Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXIII

Librairie Hachette et Cie (2p. 287-301).

CHAPITRE XXIII

UNE CHASSE À OUTRANCE.


Bois-Rosé, décidé à profiter de la faveur inespérée que leur envoyait la Providence, s’élança sur les traces du carabinier, suivi de Gayferos, qui comprit comme eux que leur existence dépendait de l’heureux succès de cette chasse suprême.

Ce n’était plus en effet une de ces chasses dans lesquelles l’amour-propre seul est en jeu ; ici c’était la vie prête à s’échapper, et qu’il fallait disputer à la mort, qui s’avançait déjà avec son cortège de douleurs ; il fallait chasser, comme font les animaux carnassiers, les entrailles déchirées par la souffrance, l’œil sanglant et les flancs haletants. Mais, au milieu de l’immensité du désert, trois hommes, sans autres armes que leur couteau, avaient à poursuivre un animal assez agile pour se rire de leurs efforts, et trop redoutable pour qu’on pût impunément l’approcher.

À la vue des ennemis qui accouraient vers lui, le bison s’arrêta un instant, gratta la terre du pied, fouetta ses flancs de sa queue en poussant de sourds mugissements, et présentant ses cornes menaçantes, attendit le combat.

« Tournez l’animal par derrière, Pepe, s’écria le Canadien d’une voix presque aussi formidable que celle du buffle mugissant ; Gayferos, prenez à droite, il faut l’enfermer entre nous trois. »

Pepe était celui qui avait le plus d’avance des trois chasseurs, et il exécuta l’ordre du Canadien avec une rapidité dont ses jambes fatiguées n’eussent pas semblé capables ; Gayferos, de son côté, tira promptement sur la droite, et Bois-Rosé s’élança sur la gauche. Tous trois eurent bientôt formé un triangle autour du bison blessé.

« En avant maintenant, et ensemble. Hourra ! hourra ! cria l’Espagnol en se précipitant le couteau à la main vers le buffle, et en buvant des yeux le sang que l’animal furieux secouait autour de lui comme une pluie empourprée.

– Pas si vite, au nom de Dieu, dit le Canadien effrayé de l’ardeur affamée du carabinier, qui bravait le danger. Laissez-nous arriver en même temps que vous. »

Mais Pepe, l’œil en feu, les dents serrées, ne l’écoutait pas. Où Bois-Rosé voyait le péril, Pepe ne voyait qu’une proie à dévorer, et il touchait presque le bison, quand celui-ci, intimidé par les ennemis dont le cercle se resserrait autour de lui, lâcha pied et s’enfuit au moment où le bras de l’Espagnol se levait pour frapper. Ce dernier, entraîné par la force du coup, battit le vide perdit l’équilibre et tomba.

Quand il se releva en poussant un hurlement de rage, le bison était déjà loin.

« Coupez-lui le chemin vers la rivière, Bois-Rosé, s’écria l’Espagnol à la vue du fugitif qui semblait vouloir aller chercher un dernier refuge dans l’eau ; c’est pour Fabian, c’est pour notre vie à tous, qu’il ne faut pas le laisser s’échapper. »

Bois-Rosé n’avait pas attendu l’avertissement de Pepe pour s’apercevoir de la manœuvre du buffle fuyant. Désespéré de voir près de s’évanouir l’unique espoir de leur vie, le Canadien bondissait comme un limier vers la rive du fleuve, et quand il fut à peu près en ligne droite avec le bison, il se rabattit sur lui avec de grands cris ; l’animal prit alors une direction opposée, puis, trouvant encore devant lui le gambusino pour intercepter sa route, il reprit sa direction vers Pepe.

En chasseurs habiles, dont la faim augmentait l’intelligence, le Canadien et Gayferos continuèrent leur poursuite en redoublant leurs cris, tandis que Pepe, au contraire, restait immobile et silencieux, guettant son passage et se courbant sur le sol.

Il devint bientôt évident que le bison se sentait affaibli par la perte de son sang, qui coulait toujours d’une large blessure entre les deux épaules. Ses mouvements avaient perdu leur nerveuse élasticité, des flots d’écume sanglante s’échappaient de ses larges et noirs naseaux, et ses mugissements rauques et saccadés témoignaient sa fatigue. Un nuage paraissait étendu sur ses yeux ; car dans sa course il devait presque effleurer le corps de l’Espagnol en embuscade, et pourtant il ne dévia pas de la ligne droite.

Le carabinier saisit d’une main une des cornes du buffle, qui ne se détournait pas, et de l’autre il lui plongea deux fois son poignard jusqu’au manche dans le poitrail, au défaut de l’épaule. L’animal tomba sur les genoux et se releva bientôt ; mais il emportait l’Espagnol avec lui. Par une de ces manœuvres hardies que risquent parfois les toréadors de son pays, le carabinier s’était cramponné à son dos et se tenait à sa longue crinière.

Bois-Rosé et Gayferos, qui accouraient, purent voir pendant un moment le cavalier que la faim dévorait, enlacé à sa proie comme un serpent, lever alternativement le bras pour frapper, et courber chaque fois la tête pour aspirer de ses lèvres avides le sang que chacun de ses coups faisait jaillir.

La faim avait changé l’homme en bête féroce.

Désormais indifférent à la direction que prenait le bison, qui bondissait dans sa dernière agonie, le miquelet hurlant, frappant à coups redoublés et se laissant emporter, buvait à longs traits ce sang chaud qui le rappelait à la vie.

« Mort et tonnerre ! s’écria le Canadien haletant, et cédant aussi aux angoisses de la faim si longtemps comprimées par son inébranlable volonté, achevez-le donc, Pepe ; allez-vous le laisser échapper dans la rivière ? »

L’Espagnol hurlait et frappait toujours, sans savoir que le buffle s’élançait vers le fleuve pour essayer de se débarrasser de son ennemi cramponné à ses flancs. Au moment où Bois-Rosé poussait un second cri de rage, l’animal blessé ramassa ses forces et, d’un bond désespéré, s’élança dans l’eau comme un cerf aux abois.

L’homme et le buffle disparurent au milieu d’un flot d’écume et tournèrent l’un sur l’autre un instant ; mais la vie avait abandonné le géant des Prairies, ses membres se roidirent, et il resta bientôt immobile comme un bloc au milieu du fleuve.

Au moment où Pepe reparaissait à la surface de l’eau, le Canadien et Gayferos se précipitèrent aussi dans la rivière, altérés de sang comme l’Espagnol.

« Boucher maladroit ! s’écria le Canadien en s’adressant à Pepe, vit-on jamais massacrer ainsi un noble animal ?

– Ta, ta, ta, répondit Pepe, sans moi ce noble animal vous échappait, et le voilà, grâce à ma maladresse. »

En disant ces mots avec toute sa bonne humeur enfin reconquise, l’Espagnol s’élançait avec une joie sauvage sur le bison, qu’entraînait le fil de l’eau.

Les efforts des trois chasseurs purent à peine haler l’énorme cadavre sur le bord de la rivière, où ils ne perdirent pas de temps à se mettre à le dépecer, tout en interrompant leur besogne pour se livrer aux élans d’une ivresse qui débordait.

« Des vivres pour toute une campagne, répéta Pepe pour la dixième fois, un repas de géant, et la sieste sous ces beaux arbres, acheva-t-il en montrant les ombrages de l’île en face d’eux.

– Un repas rapide comme celui d’un soldat en campagne, une heure de sommeil, puis en route sur les traces des Indiens, répondit gravement le Canadien.

– Je n’oubliais rien, Bois-Rosé ; seulement nous avons tant souffert de la faim ! »

Rappelés au sentiment de leur devoir et de leur affection, les trois chasseurs continuèrent plus silencieusement leur tâche, que des hurlements plaintifs vinrent interrompre.

« Tenez, dit Pepe en montrant sur le bord opposé de l’île deux loups à qui la faim arrachait ces aboiements, et qui considéraient le bison d’un œil de convoitise, voici deux pauvres diables qui demandent leur part du buffle, et, corbleu, ils l’auront comme nous. »

À ces mots, le carabinier saisit une des jambes de devant du bison et, la brandissant au-dessus de sa tête, il la lança, d’un bras vigoureux, presque au delà du fleuve. La proie des loups vint tomber à quelques pas d’eux, et les deux animaux affamés se précipitèrent à l’eau pour l’aller chercher.

« Voilà qui sera plus tard pour eux et leurs compagnons, dit Bois-Rosé quand il eut mis de côté les parties les plus succulentes de l’animal, c’est-à-dire la bosse, qui est le morceau le plus savoureux d’une viande elle-même justement recherchée pour son exquise saveur, et le filet, découpé en longues et minces lanières ; maintenant occupons-nous de notre repas.

– Je ne pense pas, dit Pepe, que ce buffle se soit suicidé pour le plaisir de venir se faire dévorer par nous ; il a échappé probablement à la poursuite de quelque chasseur indien, et il n’y aurait rien que de fort raisonnable de nous attendre à recevoir sous peu la visite d’un ou de plusieurs de ces brigands de maraudeurs, qui se feront un devoir de nous traiter comme ce buffle… Il y a encore là-bas, dans la petite clairière que vous voyez d’ici dans l’île, ces deux loups qui creusent la terre, ajouta Pepe en interrompant ses raisonnements judicieux, et ils y mettent une ardeur que je ne m’explique pas trop, après la curée que je leur ai jetée. »

L’avertissement que le carabinier venait de donner à ses deux compagnons les avait ramenés au sentiment d’une situation si critique, que leur bonne fortune inespérée avait seule pu la leur faire oublier pendant quelques instants.

Une ligne tortueuse et d’une couleur jaunâtre tranchait avec la nuance azurée de la rivière et indiquait aux chasseurs un endroit guéable. Ils se déterminèrent donc, pour plus de sûreté, à gagner le couvert de l’île pour y allumer du feu et y préparer leur repas à l’ombre épaisse des arbres.

Comme la petite troupe traversait le gué de la Rivière-Rouge, les deux loups, à son approche, cessèrent de gratter la terre ; et l’un d’eux, emportant le morceau que leur avait jeté le carabinier, s’enfuit en hurlant, suivi de son compagnon.

Quand les trois chasseurs eurent pris terre dans l’île, ils trouvèrent, à peu près au milieu de la petite clairière, une excavation de quelques pouces pratiquée par la griffe des loups.

« Il y a quelque cadavre là-dessous sans doute, dit Pepe, dont les impressions étaient d’habitude assez tenaces ; et cependant ce gazon qui recouvre la terre ne semble pas indiquer qu’elle ait été fraîchement remuée. »

Une seule particularité néanmoins frappa l’Espagnol au milieu de son examen : c’était que dans l’espace que la griffe des loups avait dépouillé de gazon, il y avait une place où ce gazon paraissait avoir été tranché aussi nettement que par un instrument de jardinage.

La voix de Bois-Rosé, qui l’avertissait de venir les aider à l’endroit qu’il avait choisi pour faire halte, arracha Pepe à son investigation, mais non sans qu’il se fût promis de revenir la continuer quand sa faim dévorante serait satisfaite.

Quoique, dans la nuit fatale où Fabian leur avait été enlevé, l’orage eût gâté la poudre des deux chasseurs, elle était encore assez sèche pour leur permettre d’allumer facilement le feu destiné à cuire leurs aliments. Le bois sec était en abondance dans l’île, et bientôt les trois amis affamés purent repaître leur odorat du fumet délicieux qu’exhalait la bosse du bison, mise tout entière rôtir au-dessus des charbons.

Vingt fois le Canadien, plus maître de lui que ses deux compagnons, dut interposer son autorité pour les empêcher de se jeter sur la chair du buffle encore saignante. Enfin le moment vint où ils purent sans contrainte prendre leur repas si impatiemment attendu, et assouvir leur faim dévorante.

Un formidable bruit de mâchoires se fit seul entendre pendant quelque temps au milieu du silence de l’île.

« Ceux-là se régalent aussi là-bas, » dit le Canadien en montrant sur le bord de la rivière qu’ils venaient de quitter, deux autres convives non moins acharnés qu’eux-mêmes sur les débris sanglants du bison.

C’étaient les deux loups qui, après avoir traversé l’eau, attirés par l’odeur du buffle, le dépeçaient avec une ardeur au moins égale à celle des trois chasseurs.

La bosse du bison avait entièrement disparu, et Pepe jetait encore un œil de convoitise sur le filet découpé en lanières, que Bois-Rosé fit presque calciner sur les charbons, afin de pouvoir conserver pour quelques jours encore la chair ainsi desséchée. Cette provision fut mise à part.

« Une heure de sommeil maintenant, dit le Canadien, puis en route ; la mort et les Indiens n’attendent pas. »

Le coureur des bois s’étendit lui-même sur l’herbe, pour donner l’exemple à ses compagnons, et, par un puissant effort de sa volonté, écartant le flot de pensées sinistres qui l’assiégeaient, le géant s’endormit pour rappeler ses forces et l’énergie dont il avait besoin pour secourir son enfant.

Gayferos imita le Canadien ; mais Pepe, avant de se livrer au sommeil, voulait se rendre compte de l’excavation que les loups avaient pratiquée au centre de la petite clairière.

Le carabinier examina de nouveau avec la patience d’un Indien l’endroit où le gazon paraissait si nettement tranché. Plus tranquille cette fois, il se convainquit bien vite que la griffe de quelque animal que ce fût ne pouvait couper ainsi le sol argileux. Puis bientôt il crut distinguer sur la terre une de ces taches luisantes et métalliques semblables à celles que laisse le soc de fer de la charrue sur le flanc des sillons qu’il ouvre.

Alors Pepe tira son couteau. Il en appliqua la lame à plat dans toute sa longueur contre cette coupure, en lui faisant suivre la ligne tracée dans le sol. La lame du couteau glissa bientôt avec facilité comme dans une espèce de rainure, et décrivit ainsi un large cercle. Pepe sentit son cœur battre plus vivement dans sa poitrine. Il devinait une des caches pratiquées dans les déserts, et dans cette cache, sans doute, des trappes à castor, des munitions et des armes.

En disant maintenant, ce qu’on a déjà deviné, qu’un heureux hasard avait poussé les trois chasseurs vers l’Île-aux-Buffles, où le métis avait enfoui son butin, on conviendra que ce n’était pas d’un stérile espoir qu’était agité le cœur de l’Espagnol.

Pepe n’eut plus besoin que d’un simple effort pour soulever et retirer la plaque de gazon qui masquait un trésor qui allait être plus précieux mille fois pour les voyageurs désarmés, que l’or inutile qu’ils avaient naguère dédaigné.

À l’aide de ses ongles et de son couteau, Pepe fouilla le sol avec une ardeur convulsive. Qu’allait-il trouver au fond de cette cache ? Des marchandises dont il ne saurait que faire, ou bien des armes qui rendraient aux trois voyageurs leur force et leur énergie brisées, et à Fabian la vie et la liberté ?

Après s’être un instant arrêté, dominé par une terrible incertitude, Pepe reprit sa tâche. Bientôt, sous la terre encore molle, il sentit le cuir épais qui enveloppait les objets cachés. Il jeta le cuir loin de lui ; un rayon de soleil plongea jusqu’au fond de la cachette, devant les yeux éblouis de l’Espagnol, car il n’avait vu qu’une chose parmi les objets entassés pêle-mêle : des armes à feu de toutes les dimensions, des cornes attachées aux carabines, et laissant deviner à travers leur transparence la poudre grenue et luisante dont elles étaient remplies. Pour la première fois depuis bien longtemps, Pepe s’agenouilla, récita une oraison fervente, et courut comme un fou vers Bois-Rosé.

Le Canadien dormait de ce léger sommeil du soldat près de l’ennemi.

« Qu’est-ce, Pepe ? s’écria-t-il, réveillé par le bruit des pas de son compagnon.

– Venez, Bois-Rosé, reprit joyeusement Pepe ; venez, Gayferos, » cria-t-il en poussant du pied le gambusino endormi.

Puis il reprit sa course vers la cache, suivi de ses deux compagnons, qui l’interrogeaient vainement.

« Des armes ! des armes à choisir ! s’écria l’Espagnol ; tenez ! tenez ! tenez ! »

Et à chaque parole, Pepe, courbé sur le sol, plongeait son bras dans l’ouverture béante, et jetait une carabine aux pieds de Bois-Rosé stupéfait.

« Remercions Dieu, Pepe, s’écria Bois-Rosé ; il nous rend la force qu’il avait enlevée à nos bras. »

Chacun des trois chasseurs choisit l’arme qui lui convenait. Bois-Rosé en prit une quatrième pour Fabian : car cette trouvaille inespérée, après la capture du bison si providentiellement poussé vers eux, avait ouvert de nouveau son cœur à l’espérance.

« Remettons le reste en place, Pepe, dit le Canadien ; n’enlevons pas au propriétaire de ces armes et de ces marchandises les ressources précieuses qu’il a cachées ici : ce serait être ingrat envers le ciel. »

Les trois chasseurs eurent bientôt comblé la cache et dissimulé, autant qu’il était possible, son existence à tous les yeux, sans se douter qu’ils prenaient si généreusement les intérêts de leurs mortels ennemis.

« En route, maintenant, continua le Canadien ; en route de jour comme la nuit, n’est-ce pas, Pepe ?

– Oui ; car, à présent, il y a trois guerriers sur la trace des bandits, s’écria le carabinier, et don Fabian… »

Un spectacle inattendu fit expirer la parole sur ses lèvres ; une terrible réalité menaçait encore une fois de dissiper les rêves des deux chasseurs, ou du moins d’ajourner l’exécution de leurs projets. Bois-Rosé et Gayferos venaient de voir la cause de l’interruption soudaine de Pepe.

Au bord du fleuve, un guerrier indien, soigneusement peint comme pour un jour de bataille, semblait examiner avec attention les restes du bison abandonnés sur la rive. Quoiqu’il fût impossible qu’il n’eût pas aperçu les trois blancs, l’Indien ne tenait en apparence nul compte de leur présence.

« C’est notre amphitryon, reprit Pepe ; dois-je, pour le remercier, essayer sur lui la portée de ma nouvelle carabine ?

– Gardez-vous-en bien, Pepe ; quelque brave que puisse être cet Indien, son calme, car il nous voit sans paraître daigner y faire attention, annonce qu’il n’est pas seul. »

L’Indien, effectivement, continuait son examen avec un sang-froid qui annonçait un courage à toute épreuve, ou du moins celui qui résulte de la confiance dans la supériorité du nombre, et sa carabine, passée en bandoulière sur son épaule, semblait être pour lui plutôt un ornement qu’une arme offensive.

« Ah ! c’est un Comanche, continua Bois-Rosé ; je le reconnais à sa coiffure ainsi qu’aux divers ornements de son manteau de buffle ; et le Comanche est l’ennemi implacable de l’Apache. Ce jeune homme est sur le sentier de la guerre. Je l’appellerai, car les moments sont trop précieux pour agir de ruse et ne pas aller droit au but. »

Le Canadien s’empressa d’exécuter son projet, qui souriait à la loyauté de son caractère, et il s’avança d’un pas ferme sur le bord de l’eau, également prêt à combattre, si c’était un ennemi que le hasard poussait vers eux, comme à faire alliance avec l’Indien, s’il devait trouver un ami dans le jeune guerrier comanche.

« Hélez-le donc en espagnol, Bois-Rosé, dit Pepe ; de cette façon nous saurons plus vite à quoi nous en tenir. »

Le Canadien leva en l’air la crosse de sa carabine, pendant que l’Indien examinait encore la carcasse du buffle et les empreintes à côté d’elle.

« Trois guerriers mouraient de faim, quand le Grand-Esprit a envoyé vers eux un bison blessé, cria le coureur des bois. Mon fils cherche à connaître si c’est bien celui-là que sa lance a frappé. Veut-il en prendre la part que nous lui avons réservée ? Il prouvera ainsi à trois guerriers blancs qu’il est leur ami. »

L’Indien leva enfin la tête.

« Un Comanche, répondit-il, n’est pas l’ami de tous les blancs qu’il rencontre ; il veut savoir, avant de s’asseoir à leur feu, d’où ils viennent, où ils vont, et quel est leur nom.

– Caramba ! dit Pepe à demi-voix, le jeune homme est fier comme un chef.

– Mon fils parle avec le noble orgueil d’un chef, répliqua Bois-Rosé en répétant plus courtoisement la phrase du carabinier. Il en a le courage sans doute, mais il est encore bien jeune pour conduire des guerriers sur le sentier de la guerre ; et cependant je lui répondrai comme je ferais au chef d’une peuplade. Nous venons de traverser le pays des Apaches, nous suivrons jusqu’à la fourche de la Rivière-Rouge la trace de deux bandits : celui-ci est Pepe le Dormeur, celui-là est le Chercheur d’or dont les Indiens ont pris la chevelure, et moi je suis le Coureur des bois du bas Canada. »

L’Indien avait écouté gravement la réponse de Bois-Rosé.

« Mon père, répondit-il, a la prudence d’un chef, dont il a l’âge ; mais il ne peut faire que les yeux d’un guerrier comanche soient aveugles ni que ses oreilles soient sourdes. Parmi les trois guerriers à peau blanche, il en est deux dont sa mémoire a retenu les noms, et ce ne sont pas ceux qu’il vient d’entendre.

– Holà ! reprit vivement Bois-Rosé, c’est me dire poliment que je suis un menteur ; et ma langue n’a jamais su proférer un mensonge, ni par peur ni par amitié. » Puis le Canadien continua d’une voix irritée :

« Quiconque accuse Bois-Rosé de mensonge devient son ennemi ; arrière donc Comanche, et que mes yeux ne vous revoient plus ! le désert est désormais trop étroit pour nous deux. »

En disant ces mots, le Canadien fit jouer la batterie de sa carabine ; mais l’Indien, sans s’émouvoir, fit signe de la main.

« Rayon-Brûlant, s’écria-t-il en frappant fièrement sa poitrine, cherchait le long de la Rivière-Rouge l’Aigle des Montagnes-Neigeuses et l’Oiseau-Moqueur, en quête du fils que les chiens apaches leur ont enlevé.

– L’Aigle, le Moqueur ! s’écria Bois-Rosé au comble de la surprise. Ah ! c’est vrai, j’oubliais… Mais, dites, au nom du Grand-Esprit, dites, continua vivement le vieux chasseur, avez-vous vu mon Fabian, l’enfant que je cherche ?… »

Et le Canadien, rejetant tout à coup sa carabine loin de lui, se précipita dans le gué de la rivière, qu’il franchit à pas de géant.

« Oui ! oui ! l’Aigle et le Moqueur, c’est bien nous deux, c’est le nom que nous ont donné les Apaches, et que j’avais oublié, continuait le Canadien tandis que ses grandes enjambées faisaient jaillir l’eau autour de lui. Attendez, Rayon-Brûlant, attendez, je suis à vous, comme le fer est à la flèche, comme la lame est à la poignée… un ami… à la vie et à la mort… »

Le jeune Indien souriait en attendant le coureur des bois, qui atteignit bientôt la rive en lui tendant sa large et loyale main dans laquelle le guerrier sentit la sienne comme dans le tronc fendu d’un arbre qui se serait refermé sur elle.

« Ainsi, s’écria le Canadien, résistant à peine au désir d’enlever le jeune Indien dans ses bras, vous êtes l’ennemi de Main-Rouge, de Sang-Mêlé et de toute cette… Mais qui a dit nos noms au guerrier que les siens ont bien nommé le Rayon-Brûlant ? car mon fils paraît terrible comme les langues de feu qui sortent des nuages.

– Depuis le préside de Tubac jusqu’au Lac-aux-Bisons, où la Fleur-du-Lac se mire dans l’eau, répondit l’Indien en faisant allusion à doña Rosario, dont l’image s’était gravée malgré lui dans sa tête, depuis le Lac-aux-Bisons jusqu’aux Montagnes-Brumeuses, et depuis les Collines-Sombres jusqu’à la cache qu’ils ont pratiquée ici, Rayon-Brûlant a suivi les traces des ravisseurs de son honneur.

– Ah ! c’est à ces dém… Mais continuez, Rayon-Brûlant.

– Les ravisseurs, poursuivit l’Indien, n’ont pas eu de secret pour lui, et, d’après leurs paroles, Rayon-Brûlant a reconnu les deux guerriers blancs dans l’Ile-aux-Buffles. Les deux guerriers blancs sont-ils braves comme on le dit ? acheva-t-il en fixant les yeux sur l’horizon lointain.

– Pourquoi cette question ? demanda Bois-Rosé avec un sourire calme qui en disait plus que toutes les protestations.

– C’est, répondit tranquillement l’Indien, que je vois d’ici, à l’est, la fumée des feux de l’Oiseau-Noir et de trente guerriers ; à l’ouest, celle des feux des deux pirates du désert ; au nord, celle des feux de dix Apaches, et que l’Indien comanche et les deux Visages-Pâles sont entre trois partis ennemis. »

Bois-Rosé vit en effet dans le lointain un léger nuage de fumée indiquant l’emplacement d’un camp indien.

« Rayon-Brûlant a-t-il vu le fils qu’on a enlevé à son père ? demanda le Canadien avec anxiété.

– Les yeux de Rayon-Brûlant n’ont pas vu le jeune guerrier du Sud, répondit l’Indien, mais il le voit, par les yeux d’un guerrier comanche, captif dans le camp des deux pirates. »

Un rayon d’espoir passa dans le cœur de Bois-Rosé.