Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/06

Libr. des Bibliophiles (p. 78-91).


SIXIÈME JOURNÉE

Peinture d’histoire et Peinture décorative. (Fin.)



MM. BOUGUEREAU, JULES LEFEBVRE, ÉMILE LÉVY, HECTOR LEROUX, LEHOUX, JAMES BERTRAND, MAIGNAN, FEYEN-PERRIN, BROUILLET, HENNER, GASTON RENAULT, NONCLERCQ, LESREL, LÉON GLAIZE, Mlle RIGNOT-DUBAUX, Mme DEMONT-BRETON, M. LŒWE.



M onsieur Bouguereau, qui est un des artistes les plus habiles, les plus savants et les mieux cotés de notre temps, fait le nu et la draperie avec autant de conscience que de dextérité. Laborieux comme pas un, il se lève et se couche avec le soleil. L’art païen remplit ses matinées ; il consacre volontiers l’après-midi à des œuvres chrétiennes, tableaux d’église ou plutôt d’oratoire, qui ne sont déplacés dans aucun château. S’il se trompait par impossible et s’il introduisait une de ses figures mythologiques dans un sujet de dévotion, personne ne s’apercevrait de l’erreur et il n’y aurait point de scandale, car les nus de cet honnête et sage producteur sont aussi décents que ses draperies. Ses faunes et ses anges ont été élevés dans le même couvent, nourris du même pain et du même lait ; ils répandent le même parfum de religiosité douce ; ils sont tous également bien, et je comprends le succès qu’ils obtiennent indistinctement dans le monde des riches anglo-saxons, des agents de change, des notaires et autres gens de bien.

La Vierge aux Anges nous représente un concert soporifique donné par trois musiciens célestes à la Madone et à son fils. L’orchestre se compose d’un violon, d’une cithare et d’un orgue réduit, pour la commodité de la chose, à la mesure d’un accordéon. La mère et l’enfant dorment à qui mieux mieux sous un chêne vert. Les cinq figures qui remplissent la toile sont bien groupées, bien dessinées, bien peintes. Ce tableau est un des meilleurs de M. Bouguereau ; il n’y manque pas une des qualités qui s’acquièrent à bonne école. Le génie est absent, mais le talent incontestable. L’œuvre est digne d’un homme qui fut autrefois, chez Picot, le type des bons élèves, et qui est aujourd’hui, dans son atelier, le modèle des professeurs. Pourquoi cette figure de l’Aurore me fait-elle penser à une petite toile du pauvre Hamon ? Je n’en ai pas la gravure devant les yeux, mais je conserve au fond du cerveau l’image d’une adorable poupée rose qui perchait sur une feuille de chou et buvait dans la corolle d’un liseron une goutte de rosée. Hélas ! oui, ce n’était qu’une poupée, comme toutes les figures d’Hamon ; mais qu’elle était fraîche et jolie ! Il me semble d’ici qu’elle logeait plus de poésie dans son petit doigt que cette grande pensionnaire en tête-à-tête avec un arum singulièrement allongé.

L’Ondine de M. Jules Lefebvre est blanche de la blancheur anémique des rousses ; ses cheveux ont un air de perruque, ses yeux font deux trous dans la toile, ses bras sont un peu maigres et le peu qu’on voit du mollet me fait craindre qu’elle n’ait des jambes de coq. Mais ce corps est vraiment jeune, et quel joli reflet montré sur tout le côté droit ! La Fiammetta de Boccace est un aimable souvenir des muses florentines. M. Jules Lefebvre se trompe quelquefois, souvent même, et ce n’est jamais à demi. Faut-il vous l’avouer ? je suis avec plus d’intérêt les artistes inégaux que les impeccables.

M. Émile Lévy est un de ceux qui ne se recopient jamais. Depuis bien des années il cherche sa voie à droite, à gauche, comme un jeune homme, avec des fortunes inégales, des alternatives de vif succès et d’expériences manquées. La Jeune Mère allaitant son enfant est l’essai d’une manière nouvelle, le spécimen d’un art plus ample, d’un modelé plus large que d’habitude et d’une coloration volontairement effacée. L’œuvre est bien venue, elle fait grand effet dans sa simplicité magistrale. Peut-être cependant l’artiste eût-il bien fait de l’accentuer un peu plus. Je crois aussi que, dans un temps où la nature morte tient le haut du pavé, la robe demandait une exécution plus précise : on est moderne ou on ne l’est pas ; il faut choisir.

M. Hector Leroux, qui est antique de parti pris, et non seulement antique, mais funèbre et tant soit peu nocturne, nous conte dans un style trop connu un épisode du drame d’Herculanum. Un groupe de vestales… pardon ! de Romaines fugitives, se pâme dans la campagne en face de l’éruption. Je n’ai jamais vu les volcans dans l’exercice de leur brutalité, mais j’imagine, et j’affirmerais volontiers, que le Vésuve et l’Etna sont de grands coloristes. Une colonne de gaz enflammés, de projectiles détonants et de laves incandescentes doit répandre sur le pays une véritable inondation de reflets brillants et divers. M. Hector Leroux n’en croit rien ; son siège est fait, il a pris l’habitude de tout voir en blanc, même les éruptions ; ses bonnes dames en pâmoison resteront blanches sous les feux du volcan, comme des Larves ou des Lémures.

M. Lehoux, qui fut, si j’ai bonne mémoire, la première victime du prix du Salon, expose deux grandes machines laborieuses et bizarres comme on doit en rêver dans les déserts arides ou dans les prisons cellulaires.

Ni son Mars ni son Précurseur n’ont l’air d’avoir été peints de nos jours, dans un atelier de Paris. Le dieu de la guerre est presque comique avec sa physionomie de piqueur, son cheval-fantôme, son cortège de loups et de corbeaux. Le saint Jean-Baptiste l’est tout à fait avec sa face de carême, sa chevelure et sa barbe d’astrakan rouge et le nimbe, qu’on prendrait, à première vue, pour un cerceau. Voilà bien du savoir et même du talent dépensé en pure perte, car M. Lehoux en sait plus long sur le dessin de la figure humaine que la plupart des peintres à la mode ; il y a d’excellents morceaux d’académie dans ces tableaux manqués. Le livret nous apprend que M. Lehoux est élève de M. Cabanel ; il a donc un professeur homme de bon conseil, il a des camarades. Pourquoi ne demande-t-il pas un avis ? Que ne raconte-t-il ses tableaux avant de les peindre ? Il n’y a ni effort ni mérite d’exécution qui puissent sauver un ouvrage dont la donnée première est fausse ou absurde.

Je n’ai jamais très bien compris pourquoi, dans le joli petit tableau de M. James Bertrand, c’est l’Amour qui entraîne la Nuit sur la terre. Il eût été au moins aussi logique de nous montrer la Nuit entraînant l’Amour. Mais, sans chercher la quintessence, on peut louer le mouvement et l’élégance des deux figures aériennes. L’Amour est un peu trop parisien, et une de ses mains fait comme une aile de chauve-souris sous la draperie noire. Quant à la figurine de la Nuit, elle serait fort bien sans ce ventre emprunté à un modèle fécond et fatigué.

La Matelda de M. Maignan est élégante et jolie au milieu des fleurs, mais l’artiste n’avait pas besoin de lui sacrifier Dante et Virgile. À quoi bon travestir le grand Gibelin en vieille femme, et pourquoi remplacer le plus beau des poètes romains par une statue d’argile crue et mal modelée ? M. Feyen-Perrin a fait de bons portraits et de jolis tableaux de genre ; son Astarté, inélégante et surchargée de cheveux, nous porte à croire, jusqu’à preuve contraire, que la peinture d’histoire n’est pas son fait. Tableau mal composé : un rocher inutile et gênant ; on passerait par là-dessus si Vénus faisait son devoir, qui est d’être belle. La fo-orme ! dit Brid’oison ; la fo-orme !

Dans la Violation du tombeau de l’évêque d’Urgel, M. Brouillet a dessiné deux bons torses d’homme au milieu d’une composition dramatique dans le goût de Jean-Paul Laurens.

Laurens lui-même expose une petite scène d’Inquisition, l’Interrogatoire, où la violence savamment contenue parle à l’esprit plutôt qu’aux nerfs, tandis que M. François Laugée donne la Question à un malheureux Flamand avec une férocité espagnole.

M. Henner a mis une certaine coquetterie à nous montrer deux faces de son talent. La Source et le Saint Jérôme, que le livret de nos artistes émancipés appelle saint Gérôme, sont deux toiles de valeur égale qui n’ont rien de commun et ne se ressemblent que par la couleur. Peut-être même un critique sévère pourrait-il remarquer, à ce propos, que l’artiste est trop fidèle à son parti pris de chair blanche légèrement teintée de jaune.

Une figure allégorique très féminine, très jeune, baignée dans la fraîcheur intarissable des sources et fleurie pour ainsi dire à l’ombre des grands bois, n’aura jamais la même peau qu’un vieil ascète octogénaire torréfié par le soleil dans les sables du désert. Mais on pardonne tout à ceux qu’on aime, et nous aimons Henner avec ses jaunes d’ambre opalin, ses paysages indiqués d’un coup de brosse, ses extrémités dessinées avec une largeur qui laisse le champ libre à l’imagination des regardants.

Quoiqu’il ne donne pas souvent tout ce qui est en lui, on se contente de ce qu’il donne, parce qu’il ne donne rien que de bon.

C’est égal, je voudrais qu’il revînt quelquefois à ce rose si vivant et si frais dont il nous a donné un simple échantillon dans une tête de jeune fille endormie.

Daphnis et Chloé nous apparaissent sous un aspect diantrement moderne dans le tableau de M. Gaston Renault ; le berger semble même un tantinet faubourien ; mais les deux figures sont jeunes, elles baignent bien dans l’air et se meuvent au milieu d’un joli paysage.

Rien de plus morose, au contraire, que l’Atala de M. Nonclercq, avec son désolé Chactas et l’inévitable père Aubry. Pourquoi réveiller ces gens-là, qui reposent sur le rayon le plus poudreux des bibliothèques désertes ?

Littérature démodée, sentimentalité ridicule, art froid et faux qui cherche en vain une apparence de nouveauté dans la ligne brillante du fond, petit effet de paysage impressionniste.

La Bacchante de M. Lesrel est un peu uniforme de ton et maigrelette par-ci par-là, mais d’un dessin charmant ; elle a le modelé sautillant et gai des personnes de sa race, faunes, satyres, Ægipans.

Le Réveil, de M. Léon Glaize, avec moins d’originalité, est une aimable figure ; Mlle Rignot-Dubaux a peint une jolie académie de fillette gardée par un épagneul.

Si M. Jules Breton se contente de déposer sa carte au Salon sous les traits d’une Femme de l’Artois belle et poétique, c’est que le noble artiste est un excellent père. Il s’efface devant la gloire naissante de sa fille et son élève, Mme Virginie Demont. L’an dernier, cette jeune femme exposait deux jolies études de bébés, dans le genre de ce petit bonhomme qui souffle une chandelle de pis-en lit.

Celui-ci même est d’aspect un peu maladroit et de forme assez tourmentée. Mais la Pêcheuse et ses deux enfants, trois figures de grandeur naturelle, forment un vrai groupe, solide et bien équilibré. La tête de femme est d’un beau caractère, les bambins sont charmants, surtout le plus petit, qu’on voit de dos. Ajoutez, s’il vous plaît, que le ciel, l’eau, le sable, en un mot tout le milieu ambiant, est bien vu et bien peint. Mme Demont-Breton a fait un fier chemin dans son année.

J’ai gardé pour la bonne bouche une œuvre de saveur étrange et délicate, la Pythonisse, de M. Lœwe. Cette figure n’est pas la plus irréprochable du Salon, mais elle en est peut-être la plus originale. Nue sur le trépied sacré, enivrée par quelque breuvage ou quelque inhalation mystique, elle est en proie à l’hallucination et regarde attentivement des choses invisibles. Tout cela est conçu, pensé, voulu. Et les formes sont élégantes dans une nature saine et forte. Et la couleur, si arbitraire et si artificielle qu’elle paraisse, ce gris tendre avivé par quelques tons nacrés, forme une harmonie pénétrante. M’est avis que l’auteur de cette belle toile a droit aux encouragements de l’État, d’autant plus que ses confrères, occupés à frapper une médaille pour M. Manet, n’ont pas même gratifié M. Lœwe d’une mention honorable.