Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/10

Libr. des Bibliophiles (p. 136-142).


DIXIÈME JOURNÉE

Paysages.


MM. L. HERPIN, C. BERNIER, LANSYER, L. FLAHAUT, J. DUPRÉ, JOURDAIN, BEAUVERIE, DEMONT, VERNIER, HANOTEAU, LAVIEILLE, É. BRETON, PELOUSE, VUILLEFROY, VAN MARCKE, JEANNIN, Mme  DESBORDES, H.-G. MARTIN.



L ’art inférieur, mais charmant, du paysage, a subi en peu d’années des pertes irréparables, ou du moins qui ne seront pas réparées de longtemps. Théodore Rousseau, Daubigny, le père Corot, sont morts sans héritiers, et ce pauvre Léon Herpin, qui semblait appelé à recueillir une bonne part de leur succession, nous a été ravi par une maladie foudroyante dans toute la vigueur de son talent, avant d’avoir donné le demi-quart de ce qui était en lui. Les deux tableaux que sa digne veuve a exposés, et surtout cette vue du Port de la Villette qui méritait de décorer la mairie du XIXe arrondissement, ne peuvent qu’exaspérer nos regrets en affirmant les qualités supérieures du modeste et vaillant peintre qui n’est plus.

Il nous reste des maîtres en petit nombre, presque tous contestés, car c’est surtout dans le paysage qu’il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs. Après M. Français, ce savant éclectique et noble, qui peint comme on professe en Sorbonne, avec une superbe infaillibilité, la première place appartient, si je ne me trompe, à M. Camille Bernier. M. Bernier n’est pas de ceux qui se jettent sur un coin de campagne, bien ou mal choisi, et s’y enfoncent jusqu’aux oreilles, à la mode des veaux et des poulains de la vallée d’Auge. Il y a dans son talent une forte dose de philosophie, et l’essence dont il fait emploi se mélange de quintessence. Lorsque ce faux Breton (il est Alsacien de Colmar) nous sert sur toile la Lande de Kerrenic, il s’y prend de façon à contenter absolument les vieux touristes comme nous qui ont pratiqué la Bretagne et qui l’aiment. La lande de Kerrenic n’est qu’un accident, un détail, mais la lande en général, avec ses eaux stagnantes, ses herbes, ses genêts, ses chênes, ses fossés, ses bêtes à cornes, ses indigènes naïfs et pittoresques, est une des faces les plus originales de la patrie française. L’homme qui réussit à loger entre les quatre lignes droites d’un cadre une synthèse si complète et si parfaite est plus qu’un exécutant, mieux qu’un dilettante, il est bien près de passer maître.

La Fin de la tempête, par M. Lansyer, est un tableau composé de la même façon, une réunion de détails choisis avec soin, voulus, caractéristiques. Et l’art, aussi savant que dans un paysage historique, se cache ; vous croiriez à première vue qu’on a simplement copié d’après nature un tableau tout fait. L’apprêt est nécessaire en peinture comme dans tous les arts, mais les derniers représentants du paysage classique, les Paul Flandrin, les Bellet, les Curzon, le laissent un peu trop paraître. On voit dans chacun de leurs tableaux non seulement le mal qu’ils se sont donné, mais encore le temps qu’ils y ont mis. Il est rare que cette peinture si consciencieuse et si savante ne prenne pas les tons gratinés d’un ragoût oublié sur le feu. Voyez le Temple d’Érechthée, de M. de Curzon, et le Ravin de Constantine, de M. Bellet. Voyez aussi la Vallée du Loing, de ce docte et robuste Harpignies.

L’art est tout aussi grand, mais mieux dissimulé, dans des compositions qui semblent s’être faites toutes seules, comme le Retour à la ferme, de M. Léon Flahaut, ou la Récolte des foins, de M. Julien Dupré. M. Flahaut a l’esprit tourné naturellement au grandiose ; les vastes horizons l’attirent ; la profondeur des bois, les ombres flottantes du crépuscule, n’ont pas de mystères pour lui. M. Julien Dupré, qui s’élève à l’horizon de l’art avec tout l’éclat d’un soleil de juin, dessine beaucoup mieux que le commun des paysagistes. Les figures de son tableau n’ont pas seulement la tournure et le mouvement, elles sont exécutées comme il faut, dans la juste mesure que commandent les dimensions de l’ouvrage. J’en dirai presque autant des Haleuses, de M. Jourdain ; mais M. Beauverie, dans sa Cueillette des pois, nous montre des poupées d’un sou qui gâteraient le meilleur paysage.

Le Bras de mer à marée basse et les Landes du Finistère nous font voir sous deux aspects nouveaux le talent simple et varié de M. Demont. M. Vernier, le savant lithographe, qui a mis dix ans à devenir peintre, sort décidément du pair avec ses Dunes de Roscoff et ses Varechs de Concarneau. M. Hanoteau a enlevé d’une main leste et fringante cette maison rustique et ce champ de coquelicots qu’il appelle gaiement Mon Jardin. La Crue de la Corbionne, par M. Lavieille ; les Vieux Saules, de M. Émile Breton ; Inondation en Hollande, de M. Pelouse, ne nous révèlent rien de nouveau sur le talent d’artistes connus et classés en première ligne. En revanche, les chevaux de M. Vuillefroy et les vaches de M. Van Marcke font comme une explosion de talent au milieu de la médiocrité générale de nos peintres d’animaux. M. Van Marcke, on le sait, est le meilleur élève de Troyon. Le voici qui approche de son maître à le toucher.

M. Jeannin, avec son Intérieur de serre, et Mme  Desbordes, avec le Songe de l’eau qui sommeille, dépassent tous nos peintres de fleurs, sauf Philippe Rousseau, le vieux maître de la nature morte. Un jeune inconnu, M. Martin (Henri-Guillaume), étale, sous le titre de Peinture décorative, un admirable fouillis de choses étincelantes. Ce n’est pas le dessin savant et la perfection absolue de Blaise Desgoffe, qui peint comme Racine écrivait ; mais, devant cette grande toile, j’ai senti quelque chose comme l’éblouissement d’une page de Victor Hugo.