Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/07

Libr. des Bibliophiles (p. 94-107).


SEPTIÈME JOURNÉE

Portraits.



MM. BAUDRY, HÉBERT, BONNAT, CAROLUS DURAN, É. DELAUNAY, JEAN-PAUL LAURENS, MACHARD, ULMANN, CABANEL, ALBERT AUBLET, PONSAN-DEBAT, PAUL DUBOIS, FANTIN LATOUR, JALABERT, YVON, FERRIER, BADIN, G. DUBUFE, DUEZ, ZO, G. COURTOIS, CROCHEPIERRE, VÉLY, BOLDINI, LAUGÉE, SAINTPIERRE, SARGENT, DE PURY, Mlle  FEURGARD, MM. ARCOS, BASSOT, ZIER, Mlle  BRESLAU, M. MANET.



I l n’y a pour ainsi dire pas un peintre d’histoire qui n’ait fait des portraits, bons, médiocres ou mauvais, suivant l’inspiration du moment et la personne du modèle. Nous voyons au contraire des portraitistes de profession, incapables de dessiner une figure nue de grandeur naturelle, réussir à coup sûr dans la spécialité qu’ils ont choisie, et peindre des hommes, des femmes, des enfants avec cette infaillibilité relative du gaufrier qui ne manque jamais une gaufre. Toutefois, si vous m’en croyez, vous ne demanderez jamais un portrait qu’à un peintre d’histoire. Il pourra se tromper, passer à côté de la ressemblance, vieillir ou charger son modèle, faire le désespoir d’une famille assemblée, en un jour de fête, autour de l’œuvre impatiemment attendue et payée cher. N’importe ! vous en aurez toujours pour votre argent ; car vous aurez acquis, à part le mérite insignifiant et passager de la ressemblance, un tableau digne de rester dans une galerie privée ou publique.

Un jour viendra où le portrait du jeune Louis de Montebello prendra sa place au Louvre, parmi les œuvres du plus original et du plus grand peintre de notre époque. En ce temps-là, les savants analystes de l’école de Taine pourront épiloguer tout leur soûl sur l’affinage ou la dégénérescence du sang plébéien dans les familles de parvenus glorieux. Peut-être écrira-t-on des pages éloquentes ou simplement piquantes sur ce charmant et frêle descendant d’un ouvrier teinturier sorti lui-même d’un garçon d’écurie. On dissertera sur Jean Lannes, le héros, le Roland moderne, devenu grand seigneur de l’empire, sur ses enfants et ses petits-enfants, gentlemen accomplis, diplomates, administrateurs, hommes de guerre. On constatera même, qui sait ? une contradiction manifeste entre la fragile apparence de cet aimable enfant aux airs mutins et l’homme très robuste et très sérieux qu’il sera devenu par la suite. Mais tout cela ne sera rien que vaine parole, papotage de critique, poussière d’esprit jetée au vent. L’essentiel est que cette peinture tiendra toujours sa place, et une place incontestée, dans l’œuvre immortelle de Baudry.

Le portrait de Mme  de D… par Hébert ne ressemble probablement que d’assez loin à son aimable et élégant modèle. Je ne croirai jamais, jusqu’à preuve contraire, que notre cher ami, l’ancien directeur de l’Académie de Rome, ait découvert et exploité tout seul, dans la société française où M. Zola travaille si activement du groin, tout un filon de beautés rêveuses, pâles et consumées par une flamme intérieure. Mais les femmes du monde qui assiègent l’atelier d’Hébert savent à quoi elles s’exposent ; elles ont pris leur parti, comme le peintre lui-même ; elles comprennent que dans son atelier on contracte une maladie qui fait vivre un portrait longtemps.

Bonnat, ce grand maître espagnol qui fourrage à travers Paris, n’a jamais flatté ses modèles. Il a la brosse dure ; on s’imagine par moments qu’il cueille son blaireau sur l’échine d’un porc-épic. Cependant vous voyez de jeunes et brillantes comtesses, comme Mme  de P…, se présenter en victimes résignées à ce bourreau des ris et des grâces. Elles savent, les belles infortunées, qu’il faudra laisser les trois quarts de leur gentillesse mignonne à la porte de l’atelier ; qu’elles se vouent au noir et au blanc ; qu’on leur accordera tout au plus, par faveur, un ruban bleu dans les cheveux ; qu’elles seront traitées approximativement comme le père Léon Cogniet, cet octogénaire nerveux et pétillant, mais blanc sur noir, sans autre couleur, sauf la rosette et la palette. Elles vont pourtant à Bonnat, car ce n’est pas, elles le savent, un médiocre honneur de faire à soi seule un tableau et de marcher vers la postérité dans la puissance et dans la gloire.

Carolus Duran a des griffes qui rentrent, comme celles des plus terribles félins, devant les femmes et les enfants. Il saisit la beauté la plus fragile et la plus tendre par un geste de tigre amoureux, quelquefois même paternel. Les gens du monde qui sont gens de goût par surcroît assiègent son atelier parce qu’il a le don de peindre beau ; parce que les tons frais, blonds, nacrés ou dorés fleurissent spontanément sur sa palette. Mais il possède bien autre chose que le charme, ce déjeuner de soleil, et la plupart de ses modèles obéissent, sans le savoir, à une impulsion supérieure, à un sentiment plus élevé. Ce diable d’homme s’impose autant qu’il flatte et qu’il séduit. Dans le large portrait de Mme  X…, dans cette délicieuse étude d’Enfant vénitien, les plus inconscients des amateurs subissent l’autorité d’un vrai peintre d’histoire.

Peintre d’histoire aussi, notre Élie Delaunay, dans ce splendide portrait de Mlle  G… qui semble décroché nuitamment à l’Accademia reale de Venise. Voilà une occasion où le critique tire son chapeau à la ressemblance d’un modèle inconnu, mais superbe et magnifiquement accoutré ! Vous êtes jeune, Mademoiselle, vous êtes belle et vous avez grand air ; votre couturière, une artiste, vous a supérieurement habillée. Mais les toilettes s’usent, la jeunesse passe, la beauté s’évanouit comme un songe. Ce qui ne vous trahira jamais, le plus clair de votre bagage, c’est ce passeport à destination de l’immortalité. Et que dire du portrait de Régnier, l’honnête homme, le savant homme, l’homme d’esprit, de conscience et de travail, le comédien, l’écrivain, le professeur, l’ami sûr, le père de famille exemplaire, enfin, pour tout résumer en deux mots, le maître homme ? Tout est là, le cœur, le talent, la quiétude d’une vie sans tache, l’auréole de la sympathie et de l’estime universelles, avec un peu trop de bleu dans la sauce, ce qui pourrait se corriger.

Et voyez comme on a raison d’appeler le peintre d’histoire lorsqu’on est en mal de portrait ! Jean-Paul Laurens, un artiste di primo cartello, s’est trompé gravement au préjudice de Mme  la comtesse R… La tête, ressemblante ou non, est un morceau à recommencer ; elle ne se tient pas, elle n’est pas ensemble. Mais quel admirable morceau de nature morte que la robe de velours gris ! Et le saint Michel de bronze ou d’argent doré, quelle étude ! Blaise Desgoffe n’a jamais fait mieux.

Parmi les portraits qui sont des tableaux, je citerai encore la princesse A. Troubetzkoï, par M. Machard ; une vieille dame en noir, très simple, très digne et très gracieuse, par Giacomotti ; le petit portrait de Mme  E. U…, par M. Ulmann, et surtout la jeune fille au gant, Mlle  E. M…, qui comptera, si je ne me trompe, parmi les ouvrages les plus purs, les plus distingués et les plus accomplis de M. Cabanel. C’est une symphonie en blanc majeur (comme dirait notre maître et notre ami Théophile Gautier), exécutée par un virtuose émérite. M. Albert Aublet, un jeune homme qui montera plus haut que le mont Dore, a fait aussi la gageure de peindre une fillette, Mlle  G. A…, toute blanche, en blanc, dans le blanc ; et il a gagné la partie.

M. Ponsan-Debat, peintre d’histoire bien classé depuis six ou sept ans, a peint avec beaucoup d’éclat et d’ampleur Mme  Constans dans un portrait d’apparat, et avec beaucoup d’esprit et de naturel M. Camescasse en redingote, le lorgnon à la main, physionomie sympathique, cordiale, et nullement officielle. On voit d’ici que l’artiste a deux cordes à son arc.

M. Paul Dubois, le grand statuaire, qui s’est fait une réputation légitime dans l’art du portrait, n’a peut-être jamais exposé deux œuvres mieux venues et plus achevées que cette jeune fille en rouge, poudrée par un caprice de la nature dans l’épanouissement de sa vingtième année. C’est une bien belle œuvre aussi que le portrait de M. X…, un jeune homme de bonne mine, habillé par le tailleur à la mode et élégant de la tête aux pieds. Je ne crois pas que les originaux de ces excellentes peintures ni leurs familles puissent regretter quelque chose ou même rêver mieux. L’industrie de Niepce et de Daguerre, si elle réussit jamais à rendre les couleurs comme elle saisit aujourd’hui les formes, ne produira rien de plus agréable ni de plus vrai. Ce qui manque un peu, selon moi, à ces ouvrages irréprochables, c’est la marque de l’ouvrier, ce je ne sais quoi de personnel qui fera dire dans cent ans : Voilà deux portraits de Paul Dubois. Le talent est ici incontestable, admirable si l’on veut, mais un peu trop impersonnel.

On n’adressera pas le même reproche au portrait de la belle Mlle  C. C…, par M. Fantin Latour. Ici, la jeunesse et l’éclat du modèle sont un peu sacrifiés au parti pris d’un peintre savant et consciencieux qui voit la plus riche nature en gris. M. Jalabert, lui, dispose d’une palette variée. Il traite sérieusement la haute taille, le visage énergique et la belle barbe grisonnante de M. R…, et il caresse avec la tendresse d’un vieil ami le bon petit museau, tendre et frais, de Blanche Gérome.

M. Yvon, qui a eu son heure de célébrité, expose, comme d’ordinaire, deux portraits un peu trop lâchés, mais vifs et brillants. Aujourd’hui, c’est le docteur Fauvel, la providence des ténors pris à la gorge, et l’excellent M. Bertin, sous-directeur de l’École normale. M. Gabriel Ferrier a un peu desséché et refroidi la tête intelligente et sympathique du maître émailleur Claudius Popelin. M. Jules Badin a doté sa jolie fillette d’un portrait qu’elle fera bien de garder soigneusement, comme la prunelle de ses beaux yeux. Je regrette que M. Guillaume Dubufe, fils et petit-fils de portraitistes renommés, ait cristallisé dans une peinture sèche et triste trois enfants dont les deux aînés ont un peu l’air de filles en travesti. L’artiste a gardé pour lui la jeunesse et la bonne humeur dont il est largement doué ; c’est dommage. M. Duez a fait souvent et fera souvent mieux que son portrait de M. de Neuville. M. Zo a inutilement amaigri et matagrobolisé la figure si fine et si sympathique de M. de Freycinet ; nous ne le savons pas si malade, cet aimable homme et ce ministre qui reviendra. M. Gustave Courtois sort du pair en exposant un excellent portrait de fillette.

Un jeune homme à peu près inconnu, M. Crochepierre (notez ce nom pour l’an prochain), nous apporte de Villeneuve-sur-Lot, pays sans école, deux portraits curieux, qui participent un peu du grand Holbein et beaucoup du méticuleux Denner. On dit que l’artiste a vingt ans : il ira loin, s’il prend le bon parti et s’il sait rester dans le vrai sans tomber dans la minutie. M. Vély est toujours le fin coloriste à qui nous avons décerné une médaille de 2e classe l’an passé ; mais il a tort de loger les yeux de ses modèles dans un noir qui fait trou. La comtesse de M. Boldini est vraiment élégante ; mais le comble de l’élégance serait d’avoir des ombres un peu plus propres : les jolies femmes de notre temps ne font pas leur toilette dans la boutique du charbonnier. Je dois citer avec éloge la tête de notre cher maître Henri Martin par M. Laugée, les deux portraits de M. Saintpierre, les enfants de mon ami Pailleron, esquissés vivement, mais seulement esquissés, et assez mal mis en toile par M. Sargent ; le maître d’armes italien, portrait moderne antidaté par M. de Pury ; une curieuse pochade de Mlle  Feurgard, la jeune dame en velours noir de M. Arcos, le jeune homme de M. Bassot, et le beau vieillard de M. Zier. Avec la meilleure volonté du monde, je ne saurais donner qu’un certificat de laideur et de vulgarité aux deux amies que Mlle  Breslau nous présente dans un affreux barbouillage, et que le jury a cru devoir honorer d’une mention. Quant aux deux toiles de M. Manet, le public en a fait justice. Nous qui nous sommes imposé la tâche ingrate de réagir contre les engouements de l’ignorance et les bravades de la camaraderie, nous estimons que les juges élus par le suffrage universel ont invalidé tous leurs choix et cassé toutes leurs sentences en décernant la seconde médaille aux pires productions d’un artiste qui n’a pas toujours été si mauvais. C’est une mauvaise action que cette récompense scandaleuse dont trois hommes de talent sur dix-sept juges ont endossé la responsabilité. Vous n’avez pas le droit, Messieurs, de laisser croire aux rapins inexpérimentés que l’on peut obtenir des médailles et prendre rang parmi les artistes de premier ordre sans apprendre ni la composition, ni le dessin, ni la couleur, et sans produire rien qui vaille.