Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/V
CHAPITRE V
LES VOIX INTÉRIEURES.
Les ombres s’allongeaient insensiblement à mesure que le soleil s’avançait vers le couchant, et, sous ses rayons obliques, le val d’Or ne jetait plus que de pâles et rares lueurs. Bientôt ces vastes solitudes, où venaient de se passer les terribles événements que nous avons racontés, allaient s’envelopper du manteau de la nuit et reprendre leur calme habituel.
Un devoir restait à remplir : c’était de donner la sépulture à don Antonio de Mediana. Bois-Rosé et Pepe se chargèrent de ce soin ; transporté dans leurs bras jusqu’au sommet de la pyramide, il trouva son dernier asile dans le tombeau du chef indien. La superstition qui avait consacré ces lieux mettait le corps à l’abri de la profanation des hommes, et les pierres qui couvraient la tombe le protégeaient contre la voracité des oiseaux de proie.
« Que de fois, s’écria mélancoliquement le vieux chasseur, depuis que je suis en âge de porter un fusil ou une carabine, n’ai-je pas été présent dans ces moments douloureux où l’on compte ses morts ! Ah ! quoi qu’on dise, l’instinct sanguinaire de l’homme ne s’éteindra jamais ; qu’il rencontre ses semblables sur l’immensité de l’Océan ou au milieu des déserts, c’est toujours le même résultat : du sang qui rougit la mer ou dont le sable se teint ; et cependant Dieu semble n’avoir créé la terre et la mer aussi vaste que pour qu’il y ait place pour tout le monde.
– Est-ce un reproche indirect que vous m’adressez ? demanda Fabian d’un ton d’amère tristesse ; j’ai condamné le meurtrier de ma mère, j’ai condamné également l’assassin de mon père adoptif comme j’aurais condamné le vôtre. Ce que j’ai fait, je le ferais encore, ajouta-t-il avec fermeté ; aurais-je eu le droit de pardonner à l’un et à l’autre ?
– L’amertume est dans votre âme, mon enfant, s’écria Bois-Rosé, et vous fait mal interpréter mes paroles. Non, je n’ai pas eu l’intention de blâmer votre conduite ; que Dieu m’en préserve ! et d’ailleurs le pourrais-je, quand j’ai moi-même donné un avis semblable au vôtre dans cette terrible affaire ?
« Ces deux meurtriers, qui avaient échappé à la justice régulière des hommes, semblent avoir été poussés dans le désert pour y subir le châtiment dû à leurs crimes. Les condamner a pour vous été un devoir terrible que vous imposait la Providence. Vous l’avez rempli comme il convient à un cœur généreux.
« N’avez-vous pas noblement dédaigné les grandeurs du monde que vous offrait l’assassin de votre mère ? Agir autrement eût été lâcheté. Je suis fier de vous, mon enfant bien-aimé. Ne voyez donc, dans mes réflexions sur l’acharnement des hommes à s’entre-détruire, qu’une pensée douloureuse que j’exprimais en songeant à la perversité de l’espèce humaine. Le temps approche où je serai seul, et je n’ai pu m’empêcher de penser que, lorsqu’un jour aussi mon tour viendra, peut-être ne trouverai-je pas alors un ennemi généreux qui protège mon corps contre l’outrage des hommes, et le préserve de devenir la pâture des bêtes. »
Fabian ne répondit pas, et le chasseur continua, en étouffant un soupir.
« Avant de vous retrouver, Fabian, je n’osais penser au passé, je n’ose aujourd’hui penser à l’avenir. » Et le chasseur soupira de nouveau. « Mais à quoi bon s’occuper de ce qui n’est plus ou de ce qui n’est pas encore ?… Que puis-je désirer dans le présent ? N’êtes-vous pas près de moi, et n’ai-je pas à veiller encore sur l’enfant que le ciel m’a fait retrouver ? Eh bien, quand vous ne serez plus là, je me dirai : « Si Dieu, qui deux fois l’a envoyé vers moi, ne me le rend pas, c’est qu’il est riche, heureux, que nul danger ne le menace, » et cette pensée me consolera dans ma solitude. »
Le chasseur se détourna pour chasser l’émotion qui se peignait sur sa figure et gagnait sa voix ; il semblait attendre une réponse de Fabian, mais Fabian resta muet.
« Tout cet or est à vous, mon enfant, reprit Bois-Rosé ; c’est l’héritage laissé par votre père adoptif ; Pepe et moi allons emporter tout ce que nous permettront nos forces. Nous avons déjà perdu bien du temps. Allons, Pepe, à l’ouvrage, continua le Canadien en s’adressant à l’Espagnol, qui, le visage appuyé sur sa main, promenait aussi des regards mélancoliques sur le désert.
– Pas encore, dit doucement le jeune homme, apaisé par le ton de tendresse de Bois-Rosé ; si vous le trouvez bon, nous passerons la nuit ici. J’ai besoin de me recueillir ; un choc terrible a ébranlé mes esprits, et je demanderai conseil au silence de la nuit et du désert sur ce que je dois décider ; demain je vous le dirai.
– Sur ce que vous devez décider ? demanda Bois-Rosé d’un air surpris.
– Il est trop tard à présent pour nous mettre en route, reprit Fabian sans s’expliquer davantage.
– Soit. Je ne vous contredirai pas ; un jour de plus avec vous me sera toujours précieux. Vous l’entendez, Pepe ; mon avis est donc d’asseoir notre camp là-haut sur la colline.
– Oui, dit Fabian, du voisinage de l’homme qui depuis une heure repose près d’un chef indien peut-être sortira-t-il pour moi quelque leçon dont je profiterai. »
Le soleil s’inclinait de plus en plus vers l’horizon, et les trois amis gravirent de nouveau au haut de la pyramide. De son sommet la vue dominait au loin, et l’aspect du désert était de nature à promettre une nuit tranquille. Un calme profond régnait partout. À l’exception d’une nuée de vautours planant au-dessus du cheval de don Estévan resté dans la plaine sans vie comme son maître dans son tombeau, et qui rappelait une sanglante catastrophe, tout avait repris la même physionomie de morne tranquillité.
Ces heures calmes du soir, dans les lieux qu’habite l’homme, portent à la rêverie ; mais, dans le désert, un sentiment de crainte se mêle toujours aux pensées qu’elles évoquent. Pepe, moins absorbé que ses deux compagnons, jetait seul de temps en temps à l’horizon des regards soucieux.
« Mon avis, dit-il enfin, est que nous commettons une grande imprudence en restant ici cette nuit.
– Pourquoi cela ? où trouverons-nous une position plus forte et plus avantageuse que sur cette hauteur ? reprit le Canadien.
– Nous avons laissé échapper deux coquins dont la rancune peut nous jouer un mauvais tour.
– Quoi ! ces deux vermines ? Ne vous rappelez-vous pas que nous avons vu l’un de ces vauriens tomber dans ce même gouffre où vous avez envoyé Cuchillo le rejoindre ?
– C’est vrai, et je me rappellerai longtemps les cris déchirants de ce malheureux suspendu aux branches d’un buisson, reprit Pepe en frémissant à ce terrible souvenir ; mais l’autre va retourner au camp, et ce soir peut-être nous allons avoir soixante hommes sur les bras.
– Je n’en crois rien. Celui qui sous nos yeux a roulé dans le précipice de la cascade n’y est sans doute pas tombé par accident. Je parierais que c’est son compagnon qui l’y a poussé, pour rester seul maître du secret ; et, s’il n’a pas voulu le partager avec son ami, sera-ce pour convier soixante avides chercheurs d’or au régal qu’il se promet ? Loin de retourner au camp, le drôle doit, à l’heure qu’il est, se tenir tapi dans quelque ravin pour attendre la nuit. Quand les ténèbres couvriront le désert, nous le verrons rôder autour du trésor, comme nous entendons les loups hurler après le cadavre de ce cheval là-bas. »
Le Canadien ne se trompait pas dans ses conjectures, du moins quant au sort d’Oroche.
« Tout ce que vous dites là est très-probable, répondit Pepe sans se laisser convaincre ; mais néanmoins je persiste dans mon avis. Pendant que nous avons encore deux heures de jour, nous devrions emporter chacun trente ou quarante livres de cet or. C’est facile et cela fait, si je ne me trompe, une somme fort ronde. Nous marcherions toute la nuit dans la direction du préside de Tubac ; nous pratiquerions une cache dans quelque endroit, nous y enfouirions le magot, puis nous reviendrions chercher une nouvelle provision. Le drôle à qui nous abandonnerions le champ libre nous laisserait encore, dût-il emporter avec lui son poids d’or, plus qu’il n’en faudrait à don Fabian. Voyez, n’est-ce pas une merveille de Dieu que cet amas de richesses dans ce vallon ? »
En disant ces mots, les deux chasseurs jetèrent un regard au-dessous d’eux. L’ombre s’allongeait lentement sur le val d’Or, et les magiques lueurs s’effaçaient petit à petit sous cette ombre croissante.
« Je vous dis que l’homme ne retournera pas au camp : ce n’est pas son intérêt, reprit Bois-Rosé, et d’ailleurs nous partirons dans quelques heures.
– Et le pauvre diable que nous avons laissé là-bas, attendrons-nous à demain pour l’aller chercher ?
– N’attendrions-nous pas plus longtemps encore, si nous suivions votre ami ? Je réponds que la fièvre l’aura fait dormir toute la journée comme un loir, reprit Bois-Rosé. Il est en sûreté, il y a de l’eau ; nous ne pourrions rien pour lui jusqu’à demain. Mon avis est de le laisser où il est : c’est peut-être dur, ajouta-t-il plus bas ; mais, vous concevez, il doit ignorer, sinon l’existence d’un trésor quelque part, au moins son emplacement exact. Nous le dédommagerons de l’abandon forcé où nous le laissons, en lui donnant quelques-uns de ces cailloux d’or, puis nous… Ah ! voilà l’embarrassant : qu’en ferons-nous ?
– Nous y penserons, continua le Canadien ; mais je présume que, s’il sent quelques livres d’or dans sa poche, il n’aura rien de plus pressé que de nous remercier et de prendre son vol vers les habitations. »
Cette conversation entre les deux chasseurs avait lieu au moment où Fabian était un instant descendu dans la plaine pour réfléchir plus librement.
« Ce qu’il y a de plus clair dans tout ceci, reprit Pepe, c’est que vous êtes de mon avis, mais que don Fabian a dans la tête la dangereuse fantaisie de passer la nuit ici, et que c’est pour vous la loi suprême. »
Le Canadien sourit et ne répondit pas. En ce moment Fabian rejoignait ses deux compagnons au sommet du rocher.
« Je vais à mon tour, dit le carabinier, donner un coup d’œil dans les environs. »
Pepe s’éloigna, sa carabine sur l’épaule. Une demi-heure après il était de retour. Il avait, retrouvé les traces de Baraja et d’Oroche dans les montagnes, et il n’avait pas jugé à propos de les suivre au delà de quelques centaines de pas. Puis il avait gravi la petite chaîne de rochers à l’abri desquels les deux aventuriers avaient échappé à leurs carabines.
« La cime de ces rochers, ajouta le miquelet en finissant son rapport, et vous pouvez tous deux le voir d’ici, est couverte de buissons si épais que cinq ou six hommes pourraient nous faire bien du mal sur cette plate-forme, et je serais presque d’avis de quitter ce poste et de nous établir dans celui-là. »
Une circonstance de localité empêcha seule le Canadien de partager l’opinion de Pepe : c’est qu’en cas d’un siège à soutenir, la cascade était assez près d’eux pour leur fournir de l’eau à l’aide d’une calebasse au bout d’une branche d’arbre. C’était une ressource précieuse ; car, sous un soleil brûlant, l’eau était presque plus nécessaire que les vivres.
Les trois chasseurs résolurent donc d’un commun accord de rester sur la plate-forme qu’ils occupaient et de se mettre en route vers quatre heures du matin.
Le Canadien n’avait pas oublié l’apparition lointaine du canot mystérieux qui avait frappé ses yeux dans le cours de la matinée. Il ne se dissimulait pas non plus que, selon l’expression de Pepe, c’était une dangereuse fantaisie de Fabian de s’obstiner à passer la nuit dans un endroit dont le secret avait pu se répandre d’une manière ou d’une autre dans le camp des chercheurs d’or. Mais il suffisait au digne Canadien que son enfant en eût si formellement exprimé le désir pour qu’il s’y conformât avec docilité.
À tout prendre, la plate-forme du sépulcre indien était plus élevée que la chaîne des rochers. Deux de ces grandes pierres plates si abondantes dans la plaine, qui se trouvaient près d’eux, furent mises de champ, et ces nouveaux créneaux, joints à ceux que la nature avait formés sur la pyramide tronquée, composèrent bientôt un retranchement derrière lequel les trois chasseurs étaient à l’abri des balles en cas de besoin.
Cette précaution prise, le Canadien jeta autour de lui un regard de calme satisfaction. Leur provision de poudre et de plomb était plus que suffisante, et le chasseur s’en rapportait pour le reste à sa bonne étoile, à l’intrépidité de son cœur, à la justesse de son coup d’œil et à cette fertilité de ressources qui l’avaient tiré de tant de dangers en apparence insurmontables.
« Alors, dit Pepe, nous nous occuperons de manger un morceau avant le premier quart de nuit. Avez-vous encore un peu de viande sèche dans votre carnier, Bois-Rosé ? Quant à moi, il m’en reste à peine quelques bribes qui courent l’une après l’autre sans pouvoir se joindre. »
Inspection faite des provisions de bouche, il se trouva qu’à l’exception d’une quantité de pinole[1] suffisante encore pour deux jours, il n’y avait de viande séchée au soleil que juste pour un chétif repas. Mais comme Fabian déclara qu’il se contenterait d’une poignée de farine de maïs délayée dans de l’eau, les deux chasseurs se décidèrent à se contenter de leur cecina telle qu’elle se trouvait dans la carnassière de Bois-Rosé.
« Savez-vous, dit Pepe en se mettant en besogne, que depuis notre départ de l’hacienda, à l’exception de ce chevreuil dont vous avez fait sécher les débris au soleil, nous n’avons fait que de bien maigres repas ?
– Que voulez-vous, répondit le Canadien ; trois hommes seuls dans un désert, n’osent guère allumer du feu ni tirer un coup de fusil contre un daim, de peur de se trahir.
– C’est vrai ; mais, quoi qu’il puisse arriver, malheur au premier chevreuil qui se trouvera à portée de ma carabine. »
Pendant que le chasseur et Pepe achevaient leur frugal repas, le soleil avait disparu, les étoiles scintillaient une à une, et le brouillard tombait plus intense et plus froid sur le sommet des Collines-Brumeuses.
« Qui va commencer le premier quart de nuit ? demanda Pepe.
– Ce sera moi, reprit Fabian ; vous et Bois-Rosé vous allez dormir ; je veillerai pour vous, car le sommeil est bien loin de mes yeux. »
Ce fut en vain que le chasseur insista pour que Fabian, comme le plus jeune, essayât de prendre le premier quelques instants de repos ; Fabian persista dans sa résolution.
Bois-Rosé s’étendit donc à côté du carabinier, et tous deux ne tardèrent pas à oublier les événements de la journée.
Fabian, demeuré seul éveillé, s’enveloppa de son manteau, et, l’œil tourné vers l’occident, d’où pouvait principalement venir le danger, il se tint aussi immobile que ceux qui dormaient à côté de lui.
Au milieu du calme de la nuit, près de la tombe qui venait de se rouvrir pour recevoir son nouvel hôte, le jeune homme, fidèle sans le savoir à la devise de sa maison : Je veillerai, interrogea successivement trois conseillers qui ne trompent jamais : la solitude, la mort et Dieu. Après une longue et profonde méditation, il quitta la place où il était resté si longtemps immobile pour s’avancer sur le bord de la plate-forme.
Le val d’Or scintillait de lueurs bleuâtres aux rayons de la lune et semblait couvert de feux follets qui s’agitaient en tous sens.
Fabian considéra longtemps ces prodigieuses richesses près desquelles étaient venues échouer tant d’ambitions. Il y avait là sous les pieds du jeune homme aux vêtements usés par la pauvreté toute une vie de puissance et de luxe à faire pâlir les plus opulents.
Avec une portion de cet or, il y avait de quoi satisfaire tous les désirs que l’homme peut concevoir dans sa plus folle ivresse. Fabian, un moment, fut en proie à une espèce de fascination.
L’or est presque toujours un aussi mauvais conseiller que la faim. Une phrase de sa mère adoptive à son lit de mort, phrase terrible et oubliée depuis longtemps, vint tout à coup gronder à ses oreilles : « Promets de venger, Arellanos, lui avait dit la mourante, et je te confierai un secret qui te fera si riche que, s’il te plaît d’acheter pour une heure, pour un jour, pour un mois, la femme objet de ta folle passion, elle se livrera à toi jusqu’au moment où, elle souillée, toi rassasié de jouissance, tu la rejetteras aux bras d’un autre homme trop heureux de la prendre avec le trésor dont tu auras pavé sa bassesse. »
Frémissant au souvenir de son amour dédaigné, Fabian caressa un instant dans sa pensée cette fatale phrase ; son cœur battait avec violence, le vertige s’emparait de lui… Mais soudain rappelé à lui-même par sa nature noble et généreuse, la vue de cet amas d’or qu’il accusait d’avoir un moment flétri sa pensée ne lui inspira plus que du dégoût. « Arrière, vil métal de corruption, s’écria-t-il ; arrière, démon tentateur ! »
Et le jeune homme ferma les yeux, puis il retourna s’asseoir à sa place. Sa détermination était irrévocablement prise. L’image de Rosarita s’était présentée à son esprit dans toute sa naïve candeur et l’enveloppait de son chaste et séduisant regard.
Cependant Bois-Rosé avait satisfait le premier besoin de sommeil et rouvrait les yeux, que Fabian était encore enseveli dans ses pensées. La voix du vieux chasseur vint l’en arracher.
« Rien de nouveau, demanda Bois-Rosé.
– Rien, répondit Fabian ; mais pourquoi interrompre sitôt votre sommeil ?
– Sitôt ! les étoiles n’ont pas mis moins de quatre heures à parcourir le chemin qu’elles ont fait ; il est minuit pour le moins.
– Déjà ! je ne pensais pas que la nuit fût si avancée.
– Dormez à votre tour, mon enfant, dit Bois-Rosé, il n’est pas bon que la jeunesse veille comme la vieillesse.
– Dormir ! reprit Fabian en touchant du doigt le bras du vieux chasseur ; est-il prudent de dormir quand on entend de pareils bruits autour de soi ? »
Des hurlements plaintifs s’élevaient du milieu de la plaine, à l’endroit où le cheval de don Estévan s’était abattu sous la balle du Canadien pour ne plus se relever.
Des formes noires se montraient confusément aux clartés indécises de la lune.
« Ces loups, reprit Fabian, pleurent une proie qu’ils n’osent dévorer en présence de l’homme. Peut-être ne sommes-nous pas seuls à les effrayer. »
Des détonations lointaines semblèrent confirmer tout à coup les craintes de Fabian.
Le chasseur, en homme accoutumé à tirer des inductions certaines de moindres signes comme des plus légers bruits de la solitude, n’eut besoin que d’une minute pour se rendre compte de ces détonations.
« Les Mexicains, dit-il, sont une seconde fois aux prises avec les Apaches et bien loin d’ici. Quant à ces loups, c’est notre vue seule qui les effraye ; dormez donc, mon enfant, et dormez sans crainte toutes les fois que je veillerai pour vous ; vous devez avoir besoin de sommeil.
– Hélas ! reprit Fabian, depuis quelque temps mes jours ont été des années ; aujourd’hui j’ai, comme la vieillesse, le privilège de l’insomnie. Puis-je d’ailleurs espérer de goûter du repos, après la journée qui vient de s’écouler ?
– Quelque terrible qu’elle ait été, jamais le sommeil n’a fait défaut quand on a courageusement accompli son devoir, reprit Bois-Rosé ; croyez-en l’expérience d’un homme dont la solitude a mûri le jugement.
– J’essayerai, » répondit Fabian. Et, plutôt pour complaire à Bois-Rosé que pour satisfaire un besoin qu’il n’éprouvait pas, il s’étendit à son tour sur la terre.
Bientôt, sous la réaction des émotions terribles de la journée, ses muscles brisés se détendirent, ses yeux se fermèrent involontairement, et un sommeil profond, un sommeil que la jeunesse seule connaît, arrêta tout à coup le cours de ses pensées. Comme aux jours de l’enfance de Fabian, le géant canadien s’inclina sur son visage qu’éclairait la lueur pâle de la nuit.
« Enfant aux cheveux blonds que j’ai tant de fois veillé jadis, se dit-il en se reportant avec la complaisance des vieillards au temps de sa jeunesse, toi qui t’endors maintenant dans toute ta force, toi dont le soleil a bruni la figure et dont le temps a noirci les cheveux, toi qui me sembles à présent comme le commencement et la fin d’un rêve interrompu, dors encore une fois tranquille sous l’œil du chasseur qui t’a fait riche, comme tu dormais autrefois sous la garde du matelot qui t’avait sauvé la vie : le moment approche où nos sentiers à tous deux vont s’écarter de nouveau pour ne plus se rejoindre : le chemin des villes n’est pas celui qui conduit au désert ; le chêne et le palmier ne sauraient vivre sous le même ciel. »
En proférant ces paroles d’un ton de profonde mélancolie, Bois-Rosé souleva doucement la tête du jeune homme, que ce mouvement ne réveilla pas, l’appuya sur ses genoux et s’interposa entre les rayons de la lune et les yeux fermés de Fabian.
Au-dessus d’eux, le ciel resplendissait d’étoiles.
Pendant trente ans de sa vie de matelot et de chasseur, le Canadien n’avait jamais contemplé sans émotion cette immensité mobile, où chaque étincelle est un monde, où tant de millions de mondes, lancés par la main du Créateur, se meuvent dans l’espace sans jamais se heurter. Une vague et triste rêverie s’empara du vieillard, qui prêta l’oreille aux harmonies terrestres mêlées à la muette harmonie des régions célestes. La cascade grondait sourdement au fond de l’abîme, le feuillage des sapins murmurait parfois sous la brise ; de mystérieuses rumeurs semblaient sortir des Montagnes-Brumeuses, et l’écho de la plaine répétait ces rumeurs.
« Combien, se disait Bois-Rosé en suivant le cours de ses idées, combien l’Océan ressemble au désert ! J’entends d’ici comme la mer qui brise ; j’entends le canon qui retentit au large. Combien de fois, au bruit de ces grands arbres ébranlés par le vent, n’ai-je pas cru que j’entendais gémir les mâts de l’Albatros ? L’Océan, le désert, Fabian, voilà les trois affections de ma vie. Le désert seul m’a fait oublier la mer. Qui remplacera pour moi le désert ? Fabian sans doute. Eh bien, j’essayerai, poursuivit le chasseur en soupirant ; aussi bien l’homme n’est pas fait pour passer sa vie entière dans les bois, loin de ses semblables. Oui, je renoncerai à ma vie errante, et Fabian me saura gré de ce sacrifice. »
Alors le chasseur laissa vaguer son esprit dans un monde depuis longtemps oublié. Tout d’un coup une douloureuse appréhension traversa son cœur : « Mais, reprit-il, pour que Fabian me sût gré d’un sacrifice qui sans doute abrégerait ma vie, encore faudrait-il qu’il me le demandât. Deux fois j’ai fait allusion à notre séparation prochaine, et deux fois son silence m’a brisé le cœur. Oh ! mon Dieu ! quelle dernière épreuve me réservez-vous ? »
Puis le chasseur leva ses yeux humides vers le firmament, où l’instinct de l’homme lui a toujours fait chercher les arrêts de Dieu. Le Chariot s’inclinait vers le nord, près de disparaître derrière les collines ; et, comme un triste présage, des étoiles tombantes, semblables à l’espoir qui brille un moment et s’éteint, mouraient en sillonnant de feu la voûte du ciel.
La tête de Fabian reposait encore sur les genoux du Canadien.
- ↑ Farine grossière de maïs concassé, et mêlée d’une portion de sucre et de cannelle broyés.