Le Crime d’Orcival/Chapitre 11

E. Dentu (p. 146-157).


XI


Un silence assez long suivit la déclaration de l’agent de la sûreté. Peut-être ses auditeurs cherchaient-ils des objections.

Enfin, le docteur Gendron prit la parole.

— Dans tout cela, dit-il, je n’aperçois pas le rôle de Guespin.

— Je ne le vois pas non plus, monsieur, répondit M. Lecoq. Et ici, je dois vous confesser le fort et le faible de mon système d’enquête. Avec cette méthode, qui consiste à reconstituer le crime avant de s’occuper du criminel, je ne puis, ni me tromper, ni avoir raison à demi. Ou toutes mes déductions sont justes, ou il n’en est pas une seule qui le soit. C’est tout ou rien. Si je suis dans le vrai, Guespin n’a pas trempé dans le crime, — au moins directement, puisqu’il n’est pas une circonstance qui fasse soupçonner un concours étranger. Si au contraire, je m’abuse…

M. Lecoq s’interrompit. On eût dit qu’il prêtait l’oreille à quelque bruit insolite venu du jardin.

— Mais je ne m’abuse pas, reprit-il, j’ai contre le comte une autre charge encore, dont je ne vous ai pas parlé, et qui me paraît bien concluante.

— Oh ! fit le docteur, à quoi bon désormais ?

— Deux sûretés valent mieux qu’une, monsieur, et moi je doute toujours. Donc, laissé seul un moment, ce tantôt, par monsieur le juge de paix, j’ai demandé à François, le valet de chambre, s’il savait exactement le compte des chaussures de son maître. Il m’a répondu que oui, et m’a conduit dans le cabinet où on serre les chaussures.

Il manquait une paire de bottes à tiges de cuir de Russie vert, mises, le matin même, — François en est sûr, — par le comte de Trémorel.

Ces bottes, je les ai cherchées avec un soin minutieux, je ne les ai pas aperçues.

Enfin, la cravate que portait le comte dans la journée du 8, qui est bleue avec des raies blanches, a disparu également.

— Voilà, s’écria le père Plantat, voilà l’indiscutable preuve de vos suppositions au sujet des pantoufles et du foulard.

— Il me paraît en effet, répondit l’agent de la sûreté, que les faits sont assez rétablis pour nous permettre d’aller de l’avant. Recherchons maintenant les événements qui ont dû déterminer…

Depuis un moment déjà M. Lecoq, tout en parlant, observait sournoisement le dehors.

Tout à coup, sans un mot, avec cette foudroyante hardiesse et cette précision d’élan du chat qui bondit sur la souris qu’il guette, il s’élança sur l’appui de la fenêtre ouverte, et de là dans le jardin.

Presque simultanément, on entendit le bruit de la chute, un cri étouffé, un juron, puis les trépignements d’une lutte.

Le docteur et le père Plantat s’étaient précipités à la fenêtre.

Le jour commençait à poindre, les arbres frissonnaient au vent frais du matin, les objets apparaissaient vaguement distincts, sans formes arrêtées, au travers de ce brouillard blanc qui plane, les nuits d’été, sur la vallée de la Seine.

Au milieu du gazon, devant les fenêtres de la bibliothèque, le médecin et le juge de paix entrevoyaient deux hommes, deux ombres plutôt, qui se démenaient, agitant furieusement les bras.

Par instants, à intervalles très-rapprochés, ils entendaient le bruit mou et clapoteux d’un poing fermé qui s’abat en plein sur la chair vive.

Bientôt, les deux ombres n’en formèrent qu’une, puis elles se séparèrent pour se rejoindre de nouveau ; une des deux tomba, se releva aussitôt, et retomba encore.

— Ne vous dérangez pas, messieurs, criait la voix de M. Lecoq, je tiens le gredin.

L’ombre restée debout, qui devait être celle de l’agent de la sûreté, s’inclina, et le combat, qui semblait fini, recommença. L’ombre étendue à terre se défendait avec l’énergie si dangereuse du désespoir. Son torse, au milieu de la pelouse formait comme une grande tache brune, et ses jambes, lançant des coups de pieds, se tendaient et se détendaient convulsivement.

Il y eut un moment de confusion tel, que M. Gendron et le père Plantat cessèrent de distinguer laquelle des deux ombres était celle de l’agent de la sûreté.

Elles s’étaient relevées et luttaient. Soudain, une exclamation de douleur retentit, accompagné d’un juron :

— Ah ! canaille !

Et tout aussitôt, un grand cri, un cri déchirant traversa l’espace, et la voix railleuse de l’homme de la préfecture dit :

— Le voilà ! je l’ai décidé à venir nous présenter ses civilités, éclairez-nous un peu.

Le médecin et le juge de paix se précipitèrent ensemble vers la lampe. De leur empressement, un retard résulta, et au moment où le docteur Gendron s’emparant du luminaire l’élevait à sa hauteur, la porte du salon s’ouvrit, brutalement poussée.

— Je vous présente, messieurs, disait l’agent de la sûreté, le sieur Robelot, rebouteux à Orcival, herboriste par prudence et empoisonneur par vocation.

Telle était la stupéfaction du père Plantat et de M. Gendron, que ni l’un ni l’autre ne put répondre.

C’était bien le rebouteux, en effet, remuant dans le vide ses mâchoires désarticulées. Son adversaire l’avait jeté bas au moyen de ce terrible coup du genou qui est la suprême défense et l’ultima ratio des pires rôdeurs de barrières parisiens.

Mais ce n’était pas la présence, presque inexplicable pourtant, de Robelot, qui surprenait si fort le juge et son ami.

Leur stupeur venait de l’apparence de cet autre homme qui, de sa poigne d’acier, aussi rigide que des menottes, maintenait l’ancien garçon de laboratoire du docteur et le poussait en avant.

Il avait incontestablement la voix de M. Lecoq, son costume, sa cravate à nœud prétentieux, sa chaîne de montre en crin jaune, et cependant ce n’était pas, non ce n’était plus M. Lecoq.

Sorti par la fenêtre, blond, avec des favoris bien ratissés, il rentrait par la porte, brun et le visage glabre.

Celui qui était sorti, était un homme mûr, à physionomie capricieuse, prenant à volonté, l’air idiot ou l’air intelligent ; celui qui rentrait était un beau garçon de trente-cinq ans à l’œil fier, à la lèvre frémissante : de magnifiques cheveux noirs bouclés faisaient vigoureusement ressortir la pâleur mate de son teint et le ferme dessin de sa tête énergique.

Il avait au cou, un peu au-dessous du menton, une blessure qui saignait.

— Monsieur Lecoq ! exclama le juge de paix, recouvrant enfin la parole.

— Lui-même, répondit l’agent de la sûreté, et, pour cette fois seulement, le vrai.

Et s’adressant au rebouteux, tout en lui donnant un rude coup d’épaule :

— Avance, toi, dit-il.

Le rebouteux tomba à la renverse sur un fauteuil, mais l’homme de la police continua à le tenir.

— Oui, poursuivait-il, ce gredin m’a arraché mes ornements blonds. C’est grâce à lui, et bien malgré moi, que je vous apparais au naturel, avec la tête qui m’a été donnée par le Créateur, et qui est bien à moi.

Il eut un geste insouciant et ajouta, moitié fâché, moitié souriant :

— Je suis le vrai Lecoq, et sans mentir, il n’y a pas plus de trois personnes qui le connaissent après vous, messieurs : deux amis sûrs et une amie qui l’est infiniment moins, celle dont je parlais tout à l’heure.

Les yeux du père Plantat et de M. Gendron interrogeaient avec tant d’instances, que l’agent de la sûreté continua :

— Que voulez-vous ! Tout n’est pas roses, dans le métier. On court, à écheniller la société, des dangers qui devraient bien nous concilier l’estime de nos contemporains à défaut de leur affection. Tel que vous me voyez je suis condamné à mort par sept malfaiteurs, les plus dangereux qui soient en France. Je les ai fait prendre, et ils ont juré, — et ce sont des hommes de parole, — que je ne mourrais que de leur main. Où sont-ils, ces misérables ? Quatre sont à Cayenne, un est à Brest ; j’ai de leurs nouvelles. Mais les deux autres ? J’ai perdu leur piste. Qui sait si l’un d’eux ne m’a pas suivi jusqu’ici, qui me dit que demain, au détour d’un chemin creux, je ne recevrai pas six pouces de fer dans le ventre.

Il eut un sourire mélancolique.

— Et pas de récompense, poursuivit-il, pour les périls que nous bravons. Que je tombe demain, on ramassera mon cadavre, on le portera à l’un des domiciles officiels qu’on me connaît et tout sera dit.

Le ton de l’homme de la police était devenu amer, la sourde irritation de sa voix trahissait bien des rancunes.

— Heureusement, reprit-il, mes précautions sont prises. Tant que je suis dans l’exercice de mes fonctions, je me défie, et quand je suis sur mes gardes, je ne crains personne. Mais il est des jours où on est las de craindre, où on veut pouvoir tourner court une rue sans redouter le poignard. Ces jours-là je redeviens moi-même ; je me débarbouille, je jette mon masque, ma personnalité se dégage des mille déguisements que j’endosse tour à tour. Voici quinze ans que je suis à la préfecture, nul n’y connaît mon visage vrai, ni la couleur de mes cheveux…

Maître Robelot, mal à l’aise sur son fauteuil, essaya un mouvement.

— Ah ! ne fais pas le méchant, lui dit M. Lecoq, changeant subitement de ton, il t’en cuirait, lève-toi plutôt et dis-nous ce que tu faisais dans ce jardin ?

— Mais vous êtes blessé ! s’écria le juge de paix, remarquant le filet de sang qui glissait le long de la chemise de l’agent de la sûreté.

— Oh ! ce n’est rien, monsieur, une égratignure, ce drôle avait un grand coutelas fort pointu dont il a voulu jouer…

Le juge de paix voulut absolument examiner cette blessure, et c’est seulement quand le docteur eut reconnu sa parfaite innocuité, qu’il s’occupa du rebouteux.

— Voyons, maître Robelot, demanda-t-il, que veniez-vous faire chez moi ?

Le misérable ne répondit pas.

— Prenez garde, insista le père Plantat, votre silence nous confirmera dans l’idée que vous êtes venu avec les pires desseins.

Mais c’est en vain que le père Plantat épuisa son éloquence persuasive, le rebouteux se renfermait dans une farouche et silencieuse immobilité.

Alors M. Gendron se décida à prendre la parole, espérant, non sans raison, qu’il aurait quelque influence sur son ancien domestique.

— Réponds, interrogea-t-il, que voulais-tu ?

Le rebouteux fit un effort, et ses yeux dénoncèrent une vive souffrance. Parler, avec sa mâchoire démise, était douloureux.

— Je venais pour voler, répondit-il, je l’avoue.

— Voler !… quoi ?

— Je ne sais pas.

— On n’escalade pas un mur, on ne risque pas la prison sans une intention bien arrêtée d’avance.

— Eh bien, donc je voulais…

Il s’arrêta.

— Quoi ? parle.

— Prendre des fleurs rares dans la serre.

— Avec ton coutelas, n’est-ce pas ? fit en ricanant M. Lecoq.

Le rebouteux lui lançant un regard terrible, il continua :

— Ne me regarde pas ainsi, tu ne me fais pas peur. Puis, toi qui es fin, ne nous dis donc pas de niaiseries. Si tu nous crois beaucoup plus bêtes que toi, tu te trompes, je t’en préviens.

— Je voulais prendre les pots, balbutia maître Robelot, pour les revendre.

— Allons donc ! fit l’agent de la sûreté en haussant les épaules, ne répète donc pas tes inepties. Toi, un homme qui achète et paie comptant des terres excellentes, voler des pots de bruyère ! À d’autres. Ce soir, mon garçon, on t’a retourné comme un vieux gant. Bien malgré toi, tu as donné la volée à un secret qui te tourmente diablement, et tu venais ici pour tâcher de le reprendre. En y réfléchissant, tu t’es dit, toi rusé, que sans doute M. Plantat n’avait encore parlé à qui que ce soit et tu arrivais avec le projet ingénieux de l’empêcher de parler désormais à âme qui vive.

Le rebouteux voulut protester.

— Tais-toi donc, lui dit M. Lecoq, et ton coutelas ?

Pendant cet interrogatoire sommaire du rebouteux, le père Plantat réfléchissait.

— Peut-être, murmura-t-il, peut-être ai-je parlé trop tôt.

— Pourquoi donc ? répondit l’agent de la sûreté, je cherchais une preuve palpable à donner à M. Domini, nous lui servirons ce joli garçon, et s’il n’est pas content, c’est qu’il est trop difficile.

— Mais que faire de ce misérable ?

— Il doit bien y avoir dans la maison un endroit pour l’enfermer ; s’il le faut, je le ficellerai.

— J’ai là, proposa le juge de paix, un cabinet noir.

— Est-il sûr ?

— Trois des côtés sont formés de murs épais, le quatrième qui donne ici même est fermé par une double porte, pas d’ouvertures, pas de fenêtres, rien.

— C’est notre affaire.

Le père Plantat ouvrit alors le cabinet qui sert de décharge à sa bibliothèque, sorte de trou noir, humide faute d’air, étroit, et tout plein de livres de rebut, de paquets de journaux et de vieux papiers.

— Tu seras, là-dedans, comme un petit roi, dit l’agent au rebouteux.

Et, après l’avoir fouillé, il le poussa dans le cabinet.

Robelot ne résista pas, mais il demanda à boire et une lumière. On lui passa une carafe pleine d’eau et un verre.

— Quant à de la lumière, lui dit M. Lecoq, tu t’en passeras. Tu n’aurais qu’à nous jouer quelque mauvais tour !

La porte du cabinet noir refermée, le père Plantat tendit la main à l’agent de la sûreté.

— M. Lecoq, lui dit-il, d’une voix émue, vous venez probablement de me sauver la vie au péril de la vôtre ; je ne vous remercie pas. Un jour viendra, je l’espère, où il me sera possible…

L’homme de la préfecture l’interrompit d’un geste.

— Vous savez, monsieur, fit-il, combien ma peau est compromise, la risquer une fois de plus n’est pas un mérite ; puis, sauver la vie à un homme, ce n’est pas toujours lui rendre service…

Il resta pensif quelques secondes et ajouta :

— Vous me remercierez plus tard, monsieur, lorsque j’aurai acquis d’autres droits à votre gratitude.

M. Gendron, lui aussi, avait donné une cordiale poignée de main à l’agent de la sûreté.

— Laissez-moi, lui disait-il, vous exprimer toute mon admiration. Je n’avais pas idée de ce que peuvent être les investigations d’un homme de votre trempe. Arrivé ce matin, sans détails, sans renseignements, vous êtes parvenu par le seul examen du théâtre du crime, par la seule force du raisonnement et de la logique, à trouver le coupable ; et, bien plus, à nous démontrer, à nous prouver que le coupable ne peut pas être un autre que celui que vous dites.

M. Lecoq s’inclina modestement. En réalité, les éloges de ce juge si compétent chatouillaient délicieusement sa vanité.

— Et cependant, répondit-il, je ne suis pas encore parfaitement satisfait. Certes, la culpabilité de M. de Trémorel m’est surabondamment prouvée. Mais quels mobiles l’ont poussé ? Comment a-t-il été conduit à cette épouvantable détermination de tuer sa femme et d’essayer de faire croire que lui-même avait été assassiné ?

— Ne peut-on supposer, objecta le docteur, que dégoûté de Mme  de Trémorel, il s’est défait d’elle pour rejoindre une autre femme aimée, adorée jusqu’à la folie ?

M. Lecoq hocha la tête.

— On ne tue pas sa femme, dit-il, pour cette seule raison qu’on ne l’aime plus et qu’on en adore une autre. On quitte sa femme, on va vivre avec sa maîtresse, et tout est dit. Cela se voit tous les jours, et ni la loi, ni l’opinion ne condamnent bien sévèrement l’homme qui agit ainsi.

— Mais, objecta le médecin, quand c’est la femme qui possède la fortune !…

— Ce n’est pas ici le cas, répondit l’agent de la sûreté ; je suis allé aux informations, M. de Trémorel possédait de son chef cent mille écus, débris d’une fortune colossale sauvés par son ami Sauvresy, et sa femme, par leur contrat de mariage, lui a de plus reconnu un demi-million. Avec huit cent mille francs, on peut vivre à l’aise partout. D’ailleurs, le comte était parfaitement maître de toutes les valeurs de la communauté. Il pouvait vendre, acheter, réaliser, emprunter, placer et déplacer les fonds à sa fantaisie.

Le docteur Gendron n’avait rien à répondre. M. Lecoq continua, parlant avec une certaine hésitation, tandis que ses yeux interrogeaient le père Plantat.

— C’est dans le passé, je le sens, qu’il faut chercher les raisons de ce meurtre d’aujourd’hui et les motifs de la terrible résolution de l’assassin.

Un crime liait le comte et la comtesse si indissolublement, que la mort seule de l’un pouvait rendre la liberté à l’autre.

Ce crime, je l’ai soupçonné du premier coup, je l’ai entrevu à chaque moment depuis ce matin, et l’homme que nous venons d’enfermer là, Robelot le rebouteux, qui voulait assassiner monsieur le juge de paix, en a été l’agent ou le complice.

Le docteur Gendron n’avait pas assisté aux diverses scènes qui, dans la journée au Valfeuillu, le soir chez le maire d’Orcival, avaient établi une tacite entente entre le père Plantat et l’homme de la préfecture. Il lui fallait toute la perspicacité dont il est doué pour combler les lacunes et deviner les sous-entendus de la conversation qu’il écoutait depuis deux heures. Les derniers mots de l’agent de la sûreté furent pour lui un trait de lumière, et il s’écria :

— Sauvresy !…

— Oui, répondit M. Lecoq, oui, Sauvresy !… Et ce papier que cherchait le meurtrier avec tant d’acharnement, cette lettre pour laquelle il négligeait le soin de son salut, doit contenir l’irrécusable preuve du crime.

En dépit des regards les plus significatifs, des provocations les plus directes à une explication, le vieux juge de paix se taisait. Il semblait à cent lieues de l’explication actuelle, et son regard perdu dans le vide, paraissait suivre dans les brumes du passé des événements oubliés.

M. Lecoq, après une courte délibération intérieure, se décida à frapper un grand coup.

— Quel passé, fit-il, que celui dont le fardeau est si écrasant que, pour s’y soustraire, un homme jeune, riche, heureux, M. le comte Hector de Trémorel, arrive à combiner froidement un crime, résigné d’avance à disparaître ensuite, à cesser d’exister légalement, à perdre tout ensemble, sa personnalité, sa situation, son honneur et son nom ! Quel passé, que celui dont le poids peut décider au suicide une jeune fille de vingt ans !

Le père Plantat s’était redressé, pâle, plus ému peut-être qu’il ne l’avait été de la journée.

— Ah ! s’écria-t-il d’une voix altérée, ce que vous dites là vous ne le pensez pas. Laurence n’a jamais rien su !

M. Gendron qui étudiait sérieusement le vrai Lecoq, crut voir un fin sourire éclairer la figure si intelligente du policier.

Le vieux juge de paix, cependant, poursuivait calme et digne désormais, d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine hauteur :

— Il n’était besoin, M. Lecoq, ni de ruses ni de subterfuges pour me déterminer à dire ce que je sais. Je vous ai témoigné assez d’estime et de confiance, pour vous ôter le droit de vous armer contre moi du secret douloureux — ridicule, si vous voulez — que vous avez surpris.

Si grand que soit son aplomb, l’agent de la sûreté fut quelque peu décontenancé et essaya de protester.

— Oui, interrompit le père Plantat, votre surprenant génie d’investigations vous a conduit à la vérité. Mais vous ne savez pas tout, et maintenant encore, je me tairais si les raisons qui me commandaient le silence n’avaient cessé d’exister.

Il ouvrit le tiroir à secret d’un bureau de vieux chêne placé près de la cheminée, et en sortit un dossier assez volumineux qu’il déposa sur la table.

— Voici quatre ans, reprit-il, que jour par jour, je devrais dire : heure par heure, je suis les phases diverses du drame affreux qui, cette nuit, au Valfeuillu, s’est dénoué dans le sang. Dans le principe, ce fut curiosité pure d’ancien avoué désœuvré. Plus tard, j’espérais sauver l’existence et l’honneur d’une personne bien chère.

Pourquoi je n’ai rien dit de mes découvertes ? C’est, messieurs, le secret de ma conscience, elle ne me reproche rien. Et d’ailleurs, hier encore, je fermais les yeux à l’évidence, il m’a fallu le brutal témoignage du fait…

Le jour était venu. Dans les allées du jardin, les merles effrontés couraient en sifflant. Le pavé de la route d’Évry sonnait sous le sabot des attelages matineux se rendant aux champs. Aucun bruit ne troublait le morne silence de la bibliothèque, aucun, sinon le bruissement des feuilles de papier que tournait le vieux juge de paix et de temps à autre une plainte du rebouteux qui, enfermé dans le cabinet noir, souffrait et geignait.

— Avant de commencer, dit le père Plantat, je devrais, messieurs, consulter vos forces, voici vingt-quatre heures que nous sommes debout…

Mais le docteur et l’agent de la sûreté protestèrent qu’ils n’avaient nul besoin de repos. La fièvre de la curiosité avait chassé la lassitude. Enfin, ils allaient avoir le mot de cette sanglante énigme.

— Soit, reprit le juge de paix, alors écoutez-moi.