Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 95-105).

CHAPITRE XI

isabel à hereford


Isabel était à peine à Hereford depuis quelques heures, que son père, comme cela était naturel, lui parla de la propriété et de la clause qui lui était relative dans le testament qui venait d’être enfin validé. Il faut dire qu’Isabel était reçue dans la maison un peu comme une étrangère. Sa belle-mère ne désirait nullement sa présence, ses frères et sœurs la désiraient à peine, et son père lui-même n’avait pas vivement souhaité sa venue. Elle et sa belle-mère ne s’étaient jamais beaucoup aimées. Isabel était intelligente ; elle avait l’esprit élevé, mais un caractère énergique, impérieux, quelquefois rude. On peut dire qu’elle était de tous points une femme distinguée. On n’en pouvait pas dire autant de la seconde Mrs. Brodrick ; et, telle était la mère, tels étaient les enfants. Le père était de bonne naissance et de bonne éducation ; mais son second mariage l’avait fait un peu déchoir de sa condition, et il s’était mis au niveau de sa situation nouvelle. Plusieurs enfants étaient nés, et la famille s’était accrue plus vite que le revenu. Aussi l’avoué n’était-il pas riche. Tel était l’intérieur qu’Isabel avait été appelée à quitter, quelques années auparavant, pour aller vivre à Llanfeare comme l’enfant chérie de son oncle. Là, sa vie avait été bien différente de celle que l’on menait à Hereford. Elle avait vu peu de monde, mais elle était devenue l’objet d’une grande considération, presque d’une sorte de culte, de la part de ceux qui l’entouraient. Elle devait être, elle méritait d’être la dame de Llanfeare. Tous les fermiers l’avaient estimée et aimée. Sur les serviteurs, elle avait toute autorité. Même à Carmarthen, quand elle y paraissait, on la regardait comme l’héritière reconnue, qui devait, avant peu, être maîtresse de Llanfeare. On disait d’elle, avec raison, qu’elle avait de grandes qualités. Elle était charitable, soucieuse de ce qui intéressait les autres, oublieuse d’elle-même ; elle accomplissait scrupuleusement tous ses devoirs, par-dessus tout elle montrait à son oncle une affection toujours attentive. Mais elle était devenue impérieuse et était portée à imposer aux autres, sinon la conduite qu’ils devaient tenir, du moins ses idées. Elle avait beaucoup vécu au milieu des livres, et c’était un bonheur pour elle de contempler la mer, un volume de poésies à la main, jouissant dans toute leur plénitude des dons de l’intelligence qu’elle avait si largement reçus. Elle avait peut-être appris à connaître trop bien sa supériorité, et elle était quelque peu disposée à mépriser les plaisirs d’un ordre moins élevé, auxquels les autres se livraient. Le changement de la position augmenta plutôt qu’il ne corrigea ces faiblesses. Dans son absolue pauvreté, — car elle voulait que sa pauvreté demeurât absolue, — elle ne pourrait se faire et se maintenir une supériorité que par son mérite personnel. Elle décida que, si elle était réduite à vivre dans la maison de son père, elle remplirait tous ses devoirs à l’égard de sa belle-mère et de ses sœurs. Elle leur serait utile autant qu’il serait en son pouvoir ; mais il lui serait impossible de jouer avec les jeunes filles et de bavarder avec Mrs. Brodrick. Tant qu’il y aurait un ouvrage à faire, elle le ferait, si pénible, si vulgaire, si révoltant qu’il fût ; mais, une fois son travail achevé, elle irait retrouver ses livres.

On comprendra que, avec cette humeur et ces idées, il devait lui être bien difficile de se rendre heureuse, ou de contribuer au bonheur des autres, dans la maison de son père. Et puis, il y avait cette terrible question d’argent. Dans sa dernière visite à Hereford, elle avait dit à son père que, bien qu’elle ne dût plus être l’héritière de Llanfeare, il lui reviendrait une somme d’argent qui l’empêcherait d’être un fardeau pour la famille. Maintenant, tout était changé. Si son père ne pouvait l’entretenir, ou ne le faisait que de mauvaise grâce, elle était décidée à supporter les plus dures privations ; mais elle n’accepterait jamais un don de son cousin. Un acte avait été accompli, elle en était convaincue, acte criminel, et le coupable était son cousin Henry. Elle seule avait entendu les dernières paroles de son oncle, et elle avait observé attentivement la contenance de l’héritier pendant la lecture du testament. Son opinion était arrêtée. Son père aurait beau dire, sa belle-mère aurait beau la regarder avec des yeux où se lirait l’avidité, rien ne ferait : elle n’accepterait pas un sou de son cousin. Dût-elle mourir de faim dans les rues, elle ne prendrait pas un morceau de pain des mains de son cousin Henry.

Elle fut la première à parler de l’héritage, le lendemain de son arrivée. « Papa, dit-elle, il n’y a rien pour moi. »

M. Apjohn, dévoué aux intérêts de la famille, avait écrit à M. Brodrick pour lui exposer toute l’affaire ; il lui avait parlé du legs de quatre mille livres, en disant qu’il n’y avait pas de fonds sur lesquels on pût prendre librement cette somme, mais que, étant données les circonstances dans lesquelles il héritait, il n’était pas possible que M. Henry Jones ne se déclarât pas responsable du payement de ce legs. Puis était arrivée une nouvelle lettre, annonçant que l’héritier prenait en effet cet engagement.

« Si, Isabel, il y aura quelque chose pour vous, » dit son père.

Elle sentit alors que la lutte allait commencer, et elle résolut de la soutenir. « Non, papa, pas un sou.

— Si, ma chérie, si, » dit-il en souriant. « J’ai reçu un avis de M. Apjohn et je suis au courant de tout. L’argent, sans doute, n’est pas encore disponible ; mais votre cousin est tout prêt à charger la propriété de cette somme. D’ailleurs, il ne pouvait faire autrement. Personne ne lui parlerait, s’il avait l’âme assez vile pour s’y refuser. Je n’ai pas une haute opinion de votre cousin Henry, mais si peu estimable qu’il me semble être, il ne pouvait s’abaisser à une semblable conduite. Il n’a pas assez de courage pour commettre une telle vilenie.

« J’en aurai assez, moi, » dit-elle.

— Que voulez-vous dire ?…

— Oh, papa, ne vous fâchez pas contre moi ! Rien, rien ne pourra me décider à recevoir l’argent de mon cousin Henry.

— Ce sera votre argent, oui, de l’argent à vous, d’après le testament de votre oncle. C’est la somme qu’il vous a attribuée lui-même.

— Oui, papa mais mon oncle Indefer ne pouvait donner cet argent : il ne l’avait pas. Ni vous, ni moi n’avons le droit de lui en vouloir ; il voulait faire pour le mieux.

— Je lui en veux, » dit avec irritation l’avoué, « parce qu’il vous a trompée, et qu’il m’a trompé au sujet de la propriété.

— Jamais il n’a trompé personne, il ne connaissait pas le mensonge.

— Il ne s’agit pas de cela maintenant, dit le père. Il vous donne une légère compensation, vous devez l’accepter ; cela ne peut pas être mis en question.

— Cela peut être et doit être mis en question. Je n’accepte pas cet argent. Si mon séjour chez vous est la cause d’une dépense trop forte pour votre revenu, je partirai.

— Où irez-vous ?

— Peu m’importe. Je gagnerai mon pain. Si je ne le peux pas, je vivrai plus volontiers encore dans un asile de pauvres que je n’accepterai l’argent de mon cousin.

— Qu’a-t-il donc fait ?

— Je ne sais pas.

— Comme M. Apjohn l’établit fort nettement, il n’est pas question de reconnaissance de votre part : vous n’acceptez rien : vous recevez ce que votre cousin doit vous payer. Il serait vil au delà de toute expression, s’il ne le faisait pas.

— Il est vil au delà de toute expression.

— Pas dans cette circonstance, au moins. Il agit de très bonne grâce. Vous n’aurez qu’à signer un reçu deux fois par an, jusqu’à ce que la somme entière ait été versée.

— Je ne signerai rien qui soit relatif à cet argent ; je ne prendrai rien.

— Mais pourquoi cela ? qu’a-t-il fait ?

— Je n’en sais rien. Je ne dis pas qu’il ait fait quelque chose. J’aime mieux ne pas parler de lui. Ne croyez pas, je vous prie, papa, que je convoite la propriété et que je sois malheureuse de ne l’avoir pas. S’il avait plu à mon oncle et aux fermiers, s’il s’était montré un homme, je me serais réjouie de le voir à Llanfeare. Je crois que mon oncle avait raison de vouloir un héritier mâle. J’en aurais fait autant, à sa place.

— Il a eu tort, et sa conduite a été coupable, après ses promesses.

— Il ne m’avait fait aucune promesse, une insinuation seulement ; il avait conservé toute sa liberté d’action. Il est d’ailleurs inutile de parler du passé. Mon cousin Henry est propriétaire de Llanfeare, et de lui, propriétaire de Llanfeare, je n’accepterai rien. Mourrais-je de faim dans la rue, je ne prendrais pas une croûte de pain de sa main. »

Bien des fois cette conversation fut reprise, et toujours avec le même résultat. Il s’était établi une correspondance entre les deux hommes de loi, et M. Apjohn eut la pensée de demander au propriétaire de Llanfeare la permission de payer l’argent sur un reçu, non de la fille, mais du père. Isabel le sut ; elle déclara que, si l’on agissait ainsi, elle était déterminée à sortir de chez son père. Elle partirait, sans savoir même où elle irait. Elle ne voulait pas que l’on arrangeât les choses de telle manière, qu’en réalité ce fût l’argent du cousin Henry qui fournît à ses dépenses.

Ainsi, dès son arrivée, Isabel ne fut pas heureuse chez son père. Sa belle-mère lui parlait à peine, et les jeunes filles comprenaient qu’on lui en voulait. Il y avait bien là M. Owen, qui désirait ardemment, la belle-mère ne l’ignorait pas, prendre Isabel pour femme et les débarrasser ainsi d’un fardeau ; avec les quatre mille livres, il pouvait sans doute lui faire un intérieur confortable. Mais la chose lui était difficile, si quelques ressources nouvelles ne venaient point grossir son modeste revenu. Quand même M. Owen aurait la générosité d’épouser Isabel sans aucune fortune, et justifierait ainsi le nom de « bon M. Owen » que lui donnait Mrs. Brodrick en parlant de lui avec ses filles, il était plus flatteur d’avoir en lui un parent pourvu d’une jolie fortune. Pour Mrs. Brodrick, ce refus d’Isabel était absolument inintelligible. Plus le cousin Henry était ladre, plus il y aurait de plaisir à tirer de lui de l’argent. Refuser un legs, parce qu’il n’était pas régulier, était, pour elle, un acte de folie. Si l’on avait refusé le payement de ce legs, à cause de son irrégularité, il y aurait eu de quoi avoir le cœur brisé ; mais que l’on fît de cette irrégularité un motif de refus, elle ne pouvait le digérer. Si elle avait pu faire à sa guise, elle aurait eu bien du plaisir à raisonner à coups de fouet son excentrique belle-fille. Isabel n’était donc pas heureuse chez son père.

À ce moment, M. Owen n’était pas à Hereford ; il était allé passer ses vacances sur le continent. Chez tous les Brodrick il n’y avait pas l’ombre d’un doute qu’il n’épousât Isabel dès son retour, et qu’il ne fût toujours le « bon M. Owen ». Mais quelle différence entre un beau-frère assez riche pour être généreux envers sa nouvelle famille, et un beau-frère réduit à la plus stricte économie ! Refuser, même avoir l’idée de refuser ces quatre bonnes mille livres, c’était un crime contre l’époux aux mains duquel le mariage devait les faire passer. Voilà comment Mrs. Brodrick considérait la chose. M. Brodrick lui-même voyait chez sa fille un entêtement qui l’attristait profondément. Quant à Isabel, elle avait sa manière à elle d’envisager la situation. Elle était aussi fermement résolue à ne pas épouser M. Owen qu’à ne pas accepter l’argent de son cousin ; — du moins, elle y était presque aussi fermement résolue.

C’est à ce moment qu’elle reçut la lettre du cousin Henry, dans laquelle deux points s’imposaient à ses réflexions. D’abord, la proposition d’aller à Llanfeare et d’y vivre comme propriétaire de la maison. Cette offre ne demandait pas une longue considération. Il ne pouvait être question de l’accepter, et Isabel n’y arrêta sa pensée que parce qu’elle lui montrait combien rapidement son cousin avait réussi à se rendre odieux dans le pays. Son oncle, écrivait-il, avait fait de Llanfeare un nid de guêpes pour lui. Isabel se disait qu’elle savait bien pourquoi Llanfeare était pour lui un nid de guêpes. À qui cet être lâche, vil, malhonnête, pouvait-il ne pas être odieux ? Elle le comprenait fort bien.

Il y avait un second point, sur lequel elle médita plus longtemps.

« Il me semble que vous devriez rougir de ce que vous m’avez dit, sitôt après la mort de notre oncle. »

Elle resta longtemps à réfléchir sur ces paroles, se demandant s’il avait raison, si elle devait se repentir de la dureté qu’elle lui avait montrée. Elle se rappelait bien ce qu’elle avait dit : « On accepte un don de ceux que l’on aime, mais non de ceux qu’on méprise. »

C’étaient de dures paroles, qui ne pouvaient se justifier que si la conduite de son cousin avait été en effet, digne d’un profond mépris. Ce n’était pas parce que le pauvre garçon avait montré peu d’énergie, parce qu’il avait attristé les derniers jours de son oncle, en lui faisant voir qu’il était dépourvu de tout sentiment généreux, parce qu’il avait été absolument différent de ce que devait être, selon elle, le maître de Llanfeare, qu’elle lui avait répondu par ces paroles écrasantes : c’était parce que, à ce moment, elle l’avait cru mille fois pire que tout cela.

Fondant son aversion sur la preuve qu’elle avait, ou qu’elle croyait avoir, elle avait, dans sa pensée, formulé contre lui une terrible accusation. Elle ne pouvait lui dire en face qu’il avait dérobé le testament, elle ne pouvait l’accuser d’un crime, mais elle avait employé, aussitôt qu’elles s’étaient présentées à son esprit, les expressions les plus propres à faire comprendre à son cousin qu’il était, dans son estime, aussi bas qu’un criminel. Et cela, elle l’avait fait au moment où il s’efforçait d’accomplir ce qu’on lui avait présenté comme un devoir. Maintenant, il lui marquait son irritation et lui faisait de vifs reproches, ce qui était bien naturel de la part d’un homme si cruellement injurié.

Elle le haïssait, elle le méprisait, et, dans son cœur, le condamnait. Elle croyait toujours qu’il avait été coupable. S’il ne l’avait pas été, des gouttes de sueur n’auraient pas coulé sur son front ; il n’aurait pas passé soudainement de la rougeur à la pâleur, de la pâleur à la rougeur ; il n’aurait pas tremblé quand elle le regardait en face. Il n’aurait pas été aussi absolument lâche s’il ne s’était senti coupable. Et pourtant, sa raison si droite le lui faisait voir, — maintenant qu’elle n’était plus sous l’empire de la passion : — elle n’avait pas eu le droit de l’accuser en face. S’il était coupable, c’était à d’autres à le découvrir, à reprocher au misérable son acte criminel. C’était son devoir à elle, comme maîtresse de maison, comme nièce de son oncle, de le recevoir chez son oncle à titre d’héritier de leur parent commun. Mais aucun devoir ne pouvait l’obliger à éprouver de l’amour pour lui ; ce n’était pas pour elle un devoir d’accepter même son amitié. Elle sentait pourtant qu’elle avait mal agi en l’insultant. Elle avait honte de n’avoir pas su cacher ses sentiments, et de lui avoir permis d’attribuer son irritation au dépit d’avoir perdu la fortune de son oncle. Elle lui écrivit la lettre suivante :


« Mon cher Henry,

« Ne prenez aucune mesure relativement à l’argent ; je suis absolument décidée à ne pas l’accepter. J’espère qu’on ne l’enverra pas, et qu’on ne me donnera pas ainsi l’embarras de le renvoyer. Il ne pourrait me convenir d’habiter à Llanfeare. Je n’aurais pas de quoi y vivre, sans parler des domestiques. La chose est donc hors de question. Vous me dites que je devrais avoir honte de vous avoir adressé certaines paroles : j’aurais dû, en effet, ne pas vous les dire. J’en suis honteuse et vous envoie mes excuses.

« Votre dévouée,
« Isabel Brodrick. »


Le lecteur comprendra peut-être combien Isabel dut souffrir en écrivant ces lignes ; mais le cousin Henry ne le comprit pas du tout.