Le Crépuscule des dieux (Élémir Bourges)/II

P.-V. Stock (p. 34-54).

II

C’est à lents tours de roues, et non sans beaucoup d’arrêts et de séjours, que Charles d’Este, une fois parvenu à Francfort, continua de s’éloigner de ses États. Congédiant là soudainement ses domestiques et ses enfants, qui allèrent l’attendre à Paris, dans l’hôtel qu’il y possédait, il emmena pour toute suite les divers officiers de sa bouche, cuisinier, glacier, sommelier, et dans sa chaise, tête à tête, Arcangeli, passé de cocher confident, par l’engouement toujours plus marqué de Son Altesse. Celle-ci se montrait d’ailleurs de méchante humeur. La chaleur de juillet était accablante dans cette berline fermée, et le Duc, pour y mieux résister, se crevait de fruits tout le jour, melons, raisins, cerises, brugnons, qu’il noyait de torrents de bière. Des souffles brûlants arrivaient à travers les mantelets baissés, et la chaise vernie flambait de soleil, au milieu des plaines crayeuses de la Champagne. Puis, le temps se tourna en averses continuelles ; et toujours ce livide ciel gris, les chemins noyés de boue, et la pluie qui ruisselait aux vitres. Le Duc multipliait à présent les relais, tellement qu’à force de pourboires, de jurons et de mèches de fouet, l’on atteignit la grande ville et l’avenue des Champs-Élysées, un matin, sur les sept heures.

Il descendit, baisa Otto et Claribel, salua Franz, Hans Ulric et Christiane accourus au devant de lui, leur présenta Arcangeli en qualité de premier valet de chambre, ce qui parut décidément comme l’aurore d’un soleil levant et du règne d’un favori ; puis passant dans son appartement, Charles d’Este se fit mettre au lit, et de dix jours, n’en bougea plus.

Il s’éveillait tard, soupirait, gémissait, ordonnait à l’Italien de ne laisser entrer qui que ce fût, et de tenir les rideaux fermés. Le demi-jour qu’il ne haïssait pas, rendait plus calme encore cette chambre magnifique avec ses crépines de vieil or, ses sombres hautes-lisses flamandes, et le lit à quenouilles, environné d’un balustre. Il y avait toujours à portée du bras, un déjeuner complet sur une table ; des huîtres, du caviar, des crevettes roses, avec l’un de ces pâtés à la hollandaise, pleins de truffes, de poires tapées, de rouelles de bigarade ; puis des fruits de toutes les sortes, de la bière, du chocolat, du champagne frappé dans un seau d’argent, et de grands drageoirs de nacre et d’orfèvrerie qui débordaient de mille sucreries. Le Duc en chipotait à tout moment : il tortillait deux ou trois bouchées, mais l’appétit ne s’ouvrait point, les morceaux lui croissaient aux dents. Il caressait César languissamment, bourrait sa perruche de biscotins, puis retombait sur son lit, épuisé, et répétant qu’il n’avait jamais éprouvé un été si chaud et si fâcheux.

Alors Arcangeli imagina d’autres amusements ; bagatelles de mécanique, papillons étouffés dans l’huile de rose, des chariots traînés par des grenouilles, semer du cresson sur de la flanelle, voir pousser des jacinthes dans l’eau. Incomparable pantomime, il revêtait le personnage de tous les gens de la maison ducale, les gestes roides du comte d’Œls, l’accent guttural de M. Smithson, le léger zézaiement de la Viennoise Augusta. Étrange favori, vraiment, qui semblait né pour grimacer à la parade d’un bateleur ! Une turbulence de singe le portait partout au même moment, tantôt perché au dossier d’un fauteuil, tantôt courant à quatre pattes ; puis des bonds, mille tours, des voltiges, de grands gestes, des éclats de voix. Pendant ce temps, le Duc couvert de son manteau de lit de satin blanc à échelles de ruban feu, coiffé de nuit avec des papillotes, tuait le temps à parfiler du galon d’or ou à faire des découpages qu’il tirait ensuite au sort, pêle-mêle. La tête casquée de M. de Bismarck se trouvait ainsi d’aventure, sur les épaules d’une baladine, et Son Altesse se pâmait de joie à ces interversions ridicules.

Cependant, trompé par Arcangeli qui le berçait impudemment des triomphes de l’armée autrichienne, Charles d’Este ne doutait point de son retour prochain à Blankenbourg. Éloigné de Paris depuis fort longtemps, il n’en voulait pourtant rien voir, cette fois, disant qu’il ne mettrait le pied hors de son hôtel, que pour monter en chaise de poste. Lettres, journaux, paquets, même les dépêches du comte d’Œls, le Duc laissait tout s’accumuler, jusqu’à ce qu’un jour, il eût le caprice d’attaquer enfin cette montagne.

Alors la vérité lui apparut à plein. L’entrée des Prussiens à Blankenbourg, dès le lendemain de sa fuite, y avait été le signal d’un déchaînement universel. Ses caprices, sa tyrannie, ses refus de signer les lois votées par le Landtag, les troupes mal payées, le commerce dépérissant, les finances taries à force d’exactions, tout le duché en deuil et en souffrance, s’élevaient contre lui, l’accusaient. Les uns il les avait bannis ; emprisonné, ou dépouillé ceux-là de qui le nez ne lui plaisait point, si hors de sens, si frénétique par accès, que son Landtag avait jadis pensé à nommer une commission secrète de lunatico inquirendo.

Les mauvaises nouvelles se succédèrent. Les Prussiens découvrirent où étaient cachés les meubles enlevés à Wendessen, et le pillage n’en épargna que ce qui était sans valeur. Et comme M. d’Œls se récriait et protestait au nom du duc régnant, l’officier avait répondu :

— Votre maître ne règne plus !

En effet, le prince Wilhelm, fait prisonnier en même temps que l’armée hanovrienne, venait d’être appelé au quartier général, pour s’entendre avec les vainqueurs, sur la réorganisation du duché.

La rage du Duc ne peut se décrire. Écumant, tapant des pieds, frappant les meubles, hurlant qu’il enverrait à Wilhelm un cartel qui retentirait dans toute l’Europe, ses folies épouvantèrent le paisible hôtel. Il commanda chez Larribeau, le fameux fournisseur des armées, vingt-cinq mille cocardes au Cheval, fit tirer des proclamations et des décrets à un million d’exemplaires, et se tint prêt à quitter Paris. L’inquiétude extrême autour de lui, collait tout le monde aux fenêtres, dans l’attente et dans l’appréhension d’une nouvelle décisive : plus de bruit, partout un morne silence ; on se voyait de loin, on n’osait se parler, sinon quatre mots, coulés à l’oreille. Charles d’Este, malade d’impatience, allait faire quelque folie, lorsque la nouvelle de Sadowa bourdonna, grandit, éclata enfin, — et tous ses détails.

Le coup fut terrible pour le duc Charles. Il s’enferma, passa la nuit avec des bougies autour de son lit, et Arcangeli près de lui, le veillant, sans dire mot. Dès le lendemain cependant, quelque espoir lui était revenu, et il pensa faire merveilles en envoyant le baron de Cramm comme plénipotentiaire auprès du cabinet de Berlin. Le vide de la commission s’accordait bien au ridicule du personnage : les instructions étaient de se soumettre, de baiser les bottes du vainqueur, de protester d’un dévouement inaltérable pour l’avenir. Et ce sur quoi le Duc comptait, c’était sur une lettre autographe qu’il adressait au comte de Bismarck, lui, Charles Ier d’Este-Blankenbourg, chef de la maison des Guelfes.

Il avait pensé tout d’abord, à la place de ce fantoche, envoyer l’un de ses fils aînés. Il craignit de les émanciper s’il les sortait de leur néant, et peut-être même qu’ils ne fissent effort dans le naufrage qui menaçait, pour sauver leur petite barque. Puis il n’aimait guère Hans Ulric, et Franz, grandi au milieu des jupes, haïssait la peine et les affaires. Sa mère, aussi faible que lui, l’avait toujours tenu auprès d’elle, et élevé conséquemment dans la croyance catholique, — le seul des enfants de Charles d’Este, qui ne fût pas du culte luthérien. Ce n’est pas que sa religion, restreinte surtout aux agnus et aux bénédictions du Saint-Père, empêchât à la bonne Augusta la galanterie et les plaisirs. Magnifique et désordonnée, ainsi qu’il apparaissait sur elle à sa coiffure de travers, à ses habits traînant d’un côté, elle vécut noyée de dettes, et ruinée par la passion du jeu. Cependant, en prenant de l’âge, la terreur de la mort qui lui vint, avait fait d’elle, peu à peu, la plus précautionnée et la plus chimérique des femmes ; et maintenant, cette manie la tenait des semaines au lit, qu’elle n’aimait point comme le duc Charles, mais s’imposait médicinalement. Elle ne se levait qu’une heure ou deux chaque jour, les employait à s’ajuster, ou bien à jouer au volant avec sa chambrière, et l’on ne la voyait jamais hors du petit appartement qui lui avait été assigné, trois chambres tranquilles, écartées et qui donnaient sur le jardin.

Le Duc, en effet, sa furie guerrière calmée, s’occupait de réformer sa maison. Il fallut songer à Claribel, auprès de qui Emilia continuait à remplir les fonctions de la défunte miss Phœbé. Mais autant cette revêche Anglaise, formaliste comme le cant, avait tyrannisé l’enfant, autant l’Italienne, au cours du voyage, et dans la liberté des jours de l’arrivée, se hâta de se l’attacher, à force de soins et de tendresse. Ses façons vives, ses effusions, ce caressant qui sort des femmes destinées à être mères, et quelque peu de flatterie, car Claribel était glorieuse, apprivoisèrent promptement la pauvre petite solitaire, et lui inspirèrent pour son amie une de ces passions enfantines, si tyranniques. Aussi, quand elle apprit par sa rusée compagne, ce qui les menaçait toutes deux, elle courut bouleversée, pleurante, jusqu’à l’appartement du duc Charles.

— Ah ! mon papa, mon papa, laissez-moi Emilia, si vous m’aimez.

— Appelez-moi toujours : monseigneur mon papa, reprit le Duc un peu interdit, et que toute surprise rembrunissait.

Il fut bon homme pourtant, et descendit de l’arc-en-ciel d’où il regardait toutes choses, pour chercher les moyens de contenter Claribel. Mais attribuer le titre de gouvernante à Emilia Catana, il semblait que l’on n’y pût songer. Quelle incongruité qu’un nom pareil dans l’annuaire de la cour, et comment s’y soutiendrait-il parmi la foule des gens titrés ! Le Duc s’ouvrit à Arcangeli, qui se montra le plus généreux des frères. — Oh ! il ne fallait pas juger Emilia d’après lui-même. Elle était la fille d’un monsignor, élevée dans l’un des couvents de la noblesse romaine. À la mort de son protecteur, la pauvreté l’avait réduite à de singulières extrémités, d’abord à Wiesbaden, lectrice de la princesse Kolorath, puis camériste de la garde-robe chez le Duc.

— Une bonne sœur, Monseigneur ! c’est elle qui m’a appelé à Blankenbourg, espérant me faire entrer plus tard, au service de Votre Altesse…

Et tant d’éloges calculés qu’ils éloignèrent pour quelque temps, le choix d’une autre gouvernante, et donnèrent le désir au duc Charles de juger lui-même d’Emilia. Fière, le teint mat, les yeux brillants, avec ces grands traits réguliers des sultanes et des Junons dont elle avait la démarche imposante, elle ne déplut point à Son Altesse, qui se prenait fort aux figures ; de sorte que, sans rien de décidé toutefois, elle demeura près de Claribel. Il importait de ne pas trop changer de main la petite comtesse ; et du reste, point n’était besoin auprès d’elle, d’une savante jusqu’aux dents, tant Claribel surpassait son âge en finesse, en reparties, en intelligence.

Elle en émerveillait principalement le comte Franz, qui paraissant épris tout à coup d’une belle amitié pour sa sœur, s’était rendu assidu chez elle ; mais les regards, comme on le devine, volaient par dessus Claribel et s’adressaient à Emilia. Il avait toujours pris plaisir ainsi à la société des femmes, vivant comme elles de redits, de commérages, de tracasseries. Plein de parfums et de bijoux, d’un beau blond, le visage riant, arborant des cravates à camées, et idolâtre de ses favoris, le jeune comte n’était pas moins que la fleur des pois à Blankenbourg. Il y avait eu des galanteries, même avec assez de fracas, et sachant le rudiment, conduisit l’attaque en stratégiste ; d’abord des soupirs, des œillades, des exclamations à demi-voix, de longues stations devant l’idole. Là-dessus, quelques présents de fleurs, puis, dépité qu’on ne voulût point l’entendre, Franz bombarda de bouquets l’Italienne. Emilia n’en soufflait mot, se contentait (le lui marquer une froideur défiante et hautaine, attendant qu’il en vînt à l’écrin, qu’elle lui renvoya aussitôt. Il essaya de la fléchir ; elle le requit si sèchement d’avoir à discontinuer ses visites, que le comte stupéfié fit le plongeon, et resta quelque temps sans reparaître.

Mais ceux que l’on voyait le moins, c’étaient Hans Ulric et Christiane, que dès le troisième jour de son arrivée, le duc Charles avait relégués à l’extrémité de l’hôtel, de colère contre leur musique.

— Au reste, ils m’en remercieraient, se dit-il ensuite, par réflexion.

Ils semblaient en effet se suffire, n’avoir nul besoin du reste du monde. Leur attachement mutuel qui allait, s’il se peut, plus profondément que le cœur, en mêlant sans cesse tous leurs sentiments, leurs pensées et leurs émotions, ne faisait du frère et de la sœur qu’un seul esprit, une seule âme. On les eût vus rougir ou pâlir au même instant ; Hans Ulric entendait le pas de Christiane, à des distances incroyables ; et si l’un d’eux était absent, l’autre errait, comme à la recherche de soi-même. Personne ne troublait leurs longs tête-à-tête, car la bonne Augusta, qui était nommément dame d’honneur de la jeune comtesse, eût pu s’enrhumer pendant le trajet. Et leur vie se passait ainsi dans une calme et délicieuse intimité. Doués de la plus belle voix et qui les eût rendus célèbres au théâtre, ils ne se délassaient de chanter qu’en lisant dans Shakespeare et dans Gœthe, les drames où l’on voit Desdémone, Cordélia, Ophélia, Gretchen ; et Christiane alors, versait des larmes, aimant ces héroïnes en sœur.

Elle l’était d’aspect et d’âme, blonde, des traits charmants et naïfs, noble, modeste, naturelle, et d’une bonté angélique qui l’avait attachée à Ulric, parce qu’il était laid, disgracieux et écrasé. Pour lui, né avec un esprit supérieur mais triste, parlant peu, ne réussissant ni à la salle d’armes ni au manège, et redoutant son père au point que les pensées lui tarissaient en sa présence, il avait, dès son plus jeune âge, nourri son humeur mélancolique d’art, de lettres et de poésie. Il aimait plus que tout la musique, la savait jusqu’à pouvoir composer, se connaissait non moins bien en tableaux, et avec une vaste lecture, une mémoire singulière, sentait profondément les beautés des livres, en sorte que le Duc le dédaignant, disait de lui :

— Ce n’est qu’un cuistre.

Ils furent pourtant les premiers que Son Altesse fit appeler. Le pauvre homme crevait d’ennui, toujours couché entre son bouffon et ses bêtes, et il exigea trois jours de suite, que son fils et sa fille vinssent lui chanter des chansons du Hartz, telles que : Le cœur est un oiseau joli, ou bien : Buvons et fumons, etc. Lui, cependant, hochait la tête, fredonnait, humait sa cassolette, se faisait laver d’eau de senteur, mangeait, tout en lissant sa barbe, une pleine sabotière de glace, disait d’une matinée quatre phrases, l’une après l’autre, à paroles traînées, et n’imaginait pas un plus malheureux que lui sur terre.

Il finit, à force d’ennui, par se moins céler qu’à son arrivée, et bientôt même, il se fit amener chaque jour, le comte Otto et Claribel. Il avait plaisir à la voir avec ses grands cheveux frisés d’un blond d’argent ; le babil de l’enfant l’amusait, et ses fâcheries contre Arcangeli qui sollicitait gravement la faveur de lui baiser la main.

— Je ne veux pas seulement que vous la baisiez en pensée, avait riposté Claribel.

Et toute mignonne qu’elle fût, elle tenait l’Italien fort loin, et lui déconcertait ses impudences. Une fois qu’il donnait sans rire, son avis sur une question de politique, elle s’assit aux pieds de son père, en disant :

— Or ça, mon papa, parlons un peu d’affaires d’État, à cette heure que j’ai dix ans…

De quoi le Duc s’épouffa de rire tout un jour. Il préférait Otto toutefois, dont la rudesse et l’effréné imposaient à cet esprit malade. Le petit comte épouvantait, par une hauteur, une fougue nées avec lui, et qu’un rien déchaînait. Il écumait de rage contre le ciel, si la pluie ou le soleil venait lui faire obstacle, et voulait briser les horloges qui le rappelaient à ses leçons. Robuste et souple, les yeux verts, des cheveux roux crépus qui bouffaient à l’excès, il montrait dans son front bas et bombé, dans ses narines dilatées, dans ses énormes mâchoires, dont la supérieure emboîtait presque celle de dessous, tout ce qu’il avait d’instincts grossiers, farouches, passionnés. Il ne s’occupait qu’à la lutte, à la savate et aux coups de poing. Espèce de démon domestique, sa joie était de maltraiter chiens, marmitons, valets d’écurie, et jusqu’aux lingères de l’hôtel, car il affichait pour les femmes le mépris dû à leur pusillanimité et à leur faiblesse.

Une pourtant, de ses froids yeux bleus, avait dompté le jeune monstre. La Belcredi lui avait inspiré un sentiment inconnu et profond. À Francfort, au moment du départ, Otto se glissant près d’elle, était tombé à ses genoux, avait roulé sa tête frénétiquement dans les jupes de la chanteuse, puis avait fui. Il rêvait à elle, souvent encore ; cette sensation brûlante lui restait au cœur, si bien qu’un jour il parla à son père de la dame qu’ils avaient emmenée, celle qui chantait, vêtue de blanc.

— Ah ! la Belcredi ! fit le Duc…

Et la stupeur d’un si complet oubli ne lui laissa pas ajouter une parole. Elle lui avait plu cependant, lui, à qui les femmes ne plaisaient guère, et il revit tous les détails de l’audience de Wendessen, sa mauvaise grâce, sa hauteur, sa brutalité affectée. Il se souvint confusément que Giulia avait fait le voyage en compagnie de Franz et d’Augusta Linden. Pourquoi abandonner sa suite ? N’aurait-elle pas dû, tout au moins, venir prendre congé de lui ? Mais une femme de théâtre aussi notoire qu’elle l’était, ne pouvait disparaître ainsi ; et son caprice se réveillant, Charles d’Este finit par charger l’Italien de découvrir où se cachait la Belcredi. Hélas ! Arcangeli ne le savait que trop bien, et il eut un sourire ironique, lui qui, depuis un mois, la voyait chaque jour, passer et repasser aux Champs-Élysées. La devinant sa rivale possible, — car que faisait-elle à Paris ? — redoutant quelque intrigue secrète pour avoir accès auprès du Duc, le favori ne respirait plus de la frayeur extrême qu’il avait. Il ne servait de rien de monter la garde. Le plus sot hasard à chaque moment, pouvait tout révéler à Son Altesse ; comme de fait, un beau matin, la plupart des journaux annoncèrent que la Giulia Belcredi, célèbre diva de Buda-Pesth, allait débuter au théâtre Lyrique, dans la Flûte enchantée, de Mozart.

Le Duc lut l’annonce, bondit, et envoya aussitôt au théâtre, pour avoir l’adresse de Giulia. L’Italien, qui eût pu la dire, aurait autant aimé se jeter dans un puits, et ce fut Hildemar qui revint annoncer que la cantatrice était logée au Grand-Hôtel. Le Duc fit atteler, et partit en toute hâte… Un escalier à monter, une porte ; il était devant Giulia.

— Ah ! mon Dieu ! Monseigneur !… Votre Altesse…

Car il avait donné un billet de visite sous le nom de comte de Dœllingen, qui était l’un de ceux qu’il prenait pour voyager incognito. Il demeura quelques moments sans répondre. Il la considérait avec étonnement, dans cette chambre au luxe banal, où des costumes de théâtre étoilés d’or étaient jetés çà et là, sur des chaises. Giulia lui paraissait tout autre, plus belle qu’il ne l’avait jamais vue. Elle était en cheveux, massés à la nuque, une robe brodée écrue, ses gants et son ombrelle sur la table ; et s’occupait à se passer au poignet, un serpent de diamants, en bracelet.

— Vous alliez sortir ? dit Charles d’Este.

— Oui, répondit-elle, j’allais répéter, et elle eut un geste d’insouciance exprimant que rien n’était moins important.

— C’est donc vrai, fit le Duc qui se leva, vous êtes engagée ? et rompant brusquement la glace, il lui dit en la regardant entre les yeux, debout, et les deux mains posées sur la table :

— Eh bien ! je m’en viens vous prier de ne plus désormais chanter que pour moi seul.

Elle demeura impassible, et une faible rougeur témoigna seule de son émotion, pendant la longue pause qui suivit. Était-ce la joie du triomphe ? Avait-elle osé se promettre qu’un jour Charles d’Este lui appartiendrait ? Grande, élégante, l’air haut et noble, et quelque chose de majestueux dans le maintien, elle montrait au Duc un sourire de sphinx, des yeux bleus, profonds et redoutables. Elle répondit simplement :

— Votre Altesse n’ignore pas que c’est tout mon avenir qu’elle me demande.

Elle se tenait devant lui, comme attentive à le percer de ses regards. Alors le Duc, lui saisissant la main, la baisa au-dessous du poignet.

— Je le sais, répliqua-t-il, et je l’entends ainsi. Vous viendrez habiter mon hôtel, en attendant que nous repartions pour Blankenbourg ; et se levant, comme après affaire conclue, il se mit à faire quelques tours de chambre, en disant des douceurs à la Belcredi, et s’arrêtant parfois à ouvrir les écrins, ou à considérer les couronnes, dont quelques-unes pendaient aux murs. L’une d’elles, reçue à Naples, était toute garnie de coraux rouges, et le duc Charles en plaisanta ; puis, après un peu de silence, il se rassit, demanda une plume, griffonna cinq ou six mots sur une page blanche, et levant la tête :

— De combien est votre dédit ?

— De cinquante mille francs, Monseigneur.

Il signa, mit l’adresse au bas : Monsieur le baron James de Rothschild, présenta la traite à la chanteuse, puis, tandis qu’il ramassait son stick et son chapeau :

— Ne vous servez donc plus d’extrait d’œillet, reprit-il. Je ne puis souffrir cette odeur ; allons, adieu, ma chère ; avant trois jours, votre appartement sera prêt.

Il ne fit, pendant le trajet, que rire dans sa barbe, et se moquer à part soi, du bon tour qu’il jouait à ces badauds de Parisiens. Que de bruit, que de conjectures sur cette disparition de la Belcredi ! Il avait fallu cette idée, et je ne sais quelle jalousie de despote contre le public, pour tirer le Duc de son apathie. Il fut frappé en arrivant, du désordre et de la confusion, et de la dispersion des valets à son approche.

— Quoi ? qu’est-il donc arrivé ?

Et comme Karl balbutiait des mots sans suite, le Duc s’élança vers son appartement, redoutant quelque horrible malheur : César malade, ou la perruche morte. Tous ses enfants y étaient réunis, épars, assis et debout, et même Augusta, les yeux pleins de larmes, qui coulaient de temps en temps. Le comte Franz tenait en main une lettre que, d’un mouvement instinctif, il voulut cacher, quand son père entra.

— Donnez ! dit le Duc, et il lut.

La longue dépêche du comte d’Œls contenait le texte du traité conclu entre la Prusse et le Blankenbourg. Le prince Wilhelm était nommé duc, ou, pour parler diplomatiquement, invité à vouloir bien se charger du gouvernement du duché.

— Les voleurs ! murmura Charles d’Este, en pâlissant extraordinairement.

Ce fut une colère et une douleur sèches. Il resta trois jours sans parler, vaincu, moribond, anéanti. L’Italien lui lisait les gazettes, les dépêches de M. d’Œls, et la pauvre Altesse se consolait à l’aide du malheur des autres. Il était complet pour le Hanovre, le duché de Nassau, et le grand électoral de Hesse, incorporés à la Prusse. Brême, Hambourg perdaient leurs privilèges de villes libres. La Bavière, le Wurtemberg signaient des traités désastreux, et l’Autriche, amoindrie par la cession de la Vénétie, devait payer, en outre, une très forte indemnité de guerre. Tout le système politique de l’Allemagne était bouleversé au profit de la Prusse.

Le matin du quatrième jour, le Duc, dès son lever, revêtit son grand uniforme de généralissime blankenbourgeois, se para de tous ses ordres dont il avait un arc-en-ciel : Toison-d’Or, Cheval-Blanc, Guelfes, Henri le Lion, Saint-Étienne d’Autriche, Saint-Hubert de Bavière, le Lion et le Soleil de Perse, et commanda que l’on mît les chevaux au coupé de parade, chef-d’œuvre de Binder. Il prit avec lui M. Smithson, qui revêtit l’habit de cour, et tous deux se rendirent aux Tuileries, où le duc Charles envoya demander une audience à Sa Majesté. L’attente fut courte, et l’on revint avec l’ordre de l’introduire.

Ce n’était pas la première fois que le chef de la maison des Guelfes allait se trouver en présence de l’Empereur. Lors de sa venue à Paris, en 1862, les Tuileries l’avaient reçu à merveille, et, depuis ce temps, les deux souverains avaient toujours entretenu les plus amicales relations. Le Duc monta un escalier, escorté du chambellan de service, traversa une assez mesquine antichambre, et alors, au seuil d’une pièce, il aperçut Napoléon, qui s’avança de quelques pas à sa rencontre.

— Ah ! Sire ! s’écria le Duc, dans quelles terribles circonstances…

Mais l’Empereur, lui prenant le bras et mettant un doigt sur ses lèvres, le fit entrer dans son cabinet, dont la porte se referma, et leur entrevue n’eut pas de témoins. Pourtant, quand le Duc revint à l’hôtel, il semblait plus calme et résigné, et nul doute, qu’après quelques jours, il eût surmonté son chagrin, quand un nouveau désastre vint l’accabler. Le pauvre prince s’aperçut que ses cheveux tombaient en abondance, et Arcangeli ne put lui cacher plus longtemps l’effrayante vérité. Les journées qui suivirent, furent lugubres. Les volets demeuraient fermés ; deux bougies éclairaient à peine la vaste chambre, où le silence régnait profondément ; et le Duc, tout blanc comme un fantôme, dans ses grands peignoirs garnis de dentelles, coulait le temps sur sa chaise percée, se forgeait un funèbre avenir, et restait des heures à considérer fixement le paquet de ses cheveux tombés.

Le seul effort qu’il s’imposa fut d’écrire un court billet à la Belcredi, qui vint s’établir à l’hôtel, suivie de sa femme de chambre. Au reste, cette installation passa presque inaperçue, tant les enfants de Charles d’Este avaient été accoutumés de vivre au milieu des maîtresses de leur père. Le même jour vit arriver M. de Cramm, l’oreille basse, suant de frayeur et sentant d’avance sur son dos, les éclats de fureur de son maître. La peur d’être interrogé de toutes les façons, et qu’on n’éclairât sa conduite, ajoutait aux angoisses du petit baron. Aussi respira-t-il plus librement, quand il apprit que Son Altesse ne voulait pas lui donner audience.

Telle était la douleur du Duc, qu’il ne reçut pas davantage le comte d’Œls, lequel survint quelques jours plus tard, ramenant un convoi de fourgons qu’il avait pris à Francfort, au passage, et les trente-trois chevaux du Duc. Six étaient des présents du schah de Perse, et tous les autres appartenaient à la race de Blankenbourg, ces chevaux à la robe argentée, les yeux, les naseaux et les sabots roses. Ils descendent, dit la légende, du destrier de bataille donné par Charlemagne à Witikind, et que les princes Guelfes ont placé dans leurs armoiries. Ce fut d’Œls qui présida aux arrangements de l’écurie, et l’on recommença à voir par les couloirs de l’hôtel, ses yeux ardents, méchants, sa physionomie ténébreuse. Il arrivait plein des traits les plus âcres sur les défections empressées des courtisans de Son Altesse, sur les Autrichiens, sur le prince Wilhelm, et jusque sur le Duc lui-même.

Et de vrai, jamais homme aussi plein que celui-ci, de fantaisies et de caprices. Un matin, soudainement, sans mettre rien au net, ni parler de quoi que ce fût, le Duc se leva, retourna tout court à son ordinaire, secouant son chagrin ou n’y pensant plus. Il visita l’hôtel, des offices au grenier, commanda que l’on déballât quatre-vingts caisses, arrivées depuis quelque temps de Southampton, et surveilla leur aménagement. Il compléta le même jour, la réforme de sa maison, maison de bohème jusqu’à ce moment où il avait vécu en attente, et régla les titres de ses familiers. M. d’Œls restait le chambellan, l’aide-de-camp de Son Altesse ; M. Smithson était nommé trésorier et grand-administrateur de la fortune du Duc, et le baron de Cramm prenait le titre de gentilhomme de la chambre, gouverneur du comte Otto.

— Quant à la Belcredi, pensa Arcangeli, qui vit Son Altesse se pencher et parler bas à la chanteuse, nous savons ce qu’elle sera.

Le Duc, deux jours après, comme afin de marquer qu’il était désormais bourgeois de Paris, envoya cinquante mille francs pour les pauvres, à l’Assistance publique, sorte de présent d’installation que les journaux ne manquèrent pas de célébrer.