Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXX

Librairie Hachette et Cie (2p. 384-398).

CHAPITRE XXX

LA FOURCHE-ROUGE.


La vallée de la Fourche-Rouge présente un aspect imposant et sauvage. Une double chaîne de hautes montagnes la borde de deux côtés. Au nord, c’est la grande Cordillère avec ses dentelures bleues, ses pics élevés, dont les sommets aigus sont tantôt couronnés de nuages, tantôt ceints d’un diadème de neiges éblouissantes, que fondent, au retour de la belle saison, les brises chaudes qui s’élèvent du sein de la vallée. Au sud, l’œil parcourt une autre chaîne de montagnes plus basses, mais dont les flancs déchirés laissent voir des ravins béants et des rochers de granit dont la teinte bleuâtre adoucit à peine dans l’éloignement les âpres contours.

Dix lieues environ séparent ces deux sierras ; au milieu d’elles coulent, de l’ouest à l’est, deux bras de la Rivière-Rouge, l’un presque toujours desséché, l’autre baignant de ses flots de hautes herbes qui couvrent l’une de ses rives et semblent un océan houleux de verdure dont les vagues viennent se briser à la lisière de la vaste forêt du Lac-aux-Bisons.

L’espace compris entre les deux bras de la rivière est un terrain humide et marécageux, noyé presque par tout, pendant la saison des pluies, par les débordements du bras principal.

Ici des lagunes vaseuses et profondes étalent leurs eaux dormantes sous une couche de plantes aquatiques aux larges feuilles ; là de petites mares, remplies d’une eau moins trouble et entourées d’épaisses saussaies, jettent quelques pâles reflets du soleil ; enfin, dans la partie plus sèche, des bois de cotonniers aux troncs serrés, aux rameaux entrelacés, présentent des massifs touffus où la hache de l’Indien ou du chasseur peut seule lui ouvrir un étroit passage.

L’homme n’apparaît que bien rarement dans cette vallée solitaire et silencieuse. Parfois seulement, sur le sommet des rochers de la sierra du sud, un trappeur montagnard, ses trappes et sa longue carabine sur l’épaule, se montre un instant pour reconnaître le cours du fleuve et jeter un coup d’œil sur les huttes des castors ; parfois aussi l’Indien, dans son canot d’écorce, glisse sans bruit sur la rivière en cherchant le trappeur ou la trace des bisons. À l’exception du vent qui souffle constamment dans les hautes herbes ou qui gémit dans les oseraies, peu de rumeurs troublent le calme de la vallée de la Fourche-Rouge. Ce n’est qu’à de longs intervalles qu’un arbre rongé par la dent du castor s’affaisse avec un craquement aigu, que les mugissements du bison s’y font entendre, ou que les oiseaux carnassiers, voguant sur le cadavre flottant d’un buffle charrié par les eaux, jettent dans le silence de la solitude un lugubre cri de joie pour célébrer leur dégoûtant festin.

Nous aimons à préciser les lieux pour n’y pas laisser le lecteur errer à l’aventure, et nous répéterons ce que nous avons dit en commençant cette dernière partie de notre récit, c’est-à-dire que, depuis la lisière de la forêt dont les ombrages épais cachent le Lac-aux-Bisons, jusqu’à la rive droite du fleuve, où vient d’aborder enfin la bande de maraudeurs indiens, et où celle de l’Oiseau-Noir ne va pas tarder à l’y rejoindre, il y a environ une lieue de distance, et que le terrain ne présente à la vue que de hautes herbes jaunâtres qu’agite incessamment la brise. Par delà s’étendent, depuis la rive gauche, les terrains marécageux dont nous venons de faire mention.

Les chasseurs et les trappeurs se racontent encore aujourd’hui les scènes sanglantes que vit s’accomplir la vallée de la Fourche-Rouge ; aussi avons-nous cru devoir en décrire minutieusement le théâtre.

Le mescal fumeux obscurcissait encore les yeux du vieux renégat américain lorsque la pirogue aborda dans une petite crique de la rivière. Sang-Mêlé, cette nuit-là, faisant trêve à ses habitudes d’intempérance, seul parmi ses compagnons, s’était abstenu de participer à la débauche nocturne. Il avait senti que tout son sang froid lui serait nécessaire pour réaliser ses projets de rapt et de pillage. Quand le père et le fils descendirent à terre, la colère du métis contre Main-Rouge grondait encore dans son cœur, quoiqu’il ne se fût pas fait faute de l’avoir largement épanchée.

« Voyons, lui dit Sang-Mêlé d’un ton brusque, si vous êtes bon à autre chose qu’à vous enivrer d’eau de feu comme un nouvel engagé, repassez l’eau avec le prisonnier, que vous déposerez, jusqu’à mon retour, dans un de ces fourrés de cotonniers, en vous rappelant que vous en répondez à l’Oiseau-Noir.

– Ah ! oui, répondit Main-Rouge avec un sourire stupidement ironique, la colombe du Lac-aux-Bisons… »

Un regard de colère de son fils empêcha l’Américain de continuer.

« J’accepte, ma foi, reprit-il ; car mes paupières sont lourdes comme les portières de cuir de ma hutte, et je dormirai près du prisonnier, en ayant soin d’ajouter une courroie de plus à celles dont je me suis complu à l’orner. »

Conformément aux ordres du métis, la pirogue, au fond de laquelle on avait jeté Fabian pieds et poings liés, gagna le bord opposé de la rivière avec trois autres rameurs. Main-Rouge transporta, en chancelant un peu sur ses jambes, le jeune captif derrière un groupe épais d’arbres et d’arbustes, à quelques pas de la rive. Un des Indiens se coucha comme lui à côté de Fabian, et quand les deux autres maraudeurs traversèrent de nouveau le fleuve pour rejoindre le métis, il eût été impossible de deviner que trois hommes étaient cachés à l’ombre des cotonniers.

Cette précaution prise en cas d’événement, la pirogue fut échouée sur le rivage et transportée, non sans peine, par toute la troupe, au milieu des herbes, dont on la couvrit soigneusement, de manière à la cacher à tous les yeux.

Sang-Mêlé mit ensuite deux Indiens en sentinelle sur les bords de la rivière, à peu près en face de l’endroit où Fabian était resté sous la garde du renégat, puis il dispersa les autres de distance en distance dans la plaine, avec ordre de surveiller l’arrivée des alliés qu’il attendait. Il s’occupa ensuite de l’exécution du plan qu’il avait combiné.

Le métis commença par ôter les rubans rouges qui ornaient ses cheveux ; puis il fit disparaître, en plongeant sa figure dans l’eau du fleuve, les peintures dont il l’avait enjolivée à la mode indienne ; il se dépouilla ensuite de sa chemise de drap écarlate et quitta ses guêtres de cuir ornées de grelots, ne gardant de son premier costume que ses mocassins brodés, pareils à ceux que portait le chasseur de bisons resté au bord du lac avec don Augustin. Enfin, ouvrant une petite valise qui contenait divers effets, il en tira des pantalons de toile brune et une veste d’indienne dont il se revêtit, et prit un mouchoir à carreaux bleus et rouges, sous lequel il emprisonna sa longue chevelure flottante. Quand, à l’exception du chapeau mexicain à larges bords, il eut à peu près emprunté le costume d’un blanc, il jeta sa carabine sur son épaule, et se dirigea vers le Lac-aux-Bisons.

C’était le septième jours après son départ de ce même endroit, où don Augustin venait à peine d’arriver lorsqu’il l’avait quitté, et Sang-Mêlé n’ignorait pas que les derniers préparatifs d’une chasse aux chevaux sauvages, ainsi que le temps nécessaire pour dompter par la faim et apprivoiser ceux qu’on venait d’enlever à leurs forêts, demandaient aux chasseurs une dizaine de jours environ.

En se dirigeant vers le lac autour duquel les Mexicains étaient campés, le métis était donc certain de les y trouver encore.

Aussi quand, après avoir traversé la plaine et marché quelques instants dans la forêt, les hennissements de chevaux et le bruit confus de voix humaines frappèrent ses oreilles, Sang-Mêlé n’éprouva-t-il qu’une joie fort vive, sans le moindre mélange d’étonnement.

Alors à sa marche prudente et tortueuse comme celle du chat sauvage il fit succéder une allure plus franche. Sa carabine fut mise en bandoulière sur son épaule, et, peu soucieux de cacher sa venue, le métis avança d’un pas ferme, et en sifflant comme un chasseur désœuvré, vers l’endroit où le bruit se faisait entendre. Cependant, comme personne n’avait signalé son approche, quand il fut arrivé dans une éclaircie du bois qui lui permettait de tout voir sans être vu, il ne put résister au désir d’examiner ce qui se passait sous ses yeux.

Tout à coup un nuage de contrariété violente obscurcit la sombre physionomie du métis. Une demi-douzaine de chevaux sellés semblaient indiquer un prochain départ. Trois de ces chevaux, par la richesse de leurs harnachements, où étaient prodigués les ornements d’argent massif, le velours et les broderies d’or et de soie, annonçaient qu’ils étaient destinés aux maîtres. La figure du métis ne tarda pas cependant à se rasséréner. La tente de soie de doña Rosario et celle de l’hacendero étaient toujours debout ; les mules de charge paissaient tranquillement à quelque distance, et les cantines de voyage, les bâts et tous les bagages étaient rangés avec soin non loin des tentes.

Ce n’était donc probablement qu’une promenade dans les environs ou sur les bords de la rivière, peut-être quelque chasse au cerf, dont les blancs allaient prendre la distraction.

Bientôt, en effet, à la voix de son père botté, éperonné et prêt à monter à cheval, Rosarita apparut sur le seuil de sa petite tente couleur d’azur, plus séduisante mille fois que les souvenirs du métis ne la lui avaient retracée pendant la semaine qui venait de s’écouler. C’est qu’à la beauté et à la pureté de ses traits la jeune fille joignait encore cette rare et indescriptible harmonie dont la vue se délecte avec bonheur, mais dont la mémoire ne retrace jamais l’ensemble que d’une manière incomplète, semblable à ces parfums exquis qu’on savoure à longs traits, mais dont l’odorat, quand il n’en est plus frappé, ne peut retenir les délicates émanations. C’est cette beauté insaisissable qui éclate, qui rayonne de toute part autour de certains visages, et que le pinceau ne peut reproduire parce qu’elle est toujours nouvelle. Cette impuissance du pinceau à rendre ce charme magnétique explique pourquoi nous restons froids devant les portraits de certaines femmes célèbres par leur beauté : c’est que le peintre peut bien donner à la fleur son brillant coloris, sa forme, ses contours gracieux, mais il ne saurait, malgré son habileté, y joindre ce léger tressaillement sur sa tige, que lui imprime l’air dont elle reçoit la vie.

L’œil sauvage du métis, qui n’avait accoutumé de voir que des beautés indiennes, étincela sous ses noirs sourcils et une joie satanique éclata sur ses traits bronzés : le hasard allait lui livrer l’objet d’un désir effréné comme tous les désirs qu’allumait dans ses veines le sang indien de sa mère.

Sang-Mêlé résolut alors de ne pas se montrer. L’œil toujours fixé sur la jeune fille, il recula pas à pas sans se détourner, et quand, petit à petit, les buissons et le feuillage eurent intercepté presque complétement ses regards, il s’accroupit silencieusement sur le sol et resta immobile, à portée de la voix de ceux qu’il épiait.

« Don Francisco, disait Encinas à l’un des domestiques de l’hacendero, si vous voyez quelques traces fraîches de bisons sur les bords de l’Étang-des-Castors, vous me le direz au retour, et en revanche du spectacle d’une chasse aux chevaux sauvages que vous nous avez donné, mes camarades et moi nous vous rendrons celui d’une chasse au buffle, qui a bien aussi son mérite. Maintenant laissez-moi vous mettre sur la route que vous devez suivre pour sortir de la forêt. »

Le sénateur, don Augustin et sa fille, montaient à cheval au même instant, et, conduite par le robuste chasseur de bisons, la petite cavalcade, suivie de trois domestiques, s’engagea le long d’un sentier étroit qui débouchait dans la plaine et serpentait à travers les hautes herbes.

Là, Encinas se sépara des cavaliers en leur souhaitant bonne promenade et en leur indiquant un gué pour traverser la rivière, et la route qui devait les conduire à l’étang des Castors, dont la jeune fille désirait visiter les curieux travaux.

« Seigneur don Augustin, s’écria Francisco à l’hacendero après quelques moments de marche dans le sentier pratiqué par les buffles, il pourrait bien y avoir là-bas un bison ou un cheval sauvage. On voit les herbes s’agiter comme sous le poitrail d’un de ces animaux. »

En effet, à quelque distance de la cavalcade, une ligne onduleuse courait à travers les hautes tiges, comme si un cheval ou un bison les eût courbées en s’enfuyant.

L’animal, si c’en était un, devait couper à angle droit le chemin que suivait la cavalcade ; car la ligne qu’il traçait dans l’herbe décrivait un demi-cercle en avant des chevaux, et ce cercle se rapprochait du sentier. Tout à coup le sillon mobile qui se creusait au sommet des herbes s’effaça, et l’on ne vit plus que leurs moelleuses et régulières ondulations sous le souffle du vent.

« C’est quelque daim effarouché par notre présence, dit l’hacendero ; car ces herbes ne sont pas assez hautes pour cacher tout à fait les bonds d’un cheval sauvage ou d’un bison. »

La cavalcade passa outre, et ce ne fut que longtemps après ce petit incident qu’un nouveau sillon s’ouvrit encore au sommet des herbes, dans la direction de l’endroit où étaient embusqués les Indiens placés en sentinelle par le métis. Les serviteurs de don Augustin étaient trop éloignés maintenant pour distinguer Sang-Mêlé, dont la haute taille s’était redressée, et qui montrait parfois le mouchoir dont sa tête était couverte.

La cavalcade marchait doucement, comme il arrive toujours au matin, quand le cœur semble s’épanouir au souffle d’une brise chargée de tous les parfums de la vie, qu’il savoure avec délices au milieu du désert. Le lever et le coucher du soleil sont les heures de douces pensées, plus riantes le matin, plus sérieuses le soir ; les premières aiment à sourire à l’avenir, les secondes sourient plus volontiers au passé. Dans la jeunesse, ces rêveries ont une douceur égale : car à peine la jeunesse a-t-elle un passé ; puis, elle a un si long avenir devant elle !

Rosarita était sous le charme de ces douces impressions. Son passé, à elle, avait vingt jours à peine. Aussi, à ce moment, entre un passé si près d’elle et un avenir si large, elle n’hésitait guère, et, tout en laissant aller son cheval au pas, elle se plaisait à prévoir le moment où Fabian reviendrait à l’hacienda, aussi épris, plus clairvoyant peut-être que jadis.

Pendant que la jeune fille caressait avec ivresse ses rêves de bonheur, Fabian était à une courte distance d’elle, garrotté, prêt à mourir d’une horrible mort, un affreux danger la menaçait elle-même, et Rosarita, dans son heureuse ignorance, continuait à sourire à ses pensées.

Au moment où la petite caravane déboucha enfin du sentier dans la plaine, on aperçut la rivière, dont les eaux larges et profondes firent craindre aux voyageurs qu’Encinas ne se fût trompé en annonçant qu’à quelque distance de là se trouvait un gué. Comme don Augustin et le sénateur se consultaient à ce sujet, le premier s’écria :

« Dieu me pardonne, ces bords que je croyais si déserts sont habités ; j’aperçois un homme là-bas.

– Un blanc comme nous ? dit Rosarita, que la voix de son père venait de faire tressaillir en l’arrachant à ses pensées. Dieu soit loué !

– C’est un blanc, si l’on doit s’en rapporter à son costume, » répondit le sénateur.

Don Augustin, sans défiance, donna l’ordre à Francisco d’aller interroger cet homme sur l’existence du gué ; sans défiance, avons-nous dit, car comment aurait pu en exciter un personnage isolé comme celui-là, pacifiquement occupé, sur les bords d’une rivière déserte, à faire des ricochets sur l’eau ?

Quand le domestique arriva près de lui, sans que l’homme en question, la tête couverte d’un mouchoir à carreaux, eût semblé s’apercevoir de sa présence ni suspendu son amusement, il l’interrogea. Ce qu’il répondit n’arriva pas jusqu’aux oreilles des maîtres attentifs. Ils virent seulement l’inconnu s’avancer vers eux les bras ballants, la démarche gauche et l’œil voilé d’apathie.

« Pardon, seigneur, dit-il en s’adressant à don Augustin avec un accent anglais fortement prononcé, mais un trappeur isolé doit savoir à qui il s’adresse dans ces déserts. Vous demandez, dites-vous, le gué de la Rivière-Rouge ?

– Oui, mon ami, » reprit l’hacendero en examinant d’un œil scrutateur l’étrange expression de la figure de l’inconnu.

Mais celui-ci ne perdit rien, sous le regard défiant de don Augustin, de son air de bonhomie indolente.

« Serait-ce pour aller à l’Étang-des-Castors ? dit-il.

– Précisément, reprit le sénateur ; cette jeune dame désire voir ce curieux spectacle.

– Hum ! murmura l’inconnu, j’y ai tendu mes trappes ; les trappes d’un pauvre chasseur, c’est sa vie et sa fortune ; mais, à tout prendre, ajouta-t-il, si Vos Seigneuries ne veulent que voir simplement, je les y conduirai, à une condition. »

L’hacendero continuait à regarder fixement le trappeur américain, dont la figure ne lui semblait pas inconnue.

Vous n’avez jamais vu de trappeur, sans doute, dit le chasseur de castors avec un rire bruyant et de bonne humeur, et voilà pourquoi vous me regardez avec tant d’attention. Quant à l’Étang-des-Castors, si vous me promettez de ne faire que voir sans tirer un coup de fusil, je vous y conduirai. Le gué est de ce côté, sur la gauche.

– Sur la gauche ? interrompit don Augustin ; on nous l’avait indiqué du côté opposé.

– Quelque hableur, sans doute, comme il y en a tant, qui s’imaginent connaître les lieux qu’ils n’ont pas vus, mieux que ceux qui les fréquentent. Du reste, si Votre Seigneurie veut essayer de découvrir un autre gué que le seul qui existe, libre à elle… Je suis votre serviteur. »

Et l’inconnu, avec une complète insouciance, reprit son innocente distraction des ricochets sur la surface du fleuve, sans plus s’occuper des cavaliers.

« Encinas se sera trompé, dit le sénateur à don Augustin. Holà ! mon ami, cria-t-il au trappeur sur un geste de l’hacendero, nous nous rendons à votre avis et nous vous suivons.

– Vous faites bien, s’écria l’inconnu en suivant attentivement de l’œil le quatrième bond que faisait sur l’eau la dernière pierre qu’il venait de lancer. Je suis à vous. Par ici, » reprit-il, quand la pierre lancée par son bras vigoureux se fût enfoncée en sifflant dans le fleuve.

Le trappeur reprit alors sa démarche gauche, quoique rapide, et remonta le cours de la rivière, au lieu de le descendre, comme l’avait recommandé le chasseur de bisons dans ses instructions. Les voyageurs le suivirent.

« N’avons-nous pas vu cette figure quelque part ? dit l’hacendero à voix basse au sénateur ; je cherche en vain à me la rappeler…

– Où voulez-vous avoir vu ce rustre ? reprit Tragaduros du même ton ; c’est un de ces chasseurs moitié barbares, comme ceux que j’ai rencontrés un soir à la Poza.

– Vous en direz ce que vous voudrez, il y a sur ce visage comme un masque qui en déguise la véritable expression, je le parierais. À tout prendre, qu’importe ! »

Les promeneurs suivirent le trappeur en silence pendant quelques centaines de pas, non pourtant sans qu’ils s’étonnassent de la distance qui semblait séparer le gué du sentier qu’ils venaient de quitter. Rosarita ne disait rien ; elle continuait ses rêveries commencées, que berçaient doucement le murmure des roseaux du fleuve, le cri des courlis pêchant dans les marais, et toutes ces voix matinales qui se font entendre le long des grands cours d’eau.

Le trappeur sembla vouloir charmer l’impatience des voyageurs qu’il guidait, et pour la première fois depuis quelques instants il rompit le silence.

« Ah ! c’est un industrieux animal que le castor, dit-il, et souvent, dans la vie de solitude et de dangers que mène un pauvre trappeur, j’ai passé de longs et tristes moments à les observer. Plus d’une fois, dans le calme des déserts, le bruit de leurs queues battant leurs petites constructions de pieux et d’argile m’a rappelé le son du battoir des lavandières des bords de l’Illinois, et j’ai poussé bien des soupirs en pensant à mon pays lointain.

– Vous êtes loin de votre pays ? dit Rosarita, que l’accent du trappeur avait émue dans l’un de ces moments où le cœur s’ouvre si facilement à la compassion.

– Je suis de l’Illinois, madame, répondit le trappeur d’un ton grave ; et il reprit sa marche. Tenez, écoutez-les, continua-t-il après un nouveau silence ; entendez-vous les bruits dont je vous parlais ? »

Les voyageurs purent entendre, en effet, des rumeurs éloignées, semblables à celles des battoirs sur le linge mouillé.

« Mais, poursuivit le trappeur, après avoir écouté lui-même avec attention, quand les castors travaillent ainsi, ils ne songent pas à se distraire et à mordre à mes trappes ; je vais les effrayer un peu pour les troubler. »

En parlant ainsi, le trappeur tira de sa poitrine, à peu de distance l’une de l’autre, trois notes graves, sonores, et qui firent tressaillir involontairement ses auditeurs. On eût dit les sons éclatants et rauques à la fois que le lion d’Amérique jette aux solitudes.

Tous les bruits lointains, la voix même des oiseaux de marais, cessèrent de se faire entendre.

Le trappeur sourit de l’étonnement des cavaliers, puis il s’arrêta.

« Nous sommes au gué, dit-il ; voilà la Fourche-Rouge. »

Ils étaient arrivés à l’angle aigu que forment les deux bras de la rivière en se séparant. À la gauche des voyageurs qui longeaient le fleuve, les herbes, plus hautes et plus drues, leur cachaient la plaine ; à leur droite, un massif de saules s’élevait sur la rive opposée.

« La rivière me paraît bien profonde pour être guéable en cet endroit, observa don Augustin.

– Ses eaux sont troubles, et l’on ne voit pas le fond, répondit le trappeur avec assurance. Comme il ne serait pas juste, reprit-il, que, pour être agréable à Vos Seigneuries, je fusse obligé d’entrer dans l’eau jusqu’à mi-jambe, je demanderai à l’un de vous la permission de monter en croupe, et je vous montrerai le chemin, quoique un trappeur soit un assez triste cavalier. »

Francisco proposa de prendre le guide derrière lui. L’Américain accepta et se hissa, non sans de grands efforts, sur la croupe du cheval, et quand il fut assis :

« Poussez votre bête droit devant vous, » dit-il.

Mais, soit que le cheval eût peur, soit que les talons du trappeur chatouillassent désagréablement ses flancs, il refusa d’avancer en regimbant. Alors le trappeur passa son bras gauche sous celui de Francisco, et il prit la bride en main. L’animal continua de refuser.

« Mettez votre monture à côté de la nôtre, dit l’Américain à un des autres domestiques ; en marchant de front, les deux bêtes s’encourageront mutuellement. »

Le domestique obéit, et, comme l’avait assuré le trappeur, les deux chevaux entrèrent dans la rivière.

Tout à coup derrière les cavaliers des rugissements semblables à ceux qu’avait poussés le trappeur pour effrayer les castors se firent entendre au milieu des arbres. La stupéfaction causée par cet accident inattendu se changea rapidement en une terreur profonde.

Le métis, qui, nous n’avons pas besoin de le dire, était le faux trappeur, répondit par un rugissement semblable, et son couteau se plongea jusqu’au manche dans le dos du malheureux Francisco, que la main de fer de Sang-Mêlé arracha de la selle, où il s’affermit lui-même ; tandis que le domestique tombait à l’eau la tête la première.

Le métis jeta par-derrière lui sa carabine dans les hautes herbes de la rive ; d’une main il saisit la bride du cheval à côté du sien, le fit cabrer, et, au moment où le second domestique vidait les arçons, le bras du métis le frappa à mort et le fit rouler près de son camarade.

Tout cela s’était si rapidement exécuté, que le sénateur et l’hacendero n’avaient pas eu le temps de se mettre sur la défensive, et déjà les huit Indiens, avertis par le signal de Sang-Mêlé, s’étaient précipités sur eux, les avaient jetés à bas de cheval et emportés dans les hautes herbes qui couvraient la rive.

Le troisième domestique seul, à l’aspect des sauvages maîtres du bord du fleuve, avait poussé son cheval au milieu du courant qui l’entraînait, car le gué était bien loin de là, lorsqu’à la voix du métis, un coup de feu sorti des buissons de la rive opposée le culbuta dans la rivière.

Quant à Rosarita, au moment où un Indien se jetait à la nage pour s’emparer du cheval sans cavalier, la malheureuse enfant, plus pâle que la fleur des nymphéas du Lac-aux-Bisons, l’œil hagard, la bouche entr’ouverte comme celle d’une statue d’albâtre, sans qu’aucun cri pût s’échapper de son sein oppressé, tomba de cheval, entraînée dans les bras du faux trappeur.

Elle n’eut pour la première fois, au milieu de ces terribles événements, la conscience du sort qui lui était réservé, qu’à l’aspect des yeux enflammés du métis, qu’à l’odieux contact des bras qui se refermèrent avidement sur elle. Alors elle poussa un cri déchirant et ferma les yeux presque évanouie.

Cependant, au milieu de cette rapide transition entre la vie et l’insensibilité, elle crut entendre un autre cri d’angoisse ; l’air lui apporta comme les dernières syllabes de son nom. Cette voix n’était pas celle de son père ; c’était le son d’une voix bien connue et surtout bien chère, qui retentit à ses oreilles l’espace d’une seconde, comme l’écho d’un monde lointain.

« Merci, mon Dieu, murmura-t-elle au plus profond de son cœur avec la rapidité de la pensée ; vous avez voulu que ce fût sa voix que j’entendisse la dernière en ce monde… »

L’insensibilité complète du corps éteignit bientôt jusqu’à la pensée chez Rosarita.

Le cri, en effet, avait été jeté de l’autre côté du fleuve, où le vieux renégat et un Indien gardaient à vue le malheureux Fabian.