Le Cratère/Chapitre XIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 237-252).
CHAPITRE XIX.


Adieu ! — Pourquoi ce mot cause-t-il tes alarmes ?
Ainsi qu’un glas de mort, il fait couler tes larmes !
Malheur comme bonheur ici-bas n’a qu’un jour !
L’espérance, au départ, nous promet le retour.
Bernard Barton



L’Abraham vogua sous peu de voilure, et pendant près de trois jours, avant d’être en vue des îles de Waally. Il mit en panne au vent des îles, et les canots passèrent dans leurs ports respectifs, laissant le schooner au large, avec les otages à bord, jusqu’à l’accomplissement du traité. Le lendemain Waally reparut lui-même, amenant avec lui Dickinson, Harris, Johnson, Edwards et Bright, les cinq matelots du Rancocus qu’il avait si longtemps retenus prisonniers. Le sauvage relâchait sa proie avec peine ; mais l’ambition le céda à l’amour paternel. Quant aux matelots, aucune expression ne saurait peindre leur joie. Ils étaient heureux, non-seulement de recouvrer leur liberté, mais encore de tomber dans les mains de pareils sauveurs. Ce surcroît d’équipage faisait de l’Abraham une puissance dans cette partie du monde. Avec douze hommes, tous robustes, courageux et pleins de santé, pour manœuvrer le schooner, avec deux caronades et une pièce de six, le gouverneur pensa pouvoir entamer avec succès quelques relations politiques avec les États voisins. Waally avait bien la même pensée, car il fit encore de nouveaux efforts pour obtenir dans le traité une clause qui lui donnât l’appui des colons contre Ooroony, afin de conserver avec eux seuls la suprématie dans le pays. Woolston demanda à Waally quel avantage lui, Woolston, pouvait retirer d’une telle politique ? Le rusé sauvage, avec un sang-froid incroyable, lui répondit qu’il pourrait ajouter à ses possessions du Récif l’île Rancocus. Le gouverneur remercia son puissant ami de son cadeau, et lui signifia que l’île Rancocus lui appartenait ; qu’il eût soin de n’en jamais approcher avec ses canots ; que sinon, il viendrait l’en punir jusque dans ses habitations. Cette injonction amena une discussion fort vive, dans laquelle Waally, une ou deux fois, s’oublia un peu ; et, quand il prit congé de Woolston, il n’était pas de très-bonne humeur.

Marc délibéra sur l’état présent des choses. Jones connaissait bien Ooroony, près duquel il avait vécu jusqu’à sa défaite par Waally ; le gouverneur le choisit donc pour aller le trouver, et il l’embarqua dans un des canots pris aux sauvages, et dont il avait eu soin de conserver deux ou trois à bord. Jones, qui avait une amitié véritable pour l’infortuné chef, accepta avec joie le rôle de négociateur. La batterie de l’Abraham couvrit l’embarcation jusqu’à ce qu’elle eût touché terre, et, six heures après, Marc eut le plaisir de recevoir le bon, l’honnête, le généreux Ooroony, et de l’amener par la main sur la dunette de son bâtiment. Le chef sauvage avait tant souffert, il avait fait pendant ces deux années des pertes si cruelles, qu’il éprouva un bonheur indicible en posant le pied sur le pont du schooner. Sa réception par le gouverneur fut à la fois honorable et touchante. Marc le remercia de ses bontés pour sa femme, pour sa sœur, pour Heaton et pour son ami Bob. Sans lui, le pauvre Woolston eût été un ermite, éloigné pour le reste de ses jours de ses semblables. Les remerciements de Marc furent exprimés avec chaleur, et Ooroony versa des larmes de joie en voyant que ses bonnes actions étaient appréciées et récompensées.

C’est une question qui a longtemps occupé les moralistes, de savoir si le bien et le mal reçoivent dès ce monde leur récompense ou leur châtiment. Il serait aussi dangereux de se prononcer dans un sens que dans l’autre sur cette question si controversée. Au lieu de renvoyer toute espérance et toute crainte à l’autre vie, ou de les concentrer dans celle-ci ne vaut-il pas mieux régler notre conduite comme si elle devait influer sur le présent comme sur l’avenir ?

S’il est vrai que — les fautes des parents retombent sur les enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième générations, — s’il est vrai que — la postérité de l’homme de bien n’a jamais été vue quêtant son pain — il y a donc lieu de penser qu’une partie de nos fautes reçoit sa punition sur la terre. Et nous n’en avons pas de meilleure preuve que ce qui arrive chaque jour sous nos yeux : une vie droite et basée sur des principes sévères apporte avec elle plus de bonheur qu’une vie différente ; et si, malgré toutes les ruses et tous les expédients de la cupidité, l’honnêteté, comme on dit, est après tout, la meilleure politique, de même c’est la vertu qui assure le plus infailliblement notre bonheur ici-bas, en même temps qu’elle nous met sur la route de la félicité future.

Tout l’équipage de l’Abraham avait entendu parler d’Ooroony et de ses précieuses qualités. C’était en effet sa bonté qui avait été la cause de sa chute ; car s’il avait chatié Waally, comme celui-ci le méritait, alors que le pouvoir était dans ses mains, ce chef turbulent, qui était né son tributaire, n’aurait jamais pu s’élever assez haut pour lui faire craindre de devenir bientôt son maître. Tous les hommes du bord se pressaient contre le vieux chef, qui entendait autour de lui leurs assurances de respect et d’attachement, et leurs promesses de le soutenir contre son ennemi. Après cette scène touchante, Marc tint conseil sur la dunette : on discuta sur les relations des îles entre elles, ainsi que sur les besoins et les dangers d’Ooroony.

Dans les nations civilisées et les gouvernements populaires, aussi bien que dans ces îles éloignées et sauvages, l’ascendant du mal est dû plus à l’audacieuse activité de quelques meneurs, qu’aux dispositions des masses. Les Indiens préféraient le caractère de leur chef loyal et généreux, à la violence et aux exagérations du turbulent guerrier qui avait triomphé de son maître ; et, si une partie de la population avait aidé aux desseins de Waally, poussée peut-être par l’attrait du changement, les infortunés se repentaient bien maintenant de leur erreur, et appelaient de leurs vœux le retour de l’ancien ordre de choses. Il y avait une île, entre autres, qui pouvait être regardée comme le siège de l’autorité sur tout le Groupe. Ooroony y était né, il y avait longtemps vécu avec sa famille ; mais Waally avait réussi à l’en chasser, et il avait cherché à intimider un peuple qui le recevait pour chef avec répugnance. Si Ooroony pouvait rentrer en possession de cette île, c’en était assez pour rétablir l’équilibre entre les deux chefs, et la guerre pourrait alors recommencer avec des chances égales. Cette tentative pouvait se faire avec l’aide du schooner, et l’effet moral d’une pareille alliance serait sans doute d’assurer la suprématie d’Ooroony tant qu’il serait protégé par les colons du Récif.

S’il est un cas qui puisse nous montrer toute la vérité de cet axiome : — l’habileté fait l’autorité, — c’est bien celui que nous avons devant les yeux. Un petit bâtiment de moins de cent tonneaux avec un équipage de douze hommes, armé de trois pièces, était plus que suffisant pour replacer une dynastie à la tête d’un peuple, et pour en renverser une dont les partisans se comptaient par milliers. C’étaient les ressources de la civilisation qui donnaient au gouverneur cet ascendant, dont il était décidé à profiter avec modération. Il voulait avant tout éviter l’effusion du sang ; et lorsqu’il connut bien la situation des choses, il poursuivit sa tâche avec calme et prudence.

La première chose qu’il fit, fut de conduire le bâtiment à une portée de canon de la principale forteresse de Waally : c’était là que les chefs résidaient, ainsi qu’une centaine de ses partisans, drôles qui, par la terreur, asservissaient l’île à tous les caprices de leur maître. Cette forteresse, cette citadelle, comme on voudra l’appeler, fut sommée de se rendre, et son commandant reçut ordre non-seulement de la quitter, mais de sortir de l’île. La réponse fut un refus. Avant de la recevoir, tout était prêt à bord pour soutenir vigoureusement la sommation. Ooroony débarqua en personne, et fut reçu dans l’île par ses amis, qui, assurés de l’appui du schooner, saisirent leurs armes comme un seul homme, et formèrent une force capable de jeter à la mer toute la bande de Waally. Néanmoins, les assiégés opposèrent une vive résistance jusqu’à ce que Marc eût pointé contre eux sa pièce de six. La mitraille traversa les palissades, et, sans avoir blessé personne, fit un tel bruit, que le commandant en chef envoya une branche de palmier en signe de soumission. Cette conquête, faite sans effusion de sang, amena une révolution dans la plupart des petites îles, et, en quarante-huit heures, Ooroony se retrouva dans la position qu’il occupait lorsque Bob Betts était venu sur la Neshamony. Waally tâcha de donner aux événements la meilleure tournure possible ; il vint donc, reconnut ses crimes, obtint son pardon et paya tribut. L’effet de cette soumission fut d’établir Ooroony plus puissant que jamais, et de lui donner une chance de régner paisiblement le reste de ses jours. Tout cela s’était accompli en moins d’une semaine depuis l’invasion du Récif, qui avait, commencé la guerre !

Le gouverneur désirait trop vivement faire cesser l’inquiétude de ceux qu’il avait laissés derrière lui, pour accepter l’invitation d’un plus long séjour aux îles. Il fit quelques échanges avec les habitants, et en obtint divers objets qui devaient lui être utiles, en échange de vieilles ferrailles et d’autres choses sans valeur. Depuis, il eut la certitude que le bois de sandal, rare dans l’île Rancocus, se trouvait dans le Groupe en grande abondance. En conséquence, un traité fut conclu, par lequel les sauvages devaient couper et disposer une quantité considérable de ce bois, que le schooner viendrait chercher à trois mois de là. Ces arrangements terminés, l’Abraham mit à la voile.

Au lieu de s’engager dans les courants sous le vent, Marc largua les écoutes, et gouverna au nord, par un passage qui le conduisit droit au Récif : tel était te nom qu’on donnait alors à toute l’île. Le schooner fut aperçu une heure avant son arrivée, et tout le monde était sur le Récif, pour acclamer le retour des aventuriers. Quelques craintes vinrent se mêler à la joie générale lorsqu’on apprit le résultat de cette grande entreprise. Ce fut un moment de bonheur délicieux pour Marc, que celui où il serra sur son cœur Brigitte, qui sanglotait, et l’Amie Marthe ne put contenir son émotion.

La colonie, heureuse de ses succès, conçut l’espoir, d’un avenir tranquille.

Les derniers événements causèrent, sous d’autres rapports, quelques soucis au gouverneur. Le nombre des colons s’était accru, les nouveaux venus étaient des marins, et des marins de l’équipage du Rancocus : quels étaient les devoirs de Marc envers les armateurs du bâtiment ? Tant qu’il s’était regardé comme un homme perdu au milieu de ces mers, il avait usé de cette propriété sans scrupules ; mais les circonstances avaient changé, et c’était sérieusement qu’il réfléchissait à la possibilité de donner leur part sur les bénéfices de la colonie, à ceux qui à leur insu, il est vrai, avaient tant contribué, par leur prévoyance, à sa prospérité. Le lendemain matin, pour occuper à la fois et distraire ses compagnons, Marc fit monter à bord de l’Abraham la plupart des hommes, et Brigitte qui désirait aller voir Anne et il mit à la voile pour le Pic. Bob, à son retour sur la Neshamony, avait bien poussé jusqu’à l’Anse Mignonne pour annoncer la défaite de Waally et le départ de l’Abraham ; mais les colons ne connaissaient pas le résultat de cette dernière expédition.

La traversée dura six heures. L’Abraham entra dans l’Anse et y jeta l’ancre, aussi facilement que la plus petite embarcation eût pu le faire. Il y avait assez d’eau pour toute espèce de bâtiments si quelque chose faisait défaut, c’était l’emplacement ; pourtant l’Anse eût pu contenir une douzaine de grands bâtiments. C’était, à proprement parler, moins un port, qu’un joli bassin naturel, que l’art n’aurait pu rendre, ni plus sûr, ni surtout plus commode. Il n’était pas à supposer que les productions de l’île vinssent à s’accroître dans une proportion supérieure aux moyens de transport qu’avaient les habitants.

Le gouverneur convoqua alors un conseil général de la colonie. Les sept marins y furent admis, comme tous les autres, à l’exception d’un ou deux hommes restés au Cratère, et la discussion s’engagea non-seulement avec calme, mais encore avec une certaine solennité. Tout d’abord, la constitution de la colonie et ses projets furent soumis aux sept nouveaux venus, qui furent engagés à exposer leurs intentions. Quatre d’entre eux y compris Brown, signèrent la constitution, et furent reçus citoyens du Récif. C’était leur désir de passer le reste de leur vie dans ce délicieux climat, au milieu de ces îles riches et fertiles. Les trois autres s’engagèrent au service de Marc pour un temps limité ; ils désiraient retourner ensuite en Amérique. La colonie manquait de femmes ; et le gouverneur vit bien que cette privation serait cruelle pour ses compagnons. Entre nous soit dit lorsque la femme entre dans la maison de son mari, c’est peut-être aussi souvent le malheur que le bonheur qui y entre à sa suite. Mais, en pareille matière, chacun veut en faire une expérience personnelle, plutôt que de s’en rapporter l’expérience d’autrui.

Lorsque les nouveaux colons eurent été proclamés citoyens du Récif, et que leur engagement fut bien en règle, le gouverneur exposa au conseil ses scrupules. On avait cru longtemps que le Rancocus ne pourrait être tiré du bassin où Marc et Bob l’avaient amené. L’éruption l’avait enfermé dans un trou, où il y avait juste assez d’eau pour le maintenir à flot, la plus grande profondeur étant de douze pieds. Lorsqu’on avait lancé le Rancocus, il tirait treize pieds d’eau, et Bob le savait bien, puisqu’il était à bord à cette époque. Mais Brown suggéra le moyen de donner au bâtiment dix-huit ou vingt pouces d’eau, afin de le sortir des rochers où il était retenu prisonnier. Une fois libre, rien de plus aisé que de le conduire en pleine mer, attendu que dans un des courants ou canaux au nord, la sonde donnait partout au moins cinq brasses. Ce canal avait été sondé avec grand soin par le gouverneur lui-même, qui le connaissait donc parfaitement : il avait du reste fait la même opération dans la plupart des vrais canaux qui entouraient le Récif. Nous appelons vrais canaux, ces passages qui conduisaient du Cratère à la pleine mer, et par lesquels pouvaient venir aborder les bâtiments et les embarcations ; il y avait aussi de faux canaux, ou culs-de-sac, qui n’offraient aucun issue possible.

Du moment qu’il y avait possibilité de remettre le Rancocus à la mer, il devait s’élever une grave question de conscience. Ce bâtiment, qui était la propriété de certains armateurs de Philadelphie, ne devait-il pas y être reconduit ? L’Ami Abraham White et ses associés avaient, il est vrai, été indemnisés par les assureurs : Brigitte se rappelait l’avoir entendu dire ; mais ces assureurs eux-mêmes avaient leurs droits incontestables. Le Rancocus était un excellent bâtiment, qui pouvait tenir encore longtemps la mer, après quelques réparations à sa mâture et à ses agrès. Le gouverneur se disait que, s’il pouvait remplir sa cale de bois de sandal, qu’il échangerait à Canton contre du thé, il ferait des bénéfices qui rendraient le voyage aussi profitable que son début avait été désastreux. Bientôt Brigitte serait majeure, et aurait une fortune qui, sagement administrée, pourrait contribuer à la prospérité de la colonie.

Au milieu de tous ses plans, Marc n’avait pas la moindre idée d’abandonner son projet de colonisation, projet qui lui était devenu plus cher que jamais, bien qu’il vît quelques obstacles à son exécution. Personne autre que lui ne pouvait manœuvrer le bâtiment ; c’était donc à lui de le ramener aux armateurs d’Amérique, quels qu’ils fussent, et il ne devait céder ce droit à aucun autre ; mais quelle conséquence aurait pour la colonie une absence de son gouverneur pendant douze mois ? car il lui fallait bien ce temps pour faire ce qu’il avait à faire. Et Brigitte, l’emmènerait-il, ou pourrait-il se résigner à la laisser derrière lui ? La présence de Brigitte maintiendrait l’ordre dans la colonie ; son départ, ne serait-il pas le signal d’une dispersion générale, sous cette impression que les deux personnes qui y avaient le plus d’intérêts n’y reviendraient jamais ?

La décision à prendre sur une telle matière était extrêmement délicate. Heaton et Betts d’abord, puis, après, tous les autres, émirent l’avis que le Rancocus fût conduit en Amérique, pour le profit de ses propriétaires légitimes. Si l’on emportait une cargaison de bois de sandal, et qu’on l’échangeât contre une de thés à Canton, le produit de ces thés couvrirait largement les frais du voyage, et compenserait la part de propriété que s’étaient adjugée les colons sur le bâtiment. L’usage de cette propriété ne devait plus être le même qu’alors que Marc et Bob se regardaient comme de malheureux naufragés. Dans ce dernier cas, il n’y avait pas seulement nécessité, mais la nécessité constituait un droit ; maintenant tout ce qu’on pouvait dire, c’est que l’exercice de ce droit était fort commode. Les principes des colons étaient trop solides pour qu’un seul instant ils se fissent illusion là-dessus. Pour la plupart, ils s’étaient engagés à prendre soin de la propriété des armateurs, et la question était de savoir si un pareil naufrage pouvait décharger leur conscience. Voici, suivant nous, quelle doit être la règle en pareil cas : comme tout marin a un droit de nantissement sur le bâtiment, jusqu’à concurrence de sa paie, quand ce nantissement cesse d’avoir de la valeur, ses devoirs envers le navire cessent en même temps. S’il y avait la moindre chance de pouvoir conduire le Rancocus en Amérique, aucun des marins n’était, jusque-là, légalement relevé de ses engagements.

Il fut donc sérieusement et solennellement déclaré qu’un effort serait d’abord tenté pour sorti le bâtiment du bassin, et qu’après cette opération, la conduite à tenir serait discutée dans un autre conseil. En même temps, on envoya à Ooroony et à Waally de nouveaux présents, d’un peu plus de valeur, tels que dès colliers de verroterie, des couteaux, des haches, etc., qui se trouvaient sur le bâtiment : on leur demandait, en retour, de couper autant de bois de sandal qu’il leur serait possible, et de le faire transporter sur la côte. Bob, porteur des présents, partit sur la Neshamony, accompagné de Jones, qui parlait la langue des sauvages ; ils devaient, aussitôt leur mission terminée, revenir pour aider aux travaux du Rancocus.

Ces travaux furent commencés sans retard. Heaton et Uncus restèrent, comme toujours, au Pic, afin de veiller sur cette partie de la colonie, et de faire aller le moulin. Le reste des hommes retourna au Récif, et se mit à l’œuvre sur le bâtiment. Le premier soin fut de débarrasser le pont de tout ce qui restait d’espars et d’agrès, et de vider la cale ; après quoi chaque objet fut roulé ou porté à terre. La cargaison du Rancocus n’était pas d’un grand poids ; mais il y avait un grand nombre de futailles, au moins deux ou trois fois plus qu’il n’en faut pour un voyage ordinaire. Elles avaient toutes été remplies d’eau douce, dans le double but d’en fournir abondamment à l’équipage, et de lester le bâtiment. Lorsqu’on eut hissé toutes ces caisses sur le pont, et qu’on les eut vidées, on s’aperçut que le navire tirait quelques pouces d’eau de moins qu’auparavant. L’enlèvement des espars, voiles, agrès, provisions, ustensiles, etc., produisit un effet encore plus sensible et en comparant les anciens sondages au tirant actuel du bâtiment, le gouverneur vit qu’il suffirait que celui-ci se soulevât encore de huit pouces pour sortir de son bassin naturel. Ce résultat encouragea fortement les travailleurs, qui se remirent avec plus d’ardeur à l’ouvrage. Chacun travaillait en vue de faire sortir au plus tôt le bâtiment de prison ; il serait temps ensuite de songer à réparer les agrès, à compléter le calfatage, etc.

Au bout d’une semaine, à force d’être allégé, le bâtiment s’était relevé encore de quelques pouces. À la marée haute, une forte brise étant survenue, le gouverneur se décida à essayer de franchir la barrière derrière laquelle il était enfermé. Cet ordre surprit quelque peu les travailleurs, qui pensaient attendre que le navire fût encore un pouce ou deux plus haut. Mais Marc voulait profiter de la brise, et ne perdit pas un instant. Le bâtiment s’ébranla alors, et s’élança sur la barrière ; c’étaient les premiers mouvements qu’eût faits le Rancocus depuis l’éruption.

Au moment où le gouverneur pensait que le Rancocus était enfin sorti de sa prison, le bâtiment toucha de l’arrière. En examinant sa position, il vit que le talon de la quille était sur la pointe d’un roc, et qu’à une brasse de distance, à droite et à gauche, la mer était libre. Heureusement la tenue était légère, et avec deux ancres dans les bossoirs, le Rancocus put effectuer son passage. De grandes acclamations célébrèrent le succès de l’entreprise, et l’air retentit du cri de « Laisse aller. »

Le même jour le navire fut halé le long du Récif, puis amarré aussi sûrement que s’il eût été devant les quais du port de Philadelphie.

Ce fut alors le tour des calfats. Lorsque le bâtiment fut calfaté et regratté, on lui donna une couche de peinture, puis ses agrès réparés furent remis en place, ses mâts et ses vergues dressés, et toutes ses voiles soigneusement examinées. Un tiers des futailles, remplies d’eau douce, fut descendu dans la cale, comme lest, et tous les ustensiles nécessaires au voyage furent portés à bord. On songea aussi aux provisions. Quelques, bœufs et quelques porcs furent immolés et embarqués, les soutes au pain abondamment garnies ; enfin on mit à bord de quoi nourrir l’équipage jusqu’à un port civilisé. Le gouverneur était si embarrassé sur la question de savoir comment il composerait l’équipage, qu’il envergua même les voiles avant de réunir de nouveau le conseil. Mais il n’y avait plus de remise possible. Bob était revenu depuis longtemps avec la nouvelle qu’une grande quantité de bois de sandal avait été apportée à la côte, les deux camps des Indiens ayant travaillé avec une ardeur incontestable. En moins d’un mois, le Rancocus pouvait avoir reçu sa cargaison, et mettre à la voile pour l’Amérique.

Le conseil était assemblé, lorsque, à l’étonnement général, Brigitte y parut, et annonça sa détermination de demeurer au Récif, tandis que son mari conduirait le Rancocus à ses armateurs, elle savait, disait-elle, quel était son devoir, et l’accomplirait jusqu’au bout. Marc resta saisi de surprise, en voyant l’héroïque dévouement de sa jeune épouse, et il s’éleva dans son cœur un violent combat. Toutefois, une pensée le rassurait un peu : Heaton était rempli de prudence, et ils étaient dans des termes si pacifiques avec leurs voisins, — voisins, il est vrai, séparés par quatre cents milles, — et puis le devoir était si impérieux, qu’enfin il consentit, sans laisser paraître son hésitation.

Il s’agit ensuite de choisir les hommes d’équipage. Les trois marins qui avaient manifesté le désir de rentrer dans leur pays, Johnson, Edwards et Bright, tous gens expérimentés, furent désignés d’abord ; Bob était naturellement sur les rangs pour la place de second, à laquelle Bigelow ne convenait pas moins. Bob ne connaissait pas la navigation, comme Bigelow, qui, dans les cas les plus difficiles, était sûr de retrouver sa route ; mais Bob était un vieux loup de mer qui compensait par la pratique ce qui lui manquait en théorie. Pour tout concilier, le gouverneur nomma Bob son lieutenant en premier, et Bigelow lieutenant en second. Brown restait au Récif, et devait y remplir, pendant l’absence de Marc, les fonctions de gouverneur. Il eut avec celui-ci une conférence particulière, dans laquelle il supplia instamment le gouverneur d’avoir la bonté de lui choisir une bonne femme, bien conditionnée, capable de faire le bonheur d’un honnête homme, et de la lui ramener. Marc promit de faire tout son possible pour s’acquitter d’une commission si délicate, et Brown le quitta enchanté.

Marc crut prudent d’avoir à bord au moins huit hommes blancs, ayant l’intention de demander à Ooroony quelques naturels pour l’aider dans la manœuvre et dans les autres travaux : il était convaincu qu’avec un pareil équipage il se tirerait parfaitement d’affaire. Wattles préféra rester avec son ami Brown ; mais Dickinson et Harris, quoique disposés à revenir plus tard à la colonie, aimaient mieux partir sur le bâtiment. Comme Brown ils aspiraient après des compagnes, mais ils tenaient à les choisir eux-mêmes. Wattles fut le seul qui ne s’expliqua pas à ce sujet. Nous devons ajouter qu’avant l’appareillage du navire un nouveau mariage avait été célébré, celui d’Uncus et de Junon. Ils avaient élu domicile au Pic, où Uncus s’était bâti une cabane fort commode : Brigitte avait installé le jeune couple, et avait pris plaisir, à monter leur ménage ; elle leur avait donné un porc, quelques poules, enfin tout ce qui pouvait leur être nécessaire.

Le jour du départ arriva enfin. Marc avait conduit le Rancocus, à travers les courants, dans une bonne rade. L’équipage monta à bord. Brigitte pleura longtemps dans les bras de son mari, mais elle finit par commander à son émotion, et elle prit même un air assez résigné pour inspirer les mêmes sentiments aux autres femmes. Chacun en était venu à regarder la présence de Marc à Philadelphie comme si indispensable, que son départ ne pouvait donner lieu à aucune observation ; mais une séparation d’une année n’en est pas moins pénible, et les derniers adieux, ne furent point exempts de toute inquiétude. L’Amie Marthe quitta l’Ami Bob avec une apparence de calme qui n’était pas en harmonie avec l’état de son cœur. Douée d’une nature calme mais aimante, elle avait rendu son mari très-heureux, et Bob savait bien apprécier toute la valeur de sa femme ; mais Bob était marin avant tout ; la mer était son élément, et il ne se préoccupait pas plus d’un voyage autour du monde, qu’un campagnard d’une course au marché. Il voyait toujours sa femme dans la perspective créée par son imagination ; mais cette perspective n’était qu’au terme du voyage.

Au point du jour, le Rancocus mit à la voile ; Brown et Wattles le suivirent sur la Neshamony jusqu’au Groupe de Betto, afin de rapporter au Récif les dernières nouvelles des voyageurs. Marc fit dire à Ooroony d’assembler ses chefs et ses prêtres, et d’interdire toutes relations avec les blancs pendant une année : au bout de ce temps il leur promettait de revenir avec des présents qui ne leur seraient pas désagréables. Waally ne fut pas exclu de ces arrangements, et, en quittant les îles, Marc, confiant dans la vertu d’une interdiction revêtue d’un caractère religieux, dans la puissance d’Ooroony, et dans la vigilance de son rival, fut tout à fait rassuré sur le sort de la colonie pendant son absence. Le lecteur remarquera que, sans le schooner, le Pic et le Récif eussent été dans des conditions de défense très-insuffisantes. Avec ce bâtiment, et Brown, Wattles, Socrate et Uncus pour le manœuvrer, une flotte entière de canots pouvait être dispersée ; mais dans une invasion, le moindre accident à l’Abraham eût été fatal à la colonie. Heaton avait reçu pour instruction de tenir constamment le schooner à la mer, et de faire, au moins tous les deux mois, une excursion aux États d’Oorony, afin de surveiller ce qui s’y passait. Le prétexte était d’échanger des colliers, des haches et du vieux fer, contre du bois de sandal ; mais l’objet principal était d’avoir l’œil sur les mouvements des sauvages et d’examiner leurs dispositions.

Après avoir pris à bord une quantité considérable de bois de sandal, et avoir reçu d’Ooroony huit hommes actifs, le Rancocus se dirigea vers Canton. Dès qu’il fut en pleine mer, le gouverneur, brassant carré, s’éloigna du Récif, et la Neshamony mit à la voile à son tour pour porter à la colonie les lettres des voyageurs. Au bout de cinquante jours, le navire entra dans le port de Canton, où il se débarrassa facilement et avantageusement de sa cargaison. Marc fit même une opération tellement lucrative qu’après avoir rempli son bâtiment de thés, il se trouva en possession d’un actif assez considérable, et crut pouvoir modifier ses projets. Un petit brick américain était à vendre : on ne le regardait pas comme assez solide pour doubler le Cap, ou pour supporter de gros temps ; cependant il pouvait naviguer plusieurs années sur une mer aussi calme que l’océan Pacifique : Marc en fit l’acquisition pour un prix modique. Il mit à bord du brick tout ce qu’il put trouver de denrées utiles, entre autres, quelques vaches, etc. Les vaches d’Angleterre n’étaient pas rares ; les bâtiments venant d’Europe en apportaient souvent, et les abandonnaient dans ces parages. Marc put s’en procurer six, pensant, avec raison, que cette acquisition serait bien précieuse pour la colonie. Il prit aussi une ample provision de fer, de munitions, d’armes et de fusils. La dépense totale, y compris le brick lui-même, ne dépassa pas sept mille dollars, somme que Marc pensait recevoir à Philadelphie, sur la fortune personnelle de Brigitte ; avec cette somme il comptait payer le prix du bois de sandal, si les intéressés l’exigeaient. Quant au brick, il était fin voilier, et doublé en cuivre un peu vieux il est vrai, mais encore assez solide, Il était armé de dix pièces de six. Il était du port de deux cents tonneaux, et s’appelait la Sirène. Les papiers étaient tous américains et parfaitement en règle.

Le gouverneur n’aurait pas fait cette acquisition sans la rencontre qu’il fit à Canton d’un ancien ami, qui, ayant épousé à Calcutta une jeune et jolie Anglaise, de manières fort distinguées, avait dû résigner ses fonctions dans la marine. Saunders avait deux ou trois ans de plus que Marc, et était d’un excellent caractère. Lorsqu’il apprit l’histoire de la colonie, il brûla du désir de s’y adjoindre, s’engageant à lever un équipage d’Américains, tous, comme lui, sans occupation et à conduire le brick au Récif. L’arrangement fut conclu ; la Sirène mit à la voile pour le Cratère la veille du jour où le Rancocus partit pour Philadelphie : Bigelow passa sur la Sirène comme pilote et premier lieutenant ; Woolston avait engagé un autre officier pour le remplacer. Les deux bâtiments se rencontrèrent dans les mers de la Chine, et marchèrent de conserve pendant une semaine, au bout de laquelle chacun cingla de son côté. Le gouverneur était heureux de penser que ce qu’il avait fait était pour le bien de la colonie. Le jour de l’arrivée de la Sirène au Récif serait un grand événement ; et comme les instructions de Saunders lui interdisaient de quitter les îles avant la fin de l’année, sa présence serait un gage certain de tranquillité.

Il est inutile de nous appesantir sur le passage du Rancocus. Au temps voulu, il entra dans la Delaware, surprenant tous les intéressés par sa subite apparition. L’Ami Abraham White était mort, et la société dissoute ; mais la propriété avait été transmise aux assureurs par suite du paiement de la somme convenue. Marc fit un rapport détaillé de tous les événements, vendit les thés fort avantageusement, et eut la satisfaction de voir sa conduite approuvée de tous. Déduction faite de la somme payée aux assureurs, capital et intérêts, la compagnie résolut de donner le bâtiment, et le surplus des produits de la vente, au capitaine Woolston pour reconnaître ses services et sa loyauté. Marc n’avait rien caché dans son récit, mais il avait raconté son histoire avec simplicité et sans chercher à se faire valoir, Le jeune marin, outre le navire, qui lui fut concédé légalement, reçut environ onze mille dollars, argent comptant. Encore une fois, l’honnêteté est la meilleure politique !

Est-il besoin de dire qu’après ce succès, Marc Woolston fut regardé comme un grand homme ? Non-seulement il fut reçu à bras ouverts par sa famille, mais le docteur Yardley revint sur son compte, et daigna lui prendre la main. On lui rendit de fidèles comptes de tutelle de sorte qu’il se trouva en possession de plus de vingt mille dollars. Il se mit dès lors à prendre tous ses arrangements pour retourner au Cratère, près de Brigitte ; c’était au Cratère qu’il désirait se fixer, de préférence au Pic ; et ce goût était partagé par sa charmante compagne. Tous deux avaient un secret penchant pour l’endroit où le mari, loin de sa femme, si aimante et si alarmée, avait passé tant d’heures solitaires !