Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXII

Librairie Hachette et Cie (2p. 274-287).

CHAPITRE XXII

LA FAIM.


Lorsque les deux chasseurs et le gambusino furent parvenus sur le bord du cours d’eau, ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’à une assez courte distance de l’endroit où ils étaient descendus, il y avait un chemin d’un accès plus facile qui serpentait de la cime des rochers jusqu’au niveau de l’eau.

« C’est sans doute le chemin qu’ont suivi ces coquins avec leur prisonnier, dit Pepe, et c’est au bas de ce sentier qu’il faut chercher leurs traces.

– Je ne m’étonne que d’une chose, répondit Bois-Rosé en examinant attentivement les lieux, c’est que Fabian, impétueux comme je le connais, ait consenti à descendre tranquillement le long de cette rampe. Ces buissons, ces absinthes ne portent aucune trace de résistance de sa part.

– Eussiez-vous mieux aimé qu’il se fût précipité du haut de ces rochers avec ceux qui l’entouraient ?

– Non, sans doute, Pepe, répliqua Bois-Rosé ; mais vous l’avez vu comme moi, le jour où il faillit se briser dans le Salto de Agua, ne tenir compte ni du nombre de ceux qu’il poursuivait, ni de l’abîme qu’il devait faire franchir à son cheval, et je trouve aujourd’hui dans cette soumission passive de sa part quelque chose qui m’inquiète. L’enfant était blessé sans doute, évanoui peut-être, et c’est ce qui m’explique…

– Je ne dis pas non, interrompit Pepe. Votre opinion est assez vraisemblable.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Bois-Rosé avec chagrin, pourquoi faut-il que cet orage ait lavé toute trace de sang, battu et foulé toutes les empreintes ? Il eût été si facile, sans cela, de les retrouver et de se rendre compte de tant de choses qu’il nous importe de savoir ! Vous n’avez pas distingué, Gayferos, s’il y avait du sang à ce chapeau que vous avez vu flotter ?

– Non, dit le gambusino, j’étais trop éloigné ; ces rochers où j’étais sont fort élevés, et le jour s’assombrissait.

– En admettant comme certain qu’il n’ait pu faire de résistance parce qu’il était blessé, cela ne prouverait-il pas que don Fabian, entre les mains de ces coquins, était pour eux l’espoir d’une riche rançon, pour qu’ils se soient donné la peine de le transporter dans leurs bras jusqu’à leur canot ? »

Bois-Doré accueillit avec un regard de reconnaissance cette supposition probable et consolante du chasseur espagnol.

C’était, en effet, pendant un long évanouissement qui suivit la chute de Fabian, et causé, comme on ne l’a pas oublié peut-être, par le choc de sa tête contre l’angle de la pierre plate qui avait roulé avec lui, qu’il avait été transporté jusqu’au canot. Un des Indiens, qui s’était emparé de son chapeau, n’avait pas tardé à le rejeter dédaigneusement à l’eau, à cause de son état de vétusté.

Jusqu’à ce moment, les deux chasseurs qui ne s’étaient trompés dans aucune de leurs conjectures, sans savoir toutefois qu’ils avaient deviné la vérité presque tout entière, continuèrent leurs recherches avec une nouvelle ardeur.

Ils remontèrent, non pas le cours de ce bout de la rivière ; car l’eau en paraissait stagnante, mais jusqu’à l’ouverture sur leur droite. En cet endroit, la profondeur de l’eau ne dépassait pas deux pieds, et des roseaux en tapissaient le fond presque partout.

Une idée soudaine vint à l’esprit de Bois-Rosé, qui courut vers l’étroit canal et disparut sous la voûte sombre.

Pendant ce temps, Pepe et Gayferos interrogeaient, de leur côté, les berges, les buissons et jusqu’à la surface de l’eau, mais sans que rien leur révélât le passage d’êtres humains depuis la création du monde, quand un hourra de Bois-Rosé, dont la voix gronda sous le canal souterrain, les fit accourir vers lui.

Ce n’était pas sans raison que le Canadien avait poussé un cri de triomphe. Des empreintes profondes, conservées intactes sur un terrain vaseux, les unes à moitié couvertes par l’eau qu’on voyait sourdre du sol, d’autres nettes, précises et comme moulées sur la terre humide, s’offrirent de toutes parts aux yeux des deux chasseurs et du gambusino.

C’était l’endroit où Main-Rouge et Sang-Mêlé avaient amarré leur canot.

« Ah ! s’écria Bois-Rosé, nous n’allons plus errer à l’aventure, maintenant. Dieu me pardonne, qu’aperçois-je donc là parmi ces roseaux ? Est-ce un brin de roseau desséché ou un morceau de cuir ? Voyez donc, Pepe, car la joie me trouble les yeux. »

Pepe ramassa, en faisant quelques pas dans l’eau, un objet qu’il montra au vieux chasseur.

« C’est un morceau d’une lanière de cuir qui retenait le canot à cette pierre, et que les coquins ont tranchée, au lieu de la dénouer, dit l’Espagnol ; et pendant que j’y suis, je vais pousser un peu plus loin sous cette voûte. Il me semble, à quelque distance d’ici, voir comme une traînée de lumière grisâtre trembler sur la surface de la rivière. »

Pepe s’avança avec précaution, dans l’eau jusqu’aux genoux, vers l’endroit où, en effet, un jour douteux semblait luire à l’extrémité du canal souterrain. Quelle ne fut pas sa surprise quand, ayant écarté des touffes de joncs et de roseaux, son regard plana sur un lac dont la configuration lui était connue ! C’était, en effet, le conduit qui communiquait sous les rochers avec le lac du val d’Or.

Pepe revint rendre compte au Canadien de sa découverte, quoiqu’elle fût à présent sans aucune importance. Bois-Rosé ne put s’empêcher cependant d’exhaler son chagrin, en pensant que le corps de l’Indien, en roulant du haut des rochers sous l’un de ses coups de feu, avait découvert à ses yeux cette voûte donnant sur le lac près d’eux, et lui avait indiqué providentiellement, sans qu’il eût l’idée d’en profiter, un chemin pour s’échapper avec Fabian et Pepe.

« Et là, acheva-t-il en se frappant le front, nous aurions trouvé ce canot pour sortir de ces montagnes en suivant tout simplement le cours de l’eau !

– Suivons-le donc à pied, s’écria Pepe, et nous marcherons en même temps sur les traces de ce métis maudit.

– Allons, profitons du moment où la faim n’a pas encore engourdi nos jambes et affaibli notre vue. Avant le coucher du soleil, nous aurons déjà fait passablement de chemin. »

En disant ces mots, Bois-Rosé, soutenu par d’aussi vagues indices, se mit néanmoins courageusement en marche, suivi de ses deux compagnons.

Leur marche fut pénible, car il leur fallait suivre le long du cours d’eau les rives escarpées qui l’encaissaient, et gravir des rochers qui surplombaient devant eux. Un seul incident marqua les premières heures : ce fut la trouvaille du chapeau du pauvre Fabian, que l’ouragan avait fait voler en l’air, et qui, accroché aux branches épineuses d’un buisson, tremblait sous la brise.

Bois-Rosé examina d’un œil voilé de larmes ce débris mélancolique de l’enfant qu’il avait perdu pour la seconde fois. Du reste, nulle trace de sang ne s’y laissait voir. Le Canadien l’assujettit à son baudrier, comme eût fait un pèlerin d’une relique sainte, et continua silencieusement sa marche.

« C’est bon signe, dit Pepe, en faisant un effort pour secouer de son côté la tristesse qui le gagnait ; nous avons retrouvé son poignard et son chapeau, Dieu nous le fera retrouver lui-même.

– Oui, dit le Canadien, d’un air sombre ; et, d’ailleurs, si nous ne le retrouvons pas… »

Bois-Rosé acheva mentalement sa phrase commencée. Le vieux coureur des bois songeait tout bas à ce monde invisible où se retrouvent, pour ne plus se quitter, ceux-là dont la tendresse mutuelle doit survivre au delà du tombeau.

Quoique le soleil fût encore assez éloigné de l’horizon, le jour s’éteignait petit à petit sous le brouillard condensé au-dessus des montagnes, quand les trois voyageurs parvinrent à un endroit où l’eau formait une espèce de remous causé sans doute, à ce qu’assura le Canadien, par la jonction voisine d’une autre branche de la rivière.

Bois-Rosé ne s’était pas tout à fait trompé ; mais, au lieu d’une seule branche, il en existait deux, dont le confluent causait, sur un espace de plusieurs lieues, le remous que les trois amis venaient d’observer.

C’est à ce confluent que la petite troupe fit halte. Une nouvelle incertitude se présenta. Quelle direction avait suivie le canot ? Était-ce le bras de la rivière qui coulait à l’est ? Était-ce celui qui coulait à l’ouest ?

Les trois voyageurs tinrent conseil sans rien résoudre. Ils cherchèrent partout avec ardeur une trace qui pût les guider. La surface grise et sombre des eaux, les roseaux murmurant sur les rives, ne purent leur donner le plus vague indice. Puis la nuit tomba, lugubre et noire, et, sous un dais de brouillards opaques, l’étoile même du Nord ne brillait pas au ciel, dont la voûte semblait de plomb. Il fallait se résoudre à remettre à la clarté du jour la continuation des recherches, et à camper là jusqu’à l’aurore pour ne pas risquer de faire fausse route. La fatigue était encore un obstacle à la marche, et, sans qu’aucun des voyageurs l’avouât aux autres, la faim commençait, non pas à gronder, mais à rugir dans leurs entrailles.

Tous trois se couchèrent silencieusement sur l’herbe.

Mais leurs paupières fermées sollicitèrent en vain le sommeil.

Dans le combat perpétuel qui se livre dans le corps humain entre la destruction et la vie, il est une phase terrible où le sommeil s’enfuit aux cris de la faim, comme le daim s’effarouche et bondit au loin à la voix du tigre. La vie, alors, fait un dernier et suprême effort, et le sommeil rappelé finit par verser sur le corps épuisé un baume réparateur ; mais l’effet n’en est que passager : bientôt la destruction, revenant à la charge, marche à pas rapides, et la frêle machine humaine ne tarde pas à succomber sous les atteintes de l’ennemi intérieur qui la ronge.

Les trois voyageurs n’en étaient pas encore à cette période de la lutte intestine où le sommeil, suivi de l’assoupissement, n’est plus que le précurseur de l’agonie.

Ce ne fut qu’après s’être bien des fois retournés sur leur couche de gazon qu’ils purent fermer les yeux pendant quelques heures, et encore le silence des Montagnes-Brumeuses fut-il troublé à diverses reprises par des cris d’angoisse arrachés aux rêves des dormeurs.

La nuit était encore profonde autour d’eux, quand Bois-Rosé se leva silencieusement. En dépit des atteintes de la faim, le géant canadien sentait que ses forces n’avaient pas encore diminué et que les heures étaient précieuses. Il jeta un regard de tristesse sur le morne paysage qui l’entourait, sur ces montagnes désolées, dont les dentelures semblaient n’abriter aucun être animé, sur la rivière qui roulait silencieusement ses eaux noirâtres ; puis, bien convaincu que la famine était le seul hôte de ces déserts, il éveilla le chasseur espagnol.

« Ah ! c’est vous, Bois-Rosé, dit Pepe en ouvrant les yeux : avez-vous quelque aliment à me donner, en compensation du rêve que vous m’enlevez ? Je rêvais…

– Quand on a devant soi une tâche comme celle qui nous reste à faire, les heures sont trop précieuses pour dormir, interrompit Bois-Rosé d’un ton solennel. Nous n’avons pas le droit de troubler le sommeil de cet homme, ajouta-t-il en montrant Gayferos, il n’a pas de fils à sauver ; mais nous, nous devons marcher la nuit comme le jour.

– C’est vrai ; mais où marcher ?

– Chacun de notre côté, vous le long d’un bords de la rivière, moi de l’autre ; explorer, chercher partout des traces, puis nous réunir ici au point du jour, voilà ce qu’il faut faire.

– Quelle désolation règne autour de nous ! » dit Pepe à voix basse en frissonnant sous la première atteinte du découragement qui se glissait dans son âme.

Le Canadien, dans l’orgueil de sa vigueur encore indomptée par le besoin, ne s’aperçut pas que l’énergie de son compagnon avait un instant faibli. Pepe toutefois eut bientôt rappelé à lui sa mâle insouciance.

« Avez-vous quelque idée à ce sujet ? ajouta-t-il promptement.

– Oui. Quand pour la première fois j’ai pris pour un tronc d’arbre flottant le canot de ces deux hommes qui nous sont si funestes, il doublait par le nord-ouest la pointe de ces montagnes. C’est donc la même direction qu’il aura reprise pour s’en retourner. Si j’avais pu, au milieu de ces brouillards, distinguer l’endroit où le soleil s’est couché, je vous mettrais de suite sur la bonne voie ; mais l’étoile du Nord ne brille même pas au ciel. Si donc, après une heure de marche, vous n’apercevez pas la plaine devant vous, revenez me rejoindre ici ; moi je l’aurai sans doute trouvée. »

Les deux chasseurs s’éloignèrent, chacun de son côté, et se perdirent bientôt de vue.

Le gambusino scalpé dormait encore, et lorsque enfin il s’éveilla, il aperçut qu’il était seul. L’étonnement mêlé d’inquiétude qu’il éprouva ne fut que de courte durée : Pepe ne tarda pas à le rejoindre. Les premiers rayons du jour devaient éclairer déjà la plaine, quoique sous le brouillard des montagnes le crépuscule du matin eût à peine commencé.

Pepe était de retour après avoir descendu le cours de la rivière, au milieu d’une succession non interrompue de rochers élevés, de pics menaçants et de hautes collines ; ce n’était donc pas de ce côté que le canot s’était dirigé, autant du moins qu’on pouvait le conjecturer en l’absence de tout indice plus certain que les suppositions du Canadien. Restait à savoir si celui-ci avait été plus heureux.

Une nouvelle demi-heure ne s’était pas écoulée que Bois-Rosé vint à son tour. « En route, s’écria-t-il du plus loin qu’il aperçut ses deux compagnons. Je suis sur la voie, sur la seule bonne.

– Dieu soit loué ! » dit Pepe.

Et, sans plus questionner le Canadien, il se mit à le suivre avec autant de rapidité que le lui permettait la faiblesse qu’il commençait à ressentir.

Le jour s’était fait à l’instant où la petite troupe vit enfin la rivière s’élargir, couler au milieu d’une plaine immense, et les rayons du soleil étinceler sur la surface des eaux.

Le Canadien marchait en avant, insensible en apparence aux douleurs de la faim, qui ne l’épargnait pas plus que ses deux compagnons. Ceux-ci le suivaient à distance l’un de l’autre, Pepe le premier, essayant vainement de siffler une marche guerrière pour distraire son estomac, le gambusino ensuite, à vingt pas derrière l’Espagnol, se traînant avec peine et étouffant des gémissements douloureux.

Au bout d’une heure de chemin, le Canadien, qui marchait toujours en avant, cria à Pepe de venir le rejoindre à l’endroit où il avait fait halte. C’était sous un bouquet de grands arbres, au milieu de hautes herbes sèches que le chasseur ne dépassait que de la moitié du corps.

« Accourez donc, s’écria Bois-Rosé d’un ton de joyeux reproche, on dirait que vous avez oublié vos jambes au milieu des montagnes.

– Elles sont en révolte ouverte contre moi ; je parle de mes jambes, » répondit Pepe en se hâtant, et il vit le Canadien se baisser et disparaître caché par les herbes.

Quand il l’eut rejoint, il trouva Bois-Rosé agenouillé sur le sol, et examinant avec le plus grand soin des empreintes nombreuses disséminées auprès des restes d’un feu dont quelques tisons fumaient encore.

« La pluie d’orage, dit le Canadien, qui avait effacé les traces dans les montagnes, a conservé celles-ci, parce qu’au lieu d’avoir été faites avant la pluie, elles se sont empreintes sur le sol qu’elle avait détrempé. Voyez ces vestiges durcis par le soleil, ne sont-ce pas ceux des pieds de Main-Rouge et de Sang-Mêlé et de ses Indiens ?

— Parbleu, ce brigand de l’Illinois a des pieds de buffle, qu’il est facile de reconnaître entre cent ; mais je ne vois pas l’empreinte des pieds de ce pauvre Fabian.

– Je n’en bénis pas moins le ciel de nous avoir conduits jusqu’ici. Nous n’avons vu nulle part ni le poteau du supplice ni les traces d’un meurtre. Croyez-vous que, pendant qu’ils ont passé la nuit ici, les ravisseurs de Fabian se seront gênés pour le laisser garrotté dans leur canot ? Voilà pourquoi il ne reste aucun vestige du pauvre enfant.

— C’est vrai, Bois-Rosé ; je crois et je sens même que la faim me trouble le cerveau. Ah ! les coquins, les brigands ! s’écria tout à coup Pepe avec un élan de fureur qui fit tressaillir le Canadien. Voyez-vous, les démons ? continua Pepe ; ils ont mangé, ils ont rempli leur estomac de viande de daim ou de chevreuil, tandis que d’honnêtes chrétiens comme nous n’en ont pas même les os à ronger, à moins de vouloir se contenter du rebut de ces chiens ! »

Pepe, en prononçant ces imprécations, repoussait du pied, avec un mélange de dédain et d’envie, des os encore revêtus de muscles et de lambeaux de chair.

Le gambusino arrivait en ce moment, et, moins orgueilleux que l’Espagnol et le Canadien, il se jeta avidement sur ces débris.

« Il a raison, à tout prendre, dit le Canadien, et c’est peut-être un sot orgueil que le nôtre.

– C’est possible ; mais j’aimerais mieux mourir de faim que de devoir la vie aux rogatons de cette vermine. »

Rassurés sur la direction qu’ils suivaient, les deux chasseurs laissèrent Gayferos ronger ses os de chevreuil avec un consciencieux enthousiasme, pour chercher parmi les herbes quelques racines comestibles, qu’ils trouvèrent en petite quantité, et à l’aide desquelles ils purent du moins tromper quelques instants leur faim inassouvie.

La petite troupe se remit en marche le long de la rivière. Des traces de bisons se montraient de tous les côtés ; des bandes de grues et d’oies sauvages commençaient à émigrer vers les lacs plus froids et traversaient le ciel ; des poissons s’élançaient hors des eaux et montraient un instant leurs écailles brillantes au soleil. Parfois aussi un élan ou un daim parcourait en bondissant son domaine désert ; en un mot, le ciel, la terre et l’eau semblaient n’étaler leur richesse aux yeux des voyageurs affamés que pour leur faire sentir plus vivement la perte de leurs armes à feu : c’était le supplice de Tantale à chaque instant renouvelé.

– N’allez donc pas si vite, de par tous les diables ! s’écria Pepe, qui déjà depuis quelques instants marchait derrière le Canadien en maugréant comme un païen. Laissez-moi réfléchir comment nous pourrions donner la chasse à ces magnifiques bisons que nous voyons là-bas.

– Allons d’abord arracher leurs armes aux ravisseurs de Fabian, répondit Bois-Rosé. Nous sommes dans de merveilleuses conditions pour combattre avec succès : la faim fera de nous, d’ici à quelques heures, des tigres irrités ; n’attendons pas le moment où elle nous réduirait à l’état de faiblesse d’agneaux qui bêlent loin de leur mère. »

C’est ainsi que l’ancien carabinier, non pas effrayé à l’idée d’attaquer, le poignard seul à la main, d’aussi redoutables ennemis que ceux qu’ils poursuivaient tous trois, mais tantôt succombant à une torpeur invincible que chaque heure de marche faisait croître, tantôt soutenu, aiguillonné par le Canadien, fournit encore sur ses pas une longue et fatigante journée. Quant à Bois-Rosé, son athlétique constitution, sa force de géant, et par-dessus tout, l’inextinguible foyer de sa tendresse paternelle, semblaient faire de lui un homme inaccessible aux faiblesses physiques de l’humanité. Son cœur n’en était pas moins rongé d’inquiétude sur le sort de Fabian ; mais le découragement était encore loin de l’atteindre.

Le soleil ne déclinait pas sensiblement vers l’horizon quand, plutôt par compassion pour la fatigue de Pepe que par suite de la sienne propre, Bois-Rosé fit halte au bord de la Rivière-Rouge dont ils suivaient depuis si longtemps le cours.

En face d’eux, une des îles dont il est semé s’élevait au milieu du fleuve. Les ombrages épais dont elle était couverte, les lianes pendantes jusque dans l’eau, qui se mêlaient à profusion au feuillage des arbres arrondis en dôme ne firent qu’aigrir la souffrance des malheureux affamés. C’était un de ces abris délicieux que rêve le voyageur dans les déserts pour y prendre son repas du soir et oublier ensuite la fatigue du jour dans un sommeil tranquille et réparateur.

Depuis la poignée de farine de maïs dont les deux chasseurs avaient pris leur part vingt-quatre heures auparavant, c’étaient le deuxième jour de marche qu’ils achevaient presque à jeun. Un peu restauré par le chétif repas qu’il avait fait près du foyer des Indiens, Gayferos n’avait pas encore perdu tout courage ; l’Espagnol non plus, mais ses forces trahissaient son vouloir. Bois-Rosé ne pouvait se dissimuler que Pepe entrait dans cette phase critique où la destruction prend sur la vie un terrible avantage, et que lui-même, malgré la force de sa constitution, il touchait presque à cette même phase.

Il essaya donc, après une heure de repos environ, de faire reprendre à ses deux compagnons la marche interrompue. Ce fut en vain. Des entrailles vides du pauvre Pepe d’éblouissantes lueurs montaient jusqu’à son cerveau et troublaient sa vue, dont la pénétration rivalisait encore la veille avec celle du faucon.

« Mes jambes n’ont plus de force, répondit l’Espagnol aux exhortations du Canadien, tout semble tourner sous mes yeux. Je commence à voir partout autour de moi des bisons gras qui viennent me narguer, des poissons qui sautent dans la rivière et des daims qui s’arrêtent pour me regarder : aussi, ajouta l’ex-carabinier avec un dernier éclair de son ironique gaieté, que voulez-vous que fassent des chasseurs sans fusils, si ce n’est de devenir la risée des buffles et des daims ! »

Et Pepe s’allongea sur le sable comme le lièvre forcé par le lévrier en attendant le coup mortel. Le Canadien le considérait en étouffant un soupir.

« Oh ! dit-il tout bas avec amertume, qu’est-ce donc que l’homme le plus énergique en face de la faim ?

– Et la preuve, continua l’Espagnol, que j’aperçois dans le désert des choses qui sont invisibles pour vous, c’est qu’il me semble voir dans le lointain un bison qui vient à nous. »

Le Canadien continua de couvrir de ses mélancoliques regards celui dont la raison faiblissait sous les atteintes de la faim. Cependant il vit les yeux de Pepe devenir plus fixes.

« Vous ne le voyez pas, n’est-ce pas ? »

Bois-Rosé ne daigna pas se retourner.

« Eh bien ! je le vois, moi, ce buffle blessé s’avancer vers moi en perdant des flots de sang, d’un sang vermeil, plus beau que la plus belle pourpre du soleil couchant, comme si Dieu l’envoyait pour m’empêcher de mourir, » continua l’ex-miquelet, dont les prunelles commençaient à étinceler.

Tout à coup l’Espagnol poussa une sorte de rugissement se leva d’un bond et s’élança avec la rapidité de l’éclair.

Bois-Rosé n’avait pu prévenir le mouvement de Pepe, tant il avait été soudain. Effrayé à l’idée que le carabinier était frappé de démence, il se retourna pour le suivre des yeux, et il ne put retenir un hurlement semblable à celui de l’Espagnol.

Un animal étrange, monstrueux, plus gros que le plus superbe taureau domestique, secouant une énorme crinière noire au milieu de laquelle deux yeux enflammés roulaient comme deux globes de feu, et battant ses flancs de sa queue nerveuse, bondissait au milieu de la plaine, qu’il rougissait de son sang.

C’était un bison blessé, après lequel Pepe courait comme une bête féroce affamée.