Le Crime d’Orcival/Chapitre 7

E. Dentu (p. 71-90).


VII


Le juge d’instruction, le père Plantat et le docteur échangèrent un regard plein d’anxiété.

Quel malheur frappait M. Courtois, cet homme si parfaitement estimable et si excellent en dépit de ses défauts ? Était-ce donc décidément une journée maudite !

— Si La Ripaille s’en est tenu aux allusions, dit M. Lecoq, j’ai entendu raconter, moi qui ne suis ici que depuis quelques heures, deux histoires très-circonstanciées. Il paraît que cette demoiselle Laurence…

Le père Plantat interrompit brusquement l’agent de la sûreté.

— Calomnies, s’écria-t-il, calomnies odieuses ! Le petit monde qui jalouse les riches ne se gêne pas pour les déchirer à belles dents, faute de mieux. L’ignorez-vous donc ? Est-ce qu’il n’en a pas toujours été ainsi ! Le bourgeois, dans les petites villes surtout, vit, sans s’en douter, comme dans une cage de verre. Nuit et jour les yeux de lynx de l’envie braqués sur lui l’observent, l’épient, surprennent celles de ses démarches qu’il croit les plus secrètes pour s’en armer contre lui. Il va, content et fier, ses affaires prospèrent, il a l’estime et l’amitié de ceux de sa condition, et pendant ce temps, il est vilipendé dans les classes inférieures, traîné dans la boue, sali par les plus injurieuses suppositions. Est-ce que l’envie respecte quelque chose !

— Si Mlle  Laurence a été calomniée, fit en souriant le docteur Gendron, au moins a-t-elle trouvé un bon avocat pour défendre sa cause.

Le vieux juge de paix, l’homme de bronze, comme dit M. Courtois, rougit imperceptiblement, un peu embarrassé de sa vivacité.

— Il est des causes, reprit-il doucement, qui se défendent seules. Mlle  Courtois est une de ces jeunes filles qui ont droit à tous les respects. Mais il est de ces abominations qu’aucune législation ne saurait atteindre, et qui me révoltent. Il faut songer, messieurs, que notre réputation, l’honneur de nos femmes et de nos filles, sont à la merci du premier gredin doué d’assez d’imaginative pour inventer une abomination. On ne le croira peut-être pas, peu importe, on répétera sa calomnie, on la propagera. Qu’y faire ? Pouvons-nous savoir ce qui se dit contre nous, en bas, dans l’ombre ; le saurons-nous jamais ?

— Eh ! répliqua le docteur Gendron, que nous importe ? Il n’est pour moi qu’une voix respectable, celle de la conscience. Quant à ce qu’on appelle l’opinion publique, comme c’est en réalité la somme des opinions particulières de milliers d’imbéciles et de méchants, je m’en moque comme de l’an quarante.

La discussion se serait peut-être prolongée, sans le juge d’instruction qui, ayant tiré sa montre, fit un geste de dépit.

— Nous causons, dit-il, nous parlons et l’heure marche. Il faut nous hâter. Partageons-nous, au moins, la besogne qui reste.

Le ton impérieux de M. Domini glaça sur les lèvres de M. Lecoq quelques réflexions dont il attendait le placement.

Il fut alors convenu que, pendant que le docteur Gendron procéderait à l’autopsie, le juge d’instruction rédigerait son projet de rapport.

Le père Plantat restait chargé de surveiller la suite des investigations de l’homme de la préfecture de police.

Dès que l’agent de la sûreté se trouva seul avec le vieux juge de paix.

— Enfin, dit-il, en respirant longuement, comme s’il eût été soulagé d’une lourde oppression, enfin, nous allons pouvoir marcher maintenant.

Et comme le père Plantat souriait un peu, il goba un carré de pâte et ajouta :

— Arriver quand une instruction est commencée, est déplorable, monsieur le juge de paix, tout à fait déplorable. Les gens qui vous ont précédé ont eu le temps de se faire un système, et si vous ne l’adoptez pas d’emblée, c’est le diable !

On entendit dans l’escalier la voix de M. Domini appelant son greffier qui, arrivé un peu après lui, était resté au rez-de-chaussée.

— Tenez, monsieur, ajouta l’agent, voici monsieur le juge d’instruction qui se croit en face d’une affaire toute simple, tandis que moi, moi M. Lecoq, l’égal au moins de ce drôle de Gévrol, moi, l’élève chéri du père Tabaret, — il ôta respectueusement son chapeau, — je n’y vois pas encore clair.

Il s’arrêta, récapitulant, sans doute, le résultat de ses perquisitions et reprit :

— Non, vrai, je suis dérouté, je m’y perds presque. Je devine bien sous tout ceci quelque chose, mais quoi ? quoi ?

La figure du père Plantat restait calme, mais son œil étincelait.

— Peut-être avez-vous raison, approuva-t-il d’un air détaché, peut-être en effet y a-t-il quelque chose.

L’agent de la sûreté le regarda, il ne bougea pas. Il continuait à offrir la physionomie la plus indifférente du monde, tout en relevant quelques notes sur son carnet.

Il y eut un assez long silence, et M. Lecoq en profita pour confier au portrait les réflexions qui lui battaient la cervelle.

— Vois-tu bien, chère mignonne, disait-il, ce digne monsieur m’a l’air d’un vieux finaud dont il faut surveiller attentivement les faits et gestes. Il ne partage pas, il s’en faut, les opinions du juge d’instruction, il a une idée qu’il n’ose nous dire et nous la trouverons. Il est malin, ce juge de paix de campagne. Du premier coup il nous a devinés, malgré nos jolis cheveux blonds. Tant qu’il a pu croire que, nous égarant, nous prendrions les brisées de M. Domini, il nous a suivis, nous appuyant, nous montrant la voie. Maintenant qu’il sent que nous tenons la piste, il se croise les bras, il se retire. Il veut nous laisser l’honneur de la découverte. Pourquoi ? Il est d’ici, a-t-il peur de se faire des ennemis ? Non. C’est un de ces hommes qui ne craignent pas grand’chose. Quoi donc ? Il recule devant sa pensée. Il a trouvé quelque chose de si surprenant qu’il n’ose s’expliquer.

Une subite réflexion changea le cours des confidences de M. Lecoq.

— Mille diables ! pensait-il, et si je me trompais ! si ce bonhomme n’était pas fin du tout ! s’il n’avait rien découvert, s’il n’obéissait qu’à des inspirations du hasard ? On a vu des choses plus surprenantes. J’en ai tant connu, de ces gens, dont les yeux sont comme les pitres des baraques, ils annoncent qu’à l’intérieur on contemple des merveilles ; on entre et on ne voit rien, on est volé. Mais moi — il eut un sourire — je vais bien savoir à quoi m’en tenir.

Et prenant l’air le plus niais de son répertoire :

— Ce qui reste à faire, monsieur le juge de paix, dit-il tout haut, est, en y réfléchissant bien, assez peu de chose. On tient les deux principaux coupables, en définitive, et quand ils se décideront à parler, ce qui arrivera tôt ou tard, si monsieur le juge d’instruction le veut, on saura tout.

Un seau d’eau glacée tombant sur la tête du père Plantat ne l’eût pas plus surpris, ne l’eût pas surtout surpris plus désagréablement.

— Comment, balbutia-t-il d’un air absolument abasourdi, c’est vous, monsieur l’agent de sûreté, un homme habile, expérimenté qui…

Ravi de la réussite de sa ruse, M. Lecoq ne put tenir son sérieux, et le père Plantat, qui s’aperçut qu’il était tombé dans un piège, se prit à rire franchement.

Entre ces deux hommes savants dans la science de la vie, d’un esprit également subtil et délié, pas un mot, d’ailleurs, ne fut échangé.

Ils s’entendaient, ils se comprenaient.

— Toi, mon bonhomme, se disait l’agent de la sûreté, tu as quelque chose dans ton sac, seulement c’est si énorme, si monstrueux, que tu ne l’exhiberais pas pour un boulet de canon. Tu veux qu’on te force la main ? On te la forcera.

— Il est futé, pensait le père Plantat, il sait que j’ai une idée, il la cherchera et certainement il la trouvera.

M. Lecoq avait remis dans sa poche la bonbonnière à portrait ainsi qu’il fait, quand il travaille sérieusement. Son amour-propre d’élève du père Tabaret était émoustillé. Il jouait une partie et il est joueur.

— Donc, s’écria-t-il, à cheval et rendez la main. On a, dit le procès-verbal de monsieur le maire d’Orcival, trouvé l’instrument avec lequel on a tout brisé ici.

— Nous avons retrouvé, répondit le père Plantat, dans une chambre du second étage, donnant sur le jardin, une hache, par terre, devant un meuble attaqué légèrement, mais non ouvert ; j’ai empêché qu’on y touchât.

— Et bien vous avez fait, monsieur. Est-elle lourde, cette hache ?

— Elle doit bien peser un kilo.

— C’est parfait, montons la voir.

Ils montèrent, et M. Lecoq aussitôt, oubliant son rôle de mercier soigneux de ses vêtements, se coucha à plat ventre, étudiant alternativement, et la hache, une arme terrible, pesante, emmanchée de frêne, et le parquet luisant et bien ciré.

— Je suppose, moi, observa le juge de paix, que les malfaiteurs ont monté cette hache et ont attaqué ce meuble dans le seul but d’éparpiller les suppositions de l’enquête, pour compliquer le problème. Cette arme n’était certes pas nécessaire pour enfoncer cette armoire qui ne tient à rien, que je briserais avec mon poing. Ils ont donné un coup, un seul, et posé la hache tranquillement.

L’agent de la sûreté s’était relevé et s’époussetait :

— Je crois, monsieur, dit-il, que vous vous trompez. Cette hache n’a pas été posée tranquillement à terre, elle a été jetée avec une violence qui décèle un grand effroi ou une vive colère. Tenez, voyez ici, sur le parquet, ces trois marques qui se suivent. Lorsque le malfaiteur a lancé la hache, elle est tombée d’abord sur le tranchant, de là cette entaille ; puis elle est retombée sur le côté, et l’envers qui est un marteau a laissé cette trace, tenez, ici, sous mon doigt ; enfin, elle était lancée avec tant de vigueur, qu’elle a fait un tour sur elle-même et qu’elle est venue de nouveau entailler le parquet, là, à l’endroit où elle est maintenant.

— C’est juste, murmurait le père Plantat, c’est très-juste !…

Et les observations de l’agent dérangeant sans doute son système, il ajoutait d’un air contrarié :

— Je n’y comprends rien, rien du tout.

M. Lecoq poursuivait ses observations.

— Les fenêtres qui sont maintenant ouvertes, demanda-t-il, l’étaient-elles ce matin, lors des premières perquisitions.

— Oui.

— Alors, c’est bien cela. Les assassins ont entendu un bruit quelconque dans le jardin, et ils sont allés regarder. Qu’ont-ils vu ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que ce qu’ils ont vu les a épouvantés, qu’ils ont jeté la hache précipitamment et se sont enfuis. Examinez la position des entailles — faites en biais naturellement, — et vous verrez que la hache a été lancée par une personne qui se tenait, non pas près du meuble, mais près de la fenêtre ouverte.

À son tour, le père Plantat s’agenouilla, regardant avec une attention extrême. L’agent disait vrai. Il se redressa un peu interdit, et après un moment de méditation :

— Cette circonstance me gêne un peu, dit-il ; cependant, à la rigueur…

Il s’arrêta, immobile, songeur, une de ses mains appuyée sur son front.

— Tout peut encore s’expliquer, murmura-t-il, ajustant mentalement les diverses pièces de son système, et en ce cas l’heure indiquée par la pendule serait la vraie.

M. Lecoq ne songeait pas à interroger le vieux juge de paix. D’abord il savait bien qu’il ne répondrait pas, puis sa vanité était engagée. Comment, lui, il ne devinerait pas une énigme déchiffrée par un autre ?

— Moi aussi, fit-il, monologuant à haute et intelligible voix, cette circonstance de la hache me dérange. Je supposais que les brigands avaient opéré à loisir, et pas du tout, je découvre qu’ils ont été surpris, qu’on les a troublés, qu’ils ont eu peur.

Le père Plantat était tout oreilles.

— Il est vrai, poursuivit lentement M. Lecoq, que nous devons diviser les indices en deux catégories. Il y a les indices laissés à dessein pour nous tromper, le lit défait, par exemple ; puis les indices involontaires, soit les entailles de cette hache. Mais ici, j’hésite. L’indication de la hache est-elle vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Je me croyais sûr du caractère des assassins et alors l’enquête allait de soi, tandis que maintenant…

Il s’interrompit. Les plis de son front, la contraction de sa bouche, trahissaient l’effort de sa pensée.

— Tandis que maintenant ?… interrogea le père Plantat.

M. Lecoq, à cette question, eut l’air étonné d’un homme qu’on éveille.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, je m’oubliais. C’est une habitude déplorable que j’ai comme cela de réfléchir et de chercher tout haut. Voilà pourquoi je m’obstine presque toujours à opérer seul. Mes incertitudes, mes hésitations, la vacillation de mes soupçons me feraient perdre, si on les entendait, mon prestige de policier-devin, d’agent pour lequel il n’est pas de mystère.

Le vieux juge de paix avait un sourire d’indulgence.

— D’ordinaire, poursuivit l’homme de la préfecture, je n’ouvre la bouche que lorsque mon siége est fait, et alors d’un ton péremptoire je rends mes oracles, je dis : c’est ceci ou c’est cela. Mais aujourd’hui j’agis, sans trop me contraindre, devant un homme qui sait qu’on ne résout pas du premier coup un problème aussi compliqué que me semble être celui-ci. Je laisse voir sans vergogne mes tâtonnements. On ne parvient pas à la vérité d’un bond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués grâce à une série d’inductions et de déductions qui s’enchaînent. Eh bien, en ce moment, ma logique est en défaut.

— Comment cela ? demanda le père Plantat.

— Oh ! c’est fort simple, monsieur le juge de paix. Je croyais avoir pénétré les assassins, les savoir par cœur, ce qui est capital au début, et je ne reconnais plus les adversaires imaginés. Sont-ils idiots, sont-ils extrêmement fins ? J’en suis à me le demander. La ruse du lit et de la pendule m’avait, à ce que je supposais, exactement donné la mesure et la portée de leur intelligence et de leurs inventions. Déduisant du connu à l’inconnu, j’arrivais par une suite de conséquences très-simples à tirer, à prévoir tout ce qu’ils avaient pu imaginer pour détourner notre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis, je n’avais, pour tomber juste, qu’à prendre le contrepied des apparences. Je me disais :

On a retrouvé une hache au deuxième étage, donc les assassins l’y ont portée et oubliée à dessein.

Ils ont laissé cinq verres sur la table de la salle à manger, donc ils étaient plus ou moins de cinq, mais ils n’étaient pas cinq.

Il y avait sur la table comme les restes d’un souper, donc ils n’ont ni bu ni mangé.

Le cadavre de la comtesse était au bord de l’eau, donc il a été déposé là et non ailleurs avec préméditation.

On a retrouvé un morceau d’étoffe dans les mains de la victime, donc il y a été placé par les meurtriers eux-mêmes.

Le corps de Mme  de Trémorel est criblé de coups de poignard et affreusement meurtri, donc elle a été tuée d’un seul coup…

— Bravo ! oui, bravo ! s’écria le père Plantat, visiblement charmé.

— Eh ! non, pas bravo ! fit M. Lecoq, car ici mon fil se casse, je rencontre une lacune. Si mes déductions étaient justes, cette hache aurait été remise bien paisiblement sur le parquet.

— Si ! encore une fois, bravo ! reprit le père Plantat, car cette circonstance est une particularité qui n’infirme en rien notre système général. Il est clair, il est certain que les assassins ont eu l’intention d’agir comme vous dites. Un événement qu’ils ne prévoyaient pas les a dérangés.

— Peut-être, approuva l’agent de la sûreté à demi-voix, peut-être votre observation est-elle juste. Mais c’est que je vois encore autre chose…

— Quoi ?…

— Rien… pour le moment, du moins. Il est nécessaire, avant tout, que je voie la salle à manger et le jardin.

M. Lecoq et le vieux juge de paix descendirent bien vite, et le père Plantat montra à l’agent les verres et les bouteilles qu’il avait fait mettre de côté.

L’homme de la préfecture prit les verres l’un après l’autre, les portant à la hauteur de son œil, les exposant au jour, étudiant les places humides qui ternissaient le cristal.

L’examen terminé.

— On n’a bu dans aucun de ces verres, déclara-t-il résolûment.

— Quoi ! pas dans un seul ?

L’agent de la sûreté arrêta sur le vieux juge un de ces regards qui font tressaillir la pensée aux plus profonds replis de l’âme et répondit en mettant un intervalle calculé entre chacun de ces mots :

— Pas dans un seul.

Le père Plantat ne répondit que par un mouvement de lèvres qui disait clairement : « Vous vous avancez peut-être beaucoup. »

M. Lecoq sourit, et, allant ouvrir la porte de la salle à manger, il appela :

— François.

Le valet de chambre de feu M. le comte de Trémorel accourut. La figure de ce brave garçon était décomposée. Fait inouï, bizarre, ce domestique regrettait son maître, il le pleurait.

— Écoute-moi bien, mon garçon, lui dit l’agent de la sûreté, le tutoyant avec cette familiarité qui caractérise les employés de la rue de Jérusalem, écoute-moi bien, et tâche en me répondant d’être exact, net et bref.

— J’écoute, monsieur.

— Avait-on l’habitude au château de monter du vin à l’avance ?

— Non, monsieur, moi-même, avant chaque repas, je descendais à la cave.

— Il n’y avait donc jamais une certaine quantité de bouteilles pleines dans la salle à manger ?

— Jamais, monsieur.

— Mais il devait quelquefois en rester en vidange.

— Non, monsieur ; feu monsieur le comte m’avait autorisé à emporter pour l’office le vin de la desserte.

— Et où mettait-on les bouteilles vides ?

— Je les plaçais, monsieur, dans le bas de cette armoire d’encoignure, et quand il y en avait un certain nombre, je les descendais à la cave.

— Quand en as-tu descendu, la dernière fois ?

— Oh !… — François parut chercher, — il y a bien cinq ou six jours.

— Bien. Maintenant, quelles liqueurs aimait ton maître ?

— Feu monsieur le comte, monsieur, — et le brave garçon eut une larme, — ne buvait presque jamais de liqueur. Quand par hasard il avait envie d’un petit verre d’eau-de-vie, il le prenait dans la cave à liqueurs que voici, là sur le poêle.

— Il n’y avait donc pas dans les armoires de bouteilles de rhum ou de cognac entamées ?

— Pour ça, non, monsieur.

— Merci, mon garçon, tu peux te retirer.

François allait sortir, M. Lecoq le rappela.

— Eh ! lui dit-il d’un ton léger, pendant que nous y sommes, regarde donc dans le bas de l’encoignure, si tu retrouves ton compte de bouteilles vides.

Le domestique obéit, et l’armoire ouverte, s’écria :

— Tiens ! il n’y en a plus une seule.

— Parfait ! reprit M. Lecoq. Cette fois-ci, mon brave, montre-nous tes talons pour tout de bon.

Aussitôt que le valet de chambre eut fermé la porte :

— Eh bien ! demanda l’agent de la sûreté que pense monsieur le juge de paix ?

— Vous aviez raison, M. Lecoq.

L’agent de la sûreté, alors, flaira successivement tous les verres et toutes les bouteilles.

— Allons, bon ! s’écria-t-il en haussant les épaules, encore une preuve nouvelle à l’appui de mes suppositions.

— Quoi encore ? demanda le vieux juge de paix.

— Ce n’est même pas du vin, monsieur, qu’il y a au fond de ces verres. Parmi toutes les bouteilles vides, déposées dans le bas de cette armoire, il s’en trouve une, la voici, ayant contenu du vinaigre, et c’est de cette bouteille que les assassins ont versé quelques gouttes.

Et, saisissant un verre, il le mit sous le nez du père Plantat, en ajoutant :

— Que monsieur le juge de paix prenne la peine de sentir.

Il n’y avait pas à discuter, le vinaigre était bon, son odeur était des plus fortes, les malfaiteurs dans leur précipitation avaient laissé derrière eux cette preuve irrécusable de leur intention d’égarer l’enquête.

Seulement, capables des plus artificieuses combinaisons, ils ignoraient l’art de les mener à bien. Leurs malices étaient, ainsi que l’eût dit le digne M. Courtois, cousues de fil blanc.

On pouvait cependant mettre toutes leurs fautes sur le compte d’une précipitation forcée ou d’un trouble qu’ils ne prévoyaient pas.

Les planchers brûlent les pieds, disait un policier célèbre, dans une maison où on vient de commettre un crime.

M. Lecoq, lui, paraissait indigné, exaspéré comme peut l’être un véritable artiste devant l’œuvre grossière, prétentieuse et ridicule de quelque écolier poseur.

— Voilà, grommelait-il, qui passe la permission. Canaille ! canaille ! ne l’est pas qui veut ; canaille habile, surtout. Encore faut-il les qualités de l’emploi, mille diables ! et tout le monde, Dieu merci ! ne les a pas.

— M. Lecoq ! M. Lecoq ! murmurait le vieux juge de paix.

— Eh ! monsieur, je ne dis rien que de juste. Quand on est candide à ce point, on devrait bien rester honnête, purement et simplement, c’est si facile !

Alors, perdant toute mesure, tant sa colère paraissait grande, il avala, d’un seul coup, cinq ou six carrés de pâtes assorties.

— Voyons, voyons, poursuivait le père Plantat, de ce ton paternellement grondeur qu’on prend pour apaiser un enfant qui crie, ne nous fâchons pas. Ces gens-ci ont manqué d’adresse, c’est incontestable, mais songeons qu’ils ne pouvaient, dans leurs calculs, faire entrer en ligne de compte l’habileté d’un homme tel que vous.

M. Lecoq qui a la vanité de tous les acteurs, fut sensible au compliment et dissimula assez mal une grimace de satisfaction.

— Soyons donc indulgent, continuait le père Plantat. D’ailleurs, — il fit une pause pour donner plus de valeur à ce qu’il allait dire, — d’ailleurs vous n’avez pas encore tout vu.

On ne sait jamais quand M. Lecoq joue la comédie. Comment le saurait-on, il ne le sait pas toujours lui-même. Ce grand artiste, passionné pour son art, s’est exercé à feindre tous les mouvements de l’âme, de même qu’il s’est habitué à porter tous les costumes ; et telle a été la conscience de ses études, qu’arrivé à une perfection désolante pour la vérité, peut-être, à cette heure, n’a-t-il pas plus de sentiments que de physionomie qui lui soient propres.

Il tempêtait bien fort contre les malfaiteurs, il gesticulait, mais il ne cessait d’observer sournoisement le père Plantat, et ces derniers mots lui firent dresser l’oreille.

— Voyons donc le reste, dit-il.

Et tout en suivant au jardin le vieux juge de paix, il adressait au portrait de la bonbonnière la confidence de son déplaisir et de son désappointement.

— Peste soit, lui disait-il, peste soit du vieux cachottier. Nous ne tirerons rien par surprise de cet entêté. Il nous donnera le mot de son rébus quand nous l’aurons deviné, pas avant. Il est aussi fort que nous, ma mignonne, il ne lui manque absolument qu’un peu de pratique. Cependant, vois-tu, pour qu’il ait trouvé ce qui nous échappe, il faut qu’il ait eu des indices antérieurs que nous ne connaissons pas.

Au jardin, rien n’avait été dérangé.

— Tenez, M. Lecoq, disait le vieux juge de paix, en suivant une des allées en demi-cercle conduisant à la Seine, tenez, c’est ici, à cet endroit du gazon qu’on a trouvé une des pantoufles de ce pauvre comte ; là-bas, un peu à droite de cette corbeilles de géraniums, était son foulard.

Ils arrivèrent au bord de la rivière et relevèrent avec beaucoup de circonspection les planches qu’avait fait placer le maire pour laisser les empreintes intactes.

— Nous supposons, dit le père Plantat, que la comtesse ayant réussi à s’échapper, a pu fuir jusqu’ici, et que c’est ici qu’elle a été rejointe et frappée d’un dernier coup.

Était-ce là l’avis du vieux juge, ne faisait-il que traduire l’impression du matin ? C’est ce que M. Lecoq ne put deviner.

— D’après nos calculs, monsieur, reprit-il, la comtesse n’a pas dû fuir. Elle a dû être apportée ici morte, ou la logique n’est pas la logique. Au surplus, examinons.

Il s’agenouilla alors, comme là haut, dans la chambre du second étage, et plus scrupuleusement encore, il étudia successivement le sable de l’allée, l’eau stagnante et les touffes de plantes aquatiques.

Puis, remontant un peu, il prit une pierre qu’il lança, s’approchant aussitôt pour voir l’effet produit par la vase.

Il regagna ensuite le perron de l’habitation et revint sous les saules en traversant le gazon où étaient encore, très-nettes et très-visibles, les traces d’un fardeau traîné relevées le matin.

Sans le moindre égard pour son pantalon, il traversa la pelouse à quatre pattes interrogeant les moindres brins d’herbe, écartant les touffes épaisses pour mieux voir le sol, observant minutieusement la direction des petites tiges brisées.

Cette inspection terminée :

— Nos déductions s’affirment, dit-il, on a apporté la comtesse ici.

— En êtes-vous bien certain ? demanda le père Plantat.

Il n’y avait pas à s’y tromper cette fois. Évidemment, sur ce point, le vieux juge était indécis, et il demandait une autre opinion que la sienne, fixant ses hésitations.

— Il n’y a pas d’erreur possible, répondit l’agent de la sûreté.

Et, souriant finement, il ajouta :

— Seulement, comme deux avis valent mieux qu’un, je vous demanderai, monsieur le juge, de m’écouter, vous me direz ce que vous pensez après.

Dans ses perquisitions, M. Lecoq avait trouvé à terre une petite baguette flexible, et tout en parlant, il s’en servait pour indiquer les objets à la façon des saltimbanques qui montrent sur les tableaux de leurs baraques la représentation des merveilles qu’on voit à l’intérieur.

— Non, disait-il, non, monsieur le juge de paix, madame de Trémorel n’a pas fui. Frappée ici, elle serait tombée avec une certaine violence ; son poids, par conséquent, eût fait jaillir de l’eau assez loin, et non-seulement de l’eau, mais encore de la vase, et nous retrouverions certainement quelques éclaboussures.

— Mais, ne pensez-vous pas que depuis ce matin, le soleil…

— Le soleil, monsieur, aurait absorbé l’eau, mais la tache de boue sèche serait restée, or, j’ai beau regarder, un à un pour ainsi dire, tous les cailloux de l’allée, je n’ai rien trouvé. On pourrait m’objecter que c’est de droite et de gauche que l’eau et la vase ont jailli. Moi, je réponds : examinez ces touffes de glaïeuls, ces feuilles de nénuphar, ces tiges de jonc ; sur toutes ces plantes vous trouvez une couche de poussière, très-légère, je le sais, mais enfin de la poussière. Apercevez-vous la trace d’une seule goutte d’eau ? Non. C’est qu’il n’y a point eu jaillissement, par conséquent pas de chute violente, c’est donc que la comtesse n’a pas été tuée ici, c’est donc qu’on a apporté son cadavre et qu’on l’a déposé doucement où vous l’avez retrouvé.

Le père Plantat ne paraissait pas encore absolument convaincu.

— Mais ces traces de lutte, sur le sable, là, dit-il.

M. Lecoq eut un joli geste de prostration.

— Monsieur le juge de paix daigne sans doute plaisanter, répondit-il, ces marques-là ne tromperaient pas un lycéen.

— Il me semble cependant…

— Il n’y a pas à s’y tromper, monsieur. Que le sable ait été remué, fouillé, c’est positif. Mais toutes ces traînées qui mettent à nu le sol que recouvrait le sable, ont été faites par le même pied, cela vous ne le croyez peut-être pas, — et de plus, faites uniquement avec le bout du pied, — et cela vous pouvez le remarquer.

— Oui, cela, en effet, je le reconnais.

— Eh bien ! monsieur, quand il y a eu lutte sur un terrain favorable aux investigations, comme celui-ci, on relève deux sortes de vestiges fort distincts : ceux de l’assaillant et ceux de la victime. L’assaillant, qui se précipite en avant, s’appuie nécessairement sur la partie antérieure du pied et l’imprime sur la terre. La victime, au contraire, qui se débat, qui cherche à se débarrasser d’une étreinte fatale, fait son effort en arrière, s’arc-boute sur les talons, et moule par conséquent les talons dans le sol. Si les adversaires sont de force égale, on trouve en nombre à peu près égal les empreintes de bouts de pieds et de talons, selon les hasards de la lutte. Ici, que trouvons-nous ?…

Le père Plantat interrompit l’agent de la sûreté.

— Assez, monsieur, lui dit-il, assez, l’homme le plus incrédule serait maintenant convaincu.

Et après un instant de méditations, répondant à sa pensée intime, il ajouta :

— Non, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’objection.

M. Lecoq, de son côté, pensa que sa démonstration valait bien une récompense, et triomphalement il avala un carré de réglisse.

— Je n’ai cependant pas encore fini, reprit-il. Nous disons donc que la comtesse n’a pu être achevée ici. J’ajouterai : elle n’y a pas été portée, mais traînée. La constatation est aisée. Il n’est que deux façons de traîner un cadavre. Par les épaules, et alors les deux pieds traînant à terre laissent deux sillons parallèles. Par les jambes, et alors la tête portant sur le sol laisse une empreinte unique et assez large.

Le père Plantat approuva d’un mouvement de tête.

— En examinant le gazon, poursuivit l’agent de la sûreté, j’ai relevé les sillons parallèles des pieds, mais l’herbe était foulée sur un espace assez large. Pourquoi ? C’est que ce n’est pas le cadavre d’un homme qui a été traîné à travers la pelouse, mais bien celui d’une femme tout habillée et dont les jupons étaient assez lourds, celui de la comtesse enfin, et non celui du comte.

M. Lecoq s’interrompit, attendant un éloge, une question, un mot.

Mais le vieux juge de paix n’avait plus l’air de l’écouter et paraissait plongé dans les calculs les plus abstraits.

La nuit tombait, un brouillard léger comme la fumée d’un feu de paille se balançait au-dessus de la Seine.

— Il faut rentrer, dit tout à coup le père Plantat, aller voir où le docteur en est de l’autopsie.

Et lentement, l’agent de police et lui, ils regagnèrent la maison.

Sur le perron, se tenait le juge d’instruction qui s’apprêtait à aller à leur rencontre.

Il tenait sous son bras sa grande serviette de chagrin violet, timbrée à ses initiales, et avait repris son léger pardessus d’orléans noir.

Il avait l’air satisfait.

— Je vais vous laisser le maître, monsieur le juge de paix, dit-il au père Plantat, il est indispensable, si je veux voir ce soir monsieur le procureur impérial, que je parte à l’instant. Déjà, ce matin, lorsque vous m’avez envoyé chercher, il était absent.

Le père Plantat s’inclina.

— Je vous serai fort obligé, continua M. Domini, de surveiller la fin de l’opération. Le docteur Gendron n’en a plus, vient-il de me dire, que pour quelques minutes, et j’aurai ses notes demain matin. Je compte sur votre bonne obligeance, pour mettre les scellés partout où besoin est, et aussi pour constituer des gardiens. Je me propose d’envoyer un architecte relever le plan exact de la maison et du jardin.

— Puis, remarqua le vieux juge de paix, il faudra, sans doute, un supplément d’instruction ?

— Je ne le pense pas, fit le juge d’instruction, d’un ton de certitude.

Puis, s’adressant à M. Lecoq.

— Eh bien, monsieur l’agent, demanda-t-il, avez-vous fait quelque decouverte nouvelle ?

— J’ai relevé plusieurs faits importants, répondit M. Lecoq, mais je ne puis me prononcer avant d’avoir encore vu là haut au jour. Je demanderai donc à monsieur le juge d’instruction la permission de ne lui présenter mon rapport que demain, dans l’après-midi. Je crois pouvoir répondre, d’ailleurs, que si embrouillée que soit cette affaire…

M. Domini ne le laissa pas achever.

— Mais, interrompit-il, je ne vois rien d’embrouillé dans cette affaire ; tout me paraît, au contraire, fort clair.

— Cependant, objecta M. Lecoq, je pensais…

— Je regrette vraiment, poursuivit le juge d’instruction, qu’on vous ait appelé avec trop de précipitation et sans grande nécessité. J’ai maintenant, contre les deux hommes que j’ai fait arrêter, les charges les plus concluantes.

Le père Plantat et M. Lecoq échangèrent un long regard, trahissant leur surprise profonde.

— Quoi ! ne put s’empêcher de dire le vieux juge de paix, vous auriez, monsieur, recueilli des indices nouveaux !

— Mieux que des indices, je crois, répondit M. Domini avec un plissement de lèvres de fâcheux augure ; La Ripaille, que j’ai interrogé une seconde fois, commence à se troubler. Il a perdu tout à fait son arrogance. J’ai réussi à le faire se couper à plusieurs reprises et il a fini par m’avouer qu’il a vu les assassins.

— Les assassins ! exclama le père Plantat, il a dit les assassins ?

— Il a vu au moins l’un d’entre eux. Il persiste à me jurer qu’il ne l’a pas reconnu. Voilà où nous en sommes. Mais les ténèbres de la prison ont des terreurs salutaires. Demain, après une nuit d’insomnie, mon homme, j’en suis persuadé, sera bien autrement explicite.

— Mais Guespin, interrogea anxieusement le vieux juge, avez-vous de nouveau questionné Guespin.

— Oh ! fit M. Domini, pour ce qui est de celui-là, tout est dit.

— Il a avoué ? demanda M. Lecoq stupéfié.

Le juge d’instruction se tourna à demi vers l’homme de la police, comme s’il eût trouvé mauvais qu’il osât le questionner.

— Guespin n’a rien avoué, répondit-il néanmoins, mais sa cause n’en est pas meilleure. Nos bateliers sont revenus. Ils n’ont pas encore retrouvé le cadavre de M. de Trémorel qu’ils supposent avoir été entraîné par le courant. Mais, ils ont repêché d’abord au bout du parc, dans les roseaux, l’autre pantoufle du comte ; puis, au milieu de la Seine, sous le pont, remarquez bien ce détail, sous le pont, une veste de drap grossier qui porte encore des traces de sang.

— Et cette veste est à Guespin ? demandèrent ensemble le vieux juge de paix et l’agent de la sûreté.

— Précisément. Elle a été reconnue par tous les gens du château et Guespin a avoué sans difficulté qu’elle lui appartient. Mais ce n’est pas tout…

M. Domini s’arrêta comme pour reprendre haleine, en réalité pour faire languir un peu le père Plantat. Par suite de leurs divergences d’opinions, il avait cru reconnaître en lui une certaine hostilité sourde, et, — la faiblesse humaine ne perdant jamais ses droits, — il n’était pas fâché de triompher un peu.

— Ce n’est pas tout, poursuivit-il ; cette veste avait à la poche droite une large déchirure et un morceau de l’étoffe avait été arraché. Ce lambeau de la veste de Guespin, savez-vous ce qu’il était devenu ?…

— Ah ! murmura le père Plantat, c’est lui que nous avons retrouvé dans la main de la comtesse.

— Vous l’avez dit, monsieur le juge de paix. Que pensez-vous, je vous prie, de cette preuve de culpabilité du prévenu ?

Le père Plantat semblait consterné ; les bras lui tombaient.

Quant à M. Lecoq qui, devant le juge d’instruction, avait repris sévèrement son attitude de mercier retiré, il fut à ce point surpris qu’il faillit s’étrangler avec un morceau de pâte.

— Mille diables ! disait-il, tout en toussant, réparation d’honneur, voilà qui est fort.

Il eut un sourire niais, et ajouta, plus bas et pour le seul père Plantat :

— Très-fort ! quoique du même tonneau et prévu par nos calculs. La comtesse tenait entre ses doigts crispés un lambeau de drap, donc il a dû être placé là intentionnellement par les meurtriers.

M. Domini n’avait pas relevé l’exclamation, il n’entendit pas la réflexion de M. Lecoq. Il tendit la main au père Plantat et lui donna rendez-vous pour le lendemain, au palais.

Puis il sortit, emmenant son greffier.

Guespin et le vieux La Ripaille, les menottes aux mains, avaient été quelques minutes plus tôt dirigés sur la prison de Corbeil, sous la conduite des gendarmes d’Orcival.