Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XIII

Librairie Hachette et Cie (2p. 166-176).

CHAPITRE XIII

LA SORTIE.


Au milieu des déserts du Far-West, dans les Prairies lointaines de l’occident de l’Amérique, trois choses sont de nécessité première : un cœur inaccessible à la crainte, en premier lieu ; puis, un habile et vigoureux coursier ; enfin, une carabine à toute épreuve.

Un courage indomptable comme celui des trois chasseurs rend souvent le cheval inutile ; mais, sans son fusil, l’homme au cœur fort n’est plus qu’un jouet fragile que se disputent la faim et les bêtes féroces, ou que le caprice d’un Indien vagabond peut briser.

À l’aspect de l’arme protectrice, qui dans les forêts du Canada jusqu’aux Montagnes-Brumeuses avait été la compagne fidèle de tant de dangers, et qui, échappée aujourd’hui aux mains entre lesquelles elle avait si souvent grondé, gisait abandonnée sur le sable, le cœur du vieux coureur des bois s’émut, comme à la vue du corps inanimé d’un ami bien cher. C’était pour le Canadien non-seulement sa force et sa vie, mais la vie et la force de son enfant, qu’on venait de lui ravir.

Le rude guerrier des Prairies sentit ses yeux humides, comme l’Arabe qui pleure son coursier. Une larme roula de ses yeux sur sa joue.

« Vous n’êtes que deux désormais sur ce rocher ; le vieux Bois-Rosé ne compte plus, dit-il en faisant un effort pour cacher sa faiblesse ; je ne suis plus qu’un enfant à la merci de ses ennemis. Fabian, mon fils, vous n’avez plus de père pour vous défendre… »

Puis il garda un morne et sombre silence, comme un Indien vaincu.

Ses deux compagnons l’imitèrent : l’un et l’autre sentaient l’étendue du malheur qui venait de les frapper tous trois. Tenter de reconquérir une arme que le choc des balles pouvait avoir faussée était une témérité inutile : c’était s’exposer à être en un clin d’œil entourés d’ennemis dont les chasseurs ignoraient le nombre ; c’était se livrer vivants aux Indiens, tandis que, sur le sommet de la pyramide du moins, le salut, c’est-à-dire une mort préférable à la captivité, était encore pour eux au fond du gouffre voisin.

« Je vous comprends, Bois-Rosé, s’écria Pepe en surprenant les yeux du Canadien fixés sur la nappe d’eau qui brillait un instant pour disparaître dans l’abîme ; mais corbleu ! nous n’en sommes pas encore là ; vous êtes plus habile tireur que moi, et ma carabine sera mieux placée dans vos mains que dans les miennes. »

En disant ces mots, Pepe faisait glisser son arme sur le sol jusqu’au Canadien.

« Tant qu’il restera entre nous trois un fusil, ce sera pour vous Bois-Rosé, ajouta Fabian. Je pense comme Pepe ; à quelles mains plus nobles et plus fidèles pourrions-nous jamais confier notre dernière ressource ?

– Non, merci, mon enfant, merci, mon vieux compagnon, je refuse votre offre, car le malheur est sur moi. »

Et Bois-Rosé repoussa la carabine que Pepe mettait sous sa main.

« Mais, grâce à Dieu, reprit le coureur des bois, dont le douloureux abattement faisait place petit à petit à une de ces colères de lion comme le géant en ressentait parfois, j’ai encore un couteau pour en éventrer autant qu’il s’en présentera, et des bras assez forts pour les étouffer ou leur briser la tête contre les rochers. »

Pepe n’avait pas repris sa carabine.

« Eh bien, chiens de métis, rebut de la race blanche, Indiens vagabonds, oserez-vous sortir de votre tanière et monter jusqu’ici ? s’écria le Canadien, cédant à un élan de fureur, et apostrophant à la fois Main-Rouge, Sang-Mêlé et ses alliés ; nous ne sommes plus que deux ici à vous attendre. Qu’est-ce qu’un guerrier sans fusil ? »

Un majestueux roulement de tonnerre éclata sous la voûte assombrie du ciel et couvrit la voix de Bois-Rosé ; mais son défi parut être entendu. Un autre Indien, suivant à peu près le même chemin que celui qui l’avait précédé, était arrivé derrière la verte enceinte du val d’Or : seulement il se cachait si soigneusement, qu’on ne voyait que le haut de sa tête jusqu’aux yeux et les rubans rouges qui ornaient sa chevelure.

« Ah ! c’est lui, c’est ce chien de métis, s’écria Pepe sans perdre de l’œil les insignes qui distinguaient, en effet, le fils de Main-Rouge, et tout en cherchant à côté de lui sa carabine. Mais Bois-Rosé l’avait prévenu. Animé par la colère qui grondait dans son sein comme le tonnerre dans le ciel, et voyant le moment arrivé où il allait exercer une éclatante vengeance sur Sang-Mêlé, dont il croyait tenir la vie entre ses mains, le Canadien s’était emparé de la carabine de Pepe et ajustait son coup.

Placé dans la même position que l’Indien auquel il succédait, l’ennemi, pour être atteint, avait forcé le chasseur à découvrir le canon de son arme comme la première fois ; frappé à mort comme lui, il tomba derrière la haie, et deux détonations se mêlèrent encore à celle du coup tiré par Bois-Rosé.

« Malédiction ! malédiction ! s’écria le chasseur d’une voix tonnante, en se dressant presque debout et en lançant avec rage, vers le cadavre de l’ennemi qu’il venait d’abattre, la crosse inutile qui lui restait dans les mains. Telle était la force de l’étreinte du colosse en tenant son arme, que le canon s’était détaché du bois, sans pouvoir l’arracher aux doigts qui le serraient.

« Que l’enfer ait ton âme, métis damné de ton vivant ! continua le Canadien en montrant du poing le cadavre immobile. »

Un éclat de rire, qui semblait poussé par un démon chargé d’exécuter la malédiction du Canadien, retentit sur les rochers en face des chasseurs, et, rapide comme un éclair, le métis, plein de vie, montra un instant, au-dessus du rempart de peaux de buffles, sa tête couverte de cheveux dénoués et flottants, et son visage empreint d’une diabolique ironie ; puis la vision s’évanouit aussi rapidement qu’elle s’était montrée.

L’Indien qui avait joué son dernier rôle de perfidie avait habilement emprunté la coiffure du métis pour exciter plus sûrement la haine de ses ennemis, et il n’avait que trop réussi.

« L’Aigle des Montagnes-Neigeuses n’est qu’un hibou en plein jour ; ses yeux ne savent pas distinguer au soleil le visage d’un chef ou celui d’un guerrier, cria la voix de Sang-Mêlé, après la bravade qu’il venait de faire en se montrant.

– Ah ! Pepe, cet homme nous est fatal ; mais ce sera désormais entre lui et nous une guerre à mort, s’écria Bois-Rosé, et les Prairies, toutes grandes qu’elles sont, ne sauraient plus nous porter tous deux. »

Le Canadien avait repris machinalement son poste, puis il murmura à demi-voix :

« Malheur, a dit le Seigneur, à qui sera dans mes mains la verge de ma colère et le bâton de ma justice ! Pepe, le Seigneur, après s’être servi de nous pour sa vengeance, a brisé l’instrument dont il a voulu se servir ; il a brisé la force entre nos mains.

– Je commence à le croire, répondit Pepe ; mais je jure sur l’âme de ma mère que, si Dieu me conserve la vie, je servirai encore une fois sa colère en plongeant jusqu’au manche mon poignard dans le cœur de ce démon moitié rouge et moitié blanc. »

Comme le ciel prenait acte de ce jugement, une obscurité subite couvrit la campagne, que des éclairs semblables à des nappes de feu sillonnaient d’un horizon à l’autre, et le tonnerre éclata comme une batterie de cent canons subitement démasqués.

Les montagnes et la plaine répétaient en échos plaintifs la grande voix de l’orage qui résonnait dans les prairies comme au milieu de l’immense océan.

La lueur blafarde des éclairs, jaillissant à travers les côtes décharnées du squelette du cheval placé sur la plate-forme, prêtait au groupe des chasseurs une étrange et sinistre apparence. Le Canadien et Pepe jetaient un regard fixe sur les objets qui les entouraient, et semblaient ne pas les voir.

L’échec terrible qu’ils venaient d’éprouver n’avait pas abattu leur courage, mais l’avait momentanément changé en une sombre et pensive résignation. Bois-Rosé, surtout, en pensant à Fabian, baissait mélancoliquement la tête et paraissait affaissé sous le poids de sa douleur. Sa colère impétueuse avait disparu pour faire place à l’humiliation d’un vieux soldat qui se verrait désarmé par des recrues. Quant à Fabian, il avait conservé le calme d’un homme pour qui la vie, sans être un fardeau trop pesant, est un poids incommode dont il attend, sans faiblesse, l’instant d’en être débarrassé.

« Fabian, mon fils, dit tristement le Canadien, j’avais eu trop de confiance jusqu’à présent dans ma force et dans mon expérience ; à quoi m’ont servi cette expérience et cette force dont j’étais si fier. C’est mon imprudence qui vous a perdus. Fabian, Pepe, me pardonnerez-vous ?

– Nous parlerons de cela plus tard, répondit le miquelet, qui sentait renaître petit à petit son courage et son esprit agressif et railleur ; vos armes ont été brisées dans vos mains comme elles l’eussent été dans les miennes, et voilà tout. Mais croyez-vous que nous n’ayons rien de mieux à faire que de nous lamenter comme des femmes, ou que d’attendre la mort comme deux bisons blessés !

– Que voulez-vous que vous dise un chasseur dont un daim pourrait venir à présent lécher les mains sans danger ? répondit le Canadien humilié.

– Il est évident que nous pouvons fuir d’ici avant la nuit ; nous allons faire une sortie contre les assiégeants. Fabian, de ce poste élevé, nous protégera de sa carabine. Voyez-vous, ce sont de ces coups d’audace qui réussissent toujours. Eh bien, il y a là-bas sous ces pierres quatre coquins qu’il faut aller égorger dans leurs trous. Le jour est presque aussi sombre que la nuit, et nous serons deux contre quatre, c’est bien assez. »

Puis, s’adressant à Fabian, qui approuvait le projet hardi de Pepe :

« Vous, reprit l’Espagnol sans trop perdre de vue les coquins sur les rochers, sans vous découvrir surtout, vous surveillerez ceux de la plaine. Si ces derniers nous aperçoivent, et que l’un d’eux bouge, tirez sur lui ; sinon… le reste nous regarde. Allons, Bois-Rosé, c’est sans doute aussi votre opinion. Eh bien, en route ! Don Fabian, quand le coup sera fait, je reviendrai vous chercher, et nous décamperons. »

Ces deux hommes qui, un instant, avaient ployé comme deux chênes tourmentés par la tempête jusqu’à leurs racines, allaient bientôt se relever comme eux et braver de nouveau l’orage.

Le Canadien obéit à un avis qui lui souriait par sa témérité même, et que l’obscurité ne rendait pas impraticable ; puis Bois-Rosé, outre le salut de son fils à opérer, avait une humiliation amère à venger.

Un coup d’œil jeté d’abord sur la plaine, du côté opposé aux rochers leur prouva que rien n’était changé autour d’eux ; alors les deux chasseurs, le couteau entre les dents se laissèrent glisser si rapidement du sommet de la pyramide, que Fabian les croyait à peine partis, quand déjà tous deux marchaient, en se courbant, le long des roseaux du lac.

Fabian, plus occupé de suivre leurs mouvements et de protéger leur vie que la sienne propre, se laissa captiver par le spectacle plein d’un terrible intérêt que lui offraient les deux intrépides compagnons d’armes.

Les larges dalles qui recouvraient les Indiens restaient aussi complètement immobiles que si elles eussent été en réalité des pierres tumulaires scellant des morts dans leur tombeau. Rassuré par la tranquillité morne qui régnait de ce côté, Fabian observa avec moins d’anxiété les manœuvres du Canadien et de l’Espagnol.

Tous deux avaient fait halte et semblaient se consulter une seconde fois ; puis il les vit entrer doucement dans les roseaux dont les bords du lac étaient couverts, et disparaître. Le vent d’orage agitait si violemment ce fourré mobile, que l’ondulation imprimée par la marche des deux chasseurs ne devait pas donner l’éveil aux Indiens.

Débarrassé du soin de surveiller ses deux amis devenus invisibles, et que l’obscurité et l’épaisseur des joncs et des roseaux protégeaient suffisamment, rassuré maintenant sur le résultat de leur audacieuse tentative, Fabian se hâta de regagner son poste au bord opposé de la plate-forme.

Il était temps.

Mais, afin de ne pas jeter de confusion dans le récit des deux actions simultanées, nous ne nous occuperons, pour un seul instant, que du coureur des bois et du chasseur espagnol.

Après que Fabian les eût vu disparaître, enfoncé dans la vase couverte de roseaux, ils avaient fait halte de nouveau. Leurs yeux ne pouvaient percer le rideau de plantes aquatiques qui les cachait ; mais ils savaient que du haut de l’éminence, Fabian plongeait sa vue bien au delà.

Au milieu de l’obscurité du ciel, parmi les hauts roseaux dont le vent courbait les verts panaches, les bords du lac paraissaient complètement déserts

« Si, dans une minute, dit le Canadien, nous n’entendons pas retentir la carabine de Fabian, ce sera signe que les Indiens ne nous ont pas vus descendre de la colline ; alors, comme ils sont cachés à égale distance à peu près les uns des autres, et sur la même ligne, nous nous élancerons chacun à une extrémité. Poignardez le dernier, j’écraserai le premier sous sa pierre, et, quant aux deux autres, pris entre nous deux, effrayés de la mort de leurs compagnons, nous en aurons bon marché, croyez-moi.

– J’y compte bien, caramba ! » dit Pepe.

Ce plan était effrayant de simplicité, et, pendant une minute que le tonnerre grondait, que les éclairs couraient comme des serpents de feu sur la plaine et dardaient de longs rayons à travers les roseaux, les deux chasseurs s’attendaient à chaque instants à entendre la détonation de la carabine de Fabian.

L’impatience les dévorait, et, à l’impatience nerveuse causée par l’excitation du danger, se joignait, chez Bois-Rosé, l’inquiétude et comme un remords d’avoir laissé le trésor de sa vie, son Fabian bien-aimé, exposé seul à un terrible danger, même quand il s’agissait de le sauver.

En vain, depuis le court espace de temps que son fils avait été rendu à sa tendresse, celui-ci avait-il donné des preuves d’un courage qui ne le cédait en rien au sien ; Bois-Rosé, au milieu de sa vie de périls, ne continuait à voir dans l’énergique et robuste jeune homme que l’enfant aux cheveux blonds et bouclés dont il avait, pendant deux ans, protégé la faiblesse.

Le Canadien frémissant tremblait d’entendre s’élancer du haut de la colline jusqu’à lui le cri d’angoisse de Fabian, qui appellerait à son aide. D’étranges rumeurs résonnaient en effet dans la plaine.

Le vent sifflait dans la prairie avec un bruit lugubre comme le bruit de sa solitude éplorée.

« Il est temps, dit Bois-Rosé, car l’enfant est seul… Allons, Pepe… vous savez… le premier et le dernier. »

Les roseaux se courbèrent dans un large espace, comme sous des rafales impétueuses du vent du Sud, et semblables à deux tigres du Bengale qui s’élancent du milieu des jungles sur leur proie, sans un rugissement, mais aussi agiles que silencieux, les deux chasseurs bondirent dans la plaine.

Avec une précision prodigieuse d’instinct sauvage, chacun des terribles lutteurs courut droit à son ennemi, Bois-Rosé au premier, Pepe au dernier.

En ce moment, le son bien connu de la carabine de Fabian retentit au loin. Bois-Rosé tressaillit, mais il ne pût s’arrêter ; d’ailleurs, le coup de carabine de Fabian avait résonné seul, et il fallait en finir avec leurs ennemis.

Confiant dans la vigueur de ses bras, au moment où l’Indien, averti trop tard par le retentissement du sol, essayait de sortir par l’ouverture étroite qu’il s’était ménagée dans l’une de ses crevasses, le Canadien pressa d’un pied lourd comme un bloc de granit le corps de l’Apache. Enlever ensuite la dalle de pierre et la laisser retomber sur le sauvage, fut pour Bois-Rosé l’affaire d’un instant ; il s’avança vers le second.

Pepe avait attaqué son adversaire d’une façon différente, il s’était jeté à plein corps sur lui, et son bras : armé d’un poignard, fouilla pendant une seconde sous la pierre ; puis, s’élançant d’un bond, l’Espagnol vint se joindre à Bois-Rosé.

Deux cadavres, l’un écrasé par la pierre, l’autre égorgé par le couteau, tel avait été le résultat de cette brusque attaque ; mais deux autres Indiens pleins de vie s’étaient redressés sur leurs pieds, surpris, épouvantés, incertains s’ils devaient fuir ou combattre.

« Écrasez le reptile avant qu’il siffle, s’écria Bois-Rosé au moment où l’un des Indiens, en poussant un hurlement d’alarme, se reculait pour faire usage d’un arc qu’il tenait en main, tandis que l’autre s’élançait en hurlant aussi sur Pepe. Les deux ennemis se choquèrent avec force, mais non avec un égal succès. »

L’Indien, renversé par le choc, mesura rudement la terre, Pepe se précipita sur lui. À peine l’Apache eut-il la force de se débattre une seconde, il resta immobile.

Pendant ce temps Bois-Rosé se baissait pour éviter la flèche, qui passa en sifflant à quelques lignes au-dessus de lui ; et quand il se releva, l’Indien était loin ; mais, comme il l’avait craint, le serpent avait sifflé ; ses hurlements retentirent dans la plaine.

« Vite, vite Pepe, à la pyramide ! » cria Bois-Rosé. Et tous deux en reprirent la direction en courant.

Fabian était resté seul pendant dix minutes à peine, tant les deux chasseurs avaient exécuté rapidement leur expédition.

Au moment où, se cramponnant aux buissons, ils gravissaient, presque hors d’haleine, les flancs escarpés de la colline, le morne silence qui régnait au sommet les épouvanta.

« Fabian ! Fabian ! cria le Canadien éperdu, tandis que ses jarrets nerveux semblaient se dérober sous lui, tant son angoisse était poignante. Fabian, mon fils, » cria de nouveau Bois-Rosé.

Le vent d’orage qui grondait avec fureur dans les branches des sapins de la plate-forme, répondit seul à ce douloureux appel.