Le Cratère/Chapitre IV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 37-48).




CHAPITRE IV.


Une grotte en corail se cache au sein de l’onde.
Le mulet, la dorade au corsage vermeil
Viennent s’y reposer au lever du soleil ;
Et la fleur de la mer, par le vent balancée,
   Sans jamais être humide de rosée
Entr’ouvre avec orgueil son beau calice bleu.

Percival



Notre jeune marin, et son seul aide, Bob Betts, s’étaient mis à l’œuvre pour disposer le câble et l’ancre de touée, le plus léger et le plus maniable de tous les apparaux du bâtiment. Tous deux étaient forts et agiles, et ils savaient manier les leviers, les poulies, les anspecs ; et cependant le jour allait paraître que le résultat de leurs efforts réunis n’avait pu être que d’élever l’ancre à la hauteur du plat-bord, toute prête à être bossée. Pendant ce temps, le Rancocus continuait à éviter dans la bonne direction ; il ne faisait plus qu’une simple brise, et la mer s’était calmée au point de laisser le bâtiment presque sans impulsion. Dès que Marc se fut assuré de cet état favorable des éléments, état qui semblait devoir durer, il dit à Bob d’interrompre son travail. Il était bien temps ; car des fatigues si continues avaient complétement épuisé leurs forces.

On se figure aisément avec quelle impatience ils attendaient le jour. Chaque minute leur paraissait une heure, et il leur semblait que la nuit ne finirait jamais. Enfin la terre accomplit sa révolution ordinaire, et les premières lueurs qui éclairèrent l’horizon oriental leur permirent de commencer leurs observations. Pour les faire d’une manière plus complète, ils montèrent, Marc sur le mât de misaine, et Bob sur le grand mât de hune, examinant les différents points du récif, et dévorant du regard tout ce qu’il était possible de découvrir. La distance qui les séparait était si peu considérable qu’ils pouvaient facilement causer ensemble, ce qu’ils continuèrent de faire. Dans une pareille situation, on a tant de pensées à échanger !

Nos marins n’eurent rien de plus pressé que de regarder du côté sous le vent, et comme c’était l’ouest, c’était naturellement le point le plus obscur encore de l’horizon. Ils espéraient y découvrir, sinon un groupe d’îles, au moins une île isolée ; mais aucune terre ne paraissait. Il est certain que le jour était si faible encore qu’une erreur était possible. C’était à cet espoir qu’il fallait s’accrocher pour le moment. Marc demanda à Bob ce qu’il en pensait.

— Attendons quelques minutes, Monsieur, dit son compagnon ; laissons se soulever encore un coin du rideau. Il y a, comme qui dirait à une lieue d’ici, à bâbord, un je ne sais quoi sur l’eau que je ne sais trop à quelle sauce mettre. Mais ce qui me crève les yeux, par exemple, ce sont les brisants. En voilà-t-il de tous les côtés ! L’un finit à peine que l’autre recommence. Je ne conçois vraiment pas comment nous avons pu nous faufiler à travers tout cela.

C’était la vérité. Du côté du vent, l’Océan commençait à s’éclairer à une distance considérable. C’était cette heure solennelle du matin où les objets se montrent distincts les uns après les autres, avant même de recevoir les premiers rayons du soleil, et où l’on dirait que la nature sort rajeunie et plus belle encore des mains du Créateur. La mer était tombée, et si les brisants paraissaient moins redoutables en apparence, il était impossible de se tromper sur leur position. Dans l’état actuel de l’Océan, il était évident que, partout où l’eau bouillonnait, il devait se trouver en dessous des rocs ou des écueils. La plupart de ces rocs étaient si peu élevés, que les lames, qui venaient s’y abattre, comme en se jouant, ne laissaient d’autre trace de leur passage qu’une ligne blanchâtre, faiblement indiquée. Il en était de même du récif contre lequel le bâtiment avait donné, et dont il eût été difficile de soupçonner l’existence à un demi-mille de distance. D’autres rochers étaient d’une nature toute différente : les vagues s’y précipitaient comme autant de cataractes, ce qui provenait de ce qu’ils étaient plus enfoncés dans la mer.

Quant au nombre des récifs et à la difficulté de passer à travers, Bob ne se trompait pas. Il arrive souvent que dans les îles de l’océan Pacifique, surtout dans celles de corail, il y a un récif intérieur et un récif extérieur, mais Marc commençait à douter qu’il y eût des bancs de corail à l’endroit où ils étaient, à cause de la position irrégulière de ces brisants. Ils se montraient dans toutes les directions, non pas en lignes continues, mais par blocs détachés qui se succédaient de si près que l’œil ne pouvait en atteindre l’extrême limite. Comment le bâtiment avait-il pu s’engager si complétement dans leur dangereuse enceinte sans se briser en mille pièces, c’est ce qui tenait du prodige. Il arrive parfois en mer que dans l’obscurité et le brouillard on surmonte ainsi des obstacles qui, en plein jour, paraîtraient infranchissables. Mais s’il était difficile de comprendre comment le Rancocus avait pu y pénétrer, il était bien plus difficile encore de concevoir comment il en pourrait sortir. Ce fut le sujet de la première remarque de Bob.

— Il faudrait un bon petit miracle, monsieur Marc, pour porter le vieux Rancocus à travers tous ces brisants en pleine mer, s’écria-t-il. Nos bancs de la Delaware ne sont que des pelures de noix en comparaison.

— C’est une position critique pour un bâtiment, Bob, répondit Marc en soupirant, et je ne vois pas trop comment nous pourrons en tirer le nôtre, en supposant même qu’il nous revienne assez d’hommes pour la manœuvre.

— Je suis tout à fait de votre avis, Monsieur, dit Bob en tirant une chique de sa boîte à tabac ; et je ne serais pas surpris, pour peu qu’il y ait un bout de terre sous le vent, que nous soyons destinés, vous et moi à en être les Robinson Crusoë pour le reste de nos jours. C’était la crainte qui poursuivait toujours ma pauvre mère lorsque je m’embarquai. Elle me voyait à chaque instant mangé par les sauvages.

— Voyons donc si nous n’apercevrons pas nos embarcations, reprit gravement Marc. – L’image de Brigitte se présentait dans ce moment à son esprit d’une manière si distincte qu’il en éprouvait une vive et pénible émotion.

Jusqu’alors un voile épais de vapeurs était resté étendu sur les eaux à moins d’une lieue de distance du bâtiment, du côté de l’ouest, et avait empêché d’examiner à fond cette partie de l’horizon. Mais l’action du soleil le dissipa tout à coup, et, pour la première fois, Bob crut apercevoir quelque chose comme de la terre. D’où il était, Marc ne distinguait rien. Il monta dans les barres de perroquet, où il découvrit à son tour ce qui ne pouvait être qu’une portion de récif s’élevant au-dessus de l’eau, ou quelque île basse, isolée, qui pouvait être à deux lieues du bâtiment.

C’était de ce côté que leurs compagnons avaient dû dériver. Bob alla chercher une lunette pour Marc, qui se convainquit alors que c’était un roc nu où il y avait beaucoup d’oiseaux, mais pas une seule trace d’homme. Il eut beau interroger tous les autres points de l’horizon ce rocher, qui n’avait pas un mille d’étendue, était la seule chose qui ressemblât à de la terre, et il en vint à cette triste conviction que tous leurs compagnons avaient péri.

Marc et Bob redescendirent sur le pont après avoir passé plus d’une heure à faire leurs observations, tous deux convaincus que leur situation était à peu près désespérée, mais tous deux trop résolus, trop imbus du véritable esprit du marin, pour se laisser aller à un stérile abattement. Ils songèrent à réparer leurs forces, et s’assirent sur le cabestan pour prendre un peu de nourriture. Ce sont de ces moments où l’officier et le matelot ne font pas de difficulté de manger à la même table ; mais Bob, qui s’était fait à bord la réputation d’un excellent mangeur, ce qui l’exposait même parfois à quelques quolibets, avoua que cette fois il n’avait point d’appétit. Aussi le repas ne dura-t-il pas longtemps, et fit-il place à une conversation approfondie sur leur position actuelle.

— Et croyez-vous possible, Bob, demanda tout à coup Marc après beaucoup d’autres paroles échangées entre eux, qu’à nous deux nous puissions gouverner le bâtiment, si nous parvenions jamais à le remettre en pleine mer ?

— C’est ce qui demande réflexion, monsieur Woolston, répondit Bob. Nous sommes robustes tous les deux, et la santé ne nous manque pas plus que le courage. Mais il y a loin d’ici à la côte d’Amérique, et ce n’est qu’à la côte que nous pourrons nous dire sauvés. Le vieux Rancocus est ici à un ancrage dont il ne démordra pas sans peine. Mais ce n’est pas ce qui doit nous occuper pour le moment.

— Comment donc ? Mais il me semble que c’est la question capitale. Une fois dehors, nous aurions la chance de faire quelque rencontre sur mer.

— Oui, une fois dehors. C’est là le hic, monsieur Woolston. C’est que je crains que nous ne soyons jamais dehors !

— Vous pensez donc que nous sommes enfermés ici à tout jamais ?

— Eh bien oui, monsieur Woolston, et je ne vois pas pourquoi j’en ferais mystère. Voyez-vous, le pauvre capitaine Crutchely serait ici avec tout l’équipage, comme nous étions il y a vingt-quatre heures, qu’il perdrait son latin. Malgré toute sa rhétorique, le pauvre Rancocus resterait où il est.

— Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, répondit Marc d’un air sombre, d’autant plus fâché que c’est aussi mon opinion.

— Les hommes sont des hommes, Monsieur, et l’on n’en peut tirer que ce dont ils sont capables. Allez j’ai bien considéré ces récifs quand j’étais là-haut, et c’est ce que j’appelle une affaire perdue. Encore s’ils étaient rangés avec quelque symétrie, mais le diable ne s’y reconnaîtrait pas. Ils sont fourrés partout. Courez donc des bordées là-dedans ! Ce serait à toutes les minutes Pare ! loffe ! — Loffe ! pare ! — sans qu’on ait le temps seulement de commencer une manœuvre. Et puis les bras pour préparer les manœuvres, orienter les voiles, enverguer et désenverguer, et tout le reste, où les trouverons-nous ?

— Quelque peu d’espoir que nous ayons de remettre notre bâtiment à flot sur une mer libre, encore faut-il en faire l’essai ; car l’alternative n’est rien moins que plaisante.

— Alternative ou non, c’est une entreprise qui surpasse les forces humaines.

— Mais alors que devenir ?

— Robinsonner un peu, monsieur Marc, jusqu’à ce que notre heure soit venue, ou que Dieu dans sa merci juge convenable de nous faire repêcher ici.

— Robinsonner ! répéta Marc, ne pouvant s’empêcher de sourire de l’expression de Bob, malgré la gravité de la situation ; — mais, au moins, Robinson avait une île, et nous n’en avons pas.

— Il y a sous le vent un bout de récif où m’est avis qu’on trouverait à vivre de manière ou d’autre, répondit Bob avec un sang-froid qui eût paru comique dans toute autre circonstance ; et puis n’avons-nous pas le bâtiment ?

— Et combien de temps croyez-vous qu’un câble de chanvre retienne le Rancocus dans une pareille position, lorsqu’à chaque lame qui soulève le navire, il va frotter contre le roc ? Non, non, Bob, nous ne pouvons rester en place ; c’est un point hors de doute. Si nous ne pouvons gagner le vent à travers tous les dangers, il faut alors que nous cherchions à passer sous le vent.

— Écoutez, monsieur Marc ! j’ai ruminé la chose dans tous les sens, et voici mon idée. Il nous reste encore le petit canot sur l’arrière, et en aussi bon état qu’embarcation fut jamais. Il nous portera facilement tous les deux. Eh bien ! mon idée à moi, c’est de le mettre à l’eau, d’y porter quelques provisions, et d’aller visiter ce bout de récif. Je tiendrai les avirons, et vous pourrez jeter la sonde par manière de voir s’il n’y a pas quelque chose comme un passage dans cette direction. Si jamais le bâtiment doit se mettre en branle ; ce sera de ce côté. Ainsi donc, prenons le canot, allons reconnaître le récif et chercher nos compagnons ; après quoi, nous saurons mieux peut-être ce qu’il nous faudra faire. En attendant, partons au plus vite ; le temps est favorable ; il faut en profiter.

L’avis était trop bon pour n’être pas suivi. La petite embarcation fut examinée avec soin. Elle ne faisait eau d’aucun côté, le capitaine Crutchely l’ayant toujours tenue à moitié pleine depuis qu’il était entré dans l’océan Pacifique. Elle était même pourvue d’une petite voile qui se comportait très-bien devant le vent. La mettre à la mer ne fut pas chose difficile, et pendant que Bob s’occupait du transport des provisions, Marc faisait d’autres préparatifs qu’il regardait comme de la plus haute importance. Le Rancocus avait une batterie de plusieurs canons, tous montés et en place, pour repousser au besoin les sauvages des îles où l’on devait s’approvisionner de bois de sandal. C’étaient deux vieilles pièces de six et huit caronades de douze. Les premières se comportaient bien quand elles étaient convenablement chargées. Le jeune marin prit les clefs du magasin, l’ouvrit, et en tira trois cartouches dont il chargea trois des pièces. Puis il mit le feu en laissant un intervalle entre chaque coup, dans l’espoir que la détonation pourrait être entendue de quelques-uns de leurs compagnons, et les encourager à faire tous leurs efforts pour les rejoindre. Le bruit de l’artillerie produisit un effet étrange au milieu de cette vaste solitude, et Bob Betts, qui avait plus d’une fois vu le feu, ne laissa pas d’en ressentir une assez vive impression. Comme cette explosion ne pouvait avoir de résultat immédiat, Marc n’eut pas plus tôt tiré qu’il retourna auprès de Bob, qui lui annonçait pour la troisième fois que tout était prêt, et il se prépara à quitter le bâtiment. Toutefois, avant de le faire, il examina encore avec une attention scrupuleuse tous les points de l’horizon, pour s’assurer qu’il n’y avait pas à craindre que le temps changeât pendant son absence. Tous les indices étaient favorables, et Marc descendit dans le canot, mais avec une répugnance qui n’était que trop manifeste. C’est une grande épreuve pour un marin, même dans une position semblable, d’abandonner son bâtiment pour une grande partie de la journée. La nécessité le commandait dans cette circonstance mais, tout en se résignant, Marc ne pouvait repousser de sinistres pressentiments, en dépit des signes favorables de l’atmosphère.

Lorsque Marc eut pris place dans l’embarcation, Bob, qui s’était cramponné au bâtiment, lâcha prise ; puis il établit la voile. La brise était légère et favorable, ce qui pouvait être moins rassurant pour le retour. Malgré l’attention qu’il avait mise à reconnaître les brisants sous le vent, notre marin commença son petit voyage sans avoir de plan bien arrêté. Ces brisants n’étaient pas moins nombreux que ceux du vent ; seulement il y en avait tant que la mer était calme au milieu. Une fois engagée dans ces lignes brisées de rochers, une embarcation se trouvait comme un bâtiment qui est dans une baie, les vagues de la mer épuisant leurs forces sur les blocs extérieurs, et venant expirer impuissantes dans l’enceinte naturelle qu’elles ont eu peine à franchir. Mais l’Océan même à l’état de repos, n’est pas de composition facile, quand il vient à trouver sur son passage des rocs et des bancs de sable et c’était de ces rencontres que, même dans la baie, on pouvait faire à chaque pas, et il fallait la plus grande vigilance pour s’en garantir autrement l’embarcation, la seule qui restât au Rancocus, eût chaviré infailliblement, et c’eût été une perte irréparable.

Le canot s’éloigna du bâtiment par un mouvement facile. Il y avait juste autant de vent qu’il en fallait pour une si petite embarcation, et Bob commença à jeter la sonde, Marc préférant tenir le gouvernail. Mais c’était une opération qui n’était pas aisée sur une embarcation si basse, avec la vitesse qui lui était donnée, et Bob dut y renoncer. Comme au retour ils seraient obligés de faire usage des avirons, Marc dit en riant qu’il sentirait bien la route. Néanmoins, les quelques coups de sonde qui avaient pu être donnés sûrement pour convaincre nos marins qu’il y avait plus d’eau qu’il n’en fallait pour le Rancocus, entre les récifs. Sur les récifs, c’eût été tout autre chose.

Marc eut plus de peine qu’il ne l’avait pensé à éviter les écueils. La baie artificielle dans laquelle il se trouvait était si calme, que ce n’était qu’à de longs intervalles que la mer brisait, lorsqu’une vague plus haute était parvenue à franchir la barrière. Si le petit canot eût été surpris sur un récif au moment précis où une de ces lames y déferlait, il eût été perdu. C’est ce qui faillit lui arriver plus d’une fois ; et s’il échappa, il le dut plutôt à une intervention toute providentielle qu’aux efforts et à l’habileté de son petit équipage.

On se figure aisément le profond intérêt avec lequel les deux amis s’approchaient du récif qui sortait de l’eau. Du haut des barres de perroquet, ils avaient reconnu que c’était la seule terre qu’il fût possible d’apercevoir, et par conséquent le seul endroit où ils pussent espérer de retrouver leurs compagnons. Ce récif, ou cette île, avait une autre importance leurs yeux : il pouvait devenir leur habitation pour des années, pour toute leur vie peut-être. L’aspect des brisants à travers lesquels Marc venait de passer, lui avait laissé moins d’espoir que jamais d’en tirer le bâtiment, et c’est à peine s’il croyait possible de l’amener à l’endroit vers lequel il se dirigeait à l’heure même. Ces réflexions, qui devenaient de plus en plus poignantes à mesure qu’il avançait, redoublaient son attention à examiner l’île sous toutes ses faces. Bob ne pensait, lui, qu’au moment actuel. Son imagination ne travaillait pas comme celle de son supérieur ; il n’avait pas laissé derrière lui une jeune femme qui attendît son retour. D’ailleurs, il s’était dit une bonne fois que c’était la volonté de la Providence qu’ils fussent les Robinson Crusoë de cette île. Mais quand et comment sortiraient-ils de cette plage désolée, s’ils en sortaient jamais, c’est ce qu’il ne s’était pas encore mis à considérer.

Plus on approchait de l’île, plus l’exactitude des observations qui avaient été faites du haut des barres de perroquet se trouvaient vérifiées en grande partie. Elle pouvait avoir un mille de long, mais sa largeur variait d’un demi-mille à moins d’un huitième de mille. Sur le bord, le roc ne se montrait que de quelques pieds au-dessus de la surface de l’eau, mais à l’extrémité orientale cette hauteur augmentait de plus du double. Il s’étendait de l’est à l’ouest. Ce qu’il avait de remarquable, c’est qu’au milieu de l’île il s’élevait de soixante à quatre-vingts pieds, et se terminait par une sorte de plateau circulaire qui occupait une grande partie de la portion la plus sauvage de l’île. Les oiseaux de mer n’y étaient pas en aussi grand nombre qu’ils se montrent d’ordinaire dans les parages inhabités ; mais on les voyait voler par milliers sur des rochers arides, qui n’étaient pas à une grande distance du récif principal.

Enfin le canot touchait à l’île. D’abord Marc fut étonné de trouver si peu de ressac même à la côte du vent ; mais cela tenait à la grande quantité d’écueils qui couvraient la mer à plusieurs milles de distance, et surtout à ce qu’un mur de rochers venait tomber en ligne droite sur ce bord, en ne laissant qu’un intervalle de deux encâblures, ce qui formait une jolie petite nappe d’eau parfaitement calme entre les rochers ; et H)e ces rocs étaient presque à fleur d’eau, et en sortaient même de deux ou trois pieds au jusant.

Il serait difficile de décrire les sensations qui assaillirent Marc au moment où il débarqua. Bob et lui, du plus loin que la vue pouvait s’étendre, n’avaient cessé de chercher avidement quelques traces de leurs compagnons ; mais rien n’indiquait ni sur l’île ni à l’entour qu’ils y eussent abordé. Le roc sur lequel ils marchaient était nu, et d’une formation particulière. En l’examinant de près, ils reconnurent que ce n’était pas un banc de corail, mais que son origine était purement volcanique. L’aridité, la nudité, en étaient les deux traits distinctifs, découverte qui était loin d’être agréable, et à laquelle ils étaient d’autant moins préparés que, de tous les côtés, les rochers qu’ils avaient vus sur la route étaient remplis d’herbes marines. La solitude et la désolation de ces tristes bords n’étaient interrompues que par les troupes d’oiseaux qui venaient voler sur leurs têtes, et qui montraient par leurs cris et par leur audace, que la vue d’un homme était quelque chose de tout nouveau pour eux.

Le monticule qui s’élevait au centre de l’île était un objet trop remarquable pour ne pas attirer l’attention de nos marins, et ce fut vers ce point qu’ils se dirigèrent aussitôt, espérant avoir du sommet une vue beaucoup plus étendue ; une volée monstrueuse d’oiseaux les suivit. Tout en marchant, Marc et Bob se retournaient souvent pour observer le bâtiment qui était alors éloigné, et qui semblait toujours mouillé sur son ancre, exactement dans la position où ils l’avaient laissé une demi-heure auparavant. De ce côté, il ne paraissait pas y avoir d’inquiétude à concevoir, et Marc redoubla de vitesse pour gagner le monticule.

En arrivant au pied de cette singulière hauteur, il vit qu’elle ne serait pas aussi facile à gravir qu’il se l’était imaginé. Elle ne ressemblait en rien aux autres parties du récif qu’il avait vues. C’était une roche friable, si lisse et si perpendiculaire, qu’elle semblait inabordable. Cependant, à force de recherches, ils trouvèrent un côté par où, en se donnant la main, ils parvinrent à atteindre le sommet. Là les attendait une surprise qui leur arracha une exclamation involontaire. Au lieu de trouver un plateau suivant leurs prévisions, la roche se creusait en caverne circulaire, et Marc reconnut à l’instant que c’était le cratère éteint d’un volcan. Après un premier mouvement de stupeur, il se mit à l’examiner à fond.

La barrière de lave ou de scories qui formait le mur extérieur de ce cratère était strictement circulaire. En dedans, le précipice était presque perpendiculaire, Il n’y avait que quelques points saillants à l’aide desquels un homme intrépide pouvait descendre sans danger. La surface intérieure pouvait être de cent acres environ, tandis que le mur présentait une hauteur uniforme d’une soixantaine de pieds, si ce n’est du côté sous le vent où il s’abaissait un peu, et où il laissait un creux ou passage étroit, de niveau avec le fond du cratère, espèce de porte qui donnait accès dans la caverne. Il était hors de doute que ce passage avait été pratiqué par la lave qui, de temps immémorial, s’y s’était frayé une issue, et avait été former le monticule qui s’élevait derrière. La porte avait vingt pieds de haut sur trente de large, et était surmontée d’une arche naturelle. Quand Marc y descendit par le mur du cratère, non sans de grands risques, il trouva une sorte de plaine très-unie ; seulement elle inclinait légèrement de l’est à l’ouest. Sans doute les eaux de l’Océan, dans les fortes marées ou pendant des tempêtes, avaient fait irruption à travers le passage, et avaient balayé les cendres qui se trouvaient amoncelées dans le cratère, en les refoulant à l’extrémité. Ces cendres avaient été converties en tuf par l’action du temps. Si le cratère s’était jamais élevé en cône, le travail successif des saisons n’en avait laissé aucune trace. Il était recouvert d’une, croûte qui offrait assez de résistance. Une ou deux fois Marc la creva comme on passe à travers la glace d’une nuit, et ses souliers se couvrirent alors d’une légère poussière qui ressemblait beaucoup à de la cendre. Dans d’autres endroits, il la perça exprès, et toujours il trouva en dessous une couche considérable de cendres mêlée de pierres et de coquillages.

Ce qui rendait évidente l’invasion des eaux à certaines époques, c’étaient de vastes dépôts de sel qui en marquaient la limite. Ce sel était probablement l’obstacle qui s’opposait à toute végétation. Marc observa que les oiseaux évitaient le cratère  ; leur instinct semblait les avertir qu’il y avait là des dangers à courir. Ils volaient à l’entour par centaines, sans jamais le traverser, ayant grand soin, pour employer le langage des marins, de se tenir au large.