieurs décades par l’Europe sur le monde, s’arrête de couler et meure de sitôt.

Mais on doit se demander si l’Europe pourra longtemps encore assumer cette fonction de semeuse d’hommes. Certains faits permettent de croire qu’elle se ralentira. Les États-Unis nous en fournissent la preuve. Le nombre des immigrants y a baissé de 1 403 681 en 1918-1914 à 366 748 en 1915-1916, 362 748 en 1916-1917, 211 853 en 191 7-1918 ; ce dernier chiffre est, avec les chiffres de 1861 et de 1862, le plus faible qu’on ait observé depuis 1844. Cette diminution des arrivées ne doit pas continuer sur le même rythme, mais il y a des raisons pour qu’elle ne s’arrête pas. D’abord le niveau social des immigrants s’abaisse tellement que la nation américaine craint de ne plus pouvoir les assimiler ; de nombreuses voix s’élèvent aux États-Unis pour proclamer que l’afflux des travailleurs ignorants et incultes qui viennent de l’Est et du Sud de l’Europe menace de submerger la civilisation américaine ; on prépare des mesures pour limiter cette immigration orientale et pour la restreindre de telle manière que l’assimilation, l’américanisation des nouveaux venus soit pratiquement possible. Un autre fait semble annoncer que l’émigration de certains pays européens se restreindra d’elle-même : c’est que les émigrants quittent les États-Unis en grand nombre ; au début de la guerre, beaucoup d’Européens, laissant leur travail dans les usines d’Amérique, avaient regagné leur pays natal pour rejoindre l’armée ; mais ce mouvement de retour ne fait que s’accentuer depuis la fin de la guerre. On note 4 113 départs de New-York en septembre 1918, 5 050 en octobre, 8 285 en novembre, 10 000 en décembre, 13 278 en janvier 1919, 16 854 en février, 21 774 en mars, 23 773 en avril, 26 812 en mai, 28 500 en juin. Le nombre des demandes de départs s’accroît ; à la fin de juin 1919, 60 000 étrangers étaient inscrits pour le passage de l’Atlantique. On calculait que plus de la moitié des Roumains des États-Unis rentraient dans leur pays d’origine et que plus d’un tiers des Serbes, Russes et Slovaques désiraient partir ; beaucoup d’Italiens aussi s’en retournent avec leurs femmes et leurs enfants. Les fonctionnaires des services de l’Immigration au port de New-York estiment que le mouvement doit s’amplifier et qu’il peut devenir un véritable exode.

Ces retours en masse signifient que, malgré les désastres de la guerre, les émigrants n’ont pas peur de retrouver en Europe les conditions économiques qui les en avaient chassés. Ils reviennent en effet le plus souvent dans un pays où les révolutions politiques et sociales leur assurent dorénavant de la terre libre, plus de liberté personnelle, moins de charges militaires ; quant au prix de la vie, ils en souffrent aux États-Unis et ils n’ont pas à le redouter davantage chez eux. C’est que, parmi les émigrants qui venaient d’Autriche-Hongrie et de Russie et qui formaient déjà la majorité de l’immigration, la plupart n’appartenaient pas à la race qui dominait politiquement ou socialement : 97 pour 100 de l’immigration russe aux États-Unis se composait de Juifs, de Polonais, de Lithuaniens, de Finnois, de Lettons ; parmi la population étrangère des États-Unis ceux qui parlaient russe ne représentaient que 3 pour 100 de ceux qui étaient nés en Russie. De même, d’Autriche-Hongrie venaient surtout non pas des Allemands ou des Magyars, mais des Slaves. Or, dans l’Europe Orientale, la guerre a mis fin à l’oppression des « races sujettes » par les « races dominantes » ; ceux que la misère et la persécution avaient chassés de chez eux y reviennent, maintenant qu’un ordre nouveau s’est établi : la maison est meilleure à habiter ; avec plus d’égalité et de liberté, il y fera meilleur vivre. C’est là certainement le grand fait nouveau qui ralentira l’émigration européenne.

Les industriels américains envisagent avec assez d’inquiétude ces tendances nouvelles ; la main-d’œuvre se recrutera difficilement ; les travailleurs manqueront aux usines. Les économistes considèrent ces départs comme un appauvrissement ; car ces ouvriers, qui ont gagné de gros salaires dans les fabriques de munitions, dans les chantiers navals et dans les autres usines, emportent avec eux, dans leur pays natal, de belles économies en dollars. Mais le phénomène dépasse l’économie américaine ; sa portée est universelle ; il nous révèle que le rôle de l’Europe comme productrice d’hommes décline et que la grande migration des Européens d’Est en Ouest tend à faiblir. Bien plus, le mouvement de retour d’Ouest en Est nous donne l’image concrète du renversement d’influence qui se prépare : c’est l’Amérique qui vient vers l’Europe ; la marche de la civilisation change de sens. Ces hommes, qui reviennent en Europe, ont vécu parfois de longues années aux États-Unis ; ils portent en eux-mêmes les goûts, les habitudes, les idées de l’Amérique ; ils vont les répandre autour d’eux ; ils deviendront pour ainsi dire les représentants de l’Amérique, ses missionnaires, ses commissionnaires ; en créant des relations étroites entre leur pays d’adoption et leur pays natal, ils contribueront à élargir le cercle de l’influence américaine.


  1. D’après Gottlieb, Quarterly J. of Econ., mai 1919, p. 505.
  2. D’après le rapport fait par M. Dubois à la Chambre des Députés.
  3. Voir Journal of Royal Statistical Society, 1918, p. 11.