Le Crime d’Orcival/Chapitre 10

E. Dentu (p. 117-146).


X


Étroite et petite est la maison du juge de paix d’Orcival ; c’est la maison du sage.

Trois grandes pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres au premier étage, un grenier et des mansardes de domestiques sous les combles composent tout le logis.

Partout se trahit l’insouciance de l’homme qui, retiré de la mêlée du monde, replié sur lui-même depuis des années, a cessé d’attacher la moindre importance aux objets qui l’entourent. Le mobilier, fort beau jadis, s’est insensiblement dégradé, s’est usé et n’a pas été renouvelé. Les moulures des gros meubles se sont décollées, les pendules ont cessé de marquer l’heure, l’étoffe des fauteuils laisse voir le crin en maint endroit, le soleil a « mangé » par places la couleur des rideaux.

Seule, la bibliothèque dit les soins journaliers dont elle est l’objet. Sur de larges tablettes de chêne sculpté, les volumes étalent leurs reliures de chagrin et leurs gaufrures d’or. Une planchette mobile, près de la cheminée, supporte les livres préférés du père Plantat, les amis discrets de sa solitude.

La serre, une serre immense, princière, merveilleusement agencée, munie de tous les perfectionnements imaginés dans ces derniers temps, est le seul luxe du juge de paix.

Là, dans des caisses pleines de terreau passé au tamis il sème au printemps ses pétunias. Là naissent et prospèrent les plantes exotiques dont Laurence aimait à garnir ses jardinières. Là fleurissent les cent trente-sept variétés de la bruyère.

Deux serviteurs, Mme veuve Petit, cuisinière-gouvernante, et un jardinier de génie nommé Louis, peuplent cet intérieur.

S’ils ne l’égaient pas davantage, s’ils ne l’emplissent pas de bruit, c’est que le père Plantat qui ne parle guère déteste entendre parler. Chez lui, le silence est de rigueur.

Ah ! ce fut dur pour Mme Petit, surtout dans les commencements. Elle était bavarde, bavarde à ce point, que lorsqu’elle ne trouvait personne à qui causer, de désespoir, elle allait en confesse ; se confesser, c’est encore parler.

Vingt fois, elle faillit quitter la place ; vingt fois, la pensée d’un bénéfice assuré, et aux trois quarts honnête et licite, la retint.

Puis, les jours succédant aux jours, à la longue elle s’est habituée à dompter les révoltes de sa langue, elle s’est accoutumée à ce silence claustral.

Mais le diable n’y perd rien. Elle se venge au dehors des privations de l’intérieur, et rattrape, chez les voisines, le temps perdu à la maison. Ce n’est même pas sans raison qu’elle passe pour une des plus mauvaises langues d’Orcival. Elle ferait battre, dit-on, des montagnes.

On comprend donc aisément le courroux de Mme Petit, ce jour fatal de l’assassinat du comte et de la comtesse de Trémorel.

À onze heures, après être allée aux informations, elle avait préparé le déjeuner, pas de Monsieur.

Elle avait attendu une heure, deux heures, cinq heures, tenant son eau bouillante pour ses œufs à la coque ; toujours pas de Monsieur.

Elle avait voulu envoyer Louis à la découverte, mais Louis, qui est absorbé, comme tous les chercheurs, qui est peu causeur et peu curieux, l’avait engagée à y aller elle-même.

Et pour comble, la maison avait été assiégée de voisines qui, croyant Mme Petit en mesure d’être bien renseignée, demandaient des nouvelles. Pas de nouvelles à leur donner.

Cependant, vers cinq heures, renonçant décidément au déjeuner, elle avait commencé les préparatifs du dîner.

À quoi bon ! Lorsque huit heures sonnèrent au beau clocher d’Orcival, Monsieur n’était pas encore rentré.

À neuf heures, la gouvernante était hors d’elle-même, et tout en se « mangeant les sangs » ainsi qu’elle le disait énergiquement, elle gourmandait le taciturne Louis qui venait d’arroser le jardin, et qui, assis à la table de la cuisine, avalait mélancoliquement une large assiette de soupe.

Un coup de sonnette l’interrompit :

— Ah ! enfin, dit-elle, voilà Monsieur.

Non, ce n’était pas Monsieur, c’était un petit garçon d’une douzaine d’années, que le juge de paix avait expédié du Valfeuillu pour annoncer à Mme Petit qu’il allait rentrer amenant deux invités qui dîneraient et coucheraient à la maison.

Du coup, la gouvernante-cuisinière faillit tomber à la renverse.

C’était, depuis cinq ans, la première fois que le père Plantat invitait quelqu’un à dîner. Cette invitation devait cacher des choses étranges.

Ainsi pensa Mme Petit, et sa colère redoubla comme sa curiosité.

— Me commander un dîner à cette heure ! grondait-elle, cela a-t-il, je vous le demande, du sens commun ?

Puis, réfléchissant que le temps pressait.

— Allons, Louis, continua-t-elle, ce n’est pas le moment de rester les deux pieds dans le même soulier. Haut la main, mon garçon, il s’agit de tordre le cou à trois poulets ; voyez donc dans la serre s’il n’y a pas quelques raisins de mûrs, atteignez-moi des conserves, descendez vite à la cave !…

Le dîner était en bon train quand on sonna de nouveau.

Cette fois, c’était Baptiste, le domestique de monsieur le maire d’Orcival. Il arrivait, de fort mauvaise humeur, chargé du sac de nuit de M. Lecoq.

— Tenez, dit-il à la gouvernante, voici ce que m’a chargé d’apporter l’individu qui est avec votre maître.

— Quel individu ?

Le domestique, qu’on ne gronde jamais, avait encore le bras douloureux de l’étreinte de M. Lecoq. Sa rancune était grande.

— Est-ce que je sais ! répondit-il, je me suis laissé dire que c’est un mouchard envoyé de Paris pour l’affaire du Valfeuillu ; pas grand’chose de bon probablement, mal élevé, brutal… et une mise.

— Mais il n’est pas seul avec Monsieur ?

— Non. Il y a encore le docteur Gendron.

Mme Petit grillait d’obtenir quelques renseignements de Baptiste ; mais Baptiste brûlait de rentrer pour savoir ce qu’on faisait chez son maître, il partit sans avoir rien dit.

Plus d’une grande heure se passa encore, et Mme  Petit, furieuse, venait de déclarer à Louis qu’elle allait jeter le dîner par la fenêtre, lorsque enfin le juge de paix parut, suivi de ses deux hôtes.

Pas un mot n’avait été échangé entre eux, depuis qu’ils avaient quitté la maison du maire. Après les secousses de la soirée qui les avaient jetés plus ou moins hors de leur caractère, ils éprouvaient le besoin de réfléchir, de se remettre, de reprendre leur sang-froid.

C’est donc vainement que Mme Petit, lorsqu’ils entrèrent dans la salle à manger, interrogea le visage de son maître et celui des deux invités, ils ne lui apprirent rien.

Mais elle ne fut pas de l’avis de Baptiste, elle trouva que M. Lecoq avait l’air bonasse et même un peu sot.

Le dîner devait nécessairement être moins silencieux que la route, mais, par un accord tacite, le docteur, M. Lecoq et le père Plantat évitaient même la plus légère allusion aux événements de la journée.

Jamais, à les voir si paisibles, si calmes, s’entretenant de choses indifférentes, on ne se serait douté qu’ils venaient d’être témoins, presque acteurs, dans ce drame encore mystérieux du Valfeuillu. De temps à autre, il est vrai, une question restait sans réponse, parfois une réplique arrivait en retard, mais rien à la surface n’apparaissait des sensations ou des pensées que cachaient les phrases banales échangées.

Louis, qui était allé mettre une veste propre, allait et venait derrière les convives, serviette blanche sous le bras, découpant et servant à boire. Mme Petit apportait les plats, faisait trois tours lorsqu’il n’en fallait qu’un, l’oreille au guet, laissant la porte ouverte le plus souvent qu’elle pouvait.

Pauvre gouvernante ! Elle avait improvisé un dîner excellent, et personne n’y prenait garde.

Certes, M. Lecoq ne dédaigne pas les bons morceaux, les primeurs ont pour lui des charmes, et cependant, lorsque Louis plaça sur la table une corbeille de magnifiques raisins dorés — au 9 juillet — sa bouche gourmande n’eut pas un sourire.

Le docteur Gendron, lui, eût été bien embarrassé de dire ce qu’il avait mangé.

Le dîner touchait à sa fin, et le père Plantat commençait à souffrir de la contrainte qu’impose la présence des domestiques. Il appela la gouvernante :

— Vous allez, lui dit-il, nous servir le café dans la bibliothèque, vous serez ensuite libre de vous retirer ainsi que Louis.

— Mais ces messieurs ne connaissent pas leurs chambres, insinua Mme Petit, dont ce conseil, donné du ton d’un ordre, déconcertait les projets d’espionnage. Ces messieurs peuvent avoir besoin de quelque chose.

— Je conduirai ces messieurs, répondit le juge de paix d’un ton sec, et si quelque chose leur manque, je suis là.

Il fallut obéir, et on passa dans la bibliothèque.

Le père Plantat, alors, atteignit une boîte de londrès, et la présentant à ses convives :

— Il sera sain, je crois, proposa-t-il, de fumer un cigare avant de gagner nos lits.

M. Lecoq tria soigneusement le plus blond et le mieux fait des londrès, et quand il l’eut allumé :

— Vous pouvez vous coucher, messieurs, répliqua-t-il, pour moi je me vois condamné à une nuit blanche. Encore faut-il qu’avant de me mettre à écrire, je demande quelques renseignements à monsieur le juge de paix.

Le père Plantat s’inclina en signe d’assentiment.

— Il faut nous résumer, reprit l’agent de la sûreté, et mettre en commun nos observations. Toutes nos lumières ne sont pas de trop pour jeter un peu de jour sur cette affaire, une des plus ténébreuses que j’aie rencontrées depuis longtemps. La situation est périlleuse et le temps presse. De notre habileté dépend le sort de plusieurs innocents qu’accablent des charges plus que suffisantes pour arracher un : Oui, à n’importe quel jury. Nous avons un système, mais M. Domini en a un aussi, et le sien, reconnaissons-le, est basé sur des faits matériels, pendant que le nôtre ne repose que sur des sensations très-discutables.

— Nous avons mieux que des sensations, M. Lecoq, répondit le juge de paix.

— Je pense comme vous, approuva le docteur, mais encore faut-il prouver.

— Et je prouverai, mille diables ! répondit vivement M. Lecoq. L’affaire est compliquée, difficile, tant mieux ! Eh ! si elle était simple, je retournerais sur-le-champ à Paris, et demain je vous enverrais un de mes hommes. Je laisse aux enfants les rébus faciles. Ce qu’il me faut, à moi, c’est l’énigme indéchiffrable, pour la déchiffrer ; la lutte, pour montrer ma force ; l’obstacle, pour le vaincre.

Le père Plantat et le docteur n’avaient pas assez d’yeux pour regarder l’homme de la police. Il était comme transfiguré.

C’était encore le même homme, à cheveux et à favoris jaunes, à redingote de propriétaire, et cependant le regard, la voix, la physionomie, les traits même avaient changé. Des paillettes de feu s’allumaient dans ses yeux, sa voix avait un timbre métallique et vibrant, son geste impérieux affirmait l’audace de sa pensée et l’énergie de sa résolution.

— Vous pensez bien, messieurs, poursuivit-il, qu’on ne fait pas de la police comme moi, pour les quelques milliers de francs que donne par an la préfecture. Autant s’établir épicier, si on n’a pas la vocation. Tel que vous me voyez, à vingt ans, après de fortes études, je suis entré comme calculateur chez un astronome. C’est une position sociale. Mon patron me donnait 70 francs par mois et le déjeuner. Moyennant quoi je devais être bien mis et couvrir de chiffres je ne sais combien de mètres carrés par jour.

M. Lecoq tira précipitamment quelques bouffées de son cigare qui s’éteignait, tout en observant curieusement le père Plantat.

Bientôt il reprit :

— Eh bien ! figurez-vous que je ne me trouvais pas le plus heureux des hommes. C’est que, j’ai oublié de vous le dire, j’avais deux petits vices, j’aimais les femmes et j’aimais le jeu. On n’est pas parfait. Les 70 francs de mon astronome me semblaient insuffisants, et tout en alignant mes colonnes de chiffres, je songeais au moyen de faire fortune du soir au lendemain. Il n’est en somme qu’un moyen : s’approprier le bien d’autrui assez adroitement pour n’être pas inquiété. C’est à quoi je pensais du matin au soir. Mon esprit, fertile en combinaisons, me présentait cent projets plus praticables les uns que les autres. Je vous épouvanterais si je vous racontais la moitié seulement de ce que j’imaginais en ce temps-là. S’il existait, voyez-vous, beaucoup de voleurs de ma force, il faudrait rayer du dictionnaire le mot propriété. Les précautions aussi bien que les coffres-forts seraient inutiles. Heureusement pour ceux qui possèdent, les malfaiteurs sont des idiots. Les filous de Paris — la capitale de l’intelligence — en sont encore au vol à l’américaine et au vol au poivrier ; c’est honteux.

— Où veut-il en venir ? pensait le docteur Gendron.

Et alternativement il examinait le père Plantat, dont l’attention ressemblait au recueil de la réflexion, et l’agent de la sûreté, qui déjà poursuivait :

— Moi-même, un jour, j’eus peur de mes idées. Je venais d’inventer une petite opération au moyen de laquelle, on enlèverait 200,000 francs à n’importe quel banquier, sans plus de danger et aussi aisément que j’enlève cette tasse. Si bien que je me dis : « Mon garçon, pour peu que cela continue, un moment viendra où, de l’idée, tu passeras naturellement à l’exécution. »

C’est pourquoi, étant né honnête, — une chance, — et tenant absolument à utiliser les aptitudes que m’avait départies la nature, huit jours plus tard je remerciais mon astronome et j’entrais à la préfecture. Dans la crainte de devenir voleur, je devenais agent de police.

— Et vous êtes content du changement ? demanda le docteur Gendron.

— Ma foi ! monsieur, mon premier regret est encore à venir. Je suis heureux, puisque j’exerce en liberté et utilement mes facultés de calcul et de déduction. L’existence a pour moi un attrait énorme, parce qu’il est encore en moi une passion qui domine toutes les autres : la curiosité. Je suis curieux.

L’agent de la sûreté eut un sourire. Il songeait au double sens de ce mot : curieux.

— Il est des gens, continua-t-il, qui ont la rage du théâtre. Cette rage est un peu la mienne. Seulement, je ne comprends pas qu’on puisse prendre plaisir au misérable étalage des fictions qui sont à la vie ce que le quinquet de la rampe est au soleil. S’intéresser à des sentiments plus ou moins bien exprimés, mais fictifs, me paraît une monstrueuse convention. Quoi ! vous pouvez rire des plaisanteries d’un comédien que vous savez un père de famille besogneux ! Quoi ! vous plaignez le triste sort de la pauvre actrice qui s’empoisonne, quand vous savez qu’en sortant vous allez la rencontrer sur le boulevard ! C’est pitoyable !

— Fermons les théâtres ! murmura le docteur Gendron.

— Plus difficile ou plus blasé que le public, continua M. Lecoq, il me faut, à moi, des comédies véritables ou des drames réels. La société, voilà mon théâtre. Mes acteurs, à moi, ont le rire franc ou pleurent de vraies larmes.

Un crime se commet, c’est le prologue.

J’arrive, le premier acte commence. D’un coup d’œil je saisis les moindres nuances de la mise en scène. Puis, je cherche à pénétrer les mobiles, je groupe mes personnages, je rattache les épisodes au fait capital, je lie en faisceau toutes les circonstances. Voici l’exposition.

Bientôt, l’action se corse, le fil de mes inductions me conduit au coupable ; je le devine, je l’arrête, je le livre.

Alors, arrive la grande scène, le prévenu se débat, il ruse, il veut donner le change ; mais armé des armes que je lui ai forgées, le juge d’instruction l’accable, il se trouble ; il n’avoue pas, mais il est confondu.

Et autour de ce personnage principal, que de personnages secondaires, les complices, les instigateurs du crime, les amis, les ennemis, les témoins ! Les uns sont terribles, effrayants, lugubres, les autres grotesques. Et vous ne savez pas ce qu’est le comique dans l’horrible.

La cour d’assises, voilà mon dernier tableau. L’accusation parle, mais c’est moi qui ai fourni les idées ; les phrases sont les broderies jetées sur le canevas de mon rapport. Le président pose les questions aux jurés ; quelle émotion ! C’est le sort de mon drame qui se décide. Le jury répond : Non. C’en est fait, ma pièce était mauvaise, je suis sifflé. Est-ce oui, au contraire, c’est que ma pièce était bonne ; on m’applaudit, je triomphe.

Sans compter que le lendemain je puis aller voir mon principal acteur, et lui frapper sur l’épaule en lui disant : « Tu as perdu, mon vieux, je suis plus fort que toi ! »

M. Lecoq, en ce moment même, était-il de bonne foi, ou jouait-il une comédie ! Quel était le but de cette autobiographie ?

Sans paraître remarquer la surprise de ses auditeurs, il prit un nouveau londrès qu’il alluma au-dessus du verre de la lampe. Puis, soit calcul, soit inadvertance, au lieu de replacer cette lampe sur la table, il la posa sur le coin de la cheminée. De cette façon, grâce au grand abat-jour, la figure du père Plantat se trouvait en pleine lumière, tandis que celle de l’agent de la sûreté, demeuré debout, restait dans l’ombre.

— Je dois avouer, reprit-il, sans fausse modestie, que j’ai rarement été sifflé. Et cependant, je ne suis pas aussi fat qu’on veut bien le dire. Comme tout homme, j’ai mon talon d’Achille. J’ai vaincu le démon du jeu, je n’ai pas triomphé de la femme.

Il poussa un gros soupir qu’il accompagna de ce geste tristement résigné des hommes qui ont pris leur parti.

— C’est ainsi. Il est telle femme, pour laquelle je ne suis qu’un imbécile. Oui, moi, l’agent de la sûreté, la terreur des voleurs et des assassins, moi qui ai éventé les combinaisons de tous les filous de tous les mondes, qui depuis dix ans nage en plein vice, en plein crime, qui lave le linge sale de toutes les corruptions, qui ai mesuré la profondeur de l’infamie humaine, moi qui sais tout, qui ai tout vu, tout entendu, moi, Lecoq, enfin, je suis pour elle plus simple et plus naïf qu’un enfant. Elle me trompe, je le vois, et elle me prouve que j’ai mal vu. Elle ment, je le sais, je le lui prouve… et je la crois.

C’est qu’il est, ajouta-t-il plus bas et d’une voix triste, de ces passions que l’âge, loin d’éteindre, ne fait qu’attiser, et auxquelles un sentiment de honte et d’impuissance donne une âpreté terrible. On aime ; et la certitude de ne pouvoir être aimé est une de ces douleurs qu’il faut avoir expérimentées pour en connaître l’immensité. Aux heures de raison, on se voit et on se juge. On se dit : non, c’est impossible, elle est presque un enfant et je suis presque un vieillard. On se dit cela, mais toujours au fond du cœur ; plus forte que la raison, que la volonté, que l’expérience, une lueur d’espérance persiste, et on se dit : « Qui sait ? Peut-être ! » On attend, quoi ? un miracle ? Il n’y en a plus. N’importe, on espère.

M. Lecoq s’arrêta, comme si l’émotion l’eût empêché de poursuivre.

Le père Plantat avait continué de fumer méthodiquement son cigare, lançant les bouffées de fumée à intervalles égaux, mais la figure avait une indéfinissable expression de souffrance, son regard humide vacillait, ses mains tremblaient.

Il se leva, prit la lampe sur la cheminée, la replaça sur la table et se rassit.

Le sens de cette scène éclatait enfin dans l’esprit de M. Gendron.

En réalité, sans s’écarter précisément de la vérité, l’agent de la sûreté venait de tenter une des plus perfides expériences de son répertoire, et il jugeait inutile de la pousser plus loin. Il savait désormais ce qu’il avait intérêt à savoir.

Après un moment de silence, M. Lecoq tressaillit comme au sortir d’un songe, et tirant sa montre :

— Mille diables, fit-il, je suis là que je bavarde, et le temps passe.

— Et Guespin est en prison, remarqua le docteur.

— Nous l’en tirerons, monsieur, répondit l’agent de la sûreté, si toutefois il est innocent, car cette fois je tiens mon affaire, mon roman, si vous voulez, et sans la moindre lacune. Il est cependant un fait, d’une importance capitale, que seul je ne puis expliquer.

— Lequel ? interrogea le père Plantat.

— Est-il possible que M. de Trémorel eût un intérêt immense à trouver quelque chose, un acte, une lettre, un papier, un objet quelconque d’un mince volume, caché dans sa propre maison ?

— Oui, répondit le juge de paix, cela est possible.

— C’est que, reprit Lecoq, il me faudrait une certitude.

Le père Plantat réfléchit un instant.

— Eh bien ! donc, reprit-il, je suis sûr, parfaitement sûr que si Mme de Trémorel était morte subitement, le comte aurait démoli la maison pour retrouver certain papier qu’il savait en la possession de sa femme et que j’ai eu, moi, entre les mains.

— Alors, reprit M. Lecoq, voici le drame.

En entrant au Valfeuillu, j’ai été, comme vous, messieurs, frappé de l’affreux désordre de l’appartement. Comme vous, j’ai pensé d’abord que ce désordre était simplement un effet de l’art.

Je me trompais. Un examen plus attentif m’en a convaincu.

L’assassin, c’est vrai, a tout mis en pièces, brisé les meubles, haché les fauteuils, pour faire croire au passage d’une bande de furieux. Mais au milieu de ces actes de vandalisme prémédité, j’ai pu suivre les traces involontaires d’une exacte, minutieuse, et je dirai plus, patiente perquisition.

Tout semblait, n’est-il pas vrai, mis au pillage au hasard ; on avait brisé à coups de hache des meubles qu’on pouvait ouvrir avec la main, on avait enfoncé des tiroirs qui n’étaient pas fermés ou dont la clé était à la serrure, était-ce de la folie ? Non. Car, en réalité, il n’est pas un seul endroit pouvant recéler une lettre qui n’ait été visité. Les tiroirs de divers petits meubles avaient été jetés çà et là, mais les espaces étroits qui existent entre la rainure des tiroirs et le corps du meuble avaient été examinés, et j’en ai eu la preuve en relevant des empreintes de doigts sur la poussière qui s’amasse toujours en ces endroits. Les livres gisaient à terre pêle-mêle, mais tous avaient été secoués, et quelques-uns avec une telle violence que la reliure était arrachée. Nous avons retrouvé toutes les planches de cheminée en place, mais toutes avaient été soulevées. On n’a pas haché les fauteuils de coups d’épée pour le seul plaisir de déchirer les étoffes, on sondait ainsi les sièges.

La certitude promptement acquise d’une perquisition acharnée, fit d’abord hésiter mes soupçons.

Je me disais, d’un côté : les malfaiteurs ont cherché l’argent qui avait été caché, donc ils n’étaient pas de la maison.

— Mais, observa le docteur, on peut être d’une maison et ignorer la cachette des valeurs, ainsi Guespin…

— Permettez, interrompit M. Lecoq, je m’explique, d’un autre côté, je trouvais des indices tels que l’assassin ne pouvait être qu’une personne singulièrement liée avec Mme de Trémorel, comme son amant, ou son mari. Voilà quelles étaient alors mes idées.

— Et maintenant ?

— À cette heure, répondit l’agent, et avec la certitude qu’on a pu chercher autre chose que les valeurs, je ne suis pas fort éloigné de croire que le coupable est l’homme dont on cherche actuellement le cadavre, le comte Hector de Trémorel.

Ce nom, le docteur Gendron et le père Plantat l’avaient deviné, mais personne encore n’avait osé formuler les soupçons. Ils l’attendaient, ce nom de Trémorel, et cependant jeté ainsi, au milieu de la nuit, dans cette grande pièce sombre, par ce personnage au moins bizarre, il les fit tressaillir d’un indicible effroi.

— Remarquez, reprit M. Lecoq, que je dis : je crois. Pour moi, en effet, le crime du comte n’est encore qu’excessivement probable. Voyons, si à nous trois nous arriverons à une certitude.

C’est que voyez-vous, messieurs, l’enquête d’un crime n’est autre chose que la solution d’un problème.

Le crime donné, constant, patent, on commence par en rechercher toutes les circonstances graves ou futiles, les détails, les particularités.

Lorsque circonstances et particularités ont été soigneusement recueillies, on les classe, on les met en leur ordre et à leur date.

On connaît ainsi la victime, le crime et les circonstances, reste à trouver le troisième terme, l’x, l’inconnu, c’est-à-dire le coupable.

La besogne est difficile, mais non tant qu’on croit. Il s’agit de chercher un homme dont la culpabilité explique toutes les circonstances, toutes les particularités relevées, — toutes, vous m’entendez bien. — Le rencontre-t-on, cet homme, il est probable — et neuf fois sur dix la probabilité devient réalité — qu’on tient le coupable.

Ainsi, messieurs, procédait Tabaret, mon maître, notre maître à tous, et en toute sa vie il ne s’est trompé que trois fois.

Si claire avait été l’explication de M. Lecoq, si logique sa démonstration, que le vieux juge et le médecin ne purent retenir une exclamation admirative :

— Très-bien !

— Examinons donc ensemble, poursuivit, après s’être incliné, l’agent de la sûreté, examinons si la culpabilité hypothétique du comte de Trémorel explique toutes les circonstances du crime du Valfeuillu.

Il allait poursuivre, mais le docteur Gendron, assis près de la fenêtre, se dressa brusquement.

— On marche dans le jardin ! dit-il.

Tout le monde s’approcha. Le temps était superbe, la nuit très-claire, un grand espace libre s’étendait devant les fenêtres de la bibliothèque, on regarda, on ne vit personne.

— Vous vous êtes trompé, docteur, fit le père Plantat en regagnant son fauteuil.

M. Lecoq continua :

— Nous supposons donc, messieurs, que, — sous l’empire de certains événements que nous aurons à rechercher plus tard, — M. de Trémorel a été amené à prendre la résolution de se défaire de sa femme.

Le crime résolu, il est clair que le comte a dû réfléchir et chercher les moyens de le commettre impunément, peser les conséquences et évaluer les périls de l’entreprise.

Nous devons admettre encore que les événements qui le conduisaient à cette extrémité étaient tels, qu’il dut craindre d’être inquiété et redouter des recherches ultérieures même dans le cas où sa femme serait morte naturellement.

— Voilà la vérité, approuva le juge de paix.

M. de Trémorel s’est donc arrêté au parti de tuer sa femme brutalement, à coups de couteau, avec l’idée de disposer les choses de façon à faire croire que lui aussi avait été assassiné, décidé à tout entreprendre pour laisser les soupçons planer sur un innocent, ou, du moins, sur un complice infiniment moins coupable que lui.

Il se résignait d’avance, en adoptant ce système, à disparaître, à fuir, à se cacher, à changer de personnalité ; à supprimer, en un mot, le comte Hector de Trémorel, pour se refaire, sous un autre nom, un nouvel état civil.

Ces prémices, fort admissibles, suffisent à expliquer toute une série de circonstances inconciliables au premier abord.

Elles nous expliquent d’abord comment, la nuit du crime, précisément, il y avait au Valfeuillu toute une fortune.

Et cette particularité me paraît décisive. En effet, lorsqu’on reçoit, pour les garder chez soi, des valeurs importantes, on le dissimule d’ordinaire autant que possible.

M. de Trémorel n’a pas cette prudence élémentaire.

Il montre à tous ses liasses de billets de banque, il les manie, il les étale, les domestiques les voient, les touchent presque ; il veut que tout le monde sache bien et puisse répéter qu’il a chez lui des sommes considérables, faciles à prendre, à emporter, à cacher.

Et quel moment choisit-il, pour cet étalage imprudent en toute occasion ?

Le moment juste où il sait, où chacun sait dans le voisinage, qu’il passera la nuit seul au château avec Mme  de Trémorel.

Car il n’ignore pas que tous ses domestiques sont conviés pour le 8 juillet au soir, au mariage de l’ancienne cuisinière, madame Denis. Il l’ignore si peu, que c’est lui qui fait les frais de la noce et que lui-même a fixé le jour, lorsque madame Denis est venue présenter à ses anciens maîtres son futur mari.

Vous me direz peut-être que c’est par hasard, que cette somme, — qu’une des femmes de chambre qualifiait d’immense, — a été envoyée au Valfeuillu précisément la veille du crime.

À la rigueur on peut l’admettre.

Cependant, croyez-moi, il n’y a pas là de hasard, et je le prouverai. Demain, nous nous présenterons chez le banquier de M. de Trémorel et nous lui demanderons si le comte ne l’a pas prié, par écrit ou verbalement, de lui envoyer les fonds ce jour du 8 juillet, fixe.

Or, messieurs, si ce banquier nous répond affirmativement, s’il nous montre une lettre, s’il nous donne sa parole d’honneur que l’argent lui a été demandé de vive voix, j’aurai, avouez-le, plus qu’une probabilité en faveur de mon système.

Le père Plantat et le docteur hochèrent la tête en signe d’assentiment.

— Donc, demanda l’homme de la préfecture, jusqu’ici pas d’objection.

— Pas la moindre, répondit le juge de paix.

— Mes préliminaires, poursuivit M. Lecoq, ont encore l’avantage d’éclairer la situation de Guespin. Disons-le franchement, son attitude est louche et justifie amplement son arrestation.

A-t-il trempé dans le crime, est-il totalement innocent, voilà ce que nous ne pouvons décider, car je ne vois nul indice qui nous guide.

Ce qui est sûr, c’est qu’il est tombé dans un piége habilement tendu.

Le comte, en le choisissant pour victime, a fort bien pris ses mesures pour faire peser sur lui tous les doutes d’une enquête superficielle. Je gagerais que M. de Trémorel, connaissant la vie de ce malheureux, a pensé non sans motif, que les antécédents ajouteraient à la vraisemblance de l’accusation et pèseraient d’un poids terrible dans les balances de la justice.

Peut-être aussi, se disait-il, que Guespin s’en tirerait infailliblement, et ne voulait-il que gagner du temps et éviter des recherches immédiates en donnant le change.

Nous, investigateurs soucieux de détails, nous ne pouvons être trompés. Nous savons que la comtesse est morte d’un coup, du premier, comme foudroyée. Donc, elle n’a pas lutté, donc elle n’a pu arracher un lambeau d’étoffe au vêtement de l’assassin.

Admettre la culpabilité de Guespin, c’est admettre qu’il a été assez fou pour aller placer un morceau de sa veste dans la main de sa victime. C’est admettre qu’il a été assez simple pour aller jeter cette veste déchirée et pleine de sang dans la Seine, du haut du pont, dans un endroit où il devait bien penser qu’on ferait des recherches, et cela, sans prendre même la vulgaire précaution d’y attacher une pierre pour la maintenir au fond de l’eau.

Ce serait absurde.

Donc, pour moi, ce lambeau de drap, cette veste sanglante affirment et l’innocence de Guespin et la scélératesse du comte de Trémorel.

— Cependant, objecta M. Gendron, si Guespin est innocent, que ne parle-t-il ? Que n’invoque-t-il un alibi ? Où a-t-il passé la nuit ? Pourquoi avait-il de l’argent plein son porte-monnaie ?

— Remarquez, monsieur, répondit l’agent de la sûreté, que je ne dis pas qu’il est innocent. Nous en sommes encore aux probabilités. Ne peut-on pas supposer que le comte de Trémorel, assez perfide pour tendre un piège à son domestique, a été assez habile pour lui enlever tous moyens de fournir un alibi.

— Mais, vous-même, insista le docteur, vous niez l’habileté du comte.

— Pardon, monsieur, entendons-nous. Le plan de M. de Trémorel était excellent et annonce une perversité supérieure ; l’exécution seule a été défectueuse. C’est que le plan avait été conçu et mûri en sûreté, et qu’une fois le crime commis, l’assassin, troublé, épouvanté du danger, a perdu son sang-froid et n’a réalisé ses conceptions qu’à demi.

Mais il est d’autres suppositions.

On peut se demander si, pendant qu’on assassinait la comtesse de Valfeuillu, Guespin ne commettait pas ailleurs un autre crime.

Cette hypothèse parut au docteur Gendron si invraisemblable qu’il ne put s’empêcher de protester.

— Oh ! fit-il.

— N’oubliez pas, messieurs, répliqua Lecoq, que le champ des conjectures n’a pas de bornes. Imaginez telle complication d’événements que vous voudrez, je suis prêt à soutenir que cette complication s’est présentée ou se présentera. Est-ce que Lieuben, un maniaque allemand, n’avait pas parié qu’il parviendrait à retourner un jeu de cartes dans un ordre indiqué par le procès-verbal du pari ? Pendant vingt ans, dix heures par jour, il a battu, tourné, rebattu et retourné ses cartes. Il avait, de son aveu, répété son opération quatre millions deux cent quarante-six mille vingt-huit fois, lorsqu’il gagna.

M. Lecoq allait peut-être continuer ses citations, le père Plantat l’interrompit d’un geste.

— J’admets, dit-il, vos préliminaires ; je les tiens pour plus que probables, pour vrais.

M. Lecoq parlait alors en se promenant de long en large, de la fenêtre aux rayons de la bibliothèque, s’arrêtant aux paroles décisives, comme un général qui dicte à ses aides de camp le plan de la bataille du lendemain.

Et les auditeurs s’émerveillaient à le voir et à l’entendre.

Pour la troisième fois, depuis le matin, il se révélait à eux sous un aspect absolument différent. Ce n’était plus ni le mercier retiré de la perquisition, ni le policier cynique et sentimental de la biographie.

C’était un nouveau Lecoq à la physionomie digne, à l’œil pétillant d’intelligence, au langage clair et concis, le Lecoq, enfin, que connaissent les magistrats qui ont utilisé le génie investigateur de ce remarquable agent.

Depuis longtemps il avait rentré la bonbonnière à portrait, et il n’était plus question des carrés de pâte qui, — pour employer une expression à son vocabulaire — constituent un des accessoires de sa physionomie de province.

— Maintenant, disait l’agent de la sûreté, écoutez-moi :

Il est dix heures du soir. Nul bruit au dehors, le chemin est désert, les lumières d’Orcival s’éteignent, les domestiques du château sont à Paris, M. et Mme  de Trémorel sont seuls au Valfeuillu.

Ils se sont retirés dans leur chambre à coucher.

La comtesse est assise devant la table sur laquelle est servi le thé. Le comte, tout en causant avec elle, va et vient par la chambre.

Mme  de Trémorel est sans pressentiment. — Son mari, depuis plusieurs jours, n’est-il pas plus aimable, meilleur qu’il n’a jamais été ! Elle est sans défiance, et ainsi le comte peut s’approcher d’elle, par derrière, sans que l’idée lui vienne de retourner la tête. Si elle l’entend venir ainsi, doucement, elle s’imagine qu’il veut la surprendre par un baiser.

Lui, cependant, armé d’un long poignard, est debout près de sa femme. Il sait où il faut frapper pour que la blessure soit mortelle.

De l’œil, il choisit sa place, il l’a trouvée, il frappe un coup terrible, si terrible que la garde du poignard a laissé son empreinte des deux côtés des lèvres de la plaie.

La comtesse tombe sans pousser un cri, heurtant son front à l’angle de la table qui se renverse.

Est-ce qu’ainsi ne s’explique pas la position de la terrible blessure, au-dessous de l’épaule gauche, blessure presque verticale, dont la direction est de droite à gauche ?…

Le docteur fit un signe d’approbation.

— … Et quel autre homme que l’amant ou le mari d’une femme, peut aller et venir dans sa chambre à coucher, s’approcher d’elle quand elle est assise, sans qu’elle se retourne ?

— C’est évident, murmurait le père Plantat, c’est évident.

— Voilà donc, poursuivait M. Lecoq, voilà la comtesse morte.

Le premier sentiment de l’assassin est un sentiment de triomphe. Enfin ! le voilà débarrassé de cette femme qui était la sienne, qu’il a assez haïe pour se résoudre à un crime, pour se décider à changer son existence heureuse, splendide, enviée, contre la vie épouvantable du scélérat désormais sans patrie, sans ami, sans asile, proscrit par toutes les civilisations, traqué par toutes les polices, puni par les lois du monde entier.

Sa seconde pensée est pour cette lettre, ce papier, cet acte, ce titre, cet objet d’un mince volume qu’il sait en la possession de sa femme, qu’il a demandé cent fois, qu’elle n’a pas voulu lui remettre, et qu’il lui faut.

— Ajoutez, interrompit le père Plantat, que ce titre a été un des mobiles du crime.

— Cet acte si important, le comte s’imagine savoir où il est. Il croit que du premier coup il va mettre la main dessus. Il se trompe. Il cherche dans tous les meubles à l’usage de sa femme, et il ne trouve rien. Il fouille les tiroirs, il soulève les marbres, il bouleverse tout dans la chambre ; rien.

Alors, une idée lui vient. Cette lettre, ne serait-elle pas sous la tablette de la cheminée ? D’un revers de bras il jette bas la garniture, la pendule tombe et s’arrête. Il n’est pas encore dix heures et demie.

— Oui ! fit à demi-voix le docteur Gendron, la pendule nous l’a dit.

— Sous la tablette de la cheminée, poursuivait l’agent de la sûreté, le comte ne trouve rien encore que de la poussière qui a gardé les traces de ses doigts.

Alors, l’assassin commence à se troubler.

Ce papier si précieux que, pour sa possession, il risque sa vie, où peut-il être ? Sa colère s’allume. Comment visiter les tiroirs fermés ? Les clés sont sur le tapis, où je les ai retrouvées parmi les débris du service de thé, il ne les aperçoit pas.

Il lui faut une arme, un outil pour tout briser. Il descend chercher une hache.

Dans l’escalier, l’ivresse du sang, de la vengeance, se dissipe, ses terreurs commencent. Tous les recoins obscurs se peuplent de ces spectres qui font cortège aux assassins ; il a peur, il se hâte.

Il ne tarde pas à remonter et, armé d’une hache énorme, la hache retrouvée au second étage, il fait tout voler en éclats autour de lui. Il va comme un insensé, c’est au hasard qu’il éventre les meubles ; mais, parmi les débris, il poursuit les recherches acharnées dont j’ai suivi la trace.

Rien, toujours rien.

Tout est sens dessus dessous dans la chambre, il passe dans son cabinet et la destruction continue, la hache se lève et s’abat sans relâche. Il brise son propre bureau, non qu’il n’en connaisse tous les tiroirs, mais parce qu’il peut s’y trouver quelque cachette ignorée. Ce bureau, ce n’est pas lui qui l’a acheté, il a appartenu au premier mari, à Sauvresy. Tous les livres de la bibliothèque, il les prend un à un, les secoue furieusement et les lance par la chambre.

L’infernale lettre est introuvable.

Son trouble, désormais, est trop grand pour qu’il puisse apporter à ses perquisitions la moindre méthode. Sa raison obscurcie ne le guide plus. Il erre, sans raison déterminante, sans calcul, d’un meuble à l’autre, fouillant à dix reprises les mêmes tiroirs, pendant qu’il en est, tout près, à côté, qu’il oublie complètement.

C’est alors qu’il songe que cet acte qui le perd peut avoir été caché parmi le crin de quelque siége. Il décroche une épée et, pour sonder exactement, il hache le velours des fauteuils et des canapés du salon et des autres pièces…

La voix de M. Lecoq, son accent, son geste, donnaient à son récit un caractère saisissant. Il semblait qu’on vît le crime, qu’on assistât aux scènes terribles qu’il décrivait.

Ses auditeurs retenaient leur souffle, évitant même un geste approbateur qui eût pu distraire son attention.

— À ce moment, poursuivit l’agent de la sûreté, la rage et l’effroi du comte de Trémorel étaient au comble. Il s’était dit, lorsqu’il préméditait le crime, qu’il tuerait sa femme, qu’il s’emparerait de la lettre, qu’il exécuterait bien vite son plan si perfide, et qu’il fuirait.

Et voilà que tous ses projets étaient déconcertés.

Que de temps perdu, lorsque chaque minute envolée emportait une chance de salut !

Puis la probabilité de mille dangers auxquels il n’avait pas réfléchi, se présentait à son esprit. Pourquoi un ami ne viendrait-il pas lui demander l’hospitalité, comme cela était arrivé vingt fois ? Que penserait un passant arrêté sur la route, de cette lumière affolée courant de pièce en pièce ? Un des domestiques ne pouvait-il revenir ?

Une fois dans le salon, il croit qu’on sonne à la grille, et telle est sa terreur que la bougie qu’il tient à la main lui échappe, et que moi, j’ai retrouvé sur le tapis la marque de cette bougie tombée.

Il entend des bruits étranges, tels que jamais pareils n’ont frappé son oreille. Il lui semble qu’on marche dans la pièce voisine, le parquet craque. Sa femme est-elle vraiment morte, l’a-t-il bien tuée ? Ne va-t-elle pas se lever tout à coup, courir à la fenêtre, appeler au secours ?

C’est obsédé de ces épouvantements qu’il revient à la chambre à coucher, qu’il reprend son poignard et qu’il frappe de nouveau le cadavre de la comtesse. Mais sa main est si peu assurée qu’il ne fait que des blessures légères.

Vous l’avez remarqué, docteur, et consigné sur votre projet de rapport, toutes ces blessures ont la même direction. Elles forment avec le corps un angle droit qui prouve que la victime était couchée lorsqu’on la hachait ainsi.

Puis, dans l’emportement de sa frénésie, le misérable foule aux pieds le corps de cette femme assassinée par lui, et les talons de ses bottes lui font ces contusions sans ecchymose relevées par l’autopsie…

M. Lecoq s’arrêta pour reprendre haleine.

Il ne racontait pas seulement le drame, il le mimait, il le jouait, ajoutant l’ascendant du geste à l’empire de la parole, et chacune de ses phrases reconstituant une scène, expliquait un fait et dissipait un doute. Comme tous les artistes de génie, qui s’incarnent vraiment dans le personnage qu’ils représentent, l’agent de la sûreté ressentait réellement quelque chose des sensations qu’il traduisait, et son masque mobile avait alors une effrayante expression.

— Voici donc, reprit-il, la première partie du drame. À ce transport furieux succède chez le comte un irrésistible anéantissement.

Les circonstances diverses que je vous décris, se remarquent d’ailleurs dans presque tous les grands crimes. Toujours, l’assassin, après le meurtre, est saisi d’une haine épouvantable et inexpliquée centre sa victime, et souvent il s’acharne après le cadavre. Puis, vient une période d’affaissement, si grand, de torpeur si invincible, qu’on a vu des misérables s’endormir littéralement dans le sang, qu’on les surprenait endormis, qu’on avait toutes les peines du monde à les réveiller.

Lorsqu’il a eu affreusement mutilé le corps de sa femme, M. de Trémorel a dû se laisser tomber dans un des fauteuils de la chambre. Et, en effet, les lambeaux de l’étoffe d’un des siéges ont gardé certains plis qui indiquent bien qu’on s’est assis dessus.

Quelles sont alors les réflexions du comte ? Il songe aux longues heures envolées, aux heures si courtes qui lui restent. Il n’a rien trouvé. Il songe que c’est à peine si, avant le jour, il aura le temps d’exécuter les mesures dont l’ensemble doit dérouter l’instruction et assurer son impunité en faisant croire à sa mort. Et il faut fuir, bien vite, fuir sans ce papier maudit.

Il rassemble ses forces, il se lève, et, savez-vous ce qu’il fait ?

Il saisit une paire de ciseaux et coupe sa longue barbe si soignée.

— Ah ! interrompit le père Plantat, voilà donc pourquoi vous regardiez tant le portrait.

M. Lecoq mettait trop d’attention à suivre le fil de ses déductions pour relever l’interruption.

— Il est, poursuivait-il, de ces détails vulgaire que leur trivialité précisément rend terribles, lorsqu’ils sont entourés de certaines circonstances.

Vous représentez-vous le comte de Trémorel, pâle, couvert du sang de sa femme, debout devant sa glace et se rasant, faisant mousser le savon sur sa figure, dans cette chambre bouleversée, lorsqu’à trois pas de lui, à terre, gît le cadavre chaud encore, palpitant.

Se regarder, se voir dans une glace après un meurtre, est, entendez-moi bien, un acte d’épouvantable énergie dont peu de criminels sont capables.

Du reste, les mains du comte tremblaient si fort, qu’à peine il pouvait tenir le rasoir, et sa figure doit être sillonnée de balafres.

— Quoi ! s’écria le docteur Gendron, vous supposez que le comte a perdu son temps à se raser.

— J’en suis positivement sûr, répondit M. Lecoq ; po-si-ti-ve-ment, ajouta-t-il en appuyant sur toutes les syllabes.

Une serviette sur laquelle j’ai reconnu une de ces marques — une seule — que laisse le rasoir quand on l’essuie, m’a mis sur la trace de ce détail.

J’ai cherché, et j’ai trouvé une boîte de rasoirs ; l’un d’eux avait servi depuis bien peu de temps, car il était encore humide.

J’ai serré soigneusement la serviette et la boîte.

Et si ces preuves ne suffisent pas pour appuyer mon affirmation, je ferai venir de Paris deux de mes hommes, et ils sauront bien découvrir quelque part, dans le château ou dans le jardin, et la barbe de M. de Trémorel et le linge sur lequel il a essuyé son rasoir. J’ai examiné soigneusement le savon resté sur la toilette, et tout me fait supposer que le comte ne s’est pas servi de blaireau.

Quant à l’idée qui vous surprend, monsieur le docteur, elle me paraît à moi naturelle ; je dirai plus, elle est la conséquence nécessaire du plan adopté.

M. de Trémorel a toujours porté toute sa barbe, il la coupe, et sa physionomie est à ce point changée que si, dans sa fuite, il rencontre quelqu’un, on ne le reconnaîtra pas.

Le docteur Gendron dut être convaincu, car il eut un geste d’assentiment, et murmura :

— C’est clair, c’est évident !

— Une fois défiguré, continua l’agent de la sûreté, le comte s’est mis, en toute hâte, à réunir les éléments de son plan, à disposer les apparences destinées à vous égarer, à faire croire qu’en même temps que sa femme, il avait été assassiné par une bande de brigands.

Il est allé chercher un vêtement de Guespin, et il l’a déchiré à la poche et en a placé un fragment dans la main de la comtesse.

Prenant alors le cadavre dans ses bras, en travers, il l’a descendu. Les blessures saignaient affreusement, de là les nombreuses taches constatées à toutes les marches.

Arrivé au bas de l’escalier, il est obligé de poser le cadavre à terre pour aller ouvrir la porte du jardin. Cette manœuvre explique parfaitement la tache de sang très-large du vestibule.

La porte ouverte, le comte revient prendre le cadavre et le tient entre ses bras jusque sur le bord de la pelouse. Là, il cesse de le porter, il le traîne en le soutenant par les épaules, marchant à reculons, s’imaginant ainsi préparer des empreintes qui feront supposer que son propre cadavre à lui a été traîné et jeté à la Seine.

Seulement, le misérable a oublié deux choses qui nous le livrent. Il n’a pas réfléchi que les jupons de la comtesse, en traînant sur l’herbe, la foulant et la brisant sur un large espace, dévoileraient la ruse. Il n’a pas songé que son pied élégant et cambré, chaussé de bottes fines à talons très-hauts, se moulerait dans la terre humide de la pelouse, laissant contre lui une preuve plus éclatante que le jour.

Le père Plantat se leva brusquement.

— Ah ! interrompit-il, vous ne m’aviez rien dit de cette circonstance.

M. Lecoq eut un joli geste de suffisance.

— Ni de plusieurs autres encore. Mais, à ce moment, j’ignorais, — son regard chercha celui du père Plantat, — j’ignorais absolument beaucoup de choses que je sais maintenant ; et, comme j’avais quelques raisons de supposer monsieur le juge de paix bien mieux instruit que moi, je n’étais pas fâché de me venger un peu d’une discrétion, pour moi, incompréhensible.

— Et vous êtes vengé, fit en souriant le docteur Gendron.

— De l’autre côté du gazon, reprit M. Lecoq, le comte a de nouveau enlevé le cadavre. Mais alors, oubliant les effets de l’eau lorsqu’elle jaillit, ou, peut-être, qui sait, craignant de se mouiller, au lieu de pousser violemment le corps dans l’eau, il l’y dépose doucement, avec mille précautions.

Ce n’est pas tout : il veut qu’on croie à une lutte terrible entre la comtesse et les assassins. Que fait-il ? Du bout de son pied il fouille et raie le sable de l’allée. Et il croit que la police s’y trompera.

— Oui ! murmurait le père Plantat, c’est exact, c’est vrai, j’ai vu.

— Débarrassé du cadavre, le comte regagne la maison. L’heure presse, mais il veut encore chercher le titre maudit. Il se dépêche donc de prendre les dernières mesures qui assureront, croit-il, la réussite de ses projets.

Il prend ses pantoufles et un foulard qu’il tache de sang. Il jette sur le gazon son foulard et une de ses pantoufles, il lance l’autre au milieu de la Seine.

Sa précipitation nous explique la défectuosité et l’insuccès de ses manœuvres. Il se presse, il commet bévues sur bévues.

Les bouteilles qu’il place sur la table sont des bouteilles vides, il ne pense pas que son valet de chambre le dira. Il croit verser du vin dans cinq verres, il y verse du vinaigre qui prouvera que personne n’a bu.

Il remonte, il avance l’aiguille de la pendule, mais il l’avance trop, et il oublie d’ailleurs de mettre la sonnerie et les aiguilles d’accord.

Il défait le lit, mais le défait mal, et encore il ne voit pas qu’il est absolument impossible de concilier ces trois choses, le lit défait, la pendule marquant trois heures vingt minutes, la comtesse habillée comme au milieu du jour.

Autant qu’il peut, il augmente le désordre. Il arrache le ciel de lit. Il trempe un linge dans le sang, et en macule les rideaux et les meubles. Enfin, il marque la porte d’entrée de cette main sanglante, dont l’empreinte est trop nette, trop distincte, trop arrêtée, pour n’être pas volontaire.

Est-il, jusqu’ici, messieurs, je vous le demande, une circonstance, un détail, une particularité du crime, qui n’explique pas la culpabilité de M. de Trémorel ?

— Il y a la hache, répondit le père Plantat, la hache retrouvée au second étage, et dont la position vous a semblé si extraordinaire.

— J’y arrive, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq.

Il est un point de cette affaire ténébreuse sur lequel, grâce à vous, nous sommes parfaitement fixés.

Nous savons que Mme  de Trémorel possédait et cachait, au su de son mari, — un papier, un acte, une lettre, dont celui-ci convoitait la possession et qu’elle refusait absolument, en dépit de ses prières, de lui donner.

Vous nous avez affirmé que le désir, — la nécessité peut-être, — de s’emparer de ce papier a contribué puissamment à armer la main du comte.

Nous ne serons donc pas téméraires en supposant à ce titre une importance non-seulement extraordinaire, mais encore tout à fait exceptionnelle.

Il faut croire, à plus forte raison, qu’il est, de sa nature extrêmement compromettant. Mais qui compromet-il ? Le comte et la comtesse ensemble, ou seulement le comte ? À cet égard j’en suis réduit aux conjectures.

Ce qui est acquis, c’est que ce titre est une menace — exécutable sur-le-champ — suspendue sur la tête de celui ou de ceux qu’elle concerne.

Ce qui est sûr, c’est que Mme  de Trémorel considérait cet écrit, soit comme une garantie, soit comme une arme terrible mettant son mari à sa discrétion.

Ce qui est un fait, c’est que, pour se délivrer de cette menace perpétuelle qui troublait sa vie, M. de Trémorel a tué sa femme…

Si logique était la déduction, ses derniers termes faisaient si bien éclater l’évidence, que le docteur et le père Plantat ne purent retenir une exclamation approbative.

Ils s’écrièrent ensemble :

— Très-bien !

— Maintenant, reprit M. Lecoq, des divers éléments qui ont servi à former notre conviction, il faut conclure que le contenu de cette lettre est tel que, retrouvée, elle enlèverait nos dernières hésitations, elle doit expliquer le crime et rendre inutiles les précautions de l’assassin.

Le comte devait donc faire tout au monde, tenter l’impossible, pour ne pas laisser derrière lui ce danger.

C’est pourquoi, les préparatifs qui, à son sens, devaient égarer la justice, terminés, malgré le sentiment d’un péril imminent, malgré l’heure qui passe, malgré le jour qui vient, M. de Trémorel, au lieu de fuir, recommence avec plus d’acharnement que jamais ses inutiles perquisitions.

De nouveau il revoit les meubles à l’usage de sa femme, les tiroirs, les livres, les papiers. En vain.

Alors il se décide à explorer le second étage, et toujours armé de sa hache, il monte.

Déjà il a attaqué un meuble, lorsque dans le jardin un cri retentit. Il court à la fenêtre : Que voit-il ?

Philippe et le vieux La Ripaille sont debout au bord de l’eau, sous les saules du parc, près du cadavre.

Comprenez-vous l’épouvantable effroi de l’assassin !

Désormais, plus une seconde à perdre, il n’a que trop attendu déjà. Le danger est pressant, terrible. Il fait jour, le crime est découvert, on va venir, il se voit perdu sans ressources.

Il faut fuir, fuir à l’instant, au risque d’être vu, d’être rencontré, d’être arrêté.

Violemment il lance sa hache qui entaille le parquet. Il descend, il glisse dans ses poches les liasses de billets de banque, il s’empare de la veste déchirée et sanglante de Guespin, qu’il lancera dans la rivière, du haut du pont, et il se sauve par le jardin.

Oubliant toute prudence, éperdu, hors de lui-même, couvert de sang, il court, il franchit la douve, et c’est lui que le vieux La Ripaille aperçoit, gagnant les bois de Mauprévoir, où il compte réparer le désordre de ses vêtements.

Il est sauvé pour le moment. Mais il laisse derrière lui cette lettre qui est, croyez-le, une formidable accusation, qui éclairera la justice, qui dira bien haut et sa scélératesse et la perfidie de ses manœuvres.

Car il ne l’a pas retrouvée, cette lettre, mais nous la retrouverons, nous ; elle nous est nécessaire pour ébranler M. Domini, il nous la faut pour changer nos doutes en certitude.