Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/IV

Librairie Hachette et Cie (2p. 45-62).

CHAPITRE IV

LE JUGEMENT DE DIEU.


Un moment de stupeur suivit ce meurtre si rapidement accompli. Don Antonio ne bougeait plus. Fabian semblait oublier que le bandit n’avait fait que hâter l’exécution de la sentence qu’il avait prononcée lui-même.

« Malheureux ! s’écria-t-il en se précipitant vers Cuchillo, le canon de sa carabine dans la main, comme s’il n’eût daigné se servir que de la crosse contre le bourreau.

– Là, là, dit Cuchillo en se reculant, tandis que Pepe, plus porté à l’indulgence envers le meurtrier de don Antonio, s’interposait entre eux deux, vous êtes vif et emporté comme un poulain sauvage, et prêt à chaque instant à donner de la corne comme un novillo[1]. Les Indiens sont trop occupés ailleurs pour penser à nous. C’est une ruse de guerre, afin de vous rendre plus vite le service signalé que vous m’aviez demandé. Ne soyez donc pas ingrat ; car, pourquoi ne pas en convenir ? vous étiez tout à l’heure le neveu le plus embarrassé de son oncle qui fût jamais… Vous êtes noble, vous êtes généreux : vous auriez regretté toute votre vie de n’avoir pas pardonné à cet oncle, quand j’ai tranché la question ; j’ai pris le remords pour moi, et voilà tout.

– Le drôle a l’intelligence alerte et la main sûre, dit l’ex-carabinier.

– Oui, reprit Cuchillo évidemment flatté, je me pique de n’être pas un sot et de me connaître en délicatesse de conscience ; j’ai pris sur moi les scrupules de la vôtre. Quand j’aime les gens, je m’oublie toujours pour eux, c’est mon défaut. Lorsque j’ai vu que vous m’aviez si généreusement pardonné le coup de… l’égratignure que je vous avais faite, j’ai fait de mon mieux pour y parvenir, le reste est à régler entre ma conscience et moi.

– Ah ! soupira Fabian, j’espérais encore pouvoir lui pardonner.

– Que faire à cela ? interrompit l’ex-carabinier. Pardonner au meurtrier de sa mère, seigneur don Fabian, eût été une lâcheté ; tuer un homme sans défense, presque un crime, j’en conviens, même après cinq ans de préside ; notre ami Cuchillo nous a donc épargné l’embarras du choix. C’est son affaire. Qu’en pensez-vous, Bois-Rosé ?

– Avec des preuves semblables à celles que nous possédons, le tribunal d’une ville eût condamné l’assassin à la peine du talion, la justice indienne ne l’eût pas épargné davantage ; c’est Dieu qui a voulu vous éviter de verser le sang d’un blanc. Je dis comme vous, Pepe, c’est l’affaire de Cuchillo. »

Devant ce verdict du vieux chasseur, Fabian s’inclina, mais en silence toutefois, comme s’il n’eût pu démêler au fond de son cœur, parmi les voix contradictoires qui s’y faisaient entendre, s’il devait se réjouir ou s’affliger de cette catastrophe inattendue.

Cependant un nuage d’amère tristesse chargeait son front.

Moins accoutumé que ses deux sauvages compagnons à des scènes sanglantes, il approuvait, bien qu’en gémissant, leur inexorable logique.

Pendant ce temps, Cuchillo avait repris toute son audace ; les choses tournaient au mieux pour lui.

Il jeta sur le cadavre de celui qui ne pouvait plus parler un regard de haine satisfaite et murmura à demi-voix :

« À quoi tient la destinée humaine ? Il y a vingt ans, ma vie n’a dépendu que de l’absence d’un arbre. »

Puis s’adressant à Fabian :

« Il est donc constaté que je vous ai rendu un grand service. Ah ! don Tiburcio, il faut vous résoudre à rester mon obligé ; mais tenez, je pense généreusement à vous fournir les moyens de vous acquitter. Il y a là des richesses immenses, et il ne s’agit pour cela que de vous rappeler votre parole donnée à celui qui, pour vous, n’a pas craint de se mettre pour la première fois, j’ose le dire, en querelle ouverte avec sa conscience. »

Et Cuchillo, qui, malgré la promesse de Fabian de lui abandonner l’or objet de sa convoitise, savait que promettre et tenir sont deux, attendit plein d’anxiété la réponse de Fabian.

« Ah ! c’est vrai ! le prix du sang vous est dû, » dit-il au bandit.

Cuchillo affecta une attitude indignée.

« Eh bien ! celui-là vous sera magnifiquement payé, reprit le jeune homme d’un air de mépris. Mais il ne sera pas dit que j’aurai partagé avec vous ; l’or de ce placer est pour vous.

– Tout ? s’écria Cuchillo, qui n’en pouvait croire ses oreilles.

– Ne vous l’ai-je pas dit ?

– Vous êtes fou, s’écrièrent à la fois le carabinier et le chasseur ; le drôle l’aurait tué pour rien.

– Vous êtes un dieu ! s’écria Cuchillo, et vous appréciez mes scrupules à leur juste valeur. Quoi ! tout cet or ?

– Tout, jusqu’à la moindre parcelle, reprit simplement Fabian ; je ne veux rien de commun avec vous, pas même cet or. »

Et il fit un signe à Cuchillo.

Le bandit, au lieu de traverser la haie de cotonniers, s’élança vers les Montagnes-Brumeuses, vers l’endroit où il avait attaché son cheval.

Quelques minutes après Cuchillo revenait, son zarape à la main. Il écarta les branches entrelacées qui fermaient le val d’Or, et disparut bientôt aux yeux de Fabian.

Le soleil, au milieu de sa course, jetait une lumière étincelante et faisait scintiller de mille feux l’or disséminé dans le vallon.

Un frisson parcourut les veines de Cuchillo.

Le cœur palpitant à la vue de cet amas de richesses, il ressemblait au tigre qui tombe dans une bergerie et ne sait quelle victime choisir ; il parcourait d’un œil hagard les trésors dispersés à ses pieds, et peu s’en fallut que, dans un transport insensé de joie, il ne se roulât dans ces flots d’or.

Bientôt cependant, revenu à des pensées plus calmes, il étendit son manteau sur le sable, et, dans l’impossibilité d’emporter toutes les richesses étalées sous ses yeux, il jeta autour de lui un regard observateur.

Cuchillo choisissait de l’œil.

Pendant ce temps, Diaz, qui s’était assis à quelque distance dans la plaine, n’avait perdu presque aucun des détails de cette scène douloureuse.

Il avait vu Cuchillo apparaître subitement, il avait deviné le rôle qu’on allait lui faire remplir, il avait entendu le cri de fausse alarme du bandit, puis enfin le sanglant dénoûment du drame ne lui avait pas échappé.

Jusqu’alors il était resté immobile à sa place, pleurant sur le sort de son chef et sur les espérances que sa mort anéantissait.

Cuchillo venait de disparaître dans le val d’Or, quand les trois chasseurs virent Diaz se lever et marcher vers eux.

Il s’avançait à pas lents, comme la justice de Dieu, dont il allait être aussi l’instrument.

Son bras était passé dans la bride de son cheval, et son front, obscurci par la douleur, était baissé vers la terre.

L’aventurier jeta un regard empreint de tristesse sur le duc de l’Armada nageant dans son sang ; la mort n’avait pas effacé de son visage l’expression d’un inaltérable orgueil.

« Je ne vous blâme pas, dit-il. À votre place, j’en eusse fait autant. Que de sang indien n’ai-je pas fait couler pour assouvir ma vengeance !

– C’est pain bénit, interrompit Bois-Rosé en passant la main dans son épaisse chevelure grise et en jetant sur l’aventurier un regard de sympathie. Pepe et moi, nous pouvons dire que de notre côté…

– Je ne vous blâme donc pas ; mais je pleure parce que j’ai vu tomber presque sous mes yeux un homme au cœur fort, un homme qui tenait dans sa main l’a venir de la Sonora ; je pleure, parce que la gloire de mon pays est morte avec lui.

– C’était, comme vous dites, un homme au cœur fort, mais au cœur de rocher, dit Bois-Rosé ; que Dieu ait son âme ! »

Un douloureux tressaillement agita le cœur de Fabian. Diaz continua l’oraison funèbre du duc de l’Armada.

« Nous avions rêvé, lui et moi, l’affranchissement d’une puissante province et des jours de splendeur ; ni lui, ni moi, ni personne ne les verra luire ! Ah ! que n’ai-je pu être tué à sa place ! Personne ne songerait que je ne suis plus ; un champion de moins n’eût pas compromis la cause que nous servions tous les deux ; mais la mort du chef la perd à jamais. Ces trésors qu’on dit être entassés ici devaient nous servir à régénérer la Sonora ; car vous ne savez peut-être pas que près de cet endroit…

– Nous le savons, interrompit Fabian.

– Bien, reprit Diaz ; je ne m’occupe plus de cet immense placer ; j’ai toujours préféré la vue d’un Indien tué de mes mains à un sac de poudre d’or. »

Cette communauté de haine pour les Indiens augmenta encore chez Bois-Rosé la sympathie que lui avaient inspirée le désintéressement et le courage de Diaz.

« Nous avons échoué au port, continua Diaz d’un ton empreint d’amertume, tout cela par la faute d’un traître que je veux livrer à votre justice, non parce qu’il nous trompait, mais parce qu’il a brisé l’instrument dont Dieu voulait se servir pour faire de mon pays un puissant royaume.

– Que voulez-vous dire ? s’écria Fabian. Est-ce à dire que Cuchillo…

– Ce traître qui deux fois a tenté de vous assassiner, la première à l’hacienda del Venado, la seconde dans la forêt qui en est voisine, était celui qui nous conduisait vers le val d’Or.

– C’est donc Cuchillo qui vous en avait vendu le secret ? J’en étais presque sûr ; mais vous, en êtes-vous certain ?

– Aussi certain que je le suis de paraître un jour devant Dieu ; le pauvre don Estévan m’a raconté comment l’existence et l’emplacement du trésor étaient venus à la connaissance de Cuchillo ; c’est en assassinant son associé, qui le premier l’avait découvert. Maintenant si vous jugez que l’homme qui a attenté deux fois à votre vie mérite un châtiment exemplaire, c’est à vous de le décider. »

En achevant ces mots, Pedro Diaz resserrait les sangles de son cheval et se disposait à partir.

« Encore un mot, s’écria Fabian. Ce cheval gris qui bronche de la jambe droite de devant, y a-t-il longtemps que Cuchillo le possède ?

– Il y a plus de deux ans, à ce que je lui ai entendu dire. »

Cette dernière scène avait échappé au bandit ; l’enceinte des cotonniers était un obstacle suffisant pour lui en dérober la vue : il était d’ailleurs trop absorbé dans la contemplation de ses trésors pour en détourner ses yeux.

Couché sur le sable, il rampait au milieu des innombrables cailloux d’or qu’il renfermait, et avait déjà commencé à entasser sur son zarape tous ceux sur lesquels son choix s’arrêtait, quand Diaz achevait sa terrible révélation.

« Ah ! c’est une effrayante et fatale journée, dit Fabian, aux yeux de qui la dernière partie de cette révélation ne laissait plus de place au doute. Que dois-je faire de cet homme ? Vous deux qui savez ce qu’il a fait de mon père adoptif, Pepe, Bois-Rosé, conseillez-moi, car je suis à bout de force et de résolution ; c’est aussi trop d’émotions en un seul jour !

– Le vil coquin qui a égorgé votre père mériterait-il plus d’égards que le noble gentilhomme qui avait tué votre mère, mon enfant ? répondit résolûment le Canadien.

– Que ce soit votre père adoptif ou tout autre qui ait été sa victime, ce brigand mérite la mort, ajouta Diaz en se mettant en selle, et je l’abandonne à votre justice.

– C’est à regret que je vous vois partir, dit Bois-Rosé à l’aventurier ; un homme qui est comme vous l’ennemi acharné des Indiens eût été un compagnon dont j’aurais apprécié la société.

– Mon devoir me rappelle au camp, d’où je suis parti sous l’influence de la fâcheuse étoile du malheureux don Estévan, répondit l’aventurier ; mais il est deux choses que je n’oublierai jamais : ce sont les procédés d’ennemis généreux et le serment que j’ai prêté entre vos mains de ne révéler à personne au monde le secret de ces immenses richesses. »

En achevant ces mots, le loyal Diaz s’éloigna rapidement, en réfléchissant aux moyens de concilier son respect pour sa parole et le soin de la sûreté de l’expédition, dont le chef, avant de mourir, avait remis le commandement entre ses mains.

Les trois amis l’eurent bientôt perdu de vue.

Pendant qu’il s’éloignait, un autre cavalier, également invisible pour eux, reprenait, en longeant l’un des bras de la rivière, le chemin du camp mexicain : c’était Baraja.

Celui-là, le cœur plein encore des détestables passions qui lui avaient fait sacrifier son compagnon, et altéré plus que jamais de la soif de l’or, s’était enfin décidé à partager la proie ; et il galopait pour chercher du renfort, bien éloigné de s’attendre à ne trouver au camp que le fer et le feu pour dénoûment.

Le soleil montait et n’éclairait plus dans le vallon que Cuchillo, avidement courbé sur sa moisson d’or, et les trois chasseurs tenant conseil entre eux à son sujet.

Fabian avait écouté en silence l’avis de Bois-Rosé, ainsi que celui donné par Diaz en partant, et il attendait l’avis de l’ancien carabinier.

« Vous avez fait, dit à son tour celui-ci, un vœu dont rien ne peut vous délier ; la femme d’Arellanos l’a reçu à son lit de mort ; vous tenez le meurtrier de son mari en votre puissance ; il n’y a pas à s’en dédire. »

Puis voyant une indécision pleine d’anxiété sur la figure de Fabian, il ajouta, avec cette ironie mordante qui faisait le fond de son caractère : « Mais, après tout, si ce rôle vous répugne tant, je m’en chargerai ; car, n’ayant pas contre Cuchillo la moindre rancune, je puis le pendre sans scrupule aucun : vous allez voir, don Fabian, que le coquin ne sera pas surpris de ce que je vais lui dire ; les gens porteurs d’une figure semblable à celle de Cuchillo s’attendent toujours à être pendus d’un moment à l’autre. »

En achevant cette réflexion judicieuse, Pepe s’approcha de la haie de verdure qui les séparait du bandit.

Celui-ci, étranger à tout ce qui s’était passé autour de lui, ébloui, aveuglé par les lueurs dorées qui jaillissaient, aux rayons du soleil, de la surface du vallon, n’avait rien vu, rien entendu.

Ses doigts crispés fouillaient le sable avec l’ardeur du chacal affamé qui déterre un cadavre.

« Seigneur Cuchillo ! un mot s’il vous plaît, s’écria Pepe en entr’ouvant les branches de cotonniers ; seigneur Cuchillo ! »

Mais Cuchillo n’entendait pas.

Ce ne fut qu’au troisième appel qu’il détourna la tête et montra au carabinier son visage enflammé, après avoir, par un mouvement spontané de défiance, rejeté un coin de son manteau sur l’or qu’il avait recueilli.

« Seigneur Cuchillo, reprit Pepe, je vous ai entendu tout à l’heure proférer une maxime philosophique qui me donne la plus haute idée de votre caractère.

– Allons, se dit Cuchillo en essuyant son front mouillé de sueur, en voilà encore un qui a besoin de moi. Ces gens deviennent indiscrets ; mais, vive Dieu ! ils payent généreusement. »

Puis, tout haut :

« Une sentence philosophique ! dit-il en rejetant dédaigneusement une poignée de sable dont le contenu eût fait partout ailleurs la joie d’un chercheur d’or. Laquelle ? J’en dis beaucoup et des meilleures : la philosophie est mon fort. »

Pepe, d’un côté de la haie du val d’Or, appuyé sur sa carabine, dans une pose superbe de nonchalance, avec le sang-froid le plus imperturbable, et Cuchillo, dont la tête dépassait, de l’autre côté, la verte enceinte du petit vallon, avaient l’air de deux voisins de campagne conversant familièrement ensemble.

Personne, à les voir ainsi tous deux, n’eût soupçonné le terrible dénoûment de ce pacifique entretien.

L’ex-carabinier laissait voir sur sa figure un très-gracieux sourire.

« Je le disais bien, répondit-il. « À quoi tient, » avez-vous dit, « la destinée humaine ? Il y a vingt ans, ma vie n’a tenu qu’à l’absence d’un arbre. »

– C’est vrai, répondit Cuchillo d’un ton distrait ; j’ai longtemps préféré les arbustes, mais depuis je me suis réconcilié avec les plus grands arbres.

– Je le disais bien.

– Et puis, c’est encore une de mes maximes favorites, l’homme sage doit passer par-dessus bien de petits inconvénients.

– Je le disais bien. Et à ce propos, ajouta négligemment Pepe, il y a là haut sur cette colline escarpée deux magnifiques sapins qui se penchent sur l’abîme, et qui vous auraient causé, il y a quelque vingt ans, de bien sérieuses inquiétudes.

– Je ne dis pas non ; mais aujourd’hui je m’en soucie comme d’une touffe d’oréganos.

– Je le disais bien.

– Je le disais bien, répéta Cuchillo avec quelque impatience. Ah çà, vous me faisiez donc l’honneur de parler de moi ? Et à quel propos ?

– Oh ! une simple remarque. Nous avions, mes deux amis et moi, quelques raisons de soupçonner que près de ces montagnes se trouvait un certain val d’Or : mais, néanmoins, ce n’est qu’après de longues recherches que nous l’avons trouvé. Vous le connaissiez donc aussi, et même mieux que nous, puisque sans hésitation, sans perdre un instant, vous avez donné juste au milieu de ce que vous appelez un placer, et que vous avez déjà récolté, ma foi, de quoi bâtir une église à votre patron ? »

Cuchillo, au souvenir de l’imprudence qu’il avait commise et à cette attaque indirecte, sentit ses jambes fléchir sous lui.

« C’est aussi mon intention de n’employer cet or qu’à de pieux usages, dit-il en dissimulant son angoisse du mieux qu’il put. Quant à la connaissance de ce vallon merveilleux, c’est un… c’est au hasard que je la dois.

– Le hasard vient toujours en aide à la vertu, répliqua flegmatiquement Pepe. Eh bien, à votre place, je ne serais pas, néanmoins, sans inquiétude au sujet du voisinage de ces deux sapins.

– Que voulez-vous dire ? s’écria Cuchillo en pâlissant.

– Rien, si ce n’est que ce pourrait être pour vous un de ces petits inconvénients dont vous disiez tout à l’heure que l’homme ne doit pas se soucier. Vive Dieu ! vous avez un butin à rendre un roi jaloux.

– Mais j’ai gagné loyalement cet or. Pour le mériter, j’ai commis un meurtre : ce que j’ai fait ne valait pas moins… que diable ! Je n’ai pas l’habitude de tuer gratis, » s’écria Cuchillo exaspéré, et qui, se méprenant sur les intentions du carabinier, ne vit dans ses réticences alarmantes que le regret de la cupidité déçue.

Comme le marin qui, surpris par la tempête, jette à la mer une partie de sa cargaison pour sauver l’autre, Cuchillo se résolut en soupirant à conjurer par un sacrifice le danger dont il se sentait vaguement menacé.

« Je vous le répète, dit-il à voix basse, le hasard seul m’a fait connaître ce placer ; mais je ne veux pas être égoïste, et mon intention est de vous laisser prendre votre part. Écoutez, continua-t-il, il y a dans un endroit un bloc d’or d’une inestimable valeur : entre honnêtes gens on est fait pour s’entendre, et ce bloc sera pour vous. Ah ! votre lot sera plus beau que le mien.

– Je l’espère, dit Pepe ! et dans quel endroit m’avez-vous réservé ma part ?

– Là-haut, dit Cuchillo, en montrant le sommet de la pyramide.

– Là-haut ? près de ces sapins ? Ah ! seigneur Cuchillo, que je suis donc heureux que vous n’ayez pas pris à mal une sotte plaisanterie, et que ces arbres ne vous inspirent pas plus de souci qu’une touffe d’oréganos ! Entre nous soit dit, don Tiburcio, que vous voyez si absorbé en apparence, ne regrette réellement que l’énorme salaire qu’il vous a donné pour une besogne qu’il aurait faite aussi bien lui-même.

– Un énorme salaire ; c’était bien le plus juste prix, et à moins j’y aurais perdu, s’écria Cuchillo en recouvrant son impudence habituelle à l’aspect du changement qui s’était opéré dans les manières et le ton de l’ex-carabinier.

– D’accord, reprit celui-ci ; mais enfin il pourrait se repentir du marché, et je dois convenir que, s’il me donnait l’ordre de vous brûler la cervelle pour se défaire de vous, je serais obligé de lui obéir. Permettez-moi donc de l’appeler avec nous pour le rassurer, ou mieux encore, venez me montrer le lot que votre munificence m’a destiné. Après quoi, nous tirerons chacun de notre côté, et, quoi que vous en disiez, la part qui vous reviendra dépassera toutes vos prévisions.

– Marchons donc, » reprit Cuchillo, heureux de voir se terminer aussi avantageusement pour lui une négociation dont le résultat commençait à l’inquiéter sérieusement ; et jetant au monceau d’or qu’il avait amassé sur sa couverture un regard de tendresse passionnée, il s’achemina vers le sommet de la pyramide.

Il était à peine arrivé que, sur l’invitation de Pepe, Fabian et Bois-Rosé commençaient à gravir l’escarpement de l’autre côté.

« Nul ne peut éviter son sort, dit Pepe à Fabian, et je vous avais bien prévenu que le drôle ne sourcillerait pas. Quoi qu’il en soit, rappelez-vous que vous avez juré de venger la mort de votre père adoptif, et que dans ces déserts vous devez faire honte à la justice des villes qui tolère l’impunité. Avec de pareils coquins, l’indulgence est un crime envers la société. Bois-Rosé, j’aurai besoin de l’aide de vos bras. »

Le chasseur canadien consulta du regard celui pour qui son dévouement aveugle ne connaissait pas de bornes.

« Marcos Arellanos a demandé grâce et il ne l’a pas obtenue, dit Fabian dont les incertitudes avaient cessé ; qu’à celui-là aussi il soit fait ce qu’il a fait aux autres. »

Et ces trois hommes inexorables s’assirent solennellement sur le sommet de la pyramide, où Cuchillo les attendait déjà. À la vue de la contenance sévère de ceux qu’il avait intérieurement tant de raisons de redouter, Cuchillo sentit renaître toutes ses appréhensions. Il essaya cependant de reprendre son assurance.

« Voyez-vous ?… » dit-il en montrant derrière la nappe d’eau, dont l’imposant fracas grondait à leurs oreilles, l’endroit où jusqu’alors le bloc d’or avait jeté ses éblouissantes lueurs et dont la trace seule restait au flanc du rocher.

L’œil avide du bandit en eut bientôt constaté l’absence, et il jeta un cri de rage aussitôt étouffé.

Mais les yeux de ses juges ne se détournèrent pas dans la direction qu’il avait indiquée. Fabian se leva lentement ; son regard fit courir sur l’épiderme de Cuchillo un frisson de terreur.

« Cuchillo, dit-il, vous m’avez empêché de mourir de soif et vous n’avez pas obligé un ingrat. Je vous ai pardonné le coup de poignard dont vous m’avez blessé à l’hacienda del Venado. Je vous ai pardonné de nouvelles tentatives près du Salto de Agua ; je vous ai pardonné le coup de carabine que vous seul avez pu nous adresser du sommet de cette pyramide ; je vous aurais enfin pardonné tous les attentats qui n’auraient eu pour but que de m’enlever la vie que vous m’aviez conservée ; non content de vous avoir pardonné, je vous avais même payé comme un roi ne paye pas l’exécuteur de sa justice.

– Je ne le nie pas ; mais cet estimable chasseur, qui m’a exposé avec toute espèce de ménagements le point délicat où vous voulez en venir, a dû vous dire combien il m’a trouvé raisonnable à ce sujet.

– Je vous ai pardonné, reprit Fabian ; mais il est un crime entre autres dont votre conscience n’a pas dû vous absoudre.

– Ma conscience et moi nous nous entendons fort bien, reprit Cuchillo avec un sourire gracieusement sinistre ; mais il me semble que nous nous écartons de notre sujet.

– Cet ami que vous avez lâchement assassiné…

– Il me contestait le gain de la partie, et, ma foi, la consommation d’eau-de-vie était très-forte, interrompit Cuchillo. Mais permettez…

– Ne feignez point de ne pas me comprendre, » s’écria Fabian irrité de l’impudence du coquin.

Cuchillo recueillit ses souvenirs.

« Si vous parlez de Tio Tomas, c’est une affaire qu’on n’a jamais bien sue, mais… »

Fabian ouvrait la bouche pour formuler nettement l’accusation d’assassinat d’Arellanos, quand Pepe intervint.

« Je serais curieux, dit-il, de savoir au juste l’histoire de Tio Tomas ; peut-être le seigneur Cuchillo n’aura-t-il pas le loisir de rédiger ses mémoires, ce qui sera dommage.

– Je tiens aussi, reprit Cuchillo flatté du compliment, à prouver que peu d’hommes ont une conscience plus susceptible que la mienne ; voici donc le fait : Tio Tomas, mon ami, avait un neveu impatient d’hériter de la fortune de son oncle. Je reçus cent piastres du neveu pour hâter le moment de l’ouverture de la succession ; c’était bien peu pour un si beau testament.

« C’était si peu que je prévins Tio Tomas, et je reçus deux cents piastres pour que son neveu n’héritât jamais de lui. Je commis la faute de… dépêcher le neveu sans le prévenir, comme je l’aurais dû faire, peut-être. Ce fut alors que je sentis combien est incommode une conscience hargneuse comme la mienne ; je saisis donc le seul moyen d’accommodement qui me restât. L’argent du neveu était un remords pour moi, je résolus de m’en débarrasser.

– De l’argent ?

– Non pas !

– Et vous dépêchâtes l’oncle à son tour, » s’écria Pepe.

Cuchillo s’inclina.

« Ma conscience n’eut plus dès lors le plus petit reproche à me faire. J’avais gagné trois cents piastres avec la plus ingénieuse loyauté. »

Cuchillo souriait encore quand Fabian s’écria :

« Vous avait-on payé pour assassiner Marcos Arellanos ? »

À cette accusation foudroyante, une pâleur livide décomposa les traits de Cuchillo.

Il ne put se dissimuler plus longtemps le sort qui l’attendait.

Le bandeau qui couvrait ses yeux tomba subitement, et aux douces illusions dont il s’était bercé succéda brusquement une formidable réalité.

« Marcos Arellanos, balbutia-t-il d’une voix éteinte ; qui vous l’a dit ? Je ne l’ai pas tué !

Fabian sourit amèrement.

« Qui dit, s’écria-t-il, au pâtre où est la tanière du jaguar qui dévore ses troupeaux ?

« Qui dit au vaquero où s’est réfugié le cheval qu’il poursuit ?

« À l’Indien, l’ennemi qu’il cherche ?

« Au chercheur d’or, le métal que Dieu cache ?

« La surface du lac seule ne garde pas la trace de l’oiseau qui vole au-dessus de ses eaux et du nuage qui s’y reflète ; mais les terres, les herbes, la mousse, tout garde pour nos yeux, à nous, fils du désert, l’empreinte du jaguar, du cheval, de l’Indien ; ne le savez-vous pas comme moi ?

– Je n’ai pas tué Arellanos, répéta l’assassin.

– Vous l’avez tué ! vous l’avez égorgé près du foyer commun, vous avez jeté son corps à la rivière ; le sol m’a tout dit, depuis le défaut du cheval qui vous portait, jusqu’à la blessure à la jambe que vous avez reçue dans la lutte.

– Grâce ! seigneur don Tiburcio, s’écria Cuchillo, accablé par la révélation subite de ces faits dont Dieu seul avait été témoin. Prenez tout l’or que vous m’avez donné, mais laissez-moi la vie, et, pour vous en remercier, je tuerai tous vos ennemis, je tuerai partout et toujours sur un signe de vous… pour rien… même mon père, si vous l’ordonnez ; mais, au nom du Dieu tout-puissant dont le soleil nous éclaire, laissez-moi la vie, laissez-moi la vie ! reprit-il en se traînant aux genoux de Fabian.

– Arellanos vous demandait grâce aussi ; l’avez-vous écouté ? dit Fabian en se détournant.

– Mais quand je l’ai tué c’était pour m’emparer de tout cet or à moi seul ; je le donne aujourd’hui pour ma vie, que voulez-vous de plus ? » continua-t-il en résistant aux efforts de Pepe, qui cherchait à l’empêcher d’aller baiser les pieds de Fabian.

Les traits bouleversés par la terreur, une écume blanchâtre à la bouche, les yeux démesurément ouverts, mais sans regard, Cuchillo suppliait encore en essayant de ramper jusqu’à Fabian. Le bandit était arrivé d’efforts en efforts jusqu’au bord de la plate-forme. Derrière sa tête la nappe d’eau se précipitait en écumant.

« Grâce ! grâce ! reprit-il, grâce au nom de votre mère, au nom de doña Rosarita qui vous aime, car je le sais, elle vous aime… j’ai entendu…

– Quoi ! » s’écria Fabian en s’élançant à son tour vers Cuchillo ; mais l’interrogation expira sur ses lèvres.

Arraché au sol par le pied du carabinier, Cuchillo, les bras et la tête en arrière, tombait renversé dans l’abîme.

« Qu’avez-vous fait, Pepe ? s’écria Fabian.

– Le drôle, dit l’ex-carabinier, ne valait ni la corde qui l’aurait étranglé, ni la balle qui l’aurait abattu. »

Un cri déchirant, un cri qui s’élevait du gouffre, couvrit leurs voix et domina le bruit de la cascade. Fabian avança la tête et recula saisi d’horreur. Accroché aux branches d’un buisson qui ployait sous son poids et dont les racines, qui tenaient à peine aux flancs du rocher, s’en détachaient petit à petit, Cuchillo planait sur l’abîme et hurlait de terreur et d’angoisse.

« Au secours ! criait-il de cette voix de désespoir des damnés ; au secours ! si vous avez des entrailles humaines ! »

Les trois amis échangèrent un regard intraduisible ; chacun d’eux essuyait la sueur de son front.

Tout à coup la voix du bandit s’éteignit, et, au milieu d’éclats de rire hideux, semblables à ceux d’un aliéné, on n’entendit plus que quelques mots inarticulés qui s’échappaient de sa bouche.

Bientôt la voix de la cascade troubla seule le silence du désert ; l’abîme venait d’engloutir celui de qui la vie n’avait été qu’un long tissu de crimes.

« Ah ! s’écria Fabian, vous avez ôté au jugement des hommes son auguste caractère.

– Peut-être, répondit Pepe ; mais le jugement de Dieu, qui vient de s’accomplir, est encore plus effrayant. »


  1. Jeune taureau.