Le Crépuscule des Nymphes, suivi de Lectures antiques/Le Crépuscule des Nymphes/13
ARISTOPHANE
CHŒURS ET FRAGMENTS LYRIQUES
PRÉFACE
Aristophane est triple ; il y a en lui un Juvénal insupportable, un Armand Silvestre fastidieux mais aussi un Shakespeare sans lequel Shakespeare ne serait pas.
De ses deux premiers aspects on ne trouvera ici nul exemple : ni satires, ni scatologie, mais le lyrisme le plus pur, la fantaisie la plus hardie, et la psychologie la plus éclairée. Hymnes aux dieux, chœurs de nuées, de guêpes et d’oiseaux, cortèges d’hyménée, scènes d’amour et de jalousie.
LES ANTHESTÉRIES
Silence ! Silence ! Que la kanéphore s’avance, Xanthias ! dresse le phallos !
Dépose la corbeille, ma fille, et offrons les libations.
Maman, donne-moi la cuiller, pour que j’étale la purée sur le gâteau.
Allons, ma fille, porte la corbeille avec grâce, et prends un air sérieux. Heureux celui qui te fera l’amour le matin ! Avance et prends garde que dans la foule quelqu’un ne prenne tes bijoux d’or.
Xanthias, il faut tenir le phallos bien droit, derrière la Kanéphore. Je vous suivrai, en chantant l’hymne phallique. Toi, femme, regarde du haut de la terrasse. (La Femme s’en va.) Avancez.
Ô Phalès, ami de Bakkhios ! compagnon d’orgies ! noctambule ! adultère ! ami des enfants ! Il y a six ans que je n’ai pu t’invoquer, et maintenant je reviens dans mon dême, grâce à la trêve que j’ai faite, délivré des affaires et des combats et de Lamakhos.
Certes il est beaucoup plus doux, ô Phalès ! Phalès ! de surprendre la jolie bûcheronne Thratta, l’esclave de Strymodôros, volant du bois, sur le mont Phelleus, de la prendre par la ceinture malgré ses prières et de la posséder renversée.
Phalès, Phalès, si tu veux boire avec nous, encore ivre tu mangeras demain un plat pour fêter la paix, et je prendrai mon bouclier dans la fumée.
DIALOGUE DE HERMÈS
ET DE TRYGAIOS
Quelque chose d’humain s’approche. Ô roi Héraklès ! qu’est-ce que c’est que cette saleté-là !
Un hippokanthare !
Ô dégoûtant téméraire éhonté ! et cochon ! et triple cochon ! et le plus cochon qu’il y ait. Comment es-tu monté ici, ô le plus cochon des cochons ! quel est ton nom ? tu ne réponds pas ?
De quel pays es-tu ? parle.
Triple cochon.
Et ton père ? Parle.
Mon père ? Triple cochon.
Par la Terre, tu vas mourir à l’instant si tu ne me dis ton nom, et d’où tu viens.
Trygaios d’Athmonia, habile vigneron, non sycophante et peu amoureux des procès.
Tu es venu ici pour quoi ?
Ô pauvre ami ! Comment vas-tu ?
Ah ! goulu ! tu vois, je ne te parais plus un triple cochon. Va, maintenant, et appelle-moi Dzeus.
Hé ! hé ! hé ! tu n’es pas près d’être chez les dieux. Ils ne sont pas là. Ils ont déménagé depuis hier.
Pour quel endroit de la terre ?
Regardez-le (qui parle) de la terre !
Enfin, où sont-ils ?
Comment ! On t’a laissé ici tout seul ?
Tu vois, je garde ce qui reste des petits ustensiles des dieux : les petits pots, les petites tables, les petites amphores.
Mais pourquoi ont-ils déménagé, les dieux ?
CHŒURS DE « LA PAIX »
I. — HYMNE À LA PAIX
Elle sent l’automne, les festins, les Dionysiaques, les flûtes, les poètes comiques, les vers de Sophoclès, les grives, le lierre, les filtres, les brebis bêlantes, le ventre des femmes qui courent dans les champs, la servante ivre, les vases vides, et beaucoup d’autres bonnes choses.
Écoutez, peuples ! que les laboureurs s’en aillent, avec leurs outils, bien vite dans les champs, sans lance, sans épée, sans javelot. Car tout, ici, est plein de la paix antique. Allez, travaillez aux terres, et chantez le Paean.
Ô jour désiré par les justes et par les gens de la campagne ! Je te regarde avec joie, et je veux saluer mes vignes, et embrasser, après si longtemps, les figuiers que j’ai plantés étant jeune.
Par Dzeus ! la pioche est brillante et prête. Et les fourches étincellent au soleil. Qu’ils vont bien tracer les sillons ! Moi-même je veux aller aux champs, et retourner avec la houe, après si longtemps[1], la terre. —
Souvenez-vous, hommes,
De la vie d’autrefois,
Quand Elle habitait avec nous,
Et des petits paniers à fruits,
Et des figues, et des myrtes,
Et de la douceur du vin nouveau,
Et des violettes près de
La citerne, et des olives
Que nous regrettions,
À cause de tout cela, maintenant,
Saluez la déesse.
Salut ! salut ! reviens à nous dans la joie, ô adorée ! je mourais du désir de toi, je voulais retourner aux champs. Ah ! que de biens tu nous donnais, ô désirée ! car toi seule tu aides ceux qui usent leur vie à la terre. Autrefois, quand tu étais là, nous jouissions de beaucoup de choses douces et chères sans peine ; aux laboureurs tu étais le grain de blé, et le salut. Aussi nos vignes, nos jeunes figuiers et toutes les plantes qui existent, t’accueillent en riant de bonheur.
II. — LES NOCES DE TRYGAIOS
ET D’OPORA[2]
Vite ! conduis la jeune fille ! fais-la entrer chez moi. Remplis la baignoire. Fais chauffer l’eau et prépare le lit nuptial pour elle et pour moi. Ayant fait cela, reviens ici ; je vais présenter l’autre au sénat.
Mais, où as-tu pris ces deux femmes ?
Où ? au ciel.
Je ne donnerais plus un triobole des dieux s’ils tiennent des maisons de filles comme nous, les mortels.
Ce n’est pas vrai. Pourtant, il y en a là-haut quelques-uns qui en vivent.
Allons, entrons. (À Trygaios.) Dis-moi ? je lui donnerai à manger ?
Non : elle ne voudrait ni pain ni galette. Elle lèche l’ambroisie chez les Dieux, d’ordinaire.
Ici aussi, on peut lui donner à lécher[4].
Que sera-ce quand vous me verrez tout à l’heure dans mes vêtements de fiancé ?
Tu seras envié, ô vieillard redevenu jeune homme, et couvert de parfums.
Je le sais. Et que sera-ce, lorsque, couché avec elle, je lui prendrai les tétins ?
Tu seras plus heureux que les toupies de Karkinos.
Et cela justement ! Moi qui, sur un char scarabée, ai sauvé les Hellènes, si bien qu’aujourd’hui, tous en sûreté dans leurs champs, ils font l’amour et ils dorment.
Puis nous reporterons les outils dans les terres, après les danses, les libations, et Hyperbolos mis à la porte,
Et ayant supplié les Dieux
Qu’ils donnent la richesse aux Hellènes
Et qu’ils nous fassent beaucoup d’orge,
À tous également, et beaucoup de vin
Et manger des figues !
Et que nos femmes deviennent grosses
Et que tout ce que nous avons perdu
Depuis le commencement, nous soit rendu,
Et que le fer de feu rentre au fourreau !
Viens, ô femme, dans les champs
Afin que, belle, auprès de moi
Tu te couches bellement.
Ô trois fois heureux, ô digne
De tous tes biens d’aujourd’hui !
Hymên ! Hyménaïe, ô !
Hymên ! Hyménaïe, ô !
Et que lui ferons-nous ?
Et que lui ferons-nous ?
Nous la vendangerons !
Nous la vendangerons !
Mais nous qui sommes au premier rang, enlevons le fiancé et portons-le.
Hymên, Hyménaïe ô !
Hymên, Hyménaïe ô !
Vous aurez une belle maison
Et vous n’aurez pas d’ennuis,
Mais vous cueillerez la figue.
Hymên, Hyménaîe ô !
Hymên, Hyménaïe ô !
Il l’a grande et grosse,
Elle l’a délicieuse, la figue.
Tu diras en mangeant
Et en buvant beaucoup :
Hymên, Hyménaïe ô !
Hymên, Hyménaïe ô !
Ô adieu, adieu, mes amis,
Si vous venez avec moi
Vous aurez des gâteaux.
- ↑ La Paix fut jouée à Athènes, comme pièce de circonstance, pendant la trêve de Nicias qui suspendait la guerre du Péloponèse après treize années de ruines et de misères.
- ↑ L’Automne, et par conséquent la Terre féconde.
- ↑ Trygaios est un personnage populaire qui, sur une monture grotesque, est allé ravir la Paix au ciel, où elle était enfermée.
- ↑ Allusion aux mœurs des Lesbiennes. (Note de M. Ch ; Zévort, directeur de l’enseignement secondaire.)