Le Cratère/Chapitre XXVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 322-332).
CHAPITRE XXVI.


Cruel de cœur et fort de bras,
Il ne rêve que les combats ;
Après les combats, le pillage.
C’est avec un rire sauvage
Qu’il commande le branle-bas.
Le Boucanier



Après sa tournée, le gouverneur passa une semaine au Pic avec sa femme et ses enfants. C’était toujours avec un nouveau bonheur qu’il se retrouvait auprès de Brigitte ; elle était si tendre et si dévouée ! Si ses soins attentifs s’étendaient sur tous ceux qui l’entouraient, tout son bonheur se concentrait dans le sein de sa petite famille. Avec Marc et ses enfants, il n’était pas de solitude qui ne lui eût été chère.

Le Pic, proprement dit, était devenu la promenade de prédilection des habitants. C’était là que le gouverneur aimait à aller prendre le frais du matin, et, les yeux fixés sur l’Océan, à réfléchir à ses différents devoirs. Agréable dans tous les temps, à cause de l’étendue et de la beauté de la vue, cette promenade avait encore plus d’intérêt depuis qu’avait commencé la pêche de la baleine. C’était un spectacle qui amusait beaucoup Anne et Brigitte, et plus d’une fois un des petits garçons était accouru du Pic en criant : — Viens vite, maman, viens vite ! Un poisson ! un gros poisson !

Le matin même du jour où Marc se proposait d’aller au Récif, il monta au Pic avec sa femme, au moment où le soleil se levait. La matinée était charmante, et jamais les cœurs des deux époux ne s’étaient ouverts plus délicieusement au double sentiment de l’amour pour leurs semblables ; et de la reconnaissance pour leur Dieu. Le petit Marc donnait la main à sa mère, et l’heureux père conduisait sa fille. C’était ainsi qu’ils se partageaient d’ordinaire leurs enfants, dans leurs excursions, sans doute parce que chacun sentait ainsi plus près de soi une image en miniature de ce qu’il avait de plus cher.

Le gouverneur et Brigitte s’entretenaient des faveurs dont la Providence ne se lassait pas de les combler. L’abondance régnait partout la terre ; leur prodiguait ses richesses, et le commerce venait leur offrir d’autres ressources dans la proportion de leurs besoins. Le commerce ne mérite que des éloges tant qu’il se contente d’être un incident dans la vie, mais qu’il n’en devient pas le principe dominant. De même que l’homme qui ne vit que pour accumuler voit se tarir successivement dans son âme toutes les sources des passions nobles et généreuses, et perd de vue le grand objet de son existence ; les sociétés ne sont plus qu’un assemblage de corruption et de vénalité dès que cette idole a pris chez elles la place du vrai Dieu. Jusqu’à présent les opérations commerciales de la colonie étaient renfermées dans ces sages limites ; elles n’avaient pour but que de lui procurer ce qui lui manquait, en échange d’une active et laborieuse industrie.

Le gouverneur n’avait pas de secrets pour son amie ; il aimait à la consulter sur toutes les questions délicates qui pouvaient se présenter dans son administration, et Brigitte avait le jugement si droit qu’il n’aurait pu trouver de meilleur conseiller.

— Croiriez-vous bien, ma chère, dit-il en aidant sa petite fille à franchir un passage difficile de la montée, croiriez-vous bien que, dans ce moment, ce qui me préoccupe le plus, c’est la question religieuse ? Pendant ma tournée, j’ai eu soin de sonder les dispositions des colons ; et à mon grand étonnement, j’ai trouvé une bien plus grande variété d’opinions que je ne l’aurais cru possible au milieu du calme où nous vivons.

— Je sais depuis longtemps qu’un grand nombre d’entre eux ne sont pas très-contents de la manière dont M. Hornblower exerce son ministère. Vous qui êtes de la secte des Épiscopaux, Marc, vous avez pu ne pas le remarquer ; mais comme on sait que ma famille est presbytérienne, on se cache moins avec moi.

— Et vous ne m’en avez rien dit, Brigitte ? reprit le gouverneur d’un ton de reproche.

— Pourquoi aurais-je été ajouter à vos autres tracas, mon cher ami ! vous en avez bien assez ; et d’ailleurs le remède n’est pas loin du mal maintenant. S’il faut tout vous dire, la Jeune Poule est chargée de ramener deux ministres, l’un presbytérien, l’autre méthodiste, si l’on en trouve qui consentent à venir. Je crois même que les Amis ne sont pas sans espoir de voir arriver un de leurs prédicateurs.

— N’y a-t-il pas une loi formelle qui interdit l’entrée de tout émigrant sans le consentement du gouverneur et du conseil ? demanda Marc d’un ton grave.

— Sans doute, mais il serait bien dur de signifier aux gens qu’ils ne peuvent pas adorer Dieu de la manière qui convient le mieux à leur conscience.

— De même qu’il n’y a qu’un Dieu, il me semble qu’il ne devrait y avoir qu’une manière de l’adorer.

— Est-ce qu’il est un seul sujet sur lequel les hommes soient tous de la même opinion, mon cher gouverneur ? Et puis, M. Hornblower a un grand défaut, surtout pour un ministre qui a le champ libre, et qui ne peut trouver de contradicteurs : c’est de déblatérer contre toutes les autres sectes.

— Jamais on ne doit déguiser la vérité, Brigitte, surtout dans un sujet aussi grave que la religion.

— D’accord, Marc, s’il était obligé d’en parler. Mais pourquoi, sans nécessité, aller heurter des préjugés qui ont leur côté respectable ? Il devrait réfléchir qu’il n’y a pas cinquante épiscopaux dans toute la colonie.

— C’est pour cela qu’il voudrait qu’ils le devinssent tous.

— Qu’il tâche d’en faire des chrétiens n’est-ce pas assez ?

La conversation roula encore quelque temps sur ce ton, puis on arriva sur la hauteur, où des incidents nouveaux et d’une toute autre nature ne tardèrent pas à absorber leur attention. À peine avaient-ils fait quelques pas que les yeux perçants de la petite fille aperçurent une voile, puis une seconde, puis une troisième. C’étaient bien trois bâtiments, les premiers qui se fussent montrés dans ces parages, sauf les embarcations régulières et bien connues de la colonie. C’étaient un trois mâts et deux bricks ; ils allaient évidemment de conserve et avec plus d’ordre que n’en observent habituellement les bâtiments de commerce. Ils gouvernaient au plus près dans la direction du sud-est, et étaient à peu près à mi-chemin entre le Pic et le Cratère, par conséquent à une distance d’environ six lieues et également en vue des deux côtés.

Heureusement il y avait sur le Pic quelques enfants qui s’amusaient à y cueillir des baies sauvages. Le gouverneur se hâta d’en envoyer un porter à Heaton un billet dans lequel il lui recommandait d’envoyer sur-le-champ un exprès sur les bords de l’Anse, pour empêcher qu’aucune barque de pêcheurs ne sortît, car il y avait bon nombre de jeunes gens qui allaient pêcher le matin à l’ombre des rochers, avant que le soleil fût plus avancé sur l’horizon. Jusqu’alors l’existence de l’Anse Mignonne était restée strictement cachée, même aux Karnakas, et pour eux, le Pic tout entier était toujours un lieu aussi mystérieux que le jour où Waally et ses compagnons avaient pris la fuite, frappés d’une terreur superstitieuse.

Après avoir pris cette précaution, et recommandé aux autres enfants de ne pas s’éloigner dans le cas où il aurait encore quelque message à envoyer, le gouverneur donna toute son attention aux bâtiments étrangers. Il y avait toujours quelques lunettes sur le Pic. Il en prit une et la dirigea sur le trois-mâts. Brigitte auprès de lui attendait avec angoisse qu’il lui apprît le résultat de ses observations : voyant que son mari ne disait rien, elle se décida enfin à l’interroger.

— Qu’est-ce donc, Marc ? lui dit-elle, craignant presque d’entendre sa réponse ; est-ce le Rancocus ?

— Si c’était le Rancocus, ma bonne amie, il ne viendrait pas ici. C’est un assez grand navire, qui paraît armé, mais je ne puis découvrir sa nation.

— Il n’est pas étonnant qu’il soit armé, Marc. Vous savez que les journaux que le capitaine Saunders nous a rapportés sont remplis de récits de batailles livrées en Europe.

— Il est vrai que le monde entier est en guerre, mais cela n’explique pas l’apparition singulière de ces trois bâtiments sur ce coin éloigné du globe. Peut-être est-ce un voyage de découvertes qu’ils sont en train de faire ; car la guerre n’est pas toujours un obstacle à l’esprit d’entreprise. Ils paraissent se diriger vers le Pic, ce qui semblerait indiquer qu’ils ne soupçonnent pas l’existence d’établissements au Cratère ; car là-bas ils pourraient jeter l’ancre, ce qu’il leur est impossible de faire ici, sans connaître l’entrée de l’anse.

— Mais ne serait-il pas naturel qu’ils vinssent d’abord au Pic, qui est l’objet le plus frappant ?

— Votre réflexion est juste, Brigitte, mais comme le commodore a trois bâtiments, je crois qu’il en dirigerait un vers le Cratère, pendant qu’il se rendrait ici avec les deux autres. Il n’y a que l’Angleterre qui, dans ces temps de guerre, puisse envoyer si loin des vaisseaux, et ceux-ci n’ont nullement l’air anglais. Et puis, s’il se préparait quelque expédition de ce genre, les journaux nous en auraient parlé. Je crains bien qu’il ne s’agisse de toute autre chose que d’un voyage de découverte.

Le gouverneur envoya un nouveau message à Heaton pour recommander que personne ne se montrât, et que même on éteignît tous les feux, de peur que la fumée ne trahît leur présence. Ce message fut bientôt suivi d’un troisième, qui disait d’assembler sur-le-champ tous les hommes, et de faire les préparatifs ordinaires de défense. Il donnait l’ordre en même temps de tenir une chaloupe toute prête, qui pût partir pour le Récif au premier signal.

Pendant ce temps, les bâtiments étrangers ne restaient pas oisifs, mais ils s’approchaient du Pic à toutes voiles. Quand ils ne furent plus qu’à une lieue des rochers, Marc reconnut que le navire principal pouvait être de six cents tonneaux, et qu’il était fortement armé. Un examen plus attentif encore lui fit reconnaître les formes d’une frégate, qui avait une batterie régulière. Les deux bricks n’étaient guère que de deux cents tonneaux, mais ils avaient aussi un nombreux équipage. On ne pouvait plus en douter, car, à mesure qu’ils approchaient de l’île, les cordages se couvraient de monde pour diminuer de voiles.

Une remarque que fit le gouverneur lui causa beaucoup de satisfaction. À voir les manœuvres de la petite escadre, elle semblait se disposer à passer au vent des rochers, d’où il concluait que personne à bord ne connaissait la position de l’Anse. Ainsi toutes les peines qu’il avait prises pour en cacher l’existence, même aux Indiens, n’étaient pas perdues !

On redoubla de précautions pour que personne ne fût aperçu sur la cime du Pic. Nous avons déjà vu que de la pleine mer c’était le seul point qu’on pût découvrir. Marc n’en put pas moins continuer à son aise ses observations, des abris ayant été disposés depuis longtemps à cet effet.

Enfin l’escadre se trouva être si peu de distance, qu’il devint possible de braquer la longue-vue sur le pont de la frégate. En examinant l’équipage pour tâcher de reconnaître à quelle nation il appartenait, le gouverneur s’imagina qu’il apercevait quelques Indiens à bord. C’étaient même des chefs, des chefs revêtus de leur costume de guerre. Redoublant d’attention, il en vint à croire que parmi eux il reconnaissait Waally, et même son fils à côté de lui. D’une pareille élévation et à une telle distance, il était possible de se tromper ; aussi le gouverneur ne voulut-il pas s’en fier au témoignage de ses sens ; il passa la longue-vue à un colon qui lui apportait un message de Heaton, et qui connaissait le redoutable chef. Celui-ci n’hésita pas à dire que le gouverneur ne se trompait pas. Brigitte consultée à son tour fut du même avis. Il n’y avait donc plus à en douter : Waally était à bord de la frégate !

C’était une découverte de la plus haute importance. Waally ne pouvait venir dans des intentions bienveillantes pour les colons. Si depuis cinq ans il avait rongé son frein en silence, il n’était pas douteux qu’une sourde haine n’eût toujours couvé au fond de son cœur. Les relations entre les deux groupes d’îles n’avaient pas été fréquentes depuis quelque temps ; il y avait plusieurs mois qu’aucune embarcation n’avait été du Récif aux îles d’Ooroony. C’était bien assez pour que de grands projets eussent pu être conçus et mis à exécution, sans que les colons en eussent entendu parler.

Mais il était impossible d’approfondir cet étrange mystère, tant que les étrangers se tenaient au large du Pic ; mais dès qu’ils eurent doublé la pointe septentrionale, et que, gouvernant au sud, ils longèrent les rochers en boulinant, le gouverneur fit aussitôt partir la chaloupe, avec ordre de se rendre au Récif à force de voiles. Il envoyait des instructions détaillées à Pennock et à ceux des membres du conseil qui seraient présents. Il leur rendait compte brièvement de ses craintes, et leur recommandait la plus grande vigilance. Toutes les forces de la colonie devaient être rassemblées immédiatement, et il promettait d’aller les rejoindre, dès que les bâtiments étrangers auraient quitté les environs du Pic.

Cependant Heaton était monté à cheval, et il suivait l’escadre qui faisait le tour de l’île. De temps en temps il envoyait des messages au gouverneur pour le tenir au courant des mouvements des étrangers. Pendant ce temps les hommes étaient rappelés de leurs diverses occupations, et la défense s’organisait. Comme il fallait plusieurs heures à l’escadre pour faire ce long circuit, les mesures purent être prises avec réflexion, et la chaloupe était déjà hors de vue, quand Heaton dépêcha un messager pour avertir que l’escadre avait atteint l’extrémité méridionale de l’île, et qu’elle gouvernait au sud-est, se dirigeant évidemment vers le volcan.

On commença à se demander si on la reverrait jamais. Il était naturel que des navigateurs examinassent des îles inconnues, du moins en passant ; mais il était peu probable, si c’étaient des bâtiments de commerce, qu’ils retardassent leur voyage pour pousser plus loin leurs investigations. Sans la présence, trop certaine, des Indiens à bord de la frégate, et la grave présomption que Waally était avec eux, le gouverneur n’aurait pas hésité à croire qu’il n’avait plus à craindre leur visite. Néanmoins, ils pouvaient se porter sur l’île Rancocus dont les moulins, la tuilerie, et même les principales maisons se voyaient de la pleine mer. C’était un danger qu’il fallait prévoir encore ; et, dès qu’on eut la certitude qu’ils s’éloignaient dans la direction du sud-est, une autre embarcation partit pour aller prévenir les meuniers, les tailleurs de pierres et tous les ouvriers, qu’ils verraient peut-être arriver bientôt des hôtes dont ils auraient grand besoin de se méfier.

On n’en continua pas moins observer l’escadre sur la cime du Pic comme de tous les points de l’île. Lorsqu’elle approcha du volcan, on la perdit de vue, sans doute parce qu’elle avait serré les voiles. Le gouverneur présuma qu’elle avait jeté l’ancre ; opération impossible près du Pic de Vulcain, qui, sorti d’un bond du sein de l’Océan, ne se prolongeait pas sous l’eau de manière à en diminuer la profondeur ; mais elle pouvait s’exécuter sans peine près de la plupart des autres îles où il se trouvait un fonds excellent, composé presque toujours de vase et de sable.

Le reste de la journée et toute la nuit suivante se passèrent dans une grande anxiété. Le lendemain matin on vit venir la chaloupe envoyée au Récif. Elle rapportait que la côte était libre au nord ; des messages avaient été expédiés à tous les établissements ; et l’Anna était partie pour rappeler tous les pêcheurs et pour apprendre l’état des affaires au capitaine Betts et à ses compagnons. Lors des dernières nouvelles, le Dragon et le Jonas étaient à croiser à cent milles au vent des îles, et il était important qu’ils fussent informés sans retard de l’approche des étrangers.

Le gouverneur approuva d’autant plus ces dispositions qu’elles lui permettaient de différer son départ. Le Pic était le point d’observation le plus favorable, et il désirait y rester jusqu’à ce que le moment de l’action fût arrivé. La surveillance la plus grande continua à s’exercer, mais on n’aperçut aucune voile de toute la journée. Le lendemain matin, un baleinier, monté par quatre robustes nageurs, arriva de l’île Rancocus. Ils étaient partis dans la soirée, et avaient eu à lutter toute la nuit contre les vents alizés. Les nouvelles qu’ils apportaient causèrent autant d’alarme que de surprise.

Les trois bâtiments étrangers s’étaient montrés tout à coup la veille au point du jour. Sans doute ils avaient pris cette direction dans l’obscurité, dès que, du Pic, on les avait perdus de vue. Bigelow qui se trouvait dans l’île, et qui jouissait d’une certaine considération parmi les colons, prit aussitôt la direction des affaires. Les femmes et les enfants se retirèrent dans les montagnes où deux ou trois cavernes avaient été préparées pour servir de refuge dans des cas extrêmes, comme celui qui se présentait, et les objets les plus précieux y furent transportés immédiatement, les scies du moulin, entre autres, qu’il eût été impossible de remplacer.

Après avoir donné ses instructions, Bigelow alla seul au-devant des étrangers qui venaient de jeter l’ancre, et qui étaient débarqués en grand nombre. Lorsqu’il arriva sur la plage, il trouva une centaine d’hommes, tous bien armés, et semblant placés sous un commandement militaire. Dès qu’on vit Bigelow, on le saisit pour le conduire au chef, dont l’extérieur annonçait un marin, et qui avait l’air rude et farouche. Cet homme ne savait pas un mot d’anglais. Bigelow essaya de lui adresser quelques mots en espagnol sans plus de succès. Enfin on amena quelqu’un qui parlait anglais, et même assez bien pour faire soupçonner à Bigelow qu’il pourrait bien être de cette nation, ou, tout au moins, Américain. Au moyen de cet interprète, un interrogatoire en forme commença.

On demanda à Bigelow quel était le nombre des habitants dans les différentes îles, la quantité de bâtiments qu’ils avaient à leur disposition, la nature de leurs chargements, les lieux qui servaient d’entrepôt ; et à la nature de ces questions, Bigelow jugea sur-le-champ qu’il avait affaire à des pirates. La piraterie se faisait souvent sur une vaste échette dans les mers de l’Est, où plusieurs bâtiments se réunissaient pour commettre plus sûrement leurs déprédations. Les hommes d’équipage que voyait Bigelow étaient évidemment de différentes races, bien que la plupart des officiers parussent Européens, du moins d’origine.

Bigelow mit une grande réserve dans ses réponses, si grande même que ceux qui l’interrogeaient en témoignèrent de l’humeur. Quand on lui parla du Pic, il prit un air de grand mystère, et dit qu’il n’y avait que les oiseaux du ciel qui pussent y pénétrer ; que quelquefois on entendait des coups de tonnerre qui semblaient sortir de ses flancs, mais que jamais on n’avait pu y aborder. Ces renseignements ne parurent pas exciter la méfiance à laquelle il s’était attendu ; on les lui fit répéter, et on parut ajouter foi à ses paroles. Encouragé par ce succès, le pauvre garçon voulut renchérir encore quand il fut question du Récif, et il allait s’embarquer dans des histoires sans fin, lorsqu’on l’arrêta tout court, en lui disant tout net qu’il mentait. Il fut aussitôt mené quelques pas plus loin, et il se trouva en présence de Waally !

Bigelow n’eut pas plus tôt reconnu les traits sombres du chef, qu’il sentit que toute feinte serait inutile, et il eut recours à un système tout-opposé. Il se mit à tout exagérer, le nombre et la force des bâtiments, qu’il désignait par leurs noms, noms presque toujours véritables ; mais de simples chaloupes il faisait des vaisseaux et, à l’en croire, la colonie pouvait rassembler deux mille combattants. Le commandant, qu’on appelait l’amiral, ne parut pas ravi de cette communication et se tournant vers Waally, il lui demanda si c’était vrai. Waally ne sut trop que répondre. Il avait entendu dire que les colons étaient beaucoup plus nombreux qu’autrefois, mais sans qu’il sût précisément combien ils avaient de guerriers. Ce dont il était sûr, c’est qu’ils étaient immensément riches, et surtout qu’ils avaient assez de matériaux pour construire autant de bâtiments qu’ils en voudraient. C’était surtout cette dernière circonstance qui avait enflammé la cupidité des pirates.

L’amiral ne jugea pas nécessaire de pousser plus loin ses questions, et il se mit, sans perdre de temps, à parcourir l’île Rancocus où, d’après les rapports de Waally, il savait sans doute qu’il n’avait pas grand butin à faire. Les habitations et les moulins furent pillés ; quelques porcs et un jeune taureau furent tués ; mais par bonheur, le reste du troupeau avait été conduit dans une vallée retirée. Les malheureux s’amusèrent, par pure méchanceté, à mettre le feu au moulin à scier les planches, qui ne fut bientôt qu’un monceau de cendres. Un moulin à farine échappa à la dévastation générale, parce qu’il se trouvait à l’écart. Ils tirent sauter un four à chaux uniquement pour avoir le plaisir de voir les briques danser en l’air. Ils semblaient prendre un matin plaisir à tout détruire ; mais, par exemple, Bigelow ne fut pas inquiété. Personne même ne s’occupa de lui ; et ; dès qu’il fit nuit, il réunit quelques hommes, s’embarqua dans sa chaloupe, et vint apprendre au gouverneur ce, qui était arrivé.