Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/09

Libr. des Bibliophiles (p. 122-135).


NEUVIÈME JOURNÉE

Peinture de genre. (Fin.)


MM. BROZIK, ALEXANDRE CABANEL, L.-O. MERSON, VIBERT, G. FERRY, DANTAN, PASINI, BUTIN, AUBLET, CHASE, BEYLE, A. PERRET, BENJAMIN CONSTANT, BERNE-BELLECOUR, FRAPPA, LOUSTAUNEAU, GEOFFROY, BRISPOT. SALZEDO, GŒNEUTTE, L. CARRIER-BELLEUSE, HAQUETTE, BERTIER, Mme  L. ENAULT, H. DUBOIS, BULAND, ISRAËLS, ARTZ, KRAYER, ETC.



U n concitoyen de l’excellente bière de Pilsen, M. Brozik, cultive avec un incontestable talent ce domaine, voisin de la peinture d’histoire, où Paul Delaroche, Horace Vernet, Gérome, Robert-Fleury, Léopold Robert, Delacroix, Jean Gigoux, et M. Ingres lui-même, en ses loisirs, ont fait des chefs-d’œuvre. Il traite l’anecdote en érudit, en homme de goût, en dessinateur expérimenté, en peintre sûr de ses moyens. Le Christophe Colomb à la cour d’Isabelle la Catholique, la Présentation de Pétrarque et de Laure à l’empereur Charles IV, sont des ouvrages de longue haleine, pleins de choses, dignes d’être vus, revus, étudiés de près dans une galerie privée ou publique. Ici nous sommes à cent lieues de la peinture improvisée qui séduit l’œil par la fraîcheur des tons et l’éclat des effets, mais dont on se fatigue vite, car on a bientôt consommé le peu que l’artiste y a mis. J’estime toutefois que les tableaux de M. Brozik seraient meilleurs s’ils étaient moins uniformément achevés, si la perfection des moindres détails n’engendrait une certaine monotonie ; si l’artiste, en un mot, se résignait à sacrifier quelque chose à l’effet général. Qu’il essaye de faire un peu moins bien, je lui réponds qu’il fera mieux.

M. Alexandre Cabanel a traité la Scène des coffrets de Portia avec sa science impeccable et sa dextérité bien connue ; mais ce n’est pas dans une interprétation de Shakspeare qu’il est permis de pousser la distinction jusqu’à la fadeur. M. Luc-Olivier Merson, peintre religieux qui donne volontiers dans le miracle, a traité avec un goût exquis la légende de Saint François d’Assise prêchant aux poissons. L’exécution de cette petite toile est fine et serrée, la couleur y a plus d’accent que dans les grandes compositions du jeune artiste : voici peut-être son meilleur tableau.

M. Vibert a toujours trop d’esprit, et il continue à lécher outre mesure. Rien de plus original que son Atelier le soir, avec ce grand diable de modèle en soudard, éclairé par la lumière électrique ; mais l’excentricité de l’effet passe toute mesure, le disque blanc crève les yeux, et l’effet si savant, si consciencieusement étudié, choque l’œil plus qu’il ne l’attire. La première qualité d’un tableau est de flatter le sens auquel il s’adresse. Dans la Répétition sur un théâtre d’amateurs, les intentions heureuses fourmillent et les jolis détails foisonnent, mais la composition est disloquée, l’œuvre ne se tient pas. Avec beaucoup moins de savoir et d’expérience, un jeune homme, presque un débutant, M. Georges Ferry, montre autant d’esprit et un goût plus sûr. Sa Réunion littéraire sous le premier Empire a le charme d’une évocation discrète et souriante ; on en tirera sans nul doute une des plus jolies gravures de l’an prochain. Le Déjeuner du modèle, par M. Dantan, est moins saisissant, plus fade, plus lavé, que le Repos du modèle. Ses modèles ne sont pas des fétiches qui portent toujours bonheur, et d’ailleurs ce n’est pas dans la jeunesse, à l’âge du « long espoir et des vastes pensées », qu’il faut tirer deux moutures du même sac.

M. Pasini se soutient ; il n’a rien perdu de son talent si vif et si brillant, mais peut-être ne se renouvelle-t-il pas assez. La Halte à la mosquée est un tableau charmant, mais je ne peux l’admirer sans réserve, parce qu’il m’en rappelle plusieurs autres, non moins charmants, que j’ai déjà vus.

Le Départ de M. Butin ne rappelle que de bien loin les Pêcheurs vénitiens de Léopold Robert. Pas plus de mélancolie que sur la main ! Mais une ancre raccommodée par le forgeron du village, de l’eau dans deux barils, un pain, des lignes dans un panier, de la force musculaire, une philosophie chrétienne ou fataliste, mais active et robuste ; en un mot, tout ce qu’il faut pour faire une marée au large et rapporter quelques mannes de poisson. Les braves gens sont très vivants et très vrais, et le paysage où ils se meuvent est beau dans sa simplicité.

M. Aublet s’est amusé à peindre la Salle d’inhalation au mont Dore en homme que les vestales d’Hector Leroux sont venues tirer par les pieds. On se demande à première vue si l’on a devant soi des ombres ou des Romains antiques, et sans la redingote du médecin on hésiterait un moment. Plaisanterie à part, l’œuvre est très joliment enlevée et digne de l’auteur du Lavoir des réservistes.

M. Richter, fidèle au mélodrame et à la lumière artificielle, s’en donne tout son soûl dans une scène d’Othello. Aimez-vous la couleur et le mouvement ? En voilà. Dans un cadre trois fois trop grand, un jeune Américain, M. Chase, s’est donné le plaisir d’étonner les bourgeois de la vieille Europe. Il nous montre ou plutôt il nous cache un Fumeur qui a tant fumé qu’il a fini par enfumer tout le tableau. Ce personnage, qui laisse voir très peu de son visage, est assis sur un vieux fauteuil dont le dossier, en médiocre état, remplit la moitié de la toile. N’importe : cette harmonie tabagique ne manque pas de charme, et l’auteur de cette œuvre étrange n’est pas le premier venu. M. Beyle a fait de grands progrès. Ses Pêcheuses de moules, dont l’une est cette fille du Pollet qui posa autrefois devant M. Vollon, sont deux figures bien campées et largement peintes. Ce qui m’étonne un peu, c’est que, dans un canton de pêche où la moule surabonde au point de masquer les rochers, ces dames aient choisi une place où l’on n’en voit pas. Ajoutons que le tableau, tout bon qu’il est, ne perdrait rien à être réduit de moitié. Il est pourtant infiniment moins disproportionné que le Semeur, de M. Aimé Perret, qui « marche dans la plaine immense » sur un rythme admirable de Victor Hugo. La peinture a le droit de traduire la poésie, mais il faut qu’elle s’inspire de son esprit. Sinon, elle ne fera que la travestir. Il n’y a rien de commun entre le semeur du poète et ce gros boulanger ventru à tête de veau qui ensemence une terre horriblement mal labourée. Et quant à la concierge œdémateuse qui tire la herse au second plan, elle pourra tirer ainsi pendant un mois sur les mottes énormes sans herser un are au total. M. Perret est un exécutant habile, il peint bien ; mais ce n’est pas tout de bien peindre, il faut penser à ce qu’on fait, choisir ses types, composer une action vraisemblable.

Celle que M. Benjamin Constant a mise en scène sous le titre de Passe-temps d’un calife ne doit pas être arrivée souvent, même à Séville, pendant le treizième siècle. Si calife que l’on soit, on ne met pas un tigre aux prises avec des serpents venimeux, comme on regarde deux tourterelles se becqueter, sans prendre aucune précaution pour soi-même. Les rajahs modernes, qui ne haïssent point les combats d’animaux féroces, n’assistent à la tragédie qu’en loge prudemment grillée. Mais, une fois la vraisemblance mise à part, il faut tout louer dans ce tableau, l’arrangement, le choix des types, l’exactitude et la beauté de l’architecture, et surtout la couleur, une couleur de virtuose consommé.

Ce n’est pas la couleur, c’est le mouvement et l’expression, que je goûte surtout dans la peinture militaire de M. Berne-Bellecour. L’Attaque du château de Montbéliard fera chez les Goupil une belle page d’héliogravure et perdra fort peu de chose à la traduction. On fera encore de jolies gravures d’après le Dîner improvisé, de M. Frappa ; Madame la Générale, de M. Loustauneau ; la Petite Classe, de M. Geoffroy, et son Quart d’heure de Rabelais. Les cinq bonshommes que M. Brispot a réunis sur un banc, En province, ne sont pas mal étudiés ; mais le tableau, triste de ton, est trop grand pour une caricature. Le Plaidoyer, de M. Salzedo, renfermé dans de sages limites, montre beaucoup de vie et de chaleur. Dans la Criée, de M. Gœneutte, et la Remise, de M. Carrier-Belleuse, tableaux d’un naturalisme hardi, les curieux mystères des Halles de Paris sont spirituellement saisis et rendus ; M. Louis Carrier-Belleuse a tort d’abuser du noir, mais il se débarbouillera comme M. Haquette, qui commence à peindre plus légèrement. L’Intérieur de la mère Panotte est le meilleur ouvrage du jeune artiste. M. Bertier, un de nos peintres les plus méritants et les moins récompensés, nous montre une bien jolie Mignon à côté d’un excellent portrait de M. C. K., et Mme  Louise Enault, dans ce tableau de la Guirlande dont les fleurs manquent un peu d’éclat, fait preuve d’un vif sentiment de l’élégance honnête et de la beauté chaste. La Romance, de M. Hippolyte Dubois, nous rappelle très agréablement M. Toulmouche, ce peintre de goût délicat et de main presque féminine qui n’expose plus assez souvent.

Un pensionnaire de l’Académie de Rome, M. Buland, expose, avec une Annonciation assez drôlette, une scène de mœurs villageoises mal conçue et piteusement exécutée. On y voit une paysanne pervertie fumer la cigarette, Après deux ans d’absence, au milieu de ses parents ahuris. Si la villa Médicis se mettait à nous envoyer tous les ans beaucoup d’ouvrages de ce caractère, il ne serait pas inutile de la fermer.

Parmi les étrangers que l’Exposition de 1881 a mis en lumière, je ne cite pas M. Israëls qui est en pleine possession de la renommée, comme les deux Stevens, Willems et Alma Tadéma. Il suffit de dire en passant que l’École de couture est un petit bijou de l’école hollandaise. Mais je dois saluer la renommée naissante et le légitime succès de M. Artz. L’Hospice des vieillards nous fait connaître en lui un digne élève d’Israëls. M. Krayer, un Danois qui a passé par l’atelier de Bonnat, déploie une verve enragée et une vigueur presque féroce dans son Chapelier de village. On dirait une scène de l’Inquisition. Enfin un Belge absolument inconnu à Paris, M. Verhaz, nous a prouvé par sa Revue des écoles qu’on peut grouper quelques centaines de portraits dans un véritable tableau, parfait d’ensemble et harmonieux de tout point. M. Verhaz nous apprend aussi qu’on peut mettre beaucoup d’esprit dans une peinture officielle, ce que les Parisiens n’avaient pas encore démontré.