Le Cratère/Chapitre XXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 280-290).
CHAPITRE XXII.


Ce sont des hommes, dites-vous ?
Ils ont donc un cœur comme nous.
Byron



Au point où était arrivée alors la colonie, il s’agissait de procéder avec méthode et avec prudence. Il y avait à établir certains grands principes sur lesquels le gouverneur avait longtemps médité, et qu’il était décidé à appliquer, quoiqu’il s’attendît à quelque résistance. Il redoutait, du reste, plutôt des tracasseries qu’une opposition sérieuse. Les hommes aiment le changement, la moitié du temps sans savoir pourquoi, et souvent, cette mobilité leur fait perdre des avantages qui ne sont tels, précisément, que par la durée.

Jusqu’alors, à l’exception de quelques privilèges accordés au gouverneur par égard pour sa position plus encore que pour son droit, tout ce qui tenait à l’agriculture dans la colonie avait été possédé en commun. Mais le bon sens de Marc lui montra qu’un tel état de choses ne pouvait ni ne devait exister plus longtemps. Les théories, si à la mode de nos jours, sur les bienfaits de l’association, étaient alors peu connues et ne trouvaient guère de crédit. La société, telle qu’elle est légalement constituée, est tout ce qu’il faut, en fait d’association, pour tout ce lui est utile, et le gouverneur ne voyait pas la nécessité d’ajouter une roue à une autre roue. Il voulait bien que l’on s’aidât mutuellement à l’occasion et pour un objet déterminé, mais il n’entendait pas qu’il y eût dans l’île plus d’une autorité ; et le caractère de cette autorité serait d’encourager les efforts et non de les étouffer. Tant qu’un homme travaille pour lui ou pour ses proches, la société est sûre qu’il travaille avec beaucoup plus d’ardeur que s’il devait mettre en commun le fruit de son travail. Ce fut dans cette vérité si simple que notre jeune législateur trouva la théorie de son gouvernement. Protection égale pour tous, mais liberté pour chacun de choisir pour arriver au bonheur telle route qui lui plairait ; respect du droit naturel autant que le comporte le maintien de la paix et de la tranquillité publique et la loi ; voilà quelle était toute sa politique.

Le premier acte du gouverneur fut de nommer son frère, Abraham Woolston, secrétaire de la colonie. En Amérique, le respect pour l’autorité était encore en grand honneur, et M. le secrétaire Woolston devint bientôt un personnage important, comme les autres fonctionnaires nommés par le gouverneur.

En entrant en fonctions, Abraham Woolston commença par faire le recensement de la population. La colonie se composait de trois cent vingt personnes. L’intention du gouverneur n’était pas d’augmenter ce nombre en provoquant une émigration nouvelle, sauf des cas imprévus, et encore, après une mûre délibération. On avait choisi avec le plus grand soin les colons actuels, et admettre maintenant à la légère de nouveaux venus, c’eût été détruire tout le bien qu’on avait fait. Ces raisons furent portées devant le nouveau conseil, et l’opinion du gouverneur fut admise à l’unanimité.

Il n’est pas inutile de dire un mot de ce conseil. Le nombre des membres fut élevé à neuf, au moyen d’une nouvelle élection, et ils furent nommés à vie ; cette précaution était prise pour prévenir toute tentative de corruption électorale. Le nouveau conseil était composé ainsi qu’il suit :

Messieurs Heaton,

Pennock,
Bob Betts,
C. et A. Woolston, frères du gouverneur,
Charlton,
Saunders,
Wilmot, et
Warrington.


Ces noms étaient ceux des hommes les plus capables de la colonie, à l’exception peut-être de Betts ; mais ses droits à faire partie du conseil étaient trop évidents pour être contestés ; et puis, Bob avait beaucoup de bon sens, et surtout une grande modestie. Il savait ce qu’il valait, et n’était pas assez ridicule pour se faire passer pour plus qu’il n’était réellement ; en outre, ses connaissances pratiques le rendaient fort utile au conseil, où son opinion était toujours écoutée avec attention et même avec respect. Charlton et Wilmot étaient des commerçants qui venaient avec l’intention de trafiquer des denrées indigènes ; Warrington, le plus riche des colons, après le gouverneur, se donnait à lui-même le nom de fermier, malgré ses connaissances élevées et ses études libérales.

Warrington fut nommé juge, avec un faible traitement, qu’il abandonna en entier au pasteur, le révérend M. Hornblower : il n’avait pas besoin de ce traitement pour lui-même, et contribuait ainsi aux dépenses du culte, pour lesquelles il n’existait pas de fonds à la colonie. Charles Wootston, qui avait étudié les lois, fut nommé avocat général, ou, comme on l’appela moins pompeusement, avocat de la colonie, fonctions auxquelles il ajouta celles d’inspecteur général. Charles, qui n’avait pas de fortune, reçut deux cent cinquante dollars d’appointements. Le traitement du gouverneur fut ensuite discuté ; mais Marc trancha la question en déclarant qu’il n’en recevrait pas. Sa fortune personnelle était plus que suffisante. Par exemple, il établit sur une base inébranlable le droit de propriété, dans l’acception la plus étendue du mot. Et voici un exemple qui pourra montrer comment il l’entendait :

Deux des colons, Warner et Harris, étaient en querelle : Warner avait installé sa famille dans un endroit planté d’arbres, où il avait construit une petite habitation. Pour le vexer, Harris venait devant la porte de la cabane, et se promenait en long et en large, en se pavanant et se rengorgeant comme les dindons ; son intention évidente était de molester Warner. Celui-ci porta plainte au gouverneur. Harris alléguait que, comme aucun tort n’avait été fait à la propriété, on ne pouvait lui demander des dommages et intérêts. Le gouverneur Woolston décida que les droits à la protection légale ne sont pas proportionnels à la valeur de la propriété ; et que, quoique Harris dans sa promenade devant la maison, n’eût détruit ni gazon, ni légumes, il avait troublé la tranquillité de Warner dans son habitation, ce qui, aux termes de la loi, est une véritable violation du droit de propriété. En conséquence Harris dut payer à Warner des dommages et intérêts. En rendant ce jugement, le gouverneur saisit l’occasion d’établir, une fois pour toutes, que dans l’application de la loi, chaque homme a droit à la protection la plus étendue, non-seulement en ce qui touche aux considérations pécuniaires, mais encore dans tout ce qui a rapport à l’honneur ou à la moralité. Cette décision, d’une justice incontestable, fut vivement approuvée. La plupart des colons n’avaient pas appris à confondre la liberté avec la licence ; ils comprenaient que la liberté n’est autre chose que la pleine jouissance, sous la protection des lois, des droits naturels, sauf les restrictions indispensables pour la conservation du gouvernement. Tous les peuples de la terre ne seraient-ils pas trois fois plus heureux, qu’ils soient constitués en république où en monarchie, s’ils comprenaient la justesse de cette définition, et s’ils la mettaient en pratique ?

Le conseil fut convoqué le lendemain de sa nomination. Après quelques préliminaires, on discuta la grande question de la division des propriétés. Warrington et Charles Woolston posèrent en principe que la Providence avait placé toutes ces terres entre les mains du gouverneur, et que lui seul pouvait transférer à d’autres des titres de propriété. Cette théorie avait quelque affinité avec celle du droit commun, d’après lequel le prince est suzerain, et hérite de toutes les propriétés en déshérence. L’humilité, disons mieux, la justice de Marc, lui fit repousser tout d’abord cette doctrine. Il admit la souveraineté et les droits qui y sont attachés, mais ce ne fut pas en lui qu’il voulut qu’elle résidât, mais dans l’universalité des citoyens de la colonie. Du moment que la partie la plus intéressée envisageait la question sous ce point de vue, les autres n’avaient qu’à se soumettre. Les terres, dès lors furent déclarées propriété de l’État. Cependant des concessions importantes furent faites à Marc et à Bob Betts, qui avaient été, en quelque sorte, les pionniers et les premiers possesseurs, et un vote unanime confirma leurs droits. Le gouverneur Woolston reçut, pour sa part, un millier d’acres de terre au Pic, dont la contenance était d’environ trente mille acres ; il eut en outre une île d’une étendue à peu près égale, admirablement située au centre du groupe, et à une lieue à peine du Cratère. Bob Betts reçut cent acres, dans le voisinage aussi du Cratère, mais il refusa toute autre propriété, considérant son droit de premier possesseur comme suffisamment rétribué. Son raisonnement, du reste, n’était pas dépourvu de justesse. Lorsque, monté sur la Neshamony, il avait été malheureusement entraîné en pleine mer, le Récif, le rocher du Limon, l’île de Guano, et vingt ou trente autres rochers, voilà tout ce qu’il connaissait de terres au milieu de l’immensité de cet océan ; il n’avait jamais vu le Pic, avant que Marc en eût pris possession ; il ne revendiquait donc aucun droit sur ces dernières terres. Lorsque le conseil en fut à faire la part de chaque colon, il reçut la sienne, mais rien au delà. Heaton se vit donner deux cents acres au Pic, et autant dans les îles, en récompense de ses importants services. Un état de ces diverses cessions de terres fut aussitôt dressé et scellé du grand sceau de la colonie ; car, dans sa prévoyance, le gouverneur avait apporté du parchemin, de la cire, et un sceau à l’usage de ces nouveaux États. Le partage du reste des terres fut fait d’après un principe général : chaque citoyen mâle âgé de vingt et un ans, reçut cinquante acres au Pic, et cent acres au Récif ; ceux qui n’avaient pas atteint cet âge, devaient attendre. On fit alors l’arpentage du terrain, et les différents lots furent numérotés et enregistrés par ordre. Puis on procéda au tirage en mettant dans une boîte les noms des ayants droit, et dans une autre un nombre de numéros correspondant. Le chiffre et le nom sortis furent inscrits, et les formules imprimées des titres de propriété furent remplies, signées, scellées, et remises aux titulaires. Nous disons imprimées, parce qu’on avait amené un imprimeur à bord du Rancocus, avec une presse et des caractères.

Comme une loterie n’a point à s’occuper des intérêts particuliers, il se fit, avant la délivrance des titres, des échanges, dans le but de rapprocher les uns des autres les amis et les parents. On vendit des terres au Pic, pour n’en posséder que dans le Récif et réciproquement. Il y avait, il faut le dire, des lots d’une valeur plus ou moins grande, suivant la convenance des colons. Comme tout avait été réglé d’après un même principe, et que le tirage avait eu lieu en public, il n’y avait pas lieu à réclamation. La plus grande différence dans la valeur provenait de ce que certains lots, moins mauvais pourtant qu’ils ne semblaient au premier abord, manquaient souvent d’eau douce et d’engrais. Ici la terre était trop forte ; là, couverte par les sables, elle ne pouvait produire : Heaton suggéra un expédient qu’il avait employé avec le plus grand succès, pendant l’absence du gouverneur ; c’était de mélanger les deux espèces de terre, et la fertilité des parties déjà travaillées de la sorte était remarquable.

Le transport du sable fut plus facile qu’on ne l’avait imaginé ; comme il était naturellement près de l’eau, on put le porter dans des bateaux par les nombreux canaux qui sillonnaient les îlots du Récif. Chacun put ainsi améliorer son lot sans grande peine, et les travaux furent poussés avec activité.

Il fallut un mois pour mettre tous les propriétaires en possession de leurs lots ; mais, au bout de ce temps, chacun put se convaincre, par sa propre expérience, des résultats du système de Marc, concernant la propriété. Un individu n’était pas plus tôt en possession de sa terre, il n’avait pas plus tôt l’assurance que cette terre était son bien propre, qu’il en pouvait faire ce que bon lui semblait, qu’aussitôt il se mettait à l’œuvre avec un courage que soutenait l’espérance et que couronnait toujours le succès.

Au travail individuel se joignait le travail en commun. On se réunissait, on s’aidait l’un l’autre.

Tous les colons se mirent donc à l’œuvre comme un seul homme comme, d’après les avis d’Heaton, on commença par charrier le sable, le besoin de chevaux et de gros bétail se faisait vivement sentir ; mais, faute de tombereaux, on construisit des brouettes, et l’on s’aperçut bientôt qu’avec ces ustensiles douze bonnes paires de bras avançaient bien l’ouvrage en un jour. On s’ingénia de toutes manières pour le transport de ce sable, et le gouverneur établit un système d’après lequel chaque ferme en reçut une charge à son tour. La besogne était très-avancée au bout d’un mois, les distances ayant été rapprochées par la construction de quelques bateaux de supplément.

Les habitations furent l’objet d’une attention spéciale. Le bois, par malheur, était fort rare dans le Groupe, et il devenait indispensable de s’en procurer. L’île Rancocus étant fort bien boisée dans quelques parties, et renfermait, entre autres espèces, un très-grand nombre de pins élevés. Bigelow y fut envoyé avec l’Abraham pour y établir un moulin à eau, et scier les bois qu’il expédierait ensuite à la colonie. Le moulin fournit bientôt abondamment des planches, que le schooner transporta au Cratère. On coupa aussi beaucoup de cèdres qui n’étaient pas en moins grand nombre que les pins. Le transport de ces bois était le point difficile.

Bigelow creusa dans l’île Rancocus un canal fort ingénieux, par lequel les bois étaient amenés jusqu’au moulin. Au moyen de digues, l’eau resserrée traversait, pendant deux ou trois milles, une gorge de montagnes, et, se précipitant ensuite avec force, entraînait les arbres qu’on y lançait des pentes voisines. On s’aperçut, en outre, qu’en aval du moulin le torrent pouvait porter les trains de bois jusqu’à la mer.

L’exécution de tous ces projets ne fit pas oublier au gouverneur les graves intérêts qui se rattachaient à ses relations avec ses voisins : il s’agissait de surveiller Waally et de protéger les droits du fils d’Ooroony. Le conseil déclara à l’unanimité qu’une démonstration était nécessaire, de la part de la colonie, pour faire impression sur leurs turbulents voisins. En conséquence, on prépara une expédition, à laquelle devaient prendre part la Sirène, l’Abraham et un nouveau bateau-pilote, de cinquante tonneaux. Ce schooner était tout prêt à être lancé lors du retour du Rancocus, et il fut mis à flot à cette occasion. Il avait été construit dans une baie où Bigelow avait trouvé un chantier convenable, et où le bois était plus à portée qu’au Récif. Comme l’île Rancocus fournissait facilement d’excellents matériaux, le conseil se détermina à y établir un chantier permanent pour la réparation et la construction des navires. Cette île, du reste, offrait des avantages de tous genres : on y trouvait de très-bonne terre à briques et une quantité de pierres à chaux. Sous le rapport de l’agriculture, l’île n’était pas aussi avantageuse, comprenant à peine un millier d’acres de terre labourable, mais les montagnes renfermaient des trésors inépuisables.

On construisit immédiatement un four à briques et un four à chaux : il se trouvait heureusement parmi les colons des hommes habitués à ces travaux. L’Américain, presque toujours, a plusieurs cordes à son arc ; et, s’il n’excelle pas dans une partie, il en est du moins plusieurs qui lui sont familières. Avant le départ de l’expédition contre Waally, deux fours étaient terminés, et une quantité considérable de briques et de chaux avait été portée au Récif. Comme, pendant les douze mois d’absence du gouverneur, on avait amassé une provision énorme de bois de sandal, le Rancocus en reçut une cargaison pour Canton. Marc n’avait pas le projet de commander en personne le bâtiment pour ce voyage, mais il remit le commandement à Saunders, qu’il regardait comme tout à fait compétent. Aussitôt que tout fut prêt, le Rancocus, la Sirène, l’Abraham et l’Anna, — c’était le nom du nouveau bateau-pilote, — firent voile vers le groupe de Betto. Marc avait son plan, et en faisant passer sa flotte vis-à-vis des îles, il voulait intimider ses ennemis. Depuis la dernière révolution accomplie par Waally, les naturels qui, lors du précédent voyage, étaient à bord du Rancocus, n’avaient aucune envie de retourner au service de Waally. Ils s’engagèrent tous avec empressement pour une nouvelle traversée commerciale. Les services de ces hommes étaient fort précieux, et le gouverneur avait l’intention d’en attirer quelques-uns encore, si l’occasion s’en présentait.

L’arrivée d’une force aussi redoutable décida Waally à des arrangements tout pacifiques. Dans sa retraite du Récif, sa flotte avait essuyé un grain, pendant lequel une vingtaine de canots avaient été séparés des autres, et l’on n’en avait plus entendu parler ; sauf quelques vagues rumeurs, que trois ou quatre de ces canots avaient été jetés sur une plage lointaine, avec une poignée de sauvages à demi morts de faim, tout le reste avait dû être englouti par les flots. Ce désastre avait rendu Waally très-impopulaire : les amis des malheureuses victimes étaient animés contre lui, et, de plus, il avait échoué dans son expédition. Le succès, voilà la première condition de la popularité ; et chaque jour nous voyons le vulgaire porter aux nues celui auquel on jetait la pierre un instant auparavant. Est-il étonnant que Dieu soit oublié par des hommes dont l’existence se passe à courtiser le peuple ? Il viendra un temps, cependant, où tous ces ambitieux déçus s’écrieront, comme Wolsey, dans Shakspeare :

Si pour servir le Seigneur
J’avais jamais montré la moitié de l’ardeur
Dont j’ai servi mon roi, serais-je sans défense
À tous mes ennemis livré pour récompense ?

La puissance de Waally, déjà ébranlée par un premier revers, s’écroula entièrement devant les forces que le gouverneur Woolston amena contre lui. Bien que celui-ci n’eût sur ses bâtiments qu’une quarantaine de Blancs, lorsque les chefs indiens aperçurent les canons, pas un n’eut la pensée de prendre l’offensive. Waally comprit aussitôt sa situation, et eut la sagesse de se soumettre à sa fortune. Il envoya au gouverneur un messager, porteur d’une branche de palmier, offrant de restituer au jeune Ooroony l’autorité de son père, et, quant à lui, de se retirer dans ses domaines privés. Telles étaient les bases du traité qui fut conclu, et dont l’accomplissement fut garanti par la remise de plusieurs otages. Waally consentit à tout ce que le gouverneur exigea, et les clauses furent faites à l’entière satisfaction des Blancs et du jeune Ooroony. Voici quelles étaient les principales :

En premier lieu, une centaine de jeunes Indiens furent choisis et donnés à Marc comme apprentis marins. C’étaient autant d’otages pour assurer la soumission de leurs parents ; de même que ces parents, sous la domination de la colonie, serviraient d’otages pour leurs enfants. Le gouverneur commençait à concevoir l’espérance de pouvoir établir entre la colonie et les Indiens des rapports de bonne amitié. En plaçant les jeunes sauvages à bord des différents bâtiments, Marc donna aux officiers des instructions très-positives, et leur recommanda beaucoup de bonté pour leurs jeunes élèves ; on devait leur apprendre en même temps à lire et les instruire dans la religion chrétienne. Le révérend M. Hornblower et la majeure partie des femmes de la colonie prirent un intérêt très-vif à ces nouvelles occupations. La justice et les bons traitements produisirent sur ces cent jeunes gens leur effet ordinaire ; tous, au bout d’un certain temps, étaient bien plus attachés au Récif et à ses usages qu’à leurs îles et à leurs premières habitudes. La mer, il n’en faut pas douter, était pour beaucoup dans ce progrès en civilisation car tout homme qui a pris goût à la vie de bord, ne peut plus s’accoutumer à la terre ferme.

Le gouverneur, en outre, embarqua au Groupe de Betto une centaine de recrues, non pas comme otages, ceux-là, mais comme ouvriers à gages : c’étaient, du reste, tous hommes robustes. Leur paie devait consister en grains, en vieilles ferrailles, en hameçons, et autres bagatelles d’une immense valeur à leurs yeux ; leur engagement n’était que de deux mois. Une partie des colons eût volontiers fait travailler gratuitement ces hommes comme esclaves eût laissé labourer les terres par ces machines vivantes ; mais, le conseil ne voulut pas entendre parler d’un semblable projet. Le gouverneur savait trop bien qu’une des conditions essentielles de la prospérité de sa colonie était le travail de tous ses membres, pour commettre la faute de les en affranchir.

Toutefois, un surcroît de bras habilement dirigés, devait être d’un secours puissant pour la jeune colonie. Les Indiens furent donc pris comme auxiliaires ; mais ce fut le gouvernement qui les engagea, se réservant le contrôle de leur travail et le soin de leur paie. Il y avait encore un autre avantage dans cet arrangement. Sans doute, tant que régnerait le jeune Ooroony, il n’était pas à croire que les relations amicales des deux peuples dussent être rompues ; mais il était à espérer que les nouveaux rapports résultant de cette convention aidés par le commerce du bois de sandal, auraient pour effet de resserrer par l’intérêt les liens d’amitié entre les Blancs et les naturels.

Les bâtiments restèrent au Groupe de Betto une quinzaine de jours jusqu’à la conclusion de tous les arrangements. Le Rancocus mit alors à la voile pour son grand voyage, et l’Anna fut envoyée au Récif pour y annoncer que la guerre était terminée. Quant à Waally, il dut remettre son fils entre les mains du jeune Ooroony, qui eut ainsi un gage des bonnes intentions de son ancien rival.