Le Crime d’Orcival/Chapitre 6

E. Dentu (p. 58-70).


VI


M. Lecoq s’engagea le premier dans l’escalier, et tout d’abord les taches de sang lui sautèrent aux yeux.

— Oh ! faisait-il, d’un air révolté, à chaque tache nouvelle, oh ! oh ! les malheureux.

M. Courtois fut très-touché de rencontrer cette sensibilité chez un agent de police. Il pensait que cette épithète de commisération s’appliquait aux victimes. Il se trompait, car M. Lecoq, tout en montant, continuait :

— Les malheureux ! On ne salit pas tout ainsi dans une maison, ou du moins on essuie. On prend des précautions, que diable !

Arrivé au premier étage, à la porte du boudoir précédant la chambre à coucher, l’agent de la sûreté s’arrêta, étudiant bien, avant d’y pénétrer, la disposition de l’appartement.

Ayant bien vu ce qu’il voulait voir, il entra en disant :

— Allons ! je n’ai pas affaire à de mes pratiques.

— Mais il me semble, remarqua le juge d’instruction, que nous avons déjà des éléments d’instruction qui doivent singulièrement faciliter votre tâche. Il est clair que Guespin, s’il n’est pas complice du crime, en a du moins eu connaissance.

M. Lecoq eut un coup d’œil pour le portrait de la bonbonnière. C’était plus qu’un regard, c’était une confidence. Évidemment il disait à la chère défunte ce qu’il n’osait dire tout haut.

— Je sais bien, reprit-il, Guespin est terriblement compromis. Pourquoi ne veut-il pas dire où il a passé la nuit ? D’un autre côté il a contre lui l’opinion publique, et alors, moi, naturellement je me défie.

L’agent de la sûreté se tenait seul au milieu de la chambre, — les autres personnes, sur sa prière, étaient restées sur le seuil, — et promenant autour de lui son regard terne, il cherchait une signification à l’horrible désordre.

— Imbéciles ! disait-il d’une voix irritée, doubles brutes ! Non, vrai, on ne travaille pas de cette façon. Ce n’est pas une raison parce qu’on tue les gens afin de les voler, de tout casser chez eux.. On ne défonce pas les meubles, que diable ! On porte avec soi des rossignols, de jolis rossignols qui ne font aucun bruit, mais qui font d’excellente besogne. Maladroits ! idiots ! Ne dirait-on pas…

Il s’arrêta, bouche béante.

— Eh ! reprit-il, pas si maladroits peut-être.

Les témoins de cette scène se tenaient immobiles à l’entrée, suivant avec un intérêt mêlé de surprise les mouvements — il faudrait presque dire les exercices de M. Lecoq.

Agenouillé sur le tapis, il promenait sa main à plat sur le tissu épais, au milieu des morceaux de porcelaine.

— C’est humide, très-humide, tout le thé n’était pas bu, il s’en faut, quand on a cassé la porcelaine.

— Il pouvait rester beaucoup de thé dans la théière, objecta le père Plantat.

— Je le sais bien, répondit M. Lecoq, et c’est justement ce que j’étais en train de me dire. De telle sorte, que cette humidité ne suffit pas pour nous donner le moment précis du crime.

— Mais la pendule nous le donne, s’écria M. Courtois et très-exactement même.

— En effet, approuva M. Domini, monsieur le maire dans son procès-verbal explique fort bien que dans la chute le mouvement s’est arrêté.

— Eh bien ! dit le père Plantat, c’est justement l’heure de cette pendule qui m’a frappé. Elle marque trois heures et vingt minutes et nous savons que la comtesse était complètement habillée, comme dans le milieu du jour quand on l’a frappée. Était-elle donc encore debout, prenant une tasse de thé à trois heures du matin ? C’est peu probable.

— Et moi aussi reprit l’agent de la sûreté, j’ai été frappé de cette circonstance, et c’est pour cela que tout à l’heure je me suis écrié : « Pas si bêtes ! » Au surplus, nous allons bien voir.

Aussitôt, avec des précautions infinies, il releva la pendule et la replaça sur la tablette de la cheminée, s’appliquant à la poser bien d’aplomb.

Les aiguilles étaient toujours arrêtées sur trois heures vingt minutes.

— Trois heures vingt, murmurait M. Lecoq, tout en glissant une petite cale sous le socle, ce n’est pas à cette heure-là, que diable ! qu’on prend le thé. C’est encore moins à cette heure-là, qu’en plein mois de juillet, au lever du jour, on assassine les gens.

Il ouvrit, non sans peine, le caisson du cadran et poussa la grande aiguille jusque sur la demie de trois heures.

La pendule sonna onze coups.

— À la bonne heure ! s’écria M. Lecoq triomphant, voilà la vérité !

Et tirant de sa poche la bonbonnière à portrait, il goba un carré de guimauve et dit :

— Farceurs !…

La simplicité de ce moyen de contrôle, auquel personne n’avait songé, ne laissait pas de surprendre les spectateurs.

M. Courtois, particulièrement, était émerveillé.

— Voilà, dit-il au docteur, un drôle qui ne manque pas de moyens dans sa partie.

Ergo, reprenait M. Lecoq, qui sait le latin, nous avons en face de nous, non plus des brutes, comme j’ai failli le croire d’abord, mais des gredins qui y voient plus loin que le bout de leur couteau. Ils ont mal calculé leur affaire, c’est une justice à leur rendre, mais enfin ils ont calculé ; l’indication est précise. Ils ont eu l’intention d’égarer l’instruction en la trompant sur l’heure.

— Je ne vois pas clairement leur but, insinua M. Courtois.

— Il est cependant bien visible, répondit M. Domini. N’était-il pas de l’intérêt des assassins de faire croire que le crime a été commis après le dernier passage du train se dirigeant sur Paris ? Quittant ses camarades à neuf heures, à la gare de Lyon, Guespin pouvait être ici à dix heures, assassiner ses maîtres, s’emparer de l’argent qu’il savait en la possession du comte de Trémorel et regagner Paris par le dernier train.

— Ces suppositions sont très-admirables, objecta le père Plantat. Mais alors, comment Guespin n’est-il pas allé rejoindre ses camarades chez Wepler, aux Batignolles ; par là, jusqu’à un certain point, il se ménageait une espèce d’alibi.

Dès le commencement de l’enquête, le docteur Gendron s’était assis sur l’unique chaise intacte de la chambre, réfléchissant au subit malaise qui avait fait pâlir le père Plantat lorsqu’on avait parlé de Robelot le rebouteux.

Les explications du juge d’instruction le tirèrent de ses méditations ; il se leva.

— Il y a autre chose encore, dit-il, cette avance de l’heure très-utile à Guespin peut devenir accablante pour La Ripaille, son complice.

— Mais, répondit M. Domini, il se peut fort bien que La Ripaille n’ait point été consulté. Pour ce qui est de Guespin, il avait probablement de bonnes raisons pour ne point aller à la noce. Son trouble, après un pareil forfait, lui aurait nui plus encore que son absence.

M. Lecoq, lui, ne jugea pas à propos de se prononcer encore. Comme un médecin au lit du malade, il veut être sûr de son diagnostic.

Il était retourné à la cheminée, et de nouveau faisait marcher les aiguilles de la pendule. Successivement elle sonna la demie de onze heures, puis minuit, puis minuit et demi, et une heure.

Tout en se livrant à cette occupation, il grommelait :

— Apprentis, brigands d’occasion ! On est malin, à ce qu’on croit, mais on ne pense pas à tout. On donne un coup de pouce aux aiguilles, mais on ne songe pas à mettre la sonnerie d’accord. Survient alors un bonhomme de la sûreté, un vieux singe qui connaît les grimaces et la mèche est éventée.

M. Domini et le père Plantat gardaient le silence. M. Lecoq revint vers eux.

— Monsieur le juge, dit-il, peut être maintenant certain que le coup a été fait avant dix heures et demie.

— À moins, observa le père Plantat, que la sonnerie ne soit détraquée, ce qui arrive quelquefois.

— Ce qui arrive souvent, appuya M. Courtois, à telle enseigne, que la pendule de mon salon est dans cet état depuis je ne sais combien de temps.

M. Lecoq réfléchissait.

— Il se peut, reprit-il, que monsieur le juge de paix ait raison. J’ai pour moi la probabilité, mais la probabilité ne suffit pas au début d’une affaire, il faut la certitude. Il nous reste, par bonheur un moyen de vérification, nous avons le lit, je parie qu’il est défait.

Et s’adressant au maire :

— J’aurais besoin, monsieur, d’un domestique, pour me donner un coup de main.

— Inutile, dit le père Plantat, je vais vous aider, moi, ce sera plus vite fait.

Aussitôt, à eux deux, ils enlevèrent le ciel de lit et le déposèrent à terre, enlevant du même coup les rideaux.

— Hein ? fit M. Lecoq, avais-je raison ?

— C’est vrai, dit M. Domini un peu surpris, le lit est défait.

— Défait, oui, répondit l’agent de la sûreté, mais on ne s’y est pas couché.

— Cependant, voulut objecter M. Courtois.

— Je suis sûr de ce que j’avance, interrompit l’homme de la police. On a ouvert ce lit, c’est vrai, on s’est peut-être roulé dessus, on a chiffonné les oreillers, froissé les couvertures, fripé les draps, mais on n’a pu lui donner pour un œil exercé l’apparence d’un lit dans lequel deux personnes ont dormi. Défaire un lit est aussi difficile, plus difficile peut-être que de le refaire. Pour le refaire, il n’est pas indispensable de retirer draps et couvertures et de retourner les matelas. Pour le défaire, il faut absolument se coucher dedans et y avoir chaud. Un lit est un de ces témoins terribles qui ne trompent jamais et contre lesquels on ne peut s’inscrire en faux. On ne s’est pas couché dans celui-ci…

— Je sais bien, remarqua le père Plantat, que la comtesse était habillée, mais le comte pouvait s’être couché le premier.

Le juge d’instruction, le médecin et le maire s’étaient approchés.

— Non, monsieur, répondit M. Lecoq, et je puis vous le prouver. La démonstration est facile d’ailleurs, et après l’avoir entendue, un enfant de dix ans ne se laisserait pas prendre à un désordre factice tel que celui-ci.

Il ramena doucement les couvertures et le drap du dessus au milieu du lit, tout en poursuivant :

— Ces oreillers sont très-froissés tous deux, n’est-ce pas ? Mais voyez en dessous le traversin, il est intact, vous n’y retrouvez aucun de ces plis que laissent le poids de la tête et le mouvement des bras. Ce n’est pas tout : regardez le lit à partir du milieu jusqu’à l’extrémité. Comme les couvertures ont été bordées avec soin, les deux draps se touchent bien partout. Glissez la main comme moi — et il glissait un de ses bras — et vous sentirez une résistance qui n’existerait pas si des jambes s’étaient allongées à cet endroit. Or, M. de Trémorel était de taille à occuper le lit dans toute sa longueur.

Si claire était la démonstration de M. Lecoq, si palpables étaient ses preuves qu’il n’y avait pas à douter.

— Ce n’est rien encore, continuait-il, passons au second matelas. On songe rarement au second matelas, quand pour des raisons quelconques on défait un lit ou qu’on cherche à en réparer le désordre. Examinez celui-ci.

Il souleva le premier matelas et on vit en effet que la toile de l’autre était parfaitement tendue, on n’y découvrait aucun affaissement.

— Ah ! le second matelas, murmura M. Lecoq.

Et son nez pétilla, pour ainsi dire, au souvenir sans doute de quelque bonne histoire.

— Il me paraît prouvé, murmura le juge d’instruction, que M. de Trémorel n’était pas couché.

— De plus, ajouta le docteur Gendron, si on l’eût assassiné dans son lit, ses vêtements seraient restés sur quelque meuble.

— Sans compter, fit négligemment M. Lecoq, qu’on retrouverait sur les draps une goutte au moins de sang. Décidément, ces malfaiteurs-là ne sont pas forts.

Depuis un moment, les yeux du père Plantat cherchaient ceux du juge d’instruction. Lorsque leurs regards, à la fin, se rencontrèrent :

— Ce qui me paraît surprenant, à moi, dit le vieux juge de paix, donnant, par l’accentuation, une valeur particulière à chaque mot, c’est qu’on soit parvenu à tuer chez lui, autrement que pendant son sommeil, un homme jeune et vigoureux comme l’était le comte Hector.

— Et dans une maison pleine d’armes, appuya le docteur Gendron ; car le cabinet du comte est entièrement tapissé de fusils, d’épées, de couteaux de chasse ! C’est un véritable arsenal.

— Hélas ! soupira le bon M. Courtois, nous connaissons de pires catastrophes. L’audace des malfaiteurs croît en raison des convoitises de bien-être, de dépense, de luxe, des classes inférieures dans les grands centres. Il n’est pas de semaine où les journaux…

Il dut s’arrêter non sans un vif mécontentement ; on ne l’écoutait pas. On écoutait le père Plantat qu’il n’avait jamais vu si bavard, et qui poursuivait :

— Le bouleversement de la maison vous paraît insensé, eh bien, je suis surpris qu’il ne soit pas plus affreux encore. Je suis, autant dire, un vieillard, je n’ai plus l’énergie physique d’un homme de trente-cinq ans, et pourtant, il me semble que si des assassins pénétraient chez moi, lorsque je suis encore debout, ils n’auraient pas raison de moi. Je ne sais ce que je ferais, je serais tué probablement, mais certainement je réussirais à donner l’éveil. Je me défendrais, je crierais, j’ouvrirais les fenêtres, je mettrais le feu à la maison.

Qu’eussiez-vous dit, justiciables d’Orcival, s’il vous eût été donné de voir l’animation, l’emportement de votre impassible juge de paix !

— Ajoutons, insista le docteur, qu’éveillé il est difficile d’être surpris. Toujours quelque bruit insolite prévient. C’est une porte qui crie en tournant sur ses gonds, c’est une des marches de l’escalier qui craque. Si habile que soit un meurtrier, il ne foudroie pas sa victime.

— Il se peut, insinua M. Courtois, qu’on se soit servi d’armes à feu. Cela s’est vu. Vous êtes bien tranquillement assis dans votre chambre ; on est en été, vos fenêtres sont ouvertes, vous causez avec votre femme tout en prenant une tasse de thé ; au dehors, les malfaiteurs se font la courte échelle ; l’un d’eux arrive à la hauteur de l’appui de la fenêtre, il vous ajuste à son aise, il presse la détente, le coup part…

— Et, continua le docteur, tout le voisinage réveillé accourt.

— Permettez, permettez, riposta M. Courtois, à la ville, dans une cité populeuse, oui. Là, au milieu d’un vaste parc, non. Songez, docteur, à l’isolement de cette habitation. La plus voisine des maisons habitées est celle de Mme  la comtesse de Lanascol, et encore est-elle distante de plus de cinq cents mètres, et par-dessus le marché, environnée de grands arbres qui interceptent le son et s’opposent à sa propagation. Tentons l’expérience. Je vais, si vous le voulez, tirer un coup de pistolet, ici, dans cette chambre, et je parie que vous n’entendrez pas la détonation dans le chemin.

— Le jour, peut-être, mais la nuit !…

Si M. Courtois causait si longtemps, c’est que ses auditeurs observaient attentivement le juge d’instruction.

— Enfin, conclut M. Domini, si contre tout espoir Guespin ne se décide pas à parler ce soir ou demain, le cadavre du comte nous donnera le mot de l’énigme.

— Oui, répondit le père Plantat, oui…, si on le retrouve.

Pendant cette discussion assez longue, M. Lecoq avait continué ses investigations, soulevant les meubles, étudiant les fractures, interrogeant les moindres débris, comme s’ils eussent pu lui apprendre la vérité.

Parfois, il sortait d’une trousse, renfermant une loupe et divers instruments de formes bizarres, une tige d’acier recourbée vers le bout, qu’il introduisait et faisait jouer dans les serrures.

Sur le tapis, il ramassa plusieurs clés, et sur un séchoir, il trouva une serviette qui devait lui offrir quelque chose de remarquable, car il la mit de côté.

Il allait et venait, de la chambre à coucher au cabinet du comte, sans perdre toutefois un mot de ce qui se disait, faisant bon profit de toutes les observations, recueillant et notant bien, dans sa mémoire, moins les phrases elles-mêmes que les intonations diverses qui les accentuaient.

C’est que dans une instruction comme celle du Crime d’Orcival, lorsque plusieurs délégués de la justice se trouvent en présence, ils se tiennent sur la réserve. Ils se savent tous presque également expérimentés, fins, perspicaces, pareillement intéressés à découvrir la vérité, peu disposés par habitude à se payer d’apparences trompeuses, difficiles à surprendre, et la circonspection naturelle de chacun d’eux s’augmente de l’estime qu’il a pour la sagacité et la pénétration des autres.

Il se peut que chacun d’eux donne aux faits révélés par l’enquête une interprétation différente, il se peut que chacun d’eux ait sur le fond même de l’affaire un sentiment opposé ; un observateur superficiel ne s’apercevrait pas de ces divergences.

Tout en dissimulant son intime pensée, chacun cherche à pénétrer celle du voisin, et s’efforce, si elle est opposée, de ramener cet adversaire à son opinion, non en la lui découvrant franchement et sans ambages, mais en appelant son attention sur les motifs graves ou futiles qui l’ont fixée.

L’énorme portée d’un seul mot justifie cette hésitation.

Les hommes qui ont entre les mains la liberté et la vie des autres hommes, qui d’un trait de plume peuvent briser une existence, sentent, bien plus durement qu’on ne croit, le fardeau de leur responsabilité. Sentir ce fardeau partagé leur procure un ineffable soulagement.

Voilà pour quelles raisons personne n’ose prendre l’initiative, ni s’expliquer clairement, pourquoi chacun attend l’émission positive d’une opinion pour l’adopter et l’approuver ou pour la combattre. Les interlocuteurs échangent donc bien moins des affirmations que des propositions. C’est par insinuations qu’on procède. De là, des phrases banales, des suppositions presque ridicules, des apartés, qui sont comme une provocation à une explication.

De là, aussi, la presque impossibilité de donner la physionomie exacte et réelle d’une instruction difficile.

Ainsi, dans cette affaire, le juge d’instruction et le père Plantat étaient loin d’être du même avis. Ils le savaient avant d’avoir échangé une parole. Mais M. Domini dont l’opinion reposait sur des faits matériels, sur des circonstances palpables, et pour lui hors de toute discussion, était peu disposé à provoquer la contradiction. À quoi bon ?

D’un autre côté, le père Plantat, dont le système semblait reposer uniquement sur des impressions, sur une série de déductions plus ou moins logiques, ne pouvait s’expliquer clairement sans une invitation positive et pressante.

Son dernier mot, souligné avec affectation, n’ayant pas été relevé, il jugea qu’il s’était assez avancé, trop peut-être, aussi s’empressa-t-il, pour détourner la conversation, de s’adresser à l’envoyé de la préfecture de police.

— Eh bien ! M. Lecoq, demanda-t-il, avez-vous recueilli quelques indices nouveaux ?

M. Lecoq, en ce moment, regardait avec une persévérante attention un grand portrait de M. le comte Hector de Trémorel suspendu en face du lit.

Sur l’interpellation du père Plantat, il se retourna.

— Je n’ai rien trouvé de décisif, répondit-il, mais je n’ai rien trouvé non plus qui dérange mes prévisions. Cependant…

Il n’acheva pas, peut-être, lui aussi, reculait-il devant sa part de responsabilité.

— Quoi ? insista durement M. Domini.

— Je voulais dire, reprit M. Lecoq, que je ne tiens pas parfaitement mon affaire. J’ai bien ma lanterne, et même une chandelle dans ma lanterne, il ne me manque plus qu’une allumette…

— Soyez convenable, je vous prie, dit sévèrement le juge d’instruction.

— Eh bien, continua M. Lecoq, d’un air et d’un ton trop humble pour n’être pas joués, j’hésite encore. J’ai besoin d’être aidé. Par exemple, si monsieur le docteur daignait prendre la peine de procéder à l’examen du cadavre de Mme  la comtesse de Trémorel, il me rendrait un grand service.

— J’allais précisément vous adresser cette prière, mon cher docteur, dit M. Domini à M. Gendron.

— Volontiers, répondit le vieux médecin, qui immédiatement se dirigea vers la porte.

M. Lecoq l’arrêta par le bras.

— Je me permettrai, observa-t-il, d’un ton qui ne ressemblait en rien à celui qu’il avait eu jusqu’alors, je me permettrai d’appeler l’attention de monsieur le docteur sur les blessures faites à la tête de Mme  de Trémorel par un instrument contondant que je suppose être un marteau. J’ai étudié ces blessures, moi qui ne suis pas médecin, et elles m’ont paru suspectes.

— Et à moi aussi, dit vivement le père Plantat, il m’a semblé qu’il n’y avait pas eu, aux endroits atteints, effusion de sang dans les vaisseaux cutanés.

— La nature de ces blessures, continua M. Lecoq, sera un indice précieux qui me fixera complètement.

Et comme il avait sur le cœur la brusquerie du juge d’instruction, il ajouta, innocente vengeance :

— C’est vous, monsieur le docteur, qui tenez l’allumette.

M. Gendron se disposait à sortir, lorsque sur le seuil apparut le domestique de monsieur le maire d’Orcival, Baptiste, l’homme qu’on ne gronde pas.

Il salua longuement et dit :

— Je viens chercher monsieur.

— Moi ! demanda M. Courtois, pourquoi ? Qu’y a-t-il ? Ne saurait-on me laisser une minute en repos ! Vous répondrez que je suis occupé.

— C’est que, reprit le placide Baptiste, c’est rapport à madame que nous avons cru devoir déranger monsieur. Elle n’est pas bien du tout, madame !

L’excellent maire pâlit légèrement.

— Ma femme ! s’écria-t-il sérieusement inquiet, que veux-tu dire ? explique-toi donc.

— Eh bien, voilà, continua Baptiste, de l’air le plus tranquille du monde. Le facteur arrive tout à l’heure, avec le courrier. Bon ! Je porte les lettres à madame qui était dans le petit salon. À peine avais-je tourné les talons, que j’entends un grand cri, et comme le bruit d’une personne qui tombe à terre de son haut.

Baptiste s’exprimait lentement, mettant, on le sentait, un art infini à augmenter les angoisses de son maître.

— Mais parle donc ! disait le maire exaspéré, parle, va donc !

— Naturellement, poursuivit le drôle sans se hâter, je rouvre la porte du petit salon. Qu’est-ce que je vois ? Madame étendue à terre. Comme de juste, j’appelle au secours, la femme de chambre arrive, la cuisinière, les autres, et nous portons madame sur son lit. Il paraît, m’a dit Justine, que c’est une lettre de Mlle  Laurence qui a mis madame dans cet état…

Le domestique qu’on ne gronde jamais était à battre. À chaque mot, il s’arrêtait, hésitait, cherchait ; ses yeux, démentant sa figure contrite, trahissaient l’extrême satisfaction qu’il ressentait d’un malheur survenu à son maître.

Ce maître, hélas ! était consterné. Ainsi qu’il nous arrive à tous, quand nous ne savons au juste quel malheur va nous atteindre, il tremblait d’interroger. Il restait là, anéanti, ne bougeant ; se lamentant au lieu de courir.

Le père Plantat profita de ce temps d’arrêt pour questionner le domestique, et avec un tel regard que le drôle n’osa pas tergiverser.

— Comment, demanda-t-il, une lettre de Mlle  Laurence, elle n’est donc pas ici ?

— Non, monsieur, elle est partie il y a eu hier huit jours pour aller passer un mois chez une des sœurs de madame.

— Et comment va Mme  Courtois ?

— Mieux, monsieur, seulement elle pousse des cris à faire pitié.

L’infortuné maire s’était redressé sous le coup. Il saisit son domestique par le bras.

— Mais viens donc, malheureux, lui cria-t-il, viens donc !…

Et ils sortirent en courant.

— Pauvre homme ! fit le juge d’instruction, sa fille est peut-être morte.

Le père Plantat hocha tristement la tête.

— Si ce n’était que cela, dit-il.

Et il ajouta :

— Rappelez-vous, monsieur, les allusions de La Ripaille.