Le Crime d’Orcival/Chapitre 22

E. Dentu (p. 302-308).


XXII


Il avait fallu au rebouteux d’Orcival une présence d’esprit singulière et un rare courage, pour se donner la mort dans ce cabinet obscur, sans éveiller par aucun bruit suspect l’attention des hôtes de la bibliothèque.

Un bout de ficelle, trouvé en tâtant dans l’ombre parmi les vieux livres et les liasses de journaux, avait été l’instrument de son suicide. Il l’avait lié solidement autour de son cou, et se servant d’un morceau de crayon en guise de tourniquet il s’était étranglé.

Il n’offrait rien, d’ailleurs, de cet aspect hideux que la croyance populaire attribue aux individus qui périssent par la strangulation.

Il avait la face pâle, les yeux à demi-ouverts, la bouche béante et l’air hébété de l’homme qui, sans grandes douleurs, perd peu à peu connaissance, sous l’influence d’une congestion cérébrale.

— Peut-être est-il encore possible de le rappeler à la vie, dit le docteur Gendron ?

Et sortant bien vite sa trousse de sa poche, il s’agenouilla près du cadavre.

Ce suicide paraissait contrarier vivement et même affecter M. Lecoq. Au moment où tout allait comme sur des roulettes, voilà que son principal témoin, celui qu’il avait arrêté au péril de ses jours, lui échappait.

Le père Plantat au contraire semblait presque satisfait, comme si cette mort eût servi certains projets dont il n’avait pas parlé encore et répondu à de secrètes espérances. Peu importait, d’ailleurs, s’il ne s’agissait que de combattre les opinions de M. Domini et de lui fournir les éléments d’une conviction nouvelle. Ce cadavre avait une bien autre éloquence que le plus explicite des aveux.

Le docteur venait de se relever ; il reconnaissait l’inutilité de ses soins.

Vainement il s’était livré à toutes les manœuvres qu’indique l’expérience en matière de strangulation. Il avait, sans succès, pratiqué l’ouverture de la jugulaire.

— C’est bien fini, dit-il ; la pression a porté particulièrement entre l’os hyoïde et le cartilage thyroïde : l’asphyxie a dû être complète en très-peu d’instants.

Le corps du rebouteux était alors étendu à terre, sur le tapis de la bibliothèque.

— Il n’y a plus qu’à le faire reporter chez lui, dit le père Plantat ; nous l’y accompagnerons pour mettre les scellés sur tous ses meubles, qui pourraient bien contenir des papiers importants.

Et se retournant vers son domestique :

— Cours, lui dit-il, jusqu’à la mairie, demander un brancard et deux hommes de bonne volonté.

La présence du docteur Gendron n’était plus nécessaire ; il promit au père Plantat qu’il le rejoindrait, et sortit pour aller s’informer de l’état de M. Courtois.

Cependant, Louis n’avait pas tardé à reparaître, suivi non pas d’un homme de bonne volonté, mais de dix. On plaça sur le brancard le corps de Robelot et le funèbre cortége se mit en route.

C’est tout en bas de la côte, à droite du pont de fil de fer que demeurait le rebouteux d’Orcival. Il occupait seul une petite maison composée de trois pièces, dont une lui servait de boutique, et était encombrée de paquets de plantes, d’herbes sèches, de graines et de cent autres articles de son commerce d’herboristerie. Il couchait dans la pièce du fond, mieux meublée que ne le sont d’ordinaire les chambres à coucher de campagne.

Les porteurs déposèrent sur le lit leur triste fardeau.

Ils auraient été fort embarrassés, sans doute, si parmi eux ne s’était trouvé le « tambour de ville, » qui est en même temps fossoyeur d’Orcival. Cet homme, expert en tout ce qui concerne les funérailles, donna toutes les indications pour la dernière toilette. Lui-même, d’une main habile et prompte, disposait les matelas selon le rite, pliant les draps et les bordant ainsi qu’on a coutume de le faire.

Pendant ce temps, le père Plantat visitait tous les meubles dont on avait pris les clés dans les poches du suicidé.

Les valeurs trouvées en possession de cet homme qui, deux ans plus tôt, vivait au jour le jour et ne possédait pas un sou vaillant, devaient être contre lui un témoignage accablant et ajouter une preuve aux preuves, moralement indiscutables, mais non évidentes pourtant de sa complicité.

Mais le vieux juge de paix avait beau chercher, il ne rencontrait rien qu’il ne connût déjà.

C’étaient les titres de propriété du pré Morin, des champs de Frapesle et des pièces de terre Peyron. À ces titres étaient jointes deux obligations, une de 150 francs et l’autre de 820 francs, souscrites au profit du sieur Robelot par deux habitants de la commune.

Le père Plantat dissimulait mal son désappointement.

— Pas de valeurs, fit-il à l’oreille de M. Lecoq, comprenez-vous cela ?

— Très-bien, répondit l’agent de la sûreté. C’était un rusé gaillard, ce Robelot, assez prudent pour cacher sa fortune subite, assez patient pour paraître mettre des années à s’enrichir. Vous n’apercevez, monsieur, dans son secrétaire que les valeurs qu’il croyait pouvoir avouer sans danger. Pour combien y en a-t-il là ?

Le juge de paix additionna rapidement les différentes sommes et répondit :

— Pour 14,500 francs.

Mme  Sauvresy lui a donné davantage, déclara péremptoirement l’homme de la préfecture. N’ayant que quatorze mille francs, il n’aurait pas été assez fou pour les placer en terres. Il faut qu’il ait un magot caché quelque part.

— Sans doute, je suis de cet avis, mais où ?

— Ah ! je cherche.

Il cherchait en effet, sans en avoir l’air, il rôdait tout autour de la chambre, dérangeant les meubles, faisant à certains endroits sonner le carreau du talon de ses bottes, auscultant le mur par places.

Enfin, il revint à la cheminée, devant laquelle plusieurs fois déjà il s’était arrêté.

— Nous sommes au mois de juillet, disait-il, et cependant voici bien des cendres dans ce foyer.

— On ne les retire pas toujours à la fin de l’hiver, objecta le juge de paix.

— C’est vrai, monsieur, mais celles-ci ne vous semblent-elles pas bien propres et bien nettes ? Je ne leur vois pas cette légère couche de poussière et de suie qui devrait les recouvrir alors que depuis plusieurs mois on n’a pas allumé de feu.

Il se retourna vers la seconde pièce où il avait fait retirer les porteurs, une fois leur besogne terminée, et dit :

— Tâchez donc de me procurer une pioche.

Tous les hommes se précipitèrent ; il revint près du juge de paix.

— Certainement, murmurait-il, comme en aparté, ces cendres ont été remuées récemment, et si elles ont été remuées…

Il s’était baissé déjà, et, écartant les cendres, il avait mis à nu la pierre du foyer. Prenant alors un mince morceau de bois, il le promena facilement dans les jointures de la pierre.

— Voyez, monsieur le juge de paix, disait-il, pas un atome de ciment, et la pierre est mobile : le magot doit être là.

On lui apporta une pioche, il ne donna qu’un coup. La pierre du foyer bascula, laissant béant un trou assez profond.

— Ah ! s’écria-t-il d’un air de triomphe, je savais bien.

Ce trou était plein de rouleaux de pièces de vingt francs. On compta, il s’y trouvait 19,500 francs.

La physionomie du vieux juge de paix portait en ce moment l’empreinte d’une douleur profonde.

— Hélas ! pensait-il, voici pourtant le prix de la vie de mon pauvre Sauvresy.

En même temps que l’or, l’agent de la sûreté avait retiré de la cachette un petit papier couvert de chiffres. C’était comme le grand-livre du rebouteux. D’un côté, à gauche, il avait porté la somme de 40,000 francs. De l’autre côté, à droite, il avait inscrit diverses sommes, dont le total s’élevait à 21,500 francs. Ces différentes sommes se rapportaient au prix de ses acquisitions. C’était par trop clair. Mme  Sauvresy avait payé 40,000 francs à Robelot son flacon de cristal bleu.

Le père Plantat et l’agent de la sûreté n’avaient plus rien à apprendre chez le rebouteux.

Ils serrèrent dans le secrétaire l’or de la cachette et apposèrent partout les scellés qui devaient rester à la garde de deux des hommes présents.

Mais M. Lecoq n’était pas encore complètement satisfait.

Qu’était-ce donc que ce manuscrit lu par le vieux juge de paix ? Un instant il avait pensé que c’était simplement une copie de la dénonciation à lui confiée par Sauvresy. Mais non, ce ne pouvait être cela ; Sauvresy n’avait pas pu décrire les dernières scènes si terribles de son agonie.

Ce point, resté obscur, tracassait prodigieusement l’homme de la préfecture de police et empoisonnait la joie qu’il éprouvait d’avoir mené à bonne fin cette enquête si difficile.

Une fois encore il voulut essayer d’arracher la vérité au père Plantat. Le prenant sans trop de façon par le collet de sa redingote, il l’attira dans l’embrasure de la fenêtre, et de son air le plus innocent :

— Pardon, monsieur, lui dit-il à voix basse, est-ce que nous n’allons pas retourner chez vous ?

— À quoi bon, puisque le docteur Gendron, en sortant de chez le maire, doit nous rejoindre ici ?

— C’est que, monsieur, nous aurions, je crois, besoin du dossier que vous nous avez lu cette nuit, afin de le communiquer à monsieur le juge d’instruction.

L’agent de la sûreté s’attendait à voir son interlocuteur bondir à cette proposition, ses prévisions furent trompées.

Le père Plantat eut un triste sourire, et le regardant fixement dans les yeux :

— Vous êtes bien fin, cher M. Lecoq, dit-il, mais je le suis assez pour garder le dernier mot dont vous avez deviné une bonne partie.

M. Lecoq faillit rougir sous ses favoris blonds.

— Croyez, monsieur… balbutia-t-il.

— Je crois, interrompit le père Plantat, que vous seriez peut-être bien aise de connaître la source de mes renseignements. Vous avez trop de mémoire pour ne pas vous rappeler que, hier soir, en commençant, je vous ai prévenu que cette relation était pour vous seul et que je n’avais en vous la communiquant, qu’un seul but : faciliter nos recherches. Que voulez-vous que fasse le juge d’instruction de notes absolument personnelles, n’ayant aucun caractère d’authenticité ?

Il réfléchit quelques secondes, comme s’il eût cherché à ajouter une phrase à sa pensée, et ajouta :

— J’ai en vous trop de confiance, M. Lecoq, je vous estime trop pour ne pas être certain d’avance que vous ne parlerez aucunement de documents absolument confidentiels. Ce que vous direz vaudra tout ce que j’ai pu écrire, maintenant qu’à l’appui de vos assertions vous avez le cadavre de Robelot et la somme considérable trouvée en sa possession. Si M. Domini hésitait encore à vous croire, vous savez que le docteur se fait fort de retrouver le poison qui a tué Sauvresy…

Le père Plantat s’arrêta, il hésitait.

— Enfin, reprit-il, je crois que vous saurez taire ce que vous avez su pénétrer.

La preuve que M. Lecoq est vraiment un homme fort, c’est que trouver un partenaire de sa force ne lui déplaît pas.

Certes, il était, en tant que policier, bien supérieur au père Plantat, mais il lui fallait bien reconnaître qu’il ne manquait à ce vieux juge de paix de campagne qu’un peu de pratique et moins de passion. Plusieurs fois déjà depuis la veille, il s’était incliné devant sa perspicacité supérieure.

Cette fois il lui prit la main et la serrant d’une façon significative :

— Comptez sur moi, monsieur, dit-il.

En ce moment, le docteur Gendron parut sur le seuil.

— Courtois, cria-t-il, va mieux, il pleure comme un enfant, il s’en tirera.

— Le ciel soit loué ! répondit le vieux juge de paix, mais puisque vous voici, partons, hâtons-nous. M. Domini, qui nous attendait ce matin, doit être fou d’impatience.