Le Crime d’Orcival/Chapitre 23

E. Dentu (p. 308-333).


XXIII


Lorsqu’il parlait de l’impatience du juge d’instruction, le père Plantat était certes bien au-dessous de la réalité. M. Domini était furieux, ne comprenant rien à l’absence si prolongée de ses collaborateurs de la veille, du juge de paix, du médecin et de l’agent de la sûreté.

Dès le grand matin, il était venu s’installer dans son cabinet, au palais de justice, drapé de sa robe de juge, et il comptait les minutes.

C’est que les réflexions de la nuit loin d’ébranler et de troubler ses convictions n’avaient fait que les affirmer. À mesure qu’il s’éloignait de l’heure du crime, il le trouvait plus simple, plus naturel, plus aisé à expliquer.

Mais la conviction où il était que son avis n’était pas celui des autres agents de l’enquête le taquinait, quoi qu’il pût se dire, et lui faisait attendre leur rapport dans un état d’irritation nerveuse dont son greffier ne s’apercevait que trop.

Même, dans la crainte de n’être pas là au moment de l’arrivée de M. Lecoq, redoutant de rester une minute de plus dans l’incertitude, il s’était fait apporter à déjeuner dans son cabinet.

Précaution inutile. L’aiguille tournait autour du joli cadran à dessins bleus qui orne le palais, et personne n’arrivait.

Il avait bien, pour tuer le temps, interrogé Guespin et La Ripaille ; ces nouveaux interrogatoires ne lui avaient rien appris. L’un des prévenus jurait ses grands dieux qu’il ne savait rien de plus que ce qu’il avait dit, l’autre se renfermait dans un silence farouche, on ne peut plus irritant, se bornant à répéter : — « Je sais que je suis perdu, faites de moi ce que vous voudrez. »

M. Domini allait faire monter un gendarme à cheval et l’envoyer à Orcival s’enquérir des causes de cette inexplicable lenteur, lorsque enfin l’huissier de service lui annonça ceux qu’il attendait.

Vite, il donna l’ordre de les faire entrer, et si violente était sa curiosité, que lui-même, en dépit de ce qu’il appelait sa dignité, se leva pour aller au-devant d’eux.

— Comme vous êtes en retard ! disait-il.

— Et cependant, fit le juge de paix, nous n’avons pas perdu une minute, et nous ne nous sommes pas couchés.

— Il y a donc du nouveau ? demanda-t-il. A-t-on retrouvé le cadavre du comte de Trémorel ?

— Il y a du nouveau, monsieur, répondit M. Lecoq, et beaucoup. Mais on n’a pas retrouvé le cadavre du comte, et même j’ose affirmer qu’on ne le retrouvera pas ; par une raison bien simple, c’est qu’il n’a pas été tué ; c’est qu’il n’est pas une des victimes comme on a pu le supposer un instant, c’est qu’il est l’assassin.

À cette déclaration, fort nettement articulée par l’homme de la police, le juge d’instruction bondit dans son fauteuil.

— Mais c’est de la folie ! s’écria-t-il.

M. Lecoq ne s’est jamais permis un sourire en présence d’un magistrat.

— Je ne pense pas, répondit-il froidement. Je suis même persuadé que si monsieur le juge d’instruction veut bien me prêter une demi-heure d’attention, j’aurai l’honneur de l’amener à partager mes convictions.

Un imperceptible haussement d’épaules de M. Domini n’échappa pas à l’homme de la rue de Jérusalem, aussi crut-il devoir insister.

— Bien plus, je suis certain que monsieur le juge ne me laissera pas sortir de son cabinet, sans m’avoir remis un mandat d’amener décerné contre le comte Hector de Trémorel que présentement il croit mort.

— Soit, fit M. Domini, parlez.

Rapidement alors M. Lecoq se mit à exposer les faits recueillis tant par lui que par le juge de paix depuis le commencement de l’instruction. Il les exposait, non comme il les avait appris ou devinés, mais dans leur ordre chronologique et de telle sorte, que chaque incident nouveau qu’il abordait, découlait naturellement du précédent.

Plus que jamais, il était rentré dans son personnage de mercier bénin, s’exprimant d’une petite voix flûtée, outrant les formules obséquieuses : « J’aurai l’honneur, » ou « Si monsieur le juge daigne me permettre. » Il avait ressorti la bonbonnière à portrait et, comme la veille au Valfeuillu, aux passages palpitants ou décisifs, il avalait un morceau de réglisse.

Et à mesure qu’avançait son récit, la surprise de M. Domini devenait plus manifeste. Par moments il laissait échapper une exclamation.

— Est-ce possible ! C’est à n’y pas croire.

M. Lecoq avait terminé. Il goba tranquillement un carré de guimauve, et ajouta :

— Que pense maintenant monsieur le juge d’instruction ?

M. Domini, il faut l’avouer, était médiocrement satisfait. Ce n’est jamais sans une secrète contrariété qu’on voit un inférieur désarticuler d’un doigt brutal un système qu’on a pris la peine de combiner et d’agencer. Mais si entier qu’il soit dans ses opinions, si peu disposé qu’il s’avoue à entrer dans le sentiment d’autrui, il lui fallait bien cette fois s’incliner devant l’évidence qui éclatait à aveugler.

— Je suis convaincu, répondit-il, qu’un crime a été commis sur la personne de M. Clément Sauvresy avec l’assistance chèrement payée de ce Robelot. C’est si vrai que dès demain monsieur le docteur Gendron recevra une réquisition d’avoir à procéder sans délai à l’exhumation et à l’autopsie du cadavre de mon dit Clément Sauvresy.

— Et je retrouverai le poison, affirma le docteur, vous pouvez en être sûr.

— Fort bien, reprit M. Domini. Mais de ce que M. de Trémorel a empoisonné son ami pour épouser sa veuve, s’ensuit-il nécessairement, rigoureusement, qu’il a hier assassiné sa femme et ensuite pris la fuite ? Je ne le crois pas.

Le père Plantat, n’osant rien dire, tant il craignait de s’emporter, trépignait de colère. M. Domini s’égarait.

— Pardon, monsieur, objecta doucement M. Lecoq, il me semblait que le suicide de Mlle Courtois, — suicide supposé, tout porte à le croire, — prouvait au moins quelque chose.

— C’est un fait à éclaircir. La coïncidence que vous invoquez peut n’être qu’un pur effet du hasard.

— Mais, monsieur, insista l’agent de la sûreté, visiblement agacé, je suis sûr que M. de Trémorel s’est rasé, j’en ai la preuve ; nous n’avons pas retrouvé les bottes qu’au dire de son domestique il avait chaussées le matin…

— Doucement, monsieur, interrompit le juge, plus doucement, je vous en prie. Je ne prétends pas dire que vous ayez absolument tort, il s’en faut, seulement je vous présente mes objections. Admettons, j’y consens, que M. de Trémorel ait tué sa femme. Il vit, il est en fuite, soit. Cela prouve-t-il l’innocence de Guespin et qu’il n’ait pris aucune part au meurtre ?

C’était là, évidemment, le côté faible du plan de M. Lecoq. Mais, convaincu, sûr de la culpabilité d’Hector, il s’était assez peu inquiété du pauvre jardinier, se disant que son innocence éclaterait forcément d’elle-même quand on mettrait la main sur le coupable.

Il allait cependant répliquer, lorsque dans le corridor on entendit un bruit de pas, puis des voix qui chuchotaient

— Tenez, fit M. Domini, nous allons sans doute apprendre sur Guespin des détails d’un haut intérêt.

— Attendriez-vous quelque nouveau témoin ? demanda le père Plantat.

— Non, mais j’attends un employé de notre police de Corbeil auquel j’ai confié une commission importante.

— Au sujet de Guespin ?

— Précisément. Ce matin, de fort bonne heure, une ouvrière de la ville à laquelle Guespin faisait la cour, m’a apporté une photographie de lui très-ressemblante, à ce qu’elle m’a affirmé. Ce portrait, je l’ai remis à mon agent, avec l’adresse des Forges de Vulcain, trouvée hier en possession du prévenu, le chargeant de savoir si Guespin n’aurait pas été vu dans ce magasin, et s’il n’y aurait pas acheté quelque chose dans la soirée d’avant-hier.

S’il est un chasseur jaloux, n’aimant pas à voir suivre sur ses brisées, c’est à coup sûr M. Lecoq. La démarche du juge d’instruction le froissa si fort qu’il ne put dissimuler une affreuse grimace.

— Je suis vraiment désolé, dit-il d’un ton sec, d’inspirer à monsieur le juge si peu de confiance qu’il croie devoir m’adjoindre des aides.

Cette susceptibilité amusa beaucoup M. Domini.

— Eh ! monsieur l’agent, fit-il, vous ne pouvez être partout à la fois. Je vous crois fort habile, mais je ne vous avais pas sous la main et j’étais pressé.

— Une fausse démarche est souvent irréparable.

— Rassurez-vous, j’ai envoyé un homme intelligent.

La porte du cabinet s’ouvrit au même moment, et l’émissaire annoncé par le juge d’instruction parut sur le seuil.

C’était un vigoureux homme d’une quarantaine d’années, à tournure soldatesque plutôt que militaire, portant moustache rude taillée en brosse, aux yeux luisants ombragés de sourcils touffus se rejoignant en bouquet formidable au-dessus du nez. Il avait l’air fûté plutôt que fin, et sournois encore plus que rusé, si bien que son seul aspect devait éveiller toutes sortes de défiances et mettre instinctivement en garde.

— Bonne nouvelle ! dit-il d’une grosse voix enrouée et brisée par l’alcool, je n’ai pas fait le voyage de Paris pour le roi de Prusse, nous sommes en plein sur la piste de ce gredin de Guespin.

M. Domini l’interrompit d’un geste bienveillant, presque amical.

— Voyons, Goulard, disait-il, — il s’appelle Goulard — procédons par ordre, s’il se peut, et méthodiquement. Vous vous êtes transporté, conformément à mes ordres au magasin des Forges de Vulcain ?

— Immédiatement au sortir du wagon, oui, monsieur le juge.

— Parfait. Y avait-on vu le prévenu ?

— Oui, monsieur, le mercredi 8 juillet, dans la soirée.

— À quelle heure ?

— Sur les dix heures, peu d’instants avant la fermeture du magasin, ce qui fait qu’il a été bien plus remarqué et bien mieux observé.

Le juge de paix remuait les lèvres, sans doute pour présenter une objection, un geste de M. Lecoq qui le regardait, l’index posé sur la bouche, l’arrêta.

— Et qui a reconnu la photographie ? poursuivait M. Domini.

— Trois commis, monsieur, ni plus ni moins. Il faut vous dire que les manières de Guespin ont tout d’abord éveillé leur attention. Il avait l’air extraordinaire, m’ont-ils dit, à ce point qu’ils ont pensé avoir affaire à un homme ivre ou pour le moins gris. Puis, ce qui fixe leurs souvenirs, c’est qu’il a beaucoup parlé, il posait, il a été jusqu’à leur promettre sa protection, disant que si on lui garantissait une remise, il ferait acheter quantité d’outils de jardinage par une maison dont il avait toute la confiance, la maison du Gentil Jardinier.

M. Domini suspendit l’interrogatoire pour consulter le dossier déjà volumineux placé devant lui, sur son bureau.

C’était bien, en effet, — à en croire les témoins, — par cette maison du Gentil Jardinier, que Guespin avait été placé chez le comte de Trémorel.

Le juge d’instruction en fit la remarque à haute voix, et ajouta :

— L’identité, à tout le moins, ne saurait être contestée. Il est acquis à l’accusation que Guespin était, le mercredi soir, aux Forges de Vulcain.

— Tant mieux pour lui, ne put s’empêcher de murmurer M. Lecoq.

Le magistrat entendit fort bien l’exclamation, mais malgré qu’elle lui parût singulière, il ne la releva pas et continua à questionner son homme de confiance.

— Cela étant, reprit-il, on a dû pouvoir vous dire de quels objets le prévenu était venu faire l’acquisition ?

— Les commis se le rappelaient, en effet, on ne peut mieux. Il a acheté d’abord un marteau, un ciseau à froid, et une lime.

— Je savais bien ! exclama le juge d’instruction. Et après ?

— Ensuite, monsieur…

Ici, l’homme aux moustaches en brosse jaloux de frapper l’imagination de ses auditeurs, crut devoir rouler des yeux terribles et prendre une voix sinistre :

— … Ensuite, il a acheté un couteau poignard.

Le juge d’instruction ne se sentait pas d’aise, il battait M. Lecoq sur son terrain, il triomphait.

— Eh bien ! demanda-t-il de son ton le plus ironique à l’agent de la sûreté, que pensez-vous maintenant de votre client ? Que dites-vous de cet honnête et digne garçon qui, le soir même du crime, renonce à une noce où il se serait amusé, pour s’en aller acheter un marteau, un ciseau, un poignard, tous les instruments, en un mot, indispensables pour l’effraction et le meurtre.

Le docteur Gendron paraissait quelque peu déconcerté de ces incidents qui tout à coup se produisaient, mais un fin sourire errait sur les lèvres du père Plantat.

Pour M. Lecoq, il avait la mine impayable d’un homme supérieur scarifié d’objections qu’il sait devoir d’un mot réduire à néant, résigné à voir gaspiller en parlages oiseux, un temps qu’il mettrait utilement à profit.

— Je pense, monsieur, répondit-il bien humblement, que les assassins du Valfeuillu n’ont employé ni marteau, ni ciseau, ni lime, qu’ils n’avaient pas apporté d’outils du dehors, puisqu’ils se sont servis d’une hache.

— Ils n’avaient pas de poignard non plus ? demanda le juge, de plus en plus goguenard, à mesure qu’il se sentait plus sûr d’être sur la bonne voie.

— Ceci, dit l’agent de la sûreté, c’est une autre question, je l’avoue, mais qui n’est pas difficile à résoudre…

Il commençait à perdre patience. Il se retourna vers l’agent de Corbeil et assez brusquement lui demanda :

— C’est tout ce que vous savez ?

L’homme aux gros sourcils toisa d’un air dédaigneux ce petit bourgeois bénin, à tournure mesquine qui se permettait de l’interroger ainsi. Il hésitait si bien à l’honorer d’une réponse que M. Lecoq dut répéter sa question, brutalement, cette fois.

— Oui, c’est tout, dit-il enfin, et je trouve que c’est suffisant puisque c’est l’avis de monsieur le juge d’instruction, le seul qui ait des ordres à me donner et à l’approbation de qui je tienne.

M. Lecoq haussait tant qu’il pouvait les épaules en examinant le messager de M. Domini.

— Voyons, fit-il, avez-vous seulement demandé quelle est exactement la forme du poignard acheté par Guespin. Est-il grand, petit, large, étroit, est-il à lame fixe ?…

— Ma foi ! non, à quoi bon ?

— Simplement, mon brave, pour rapprocher cette arme des blessures de la victime, pour voir si sa garde correspond à celle qui a laissé une empreinte nette et visible entre les épaules de la victime.

— C’est un oubli, mais il est aisé de le réparer.

M. Lecoq n’eut pas eu, pour surexciter sa perspicacité, les aiguillons de sa vanité blessée, qu’il eût fait des prodiges pour répondre aux regards que lui adressait le père Plantat.

— On comprend une inadvertance, fit-il, mais du moins vous allez nous dire en quelle monnaie Guespin a soldé ses achats ?

Il semblait si embarrassé de son personnage, le pauvre détectif de Corbeil, si humilié, si vexé, que le juge d’instruction crut devoir venir à son secours.

— La nature de la monnaie importe assez peu, ce me semble, objecta-t-il.

— Je prie monsieur le juge de m’excuser, si je ne suis pas de son avis, répondit M. Lecoq. Cette circonstance peut être des plus graves. Quelle est en l’état de l’instruction la charge la plus grave relevée contre Guespin ? C’est l’argent trouvé dans sa poche. Or, supposons un moment, que hier soir à dix heures, il a changé à Paris un billet de 1,000 francs. Ce billet serait-il le produit du crime du Valfeuillu ? — Non, puisqu’à cette heure-là le crime n’était pas commis. D’où viendrait-il ? C’est ce que je n’ai pas à rechercher encore. Mais si mon hypothèse est exacte, la justice sera bien forcée de convenir que les quelques cents francs dont était nanti le prévenu, peuvent et doivent être le reste du billet.

— Ce n’est toujours qu’une hypothèse, fit M. Domini d’un ton de mauvaise humeur de plus en plus accentuée.

— Il est vrai, mais qui peut se changer en certitude. Il me reste encore à demander à monsieur, — il désignait l’homme aux moustaches — comment Guespin a emporté les objets achetés. Les a-t-il simplement glissés dans sa poche, ou en a-t-il fait faire un paquet et comment était ce paquet.

L’agent de la sûreté parlait d’un ton tranchant, dur, glacial, empreint d’une amère raillerie, si bien que le pauvre diable de Corbeil avait perdu toute l’assurance de sa mine et ne relevait plus, tant s’en faut, ses moustaches.

— Je ne sais pas, balbutia-t-il, on ne m’avait pas dit, je croyais…

M. Lecoq éleva ses deux mains comme pour prendre le ciel à témoin. Au fond, il était ravi de cette occasion superbe qui se présentait de se venger des dédains de M. Domini. Au juge d’instruction, il ne pouvait, il n’osait, il ne voulait rien dire, mais il avait le droit de bafouer le malencontreux agent, de passer sur lui sa colère.

— Ah çà ! mon garçon, lui dit-il, qu’êtes-vous donc allé faire à Paris ? Montrer la photographie de Guespin et conter le crime d’Orcival à ces messieurs des Forges de Vulcain ? Ils ont dû être bien sensibles à votre attention. Mais Mme Petit, la gouvernante de monsieur le juge de paix en aurait bien fait autant.

Ah ! par exemple, à ce coup de boutoir, l’homme aux dures moustaches fut sur le point de se fâcher, il fronça ses épais sourcils, et de sa plus grosse voix :

— Ça, monsieur, commença-t-il…

— Ta, ta, ta ! interrompit l’agent de la sûreté le tutoyant cette fois, laisse-moi donc en paix et tâche de savoir qui te parle, je suis M. Lecoq.

L’effet du nom du policier célèbre fut magique sur un gaillard, employé quelques mois, comme auxiliaire dans les brigades volantes de la rue de Jérusalem.

Naturellement il tomba au port d’armes, et son attitude, aussitôt, devint respectueuse, comme celle du modeste fantassin qui, sous la redingote d’un épicier, trouverait son général.

Être traité de « mon garçon », tutoyé, brutalisé même par cet illustre, loin de l’offenser, le flattait presque. Il est de ces souples échines qui volent au-devant de certains gourdins.

D’un air ébahi et plein d’admiration, il murmurait :

— Quoi ! est-ce possible, M. Lecoq, vous, un pareil homme !

— Oui, c’est moi, mon garçon, mais console-toi, je ne t’en veux pas ; tu ne sais pas ton métier, mais tu m’as rendu service, tu as eu le bon esprit de m’apporter une preuve concluante de l’innocence de mon client.

Ce n’est pas sans un secret déplaisir que M. Domini vit cette scène. Son homme passait à l’ennemi, reconnaissant sans conteste une supériorité fixée et classée. L’assurance de M. Lecoq en parlant de l’innocence d’un prévenu, dont la culpabilité lui semblait indiscutable, acheva de l’exaspérer.

— Et quelle est cette fameuse preuve, s’il vous plaît ? demanda-t-il.

— Elle est simple et éclatante, monsieur, répondit M. Lecoq, s’amusant à outrer son air niais à mesure que ses déductions rétrécissaient le champ des probabilités. Sans doute, il vous souvient que, lors de notre enquête au château du Valfeuillu, nous trouvâmes les aiguilles de la pendule de la chambre à coucher arrêtées sur trois heures vingt minutes. Me défiant d’un coup de pouce perfide, je mis, vous le rappelez-vous ? la sonnerie de cette pendule en mouvement. Qu’advint-il ? Elle sonna onze coups. De ce moment, il fut patent pour nous que le crime avait été commis avant onze heures. Or, si à dix heures du soir Guespin était dans les magasins des Forges de Vulcain, il ne pouvait être au Valfeuillu avant minuit. Donc, ce n’est pas lui qui a fait le coup.

Et sur cette conclusion l’agent de la sûreté sortant sa bonbonnière se récompensa d’un carré de réglisse, adressant au juge d’instruction un joli sourire qui bien clairement signifiait :

— Tirez-vous de là.

C’était, si les déductions de M. Lecoq étaient rigoureusement justes, le système entier du juge d’instruction qui s’écroulait.

Mais M. Domini ne pouvait admettre qu’il se fût ainsi trompé ; il ne pouvait, tout en mettant la découverte de la vérité bien au-dessus de mesquines considérations personnelles, renoncer à une conviction affermie par de mures réflexions.

— Je ne prétends pas, dit-il, que Guespin soit le seul coupable, il peut n’être que complice, mais pour complice, il l’est.

— Complice ! non, monsieur le juge, mais victime. Ah ! le Trémorel est un grand misérable ! Comprenez-vous maintenant pourquoi il avait avancé les aiguilles ? Moi, d’abord, je ne voyais pas l’utilité de cette avance de cinq heures. Le but est clair, maintenant. Il fallait, pour que Guespin fût sérieusement inquiété et compromis que le crime eût été commis bien après minuit, il fallait…

Mais tout à coup, il s’interrompit, il restait la bouche béante, l’œil fixe, en arrêt, pour ainsi dire, devant une idée qui venait de traverser son cerveau.

Le juge d’instruction, tout entier à son dossier, occupé à chercher des arguments en faveur de son opinion ne s’aperçut pas de ce mouvement.

— Mais alors, fit-il, comment expliquez-vous l’obstination de Guespin à se taire, à refuser de donner l’emploi de sa nuit ?

M. Lecoq s’était remis bien vite de son émotion, mais le docteur Gendron et le père Plantat qui l’observaient avec la plus ardente attention, épiant les plus légères contractions des muscles de son visage, virent passer dans ses yeux l’éclair du triomphe. Sans doute il venait de trouver une solution au problème qui lui était posé. Et quel problème ! qui mettait en question la liberté d’un homme, la vie d’un innocent.

— Je comprends, monsieur le juge d’instruction, répondit-il, je m’explique le mutisme obstiné de Guespin. Je serais au comble de la surprise si, à cette heure, il se décidait à parler.

M. Domini se méprit au sens de cette explication ; même il y crut découvrir une intention soigneusement voilée de persiflage.

— Il a eu cependant la nuit pour réfléchir, répondit-il. Douze heures, n’est-ce pas assez pour échafauder un système de défense ?

L’agent de la sûreté hocha la tête d’un air de doute.

— C’est certes plus qu’il ne faut, dit-il, mais notre prévenu s’inquiète peu d’un système, j’en mettrais ma main au feu.

— S’il se tait, c’est qu’il n’a rien trouvé de plausible.

— Non, monsieur, non, répondit M. Lecoq, croyez bien qu’il ne cherche pas. Dans mon opinion, Guespin est victime. C’est vous dire que je soupçonne Trémorel de lui avoir tendu un piége infâme dans lequel il est tombé et où il se sent si bien pris que toute lutte lui paraît insensée. Il est convaincu, ce malheureux, que plus il se débattrait, plus il resserrerait les mailles du filet qui l’enveloppe.

— C’est aussi mon avis, affirma le père Plantat.

— Le vrai coupable, poursuivait l’agent de la sûreté, le comte Hector, a été pris de folie au dernier moment, et ce trouble a stérilisé toutes les précautions qu’il avait imaginées pour donner le change. Mais c’est, ne l’oublions pas, un homme intelligent, assez perfide pour mûrir les plus odieuses machinations, assez dégagé de scrupules pour les exécuter. Il sait qu’il faut à la justice son compte de prévenus, un par crime ; il n’ignore pas que la police tant qu’elle n’a pas son coupable, reste sur pied, l’œil et l’oreille au guet ; il nous a jeté Guespin comme le chasseur serré de trop près jette son gant à l’ours qui le poursuit. Peut-être comptait-il que l’erreur ne coûterait pas la tête à un innocent ; certainement il espérait gagner ainsi du temps. Pendant que l’ours flaire le gant, le tourne et le retourne, le rusé chasseur gagne du terrain, s’esquive et se met en lieu sûr. Ainsi se proposait de faire Trémorel.

De tous les auditeurs de M. Lecoq, le plus enthousiaste était désormais, sans conteste, l’agent de Corbeil qui, tout à l’heure, le regardait avec des yeux si farouches. Littéralement, Goulard buvait les paroles de son chef. Jamais il n’avait ouï un collègue s’exprimer avec cette verve, cette autorité ; il n’avait pas idée d’une semblable éloquence, et il se redressait comme s’il eût rejailli sur lui quelque chose de l’admiration qu’il lisait sur tous les visages. Il grandissait dans sa propre estime, à cette idée qu’il était soldat dans une armée commandée par de tels généraux. Il n’avait plus d’opinion, il avait l’opinion de son supérieur.

Malheureusement il était plus difficile de séduire, de subjuguer et de convaincre le juge d’instruction.

— Cependant, objecta-t-il, vous avez vu la contenance de Guespin.

— Eh ! monsieur, qu’importe et que prouve la contenance ? Savons-nous, vous et moi, si demain nous étions arrêtés sous la prévention d’un crime affreux quelle serait notre tenue ?

M. Domini ne prit pas la peine de dissimuler un haut-le-corps des plus significatifs : la supposition lui semblait des plus malséantes.

— Pourtant, vous et moi, nous sommes familiarisés avec l’appareil de la justice. Le jour où j’arrêtai Lanscot, ce pauvre domestique de la rue de Marignan, ses premières paroles furent : « Allons, mon compte est bon. » Le matin où le père Tabaret et moi nous saisîmes au saut du lit le vicomte de Commarin, accusé d’avoir assassiné la veuve Lerouge, il s’écria : « Je suis perdu. » Ils n’étaient pourtant coupables ni l’un ni l’autre. Mais l’un et l’autre, le noble vicomte et l’infime valet, égaux devant la terreur d’une erreur judiciaire possible, évaluant d’un coup d’œil les charges qui allaient les accabler, avaient eu un moment d’affreux découragement.

— Mais ce découragement ne persiste pas deux jours, fit M. Domini.

M. Lecoq ne répondit pas, il poursuivait s’animant à mesure que des exemples plus saisissants se présentaient à son esprit.

— Nous avons vu, monsieur, vous juge, moi humble agent de police, assez de prévenus pour savoir combien les apparences sont trompeuses, combien peu il faut s’y fier. Ce serait folie que de baser une appréciation sur l’attitude d’un accusé. Celui qui le premier a parlé du « cri de l’innocence » était un sot, tout comme celui qui prétend montrer la « pâle stupeur » du coupable. Ni le crime, ni la vertu, malheureusement, n’ont de voix ni de contenance particulières. La fille Simon, accusée d’avoir tué son père, s’est refusé obstinément à répondre pendant vingt-deux jours ; le vingt-troisième, on a découvert l’assassin. Quant à l’affaire Sylvain…

De deux coups légèrement frappés sur son bureau, le juge d’instruction interrompit l’agent de la sûreté.

Homme, M. Domini tient beaucoup trop à ses opinions ; magistrat, il est également obstiné, mais prêt aux derniers sacrifices d’amour-propre, si la voix du devoir se fait entendre.

Les arguments de M. Lecoq n’avaient entamé en rien le granit de sa conviction, mais ils lui imposaient l’obligation de s’éclairer sur-le-champ, de battre l’homme de la préfecture ou de s’avouer lui-même vaincu.

— Vous semblez plaider, monsieur ? dit-il à l’agent de la sûreté, et dans le cabinet du magistrat instructeur, il n’est pas besoin de plaidoirie. Il n’y a pas ici un avocat et un juge. Les mêmes intentions généreuses et honorables nous animent l’un et l’autre. Chacun de nous, dans la sphère de ses fonctions, cherche la vérité. Vous croyez la voir briller où je ne découvre que ténèbres, mais vous pouvez vous tromper aussi bien que moi.

Et avec une condescendance un peu raide, véritable acte d’héroïsme, mais que gâtait une pointe fine d’ironie, il ajouta :

— Selon vous, monsieur, que devrais-je faire ?

Le juge fut du moins récompensé de l’effort qu’il faisait par un regard approbateur du père Plantat et du docteur Gendron.

Mais M. Lecoq ne se pressait pas de répondre. Il avait bien quantité de raisons de poids à offrir ; ce n’était pas là, il le sentait, ce qu’il fallait. Il devait présenter des faits, là, sur-le-champ ; faire jaillir de la situation une de ces preuves qu’on touche du doigt. Comment y parvenir ? Et son esprit, si fertile en expédients, se bandait outre mesure.

— Eh bien ? insista M. Domini.

— Ah ! s’écria l’agent de la sûreté, que ne puis-je poser moi-même trois questions à ce malheureux Guespin.

Le juge d’instruction fronça le sourcil ; la proposition lui semblait vive. Il est dit formellement que l’interrogatoire de l’inculpé doit être fait secrètement et par le juge seul assisté de son greffier. D’un autre côté, il est décidé qu’après avoir été interrogé une première fois, l’inculpé peut être confronté avec des témoins. Puis il y a des exceptions en faveur des agents de la force publique.

M. Domini repassait ses textes dans sa mémoire, cherchant un précédent.

— Je ne sais, répondit-il enfin, jusqu’à quel point les règlements m’autorisent à vous accorder ce que vous me demandez. Cependant, comme en conscience, je suis persuadé que l’intérêt de la vérité domine toutes les ordonnances, je vais prendre sur moi de vous laisser interroger votre client.

Il sonna, un huissier parut.

— A-t-on reconduit, demanda-t-il, Guespin à la prison ?

— Pas encore, monsieur.

— Tant mieux ! Dites qu’on me l’amène.

M. Lecoq ne se possédait pas de joie. Il n’avait pas osé compter à ce point sur son éloquence, il n’espérait pas surtout un succès si prompt et si surprenant, étant donné le caractère de M. Domini.

— Il parlera, disait-il, si plein de confiance, que son œil terne s’était rallumé et qu’il oubliait le portrait de la bonbonnière, il parlera, j’ai, pour lui délier la langue, trois moyens, dont un au moins réussira. Mais avant qu’il arrive, de grâce monsieur le juge de paix, un renseignement ? Savez-vous si, après la mort de Sauvresy, Trémorel a revu son ancienne maîtresse ?

— Jenny Fancy ? demanda le père Plantat un peu surpris.

— Oui, miss Fancy.

— Certainement, il l’a revue.

— Plusieurs fois ?

— Assez souvent. À la suite de la scène de la Belle Image, la malheureuse s’est jetée dans la plus affreuse débauche. Avait-elle des remords de sa délation, comprenait-elle qu’elle avait tué Sauvresy, eut-elle un soupçon du crime, je l’ignore. Toujours est-il qu’à partir de ce moment elle s’est mise à boire avec fureur, s’enfonçant plus profondément dans la boue de semaine en semaine…

— Et le comte pouvait consentir à la revoir ?

— Il y était bien obligé. Elle le harcelait, il avait peur d’elle. Dès qu’elle n’avait plus d’argent, elle lui en envoyait demander par des commissionnaires à figure patibulaire, et il en donnait. Une fois il refusa, le soir même elle arriva elle-même, ivre, et il eut toutes les peines du monde à la renvoyer. En somme, elle savait qu’il avait été l’amant de Mme Sauvresy, elle le menaçait, c’était un chantage organisé. Je tiens de lui l’histoire de tous les soucis qu’elle lui donnait, il me disait qu’il ne se débarrasserait d’elle qu’en la faisant enfermer, mais que le moyen lui répugnait.

— La dernière entrevue date-t-elle de loin ?

— Ma foi ! répondit le docteur Gendron, étant en consultation à Melun, il n’y a pas trois semaines, j’ai aperçu à la fenêtre d’un hôtel le comte et sa péronnelle ; même à ma vue il s’est retiré vivement.

— Alors, murmura l’agent de la sûreté, plus de doute…

Il se tut. Guespin entrait entre deux gendarmes.

En vingt-quatre heures, le malheureux jardinier du Valfeuillu avait vieilli de vingt ans. Il avait les yeux hagards, et ses lèvres crispées étaient bordées d’écume. Par moments la contraction de sa gorge trahissait la difficulté qu’il éprouvait à avaler sa salive.

— Voyons, lui demanda le juge d’instruction, êtes-vous revenu à des sentiments meilleurs ?

Le prévenu ne répondit pas.

— Êtes-vous décidé à parler ?

Une convulsion de rage secoua Guespin de la tête aux pieds, ses yeux lancèrent des flammes.

— Parler, fit-il d’une voix rauque, parler ! Pourquoi faire ?

Et après un de ces gestes désespérés de l’homme qui s’abandonne, qui renonce à toute lutte comme à toute espérance, il s’écria :

— Que vous ai-je fait, mon Dieu ! pour me torturer ainsi ? Que voulez-vous que je vous dise ? Que c’est moi qui ai fait le coup ? Est-ce là ce que vous voulez ? Alors, oui, c’est moi ! Vous voilà contents. Coupez-moi maintenant la tête, mais faites vite, je ne veux pas souffrir.

Une morne stupeur accueillit cette déclaration de Guespin. Quoi, il avouait !…

M. Domini eut au moins le bon goût de ne pas triompher, il resta impassible, et cependant cet aveu le surprenait au delà de toute expression.

Seul, M. Lecoq, bien que surpris, ne fut pas absolument décontenancé. Il s’approcha de Guespin, et lui tapant sur l’épaule :

— Allons, mon camarade, lui dit-il d’un ton paternel, ce que tu nous racontes est absurde. Penses-tu que monsieur le juge d’instruction a quelque motif secret de t’en vouloir ? Non, n’est-ce pas ? Supposes-tu que j’ai intérêt à ta mort ? Pas davantage. Un crime a été commis, nous cherchons le coupable. Si tu es innocent, aide-nous à trouver celui qui ne l’est pas. Qu’as-tu fait de mercredi à jeudi matin ?

Mais Guespin persistait dans son entêtement farouche, stupide. Entêtement de l’idiot et de la bête brute.

— J’ai dit ce que j’avais à dire, fit-il.

Alors M. Lecoq, changea de ton, de bienveillant qu’il était, il se fit sévère, se reculant comme pour mieux juger de l’effet qu’il allait produire sur Guespin…

— Tu n’as pas le droit de te taire, entends-tu, reprit-il. Et quand même tu te tairais, imbécile, est-ce que la police ne sait pas tout. Ton maître t’a chargé d’une commission, n’est-ce pas, mercredi soir. Que t’a-t-il donné ? Un billet de mille francs ?

Le prévenu regardait M. Lecoq d’un air absolument stupide.

— Non, balbutia-t-il, c’était un billet de cinq cents francs.

Comme tous les grands artistes, au moment de leur scène capitale, l’agent de la sûreté était vraiment ému. Son surprenant génie d’investigation venait de lui inspirer cette combinaison hardie qui, si elle réussissait, lui assurait le gain de la partie.

— Maintenant, demanda-t-il, dis-moi le nom de cette femme.

— Je ne le sais pas, monsieur.

— Tu n’es donc qu’un sot ? Elle est petite, n’est-ce pas, assez jolie, brune et pâle, avec des yeux très-grands.

— Vous la connaissez donc ? fit Guespin d’une voix tremblante d’émotion.

— Oui, mon camarade, et si tu veux savoir son nom pour le dire dans tes prières, elle s’appelle Jenny Fancy.

Les hommes vraiment supérieurs en quelque spécialité que ce soit, n’abusent jamais mesquinement de leur supériorité ; l’intime satisfaction qu’ils éprouvent à la voir reconnue leur est une suffisante récompense.

M. Lecoq jouissait donc doucement de sa victoire pendant que ses auditeurs s’émerveillaient de sa perspicacité. C’est qu’en effet une série de rapides calculs lui avait révélé, non-seulement la pensée de Trémorel, mais encore les moyens qu’il avait dû employer pour arriver à ses fins.

Chez Guespin, la colère faisait place à un étonnement immense. Il se demandait, et on suivait sur son front l’effort de sa réflexion, comment cet homme avait pu être informé d’actions qu’il avait tout lieu de croire secrètes.

Mais déjà l’agent de la sûreté était revenu à son prévenu.

— Puisque je t’ai appris le nom de la femme brune, lui demanda-t-il, explique-moi donc comment et pourquoi le comte de Trémorel t’a remis un billet de cinq cents francs.

— C’est au moment où j’allais partir, monsieur le comte n’avait pas de monnaie, il ne voulait pas m’envoyer changer à Orcival, je devais rapporter le reste.

— Et pourquoi n’as-tu pas rejoint tes camarades chez Wepler, aux Batignolles ?

Pas de réponse.

— Quelle commission devais-tu faire pour le comte ?

Guespin hésita. Ses yeux allaient de l’un à l’autre des auditeurs ; du juge d’instruction au père Plantat, du docteur à l’agent de Corbeil, et sur tous les visages il lui semblait découvrir une expression d’ironie.

Il eut la pensée que tous ces gens se moquaient de lui, qu’on lui avait tendu un piége et qu’il y était tombé. Il crut que ses réponses venaient d’empirer sa situation. Aussitôt, un affreux désespoir s’empara de lui.

— Ah ! s’écria-t-il, s’adressant à M. Lecoq, vous m’avez trompé, vous ne saviez rien, vous avez plaidé le faux pour savoir le vrai. J’ai été assez simple pour vous répondre et vous allez retourner toutes mes paroles contre moi.

— Quoi ? vas-tu déraisonner de nouveau ?

— Non, mais j’y vois clair et vous ne me reprendrez plus. Maintenant, monsieur, je mourrais plutôt que de dire un mot.

L’agent allait chercher à le rassurer, il ajouta avec un entêtement idiot :

— Je suis d’ailleurs aussi fin que vous, allez, je ne vous ai dit que des mensonges.

Ce revirement subit du prévenu n’étonna personne. S’il est des prévenus qui, une fois enfermés dans un système de défense, n’en sortent pas plus qu’une tortue de sa carapace, il en est d’autres qui, à chaque nouvel interrogatoire, varient, niant aujourd’hui ce qu’hier ils affirmaient, inventant le lendemain quelque épisode absurde qu’ils démentiront encore.

C’est donc vainement que M. Lecoq essaya de faire sortir encore Guespin de son mutisme ; vainement que M. Domini, à son tour, essaya de lui tirer quelques paroles.

À toutes les questions il avait pris le parti de répondre :

— Je ne sais pas.

L’agent de la sûreté s’impatienta à la fin.

— Tiens, dit-il au prévenu, je t’avais pris pour un garçon d’esprit et tu n’es qu’un sot. Tu crois que nous ne savons rien ? Écoute-moi : Le soir de la noce de Mme Denis, au moment où tu te disposais à partir avec tes camarades, lorsque tu venais d’emprunter vingt francs au valet de chambre, ton maître t’a appelé. Après t’avoir recommandé un secret absolu, secret que tu as gardé, c’est une justice à te rendre, il t’a prié de quitter les autres domestiques à la gare et d’aller jusqu’aux Forges de Vulcain lui acheter un marteau, une lime, un ciseau à froid et un poignard. Ces objets, tu devais les porter à une femme. C’est alors que ton maître t’a donné ce fameux billet de cinq cents francs, en disant que tu lui rendrais le reste à ton retour le lendemain. Est-ce cela ?

Oui, c’était cela, on le voyait dans les yeux du prévenu. Cependant il répondit encore :

— Je ne me rappelle pas.

— Alors, poursuivit M. Lecoq, je vais te conter ce qui est arrivé ensuite. Tu as bu, tu t’es soûlé, si bien que tu as dissipé en partie le reste du billet qui t’avait été confié. De là, tes terreurs quand on t’a mis la main dessus, hier matin, avant qu’on t’ait dit un mot. Tu as cru qu’on t’arrêtait pour détournement. Puis, quand tu as su que le comte avait été assassiné dans la nuit, te rappelant que la veille tu avais acheté toutes sortes d’instruments de vol et de meurtre, songeant que tu ne sais ni l’adresse ni le nom de la femme à qui tu as remis le paquet, convaincu qu’on ne te croirait pas si tu expliquais l’origine de l’argent trouvé dans ta poche, au lieu de songer aux moyens de prouver ton innocence, tu as eu peur, tu as cru te sauver en te taisant.

Il est certain que la physionomie du prévenu changeait à vue d’œil. Ses nerfs se détendaient ; ses lèvres tout à l’heure crispées se desserraient. Son esprit s’ouvrait à l’espérance. Mais il résista.

— Faites de moi ce que vous voudrez, dit-il.

— Eh ! que veux-tu que nous fassions d’un idiot comme toi ? s’écria M. Lecoq décidément en colère. Je commence à croire que tu es un mauvais gars. Un bon sujet comprendrait que nous voulons le tirer d’un mauvais pas et il nous dirait la vérité. C’est volontairement que tu vas prolonger ta prévention. Tu apprendras ainsi que la plus grande finesse est encore de dire ce qui est. Une dernière fois, veux-tu répondre ?

De la tête Guespin fit signe que non.

— Retourne donc en prison et au secret, puisque tu t’y plais, conclut l’agent de la sûreté.

Et ayant cherché de l’œil l’approbation du juge d’instruction :

— Gendarmes, dit-il, remmenez le prévenu.

Les derniers doutes du juge d’instruction s’étaient dissipés comme le brouillard au soleil. Pour tout dire, il ressentait une certaine peine d’avoir si mal traité l’agent de la sûreté. Au moins essaya-t-il de réparer autant qu’il était en lui sa dureté passée.

— Vous êtes un homme habile, monsieur, dit-il à M. Lecoq. Sans parler de votre perspicacité si surprenante qu’elle pourrait passer pour un don de seconde vue, votre interrogatoire de tout à l’heure est un chef-d’œuvre en son genre. Recevez donc mes félicitations, sans préjudice de la récompense que je me propose de demander pour vous à vos chefs.

L’agent de la sûreté, à ces compliments, baissait les yeux avec des airs de vierge. Il regardait tendrement la vilaine femme de la bonbonnière, et sans doute, il lui disait :

— Enfin, mignonne, nous l’emportons, cet austère magistrat qui déteste si fort l’institution dont nous sommes le plus bel ornement, fait amende honorable ; il reconnaît et loue nos utiles services.

Et tout haut il répondit :

— Je n’accepte, monsieur, que la moitié de vos éloges, permettez-moi d’offrir l’autre à monsieur le juge de paix.

Le père Plantat voulut protester.

— Oh ! fit-il, pour quelques renseignements ! Sans moi vous arriviez quand même à la vérité.

Le juge d’instruction s’était levé. Noblement, mais non sans un certain effort, il tendit la main à M. Lecoq qui la serra respectueusement.

— Vous m’épargnez, monsieur, lui dit-il, de grands remords. Certes, l’innocence de Guespin aurait été tôt ou tard reconnue ; mais l’idée d’avoir retenu un innocent en prison, de l’avoir harcelé de mes interrogatoires, aurait longtemps tourmenté ma conscience et troublé mon sommeil.

— Dieu sait cependant que ce pauvre Guespin n’est guère intéressant, répond l’agent de la sûreté. Je lui en voudrais cruellement si je n’étais certain qu’il est plus d’à moitié fou.

M. Domini eut un tressaillement.

— Je vais faire lever son secret aujourd’hui même, dit-il, à l’instant.

— Ce sera certes un acte de charité, fit M. Lecoq, mais la peste soit de l’entêté. Il lui était si facile de simplifier ma tâche ! J’ai bien pu, en effet, le hasard m’aidant, reconstituer les faits principaux, trouver l’idée de la commission, soupçonner l’intervention d’une femme ; je ne saurais, n’étant pas sorcier, deviner les détails. Comment miss Fancy est-elle mêlée à cette affaire ? Est-elle complice ? n’a-t-elle fait que jouer un rôle dont elle ignorait l’intention ? Où s’est-elle rencontrée avec Guespin, où l’a-t-elle entraîné ? Il est évident que c’est elle qui a grisé le pauvre diable pour l’empêcher d’aller aux Batignolles. Il faut que Trémorel lui ait conté quelque fable. Laquelle ?

— Je crois, moi, interrompit le juge de paix, que Trémorel ne s’est pas, pour si peu, mis en frais d’imagination. Il aura chargé Guespin et Fancy d’une commission sans leur donner la moindre explication.

M. Lecoq réfléchit une minute.

— Peut-être avez-vous raison, monsieur, dit-il enfin. Il fallait cependant que Fancy eût des ordres particuliers pour empêcher Guespin d’avoir un alibi à fournir.

— Mais, fit M. Domini, cette Fancy nous expliquera tout.

— J’y compte bien, monsieur, et j’espère bien qu’avant quarante-huit heures, je l’aurai retrouvée et expédiée à Corbeil sous bonne escorte.

Il se leva sur ces mots, et alla prendre sa canne et son chapeau qu’il avait, en entrant, déposés dans un coin.

— Avant de me retirer… dit-il au juge d’instruction.

— Oui, je sais, interrompit M. Domini, vous attendez le mandat d’arrêt du comte Hector de Trémorel.

— En effet, répondit M. Lecoq, puisque maintenant monsieur le juge pense comme moi qu’il est vivant…

— Je ne le crois pas, j’en suis sûr.

Et rapprochant son fauteuil de son bureau, M. Domini se mit à libeller cet acte terrible qui s’appelle un mandat d’arrêt.

« DE PAR LA LOI,
NOUS,

Juge d’instruction près le tribunal de première instance de l’arrondissement, etc… Vu les articles 91 et 94 du Code d’instruction criminelle,

Mandons et ordonnons, à tous agents de la force publique d’arrêter en se conformant à la loi, le nommé Hector de Trémorel, etc., etc. »

Lorsqu’il eut terminé :

— Tenez, dit-il, en remettant le mandat à M. Lecoq, et puissiez-vous réussir bientôt à retrouver ce grand coupable.

— Oh ! il le retrouvera, s’écria l’agent de Corbeil.

— Je l’espère, du moins. Quant à dire comment je m’y prendrai, je n’en sais rien encore, j’arrêterai mon plan de bataille cette nuit.

L’agent de la sûreté prit alors congé de M. Domini et se retira suivi du père Plantat. Le docteur Gendron restait avec le juge pour s’entendre au sujet de l’exhumation de Sauvresy.

M. Lecoq allait sortir du palais de justice, lorsqu’il se sentit tirer par la manche. Il se retourna, c’était l’agent de Corbeil qui venait lui demander sa protection, le conjurant de le prendre avec lui, persuadé qu’après avoir servi sous un si grand capitaine, il serait lui aussi très-fort. M. Lecoq eut bien du mal à s’en débarrasser.

Enfin, il se trouvait seul dans la rue avec le vieux juge de paix.

— Il se fait tard, lui dit le père Plantat, vous serait-il agréable de partager encore mon modeste dîner et d’accepter ma cordiale hospitalité ?

— Ce m’est un vrai chagrin, monsieur, de vous refuser, répondit M. Lecoq, mais je dois être ce soir à Paris.

— C’est que, reprit le vieux juge de paix — et il hésitait — c’est que j’aurais vivement désiré vous parler, vous entretenir…

— Au sujet de Mlle Courtois, n’est-ce pas ?

— Oui, j’ai un projet, et si vous vouliez m’aider…

M. Lecoq serra affectueusement les mains du père Plantat.

— Je vous connais depuis bien peu d’heures, monsieur, dit-il, et cependant je vous suis dévoué autant que je le serais à un vieil ami. Tout ce qu’il me sera humainement possible de faire pour vous être agréable ou utile, je le ferai.

— Mais où vous voir, car aujourd’hui on m’attend à Orcival.

— Eh bien ! demain matin, à neuf heures, chez moi, rue Montmartre, no

— Merci ! merci mille fois, j’y serai.

Et, arrivés à la hauteur de l’hôtel de la Belle Image, ils se séparèrent.