Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXXVI

Librairie Hachette et Cie (1p. 357-384).

CHAPITRE XXXIII

L’ÎLE FLOTTANTE.


Jetons maintenant un coup d’œil sur le bord de la rivière occupée par l’Oiseau-Noir.

Les feux allumés sur les deux rives projetaient une lueur si prolongée et si éclatante que rien ne pouvait échapper aux regards des Indiens. Une sentinelle placée auprès de chacun des foyers était chargée d’observer avec soin tout ce qui pourrait se passer dans l’îlot.

Assis et adossé au pied d’un arbre, son épaule fracassée par la balle de Pepe et maintenue par des lanières de cuir, l’Oiseau-Noir ne laissait percer sur sa figure qu’une expression de férocité satisfaite ; quant à la souffrance qu’il éprouvait de sa blessure, il eût cru indigne de lui, comme Indien, d’en laisser paraître le plus faible indice.

Son œil ardent se fixait continuellement sur la masse sombre de l’île dans laquelle il supposait livrés à de terribles angoisses les trois hommes du sang desquels il avait tant de soif.

Pendant les premières heures de la nuit, la surveillance des Indiens put facilement s’exercer ; mais, à mesure que le brouillard se condensait, le cercle de lumière se rétrécissait petit à petit. Bientôt les vapeurs devinrent assez intenses pour dérober à l’œil des veilleurs le bord opposé du fleuve ; la clarté des foyers arrivait à peine jusqu’à l’îlot, qui lui-même disparut enfin sous la brume.

Le chef indien sentit qu’il était urgent de redoubler de surveillance. Il appela deux guerriers sur le dévouement desquels il pouvait compter. À l’un il ordonna de traverser la rivière, à l’autre de suivre le bord où il se trouvait, afin de donner ainsi aux vedettes sur les deux rives les mêmes ordres et de leur porter les mêmes menaces.

« Allez, leur enjoignit le chef, et dites à ceux de mes guerriers qui se sont chargés de surveiller ces chrétiens, dont la chevelure et la peau serviront d’ornement à nos chevaux, que les fils des bois doivent avoir chacun quatre oreilles pour remplacer les yeux, que le brouillard rend inutiles. Dites-leur que leur vigilance les rendra dignes de la reconnaissance d’un chef ; mais que, dans le cas où le sommeil assourdirait leurs oreilles, le casse-tête de l’Oiseau-Noir les enverra dormir à jamais dans la terre des Esprits. »

Les deux messagers partirent pour s’acquitter de leur mission, et revinrent bientôt assurer le chef noir qu’il pouvait compter sur le strict accomplissement de ses ordres.

En effet, stimulés à la fois par leur propre haine pour la race blanche et par l’espoir d’une récompense ; redoutant, si le sommeil les surprenait, non pas le châtiment promis, un Indien craint rarement la mort, mais effrayés de l’idée de se réveiller dans les terrains de chasse du pays des Esprits, portant sur leur front la flétrissure qui accompagne le guerrier que le sommeil a vaincu, les vedettes redoublèrent de vigilance.

Il est peu de bruits nocturnes qui puissent échapper à l’ouïe merveilleuse des Indiens, comme peu d’objets ont le pouvoir de se dérober à leurs yeux perçants ; mais en cette occasion le brouillard ôtait à l’air sa sonorité en même temps qu’il cachait à l’œil les objets extérieurs. L’attention la plus soutenue pouvait donc seule suppléer aux sens mis en défaut.

Les yeux fermés, l’oreille ouverte, et debout pour chasser la torpeur que le morne silence de la nature faisait peser sur eux, les guerriers indiens se tenaient immobiles près de leurs foyers ; seulement chacun à son tour y jetait une branche d’arbre pour les raviver, et reprenait ensuite sa posture silencieuse et attentive.

Un assez long espace de temps s’écoula ainsi pendant lequel, sur les rives comme dans l’île, le seul bruit qui se fît entendre dans la nuit était la rumeur affaiblie d’une cataracte lointaine de la rivière, et le murmure des roseaux que l’eau courbait dans son cours.

Sur la rive gauche se tenait le chef indien. L’air vif de la nuit, en envenimant sa blessure, ne faisait qu’exciter la haine dont son cœur était déjà gonflé. La lueur du foyer allumé auprès de l’arbre contre lequel il était adossé éclairait sur son visage noirâtre des traits altérés par le sang qu’il avait perdu. Sa figure couverte de hideuses peintures et contractée par la douleur qu’il dédaignait de montrer, ses yeux brillants et farouches le faisaient ressembler à l’une des idoles sanguinaires des temps barbares.

Peu à peu cependant, malgré l’empire qu’un Indien sait exercer sur ses sens, ses yeux se voilèrent de leurs paupières appesanties par le sommeil, et un assoupissement presque invincible s’empara de lui.

Au bout de quelques instants, son sommeil devint si profond qu’il n’entendit pas les branches sèches craquer sous un mocassin, et qu’il ne vit pas un Indien de sa tribu s’avancer vers lui.

Immobile et droit comme la tige d’un bambou, un coureur apache, couvert de sang, les narines gonflées et la poitrine haletante, attendait à deux pas de l’Indien endormi que le chef redouté devant lequel il se présentait ouvrît les yeux et l’interrogeât.

Le coureur, néanmoins, à l’aspect de la tête du chef qui se penchait insensiblement sur sa poitrine, résolut d’annoncer sa présence. Ce fut d’une voix creuse et gutturale qu’il fit entendre ces mots :

« Quand l’Oiseau-Noir ouvrira les yeux, il entendra de ma bouche un message qui chassera le sommeil loin de lui. »

L’Indien souleva ses paupières au son de la voix qui frappait ses oreilles, et un effort de sa volonté écarta brusquement le sommeil sous lequel il succombait. Honteux qu’un chef eût été surpris endormi comme un guerrier de peu de renom, l’Indien crut devoir s’excuser :

« L’Oiseau-Noir a perdu beaucoup de sang ; il en a perdu assez pour que le prochain soleil ne le sèche pas sur la terre, et son corps est plus faible que sa volonté.

— L’homme est ainsi, » répliqua sentencieusement le messager.

L’Oiseau-Noir reprit :

« C’est quelque message bien important sans doute à me communiquer, puisque le Chat-Pard a choisi pour me le transmettre le plus agile de ses coureurs.

— Le Chat-Pard ne transmettra plus de message, répondit l’Indien de sa voix gutturale. La lance d’un blanc est entrée dans sa poitrine, et le chef chasse à présent avec ses pères dans la terre des Esprits.

— Qu’importe ! il est mort vainqueur ; il a vu, avant de mourir, les chiens blancs dispersés dans la plaine.

— Il est mort vaincu ; ce sont au contraire les Apaches qui ont dû fuir après avoir perdu leur chef et cinquante guerriers renommés. »

Peu s’en fallut que, malgré la douleur cuisante de sa blessure, et en dépit de l’empire qu’un chef indien doit exercer sur lui-même, l’Oiseau-Noir ne bondît sur ses pieds à cette nouvelle inattendue. Cependant il se contint, répondit gravement, quoique ses lèvres tremblassent :

« Qui t’envoie donc alors vers moi, messager de si tristes nouvelles ?

— Des guerriers qui ont besoin d’un chef pour réparer leur défaite. L’Oiseau-Noir n’était que le chef d’une tribu, il est aujourd’hui le chef d’une peuplade entière. »

L’orgueil satisfait brilla dans l’œil noir de l’Indien. Son autorité s’augmentait d’une part, de l’autre la défaite dont on lui transmettait la nouvelle démontrait la sagesse du conseil qu’il avait donné et que les chefs avaient repoussé.

« Si les carabines du Nord se fussent jointes à celles de nos guerriers, les blancs du Sud n’auraient pas été vainqueurs. »

Puis, son orgueil humilié rappelant à sa mémoire la manière injurieuse dont les deux chasseurs avaient repoussé ses propositions, ses prunelles lancèrent de farouches éclairs de haine, et il reprit en montrant du doigt sa blessure :

« Que peut faire un chef blessé ? Ses jambes refusent de le porter ; à peine pourra-t-il se tenir sur la selle de son cheval.

— On l’y attachera, reprit l’Indien. Un chef est à la fois une tête et un bras : si le bras est impuissant, la tête agira ; la vue du sang de leur chef animera toujours les guerriers. Le feu du conseil s’est allumé de nouveau après la déroute ; on attend l’Oiseau-Noir pour y faire entendre sa voix ; son cheval de bataille est prêt, marchons.

— Non, répondit l’Oiseau-Noir, mes guerriers entourent, sur ces deux rives, les guerriers blancs que je voulais avoir pour alliés ; à présent, ce sont des ennemis ; la balle de l’un d’eux a brisé pour six lunes le bras qui était si prompt dans le combat, et, m’offrît-on le commandement de dix peuplades, je le refuserais pour attendre ici l’heure où le sang dont j’ai soif coulera devant mes yeux. »

L’Oiseau-Noir raconta brièvement la captivité de Gayferos, sa délivrance par le Canadien, le rejet de ses propositions, et enfin le vœu de vengeance qu’il avait fait.

Le messager l’avait écouté gravement.

Il sentait toute l’importance d’une nouvelle action avec les chercheurs d’or, au moment où ceux-ci, enivrés de leur victoire, devaient se croire à l’abri d’une attaque si prochaine, et il insista en proposant à l’Oiseau-Noir de se faire remplacer dans son blocus par un chef de son choix.

L’Indien fut inébranlable.

Cependant le coureur ne se tint pas pour battu.

« C’est bien, dit-il, le moment n’est pas loin où le soleil va luire ; j’attendrai qu’il soit jour pour reporter aux Apaches la nouvelle que l’Oiseau-Noir préfère le soin de sa vengeance personnelle à l’honneur de sa nation tout entière. En différant mon départ, j’aurai retardé le moment où nos guerriers auront à regretter la perte du plus brave d’entre eux.

— Soit, dit l’Indien d’un ton d’autant plus grave que cette adroite flatterie chatouillait plus agréablement son orgueil ; mais un coureur a besoin de se reposer après une bataille suivie d’une longue course. Pendant ce temps, j’écouterai le récit du combat où le Chat-Pard a perdu la vie. »

Le messager s’assit près du feu, les jambes croisées, un coude sur le genou et la tête dans le creux de la main. Après quelques minutes de silence et de repos, pendant lesquelles les battements précipités de son cœur s’apaisèrent, l’Indien commença le rapport circonstancié de l’attaque du camp des blancs par sa peuplade. Il n’omit aucun des faits qui pouvaient réveiller la haine de l’Oiseau-Noir pour les Mexicains.

Ce récit achevé, le coureur s’étendit près du feu et s’endormit ou parut du moins s’endormir. Mais cette fois les passions tumultueuses et contraires qui bouillonnaient dans le cœur de l’Oiseau-Noir, l’ambition d’une part, la soif de la vengeance de l’autre, le tinrent éveillé sans qu’il eût à faire aucun effort pour vaincre le sommeil.

La rive où l’Oiseau-Noir bivaquait devint aussi calme que l’îlot perdu au milieu des brouillards.

Au bout d’une heure environ, le coureur se leva à demi de sa couche de gazon ; écartant le pan du manteau de peau de bison qu’il avait ramené sur sa tête pour se préserver du brouillard, il aperçut l’Oiseau-Noir immobile dans la même attitude et les yeux ouverts.

« Le silence de la nuit a parlé à mes oreilles, dit-il, et j’ai pensé qu’un chef renommé comme l’Oiseau-Noir doit, au lever du soleil, tenir ses ennemis en sa puissance et entendre leur chant de mort.

— Mes guerriers ne peuvent marcher sur les eaux comme sur le sentier de la guerre, répondit le chef ; les hommes du Nord ne ressemblent pas à ceux du Sud dont les carabines ne sont entre leurs mains que des roseaux creux.

— Le sang qu’a perdu l’Oiseau-Noir a trompé son esprit et obscurci ses yeux. S’il veut le permettre, j’agirai pour lui, et demain sa vengeance sera complète.

— Faites, reprit le chef ; de quelque côté que vienne la vengeance, elle sera comme un hôte agréable à mon foyer.

— Bien, j’amènerai bientôt ici les trois chasseurs et celui dont ils n’ont pu sauver la chevelure. »

En disant ces mots, le coureur se leva et se perdit bientôt dans la brume aux yeux de l’Oiseau-Noir toujours fixés dans la direction de l’îlot.

Là, du moins, de plus généreuses passions étaient en jeu. Tandis que le silence imposant de la nuit couvrait toute la nature environnante, le sommeil fuyait aussi les trois chasseurs.

S’il est des moments affreux dans la vie, où le cœur peut venir à manquer aux hommes les plus braves, c’était certes dans la circonstance présente. Outre que le danger était terrible, inévitable, il ne présentait même pas la chance, comme suprême et dernière consolation, de vendre chèrement sa vie.

Cernés par les ennemis que les arbres du rivage dérobaient à leurs coups, les trois chasseurs ne pouvaient même plus exciter leur fureur, comme la veille, en en faisant tomber quelques-uns sous leurs balles. D’ailleurs Bois-Rosé et l’Espagnol connaissaient trop bien l’implacable opiniâtreté des Indiens pour espérer que, lassé d’un blocus prolongé, l’Oiseau-Noir permettrait à ses guerriers de répondre à leurs attaques, et de les faire succomber sous une fusillade meurtrière.

Cette mort des soldats sur le champ de bataille eût paru trop douce à la haine du chef apache. Il voulait ses ennemis vivants, l’âme et le corps affaiblis par la faim.

Sous l’impression de ces tristes pensées, les trois chasseurs ne parlaient plus, mais ils se résignaient à leur sort, plutôt que de songer à abandonner le malheureux blessé en essayant une descente sur l’une des rives. Fabian était aussi déterminé que ses compagnons à mourir ; ses espérances trompées, le profond découragement qui s’était emparé de lui, ôtaient à la mort son cortège habituel de terreurs ; néanmoins, l’ardeur de son sang lui faisait préférer une mort prompte, les armes à la main, à la mort ignominieuse et lente qui les attendait tous au poteau des Indiens.

Il se décida le premier à rompre le silence mortel qui planait sur l’îlot au milieu de la brume nocturne.

La profonde tranquillité du fleuve et de ses bords n’était aux yeux expérimentés du Canadien et de l’Espagnol qu’un indice plus certain de l’invincible résolution de leurs ennemis ; mais elle paraissait à Fabian un symptôme rassurant, une faveur du ciel dont il fallait profiler.

« Tout dort maintenant autour de nous, dit-il ; non-seulement les Indiens sur la rive, mais tout ce qui a vie dans les bois et dans les déserts, la rivière elle-même semble avoir ralenti son cours. Voyez, les reflets des feux expirent bien loin de nous. Ne serait-ce pas le moment d’opérer une descente sur l’une ou l’autre des deux rives ?

— Les Indiens dormir ! interrompit Pepe avec amertume, oui, comme cette eau qui semble stagnante, mais qui n’en poursuit pas moins son cours jusqu’aux gouffres inconnus où elle va se perdre. Vous n’aurez pas fait trois pas dans la rivière que vous verrez les Indiens s’y précipiter après vous, comme vous avez vu tantôt les loups s’y lancer à la poursuite du cerf. N’avez-vous rien de mieux à proposer, vous, Bois-Rosé ?

— Non » répondit brièvement le Canadien, tandis que sa main cherchait silencieusement celle de Fabian ; puis, de l’autre, il montra le blessé qui continuait à s’agiter, tout en dormant, sur sa couche de douleur. Ce geste répondait à toutes les objections de Fabian.

« Mais à défaut d’autre chance, répondit celui-ci, nous aurions du moins celle de mourir avec honneur, côte à côte, comme nous voulons mourir. Si nous sommes vainqueurs, nous pourrons venir au secours de ce malheureux qui n’a plus que nous pour défenseurs. Si nous succombons, Dieu lui-même pourra-t-il nous reprocher, quand nous paraîtrons devant lui, d’avoir sacrifié la vie de l’homme qu’il avait confié à notre garde, lorsque nous avons nous-mêmes exposé la nôtre dans l’intérêt de tous ?

— Non, sans doute, répondit Bois-Rosé ; mais espérons encore en ce Dieu qui nous a réunis par un miracle ; ce qui n’arrive pas aujourd’hui peut arriver demain ; nous avons du temps devant nous d’ici à ce que les provisions viennent à nous manquer. Aborder le rivage de quelque côté que ce fût, serait marcher à une mort certaine à présent que le nombre des Indiens a plus que triplé probablement. Mourir ne serait rien, car c’est toujours une ressource suprême dont nous disposerons tant que nous aurons un couteau dans les mains. Mais peut-être serions-nous faits prisonniers, et je frémis à l’idée de l’horrible agonie qu’ils nous réserveraient. Oh ! mon Fabian bien-aimé, ces Indiens, du moins, dans leur intention de ne nous prendre que vivants, prolongent encore pour moi de quelques jours le bonheur d’être près de vous. »

Le silence régna de nouveau parmi le groupe consterné… Cette idée de vivre encore près de son enfant était pour le Canadien comme le sursis accordé au condamné avant le supplice : mais bientôt, pareil à ce malheureux qui, en songeant au moment fatal qui n’est que différé, secoue avec rage les barreaux de son cachot, Bois-Rosé, en devançant en imagination le jour terrible du dénoûment, tourmentait convulsivement un des troncs de l’îlot. Sous son étreinte puissante, l’île tremblait comme si elle allait être arrachée à sa base.

« Ah ! les chiens ! les démons ! s’écria dans ce même moment l’Espagnol qui ne put étouffer un cri de rage. Voyez ! »

Une lueur rougeâtre perçait insensiblement le voile de vapeurs étendu sur la rivière, et semblait avancer en grossissant, comme le reflet d’un incendie qui se propage.

Et chose étrange ! l’incendie glissait sur les eaux.

Quelque intensité qu’eût le brouillard presque palpable qui se dégageait de la rivière, la masse de feu que charriaient ses eaux les dissipait comme le soleil dissipe les nuages.

Les trois chasseurs n’avaient pas encore eu le temps de s’étonner de l’apparition de cette clarté soudaine, que déjà ils avaient pu en deviner la cause.

Une longue pratique de la vie des déserts et des dangers toujours renaissants qu’elle entraîne avec elle avait donné au Canadien une fermeté de muscles que l’Espagnol n’avait pas encore atteinte. Au lieu de se laisser emporter à l’élan de sa colère comme Pepe, Bois-Rosé avait gardé son calme habituel.

Il savait qu’un danger qu’on envisage de sang-froid est presque à demi surmonté, tout effrayant qu’il puissent paraître, et son sang-froid redoublait d’ordinaire à l’approche du péril.

« Oui, dit-il en répondant à l’exclamation de l’ex-miquelet, je vois ce que c’est tout aussi bien que si les Indiens me l’avaient dit à l’avance. Vous parliez tout à l’heure de renards enfumés dans leur trou ; eh bien, les coquins veulent nous brûler dans le nôtre. »

Cependant le globe de feu qui flottait sur la rivière grossissait avec une effrayante rapidité, et confirmait les paroles du Canadien. Déjà, au milieu des eaux empourprées par la flamme, les roseaux, les pousses d’osier qui formaient la ceinture de l’îlot, commençaient à devenir distincts.

« C’est un brûlot, s’écria Pepe, avec lequel ils veulent incendier notre île.

— Vive Dieu ! ajouta Fabian, mieux vaut encore lutter contre le feu que d’attendre ainsi la mort sans combat.

— C’est vrai, dit Bois-Rosé, mais le feu est un terrible adversaire et il combat pour ces démons. »

Ici, les assiégés ne pouvaient rien opposer à l’action dévorante de la flamme, et le brûlot devait consumer la petite île, sans qu’il restât à ceux qui y étaient d’autre chance d’échapper à l’incendie que de se jeter à l’eau. Dès lors les Indiens étaient maître ? d’en finir avec eux à coups de fusil ou de les prendre vivants.

Tel avait été le calcul du coureur indien. Par son ordre, les Apaches avaient abattu un tronc d’arbre garni de son feuillage ; une épaisse couche d’herbes mouillées entrelacées dans ses branches formait une sorte de plancher sur lequel était empilé tout le branchage dont on avait dépouillé un pin résineux. Après avoir mis le feu à cette machine incendiaire, on l’avait confiée au cours de l’eau en lui donnant la direction de la petite île.

Le radeau s’avançait, le pétillement du bois résineux se faisait déjà entendre, et sous un dais de fumée noirâtre qui s’élevait dans les airs et se mêlait au brouillard, brillait une flamme dont la clarté augmentait de moment en moment. Non loin de la rive, on pouvait de temps à autre apercevoir la silhouette rouge d’une sentinelle indienne.

Pepe ne put résister à une tentation soudaine.

« Tiens, démon de l’enfer ! dit-il à demi-voix, toi, du moins, tu n’iras pas raconter à ton village les derniers moments de l’agonie d’un chrétien. »

En disant ces mots, le canon de la carabine de l’irascible Espagnol brilla d’une lueur rouge à travers les roseaux, et l’on vit s’affaisser le panache de plumes d’un guerrier indien au même moment où l’explosion de l’arme à feu troubla le silence qui régnait depuis si longtemps sous le manteau de la nuit.

« Triste et tardive vengeance ! » dit solennellement Bois-Rosé en voyant tomber l’Indien.

Comme si en effet les Apaches dédaignaient les coups d’un ennemi vaincu, la rive demeura plongée dans son morne silence sans qu’un seul hurlement accompagnât, selon l’habitude, les derniers soupirs d’un guerrier.

La flamme des fascines enflammées, qui n’étaient déjà plus qu’à une assez courte distance de l’îlot et en ligne droite avec lui, laissait voir les traits de l’Espagnol contractés par son impuissante fureur.

« Demonio ! s’écria-t-il en frappant du pied, je mourrai avec d’autant plus de calme que j’aurai envoyé avant moi, dans l’autre monde, plus de ces démons à peau rouge. »

Et, tout en pressant sa carabine dans ses mains, son œil cherchait partout sur les deux rives quelque victime à sacrifier à son besoin de vengeance.

Pendant ce temps le Canadien épiait froidement le bloc de feu qui, en s’avançant et en s’échouant sur l’îlot, devait en embraser les arbres desséchés.

« Eh bien ! s’écria Pepe dont la rage aveuglait le jugement, vous aurez beau considérer ce brûlot, avez-vous quelque moyen de faire dévier ce bûcher flottant qui va s’attacher aux flancs de l’île ?

— Peut-être, » répondit laconiquement le Canadien en continuant son examen.

L’ex-miquelet se mit à siffler entre ses dents avec un air d’indifférence qu’il affectait en vain pour dissimuler sa colère.

« Et tenez, reprit Bois-Rosé, j’aperçois ici quelque chose qui me prouve que les raisonnements de ces fils des bois ne sont pas infaillibles, et si ce n’était que, dans une ou deux minutes, nous allons recevoir une grêle de balles et de flèches pour nous forcer à rester cachés pendant que le brûlot va nous incendier et nous empêcher de le repousser, je me soucierais de ce radeau enflammé comme d’une mouche à feu qui vole dans l’air. »

En construisant l’espèce de plancher d’herbes mouillées dont nous avons parlé, les Indiens en avaient calculé l’épaisseur de manière qu’il fût desséché par le contact du feu et qu’il s’enflammât, ainsi que les branches de l’arbre qui le supportait, au moment à peu près où le brûlot échouerait contre l’île.

Mais l’herbe plongeait souvent dans l’eau, et l’humidité dont elle s’imprégnait à chaque instant avait retardé sa combustion. Les grosses branches de l’arbre n’avaient pas non plus eu le temps de s’enflammer, les menues branches et le feuillage subissaient seuls l’action du feu.

Cette circonstance n’avait pas échappé à l’œil investigateur du Canadien qui, une longue gaule à la main, résolut d’éparpiller l’herbe et de l’empêcher ainsi de s’enflammer ; mais, au même moment où il s’apprêtait à risquer cette tentative dangereuse, ce qu’il avait prédit arriva.

Quelques balles et des flèches passèrent en sifflant dans le peu d’espace resté vide entre l’île et le brûlot. Ces décharges paraissaient avoir plutôt pour but d’effrayer les chasseurs que de les atteindre.

« C’est un parti pris, dit Bois-Rosé à voix basse, de ne nous prendre que vivants ; eh bien, c’est une chance à tenter. »

Le morceau de feu touchait presque l’îlot ; quelques instants de plus, et l’incendie allait le dévorer. Une vapeur embrasée enveloppait déjà ses hôtes, quand, avec la rapidité de l’éclair, le Canadien se laissa glisser dans l’eau et disparut tout entier.

Des hurlements partirent des deux bords de la rivière, et les Indiens, ainsi que l’Espagnol et Fabian, restés seuls, virent l’arbre flottant osciller sous l’étreinte puissante du Canadien. L’énorme foyer jeta une clarté plus éblouissante ; puis bientôt l’eau siffla, la masse de feu se disjoignit et s’abîma dans un flot d’écume.

Les ténèbres et le brouillard étendaient de nouveau leur dais sombre sur tout le cours de la rivière.

L’arbre aux branches noircies, détourné de sa direction, passait outre en froissant les roseaux de l’île, lorsqu’au milieu des hurlements des Indiens stupéfaits Bois-Rosé rejoignait ses compagnons.

L’îlot tremblait encore sous l’effort du Canadien pour y reprendre terre.

« Hurlez à votre aise, dit Bois-Rosé en reprenant haleine, vous ne nous tenez pas encore ; mais, ajouta-t-il tout bas, serons-nous toujours aussi heureux ? »

En effet, ce danger surmonté, combien ne leur en restait-il pas encore à vaincre ? Qui pouvait, prévoir les nouvelles ruses que les Indiens emploieraient contre eux ?

Ces réflexions n’avaient pas tardé à dissiper la première ivresse du triomphe, et à faire succéder un morne silence aux félicitations adressées par les deux chasseurs à Bois-Rosé.

Tout à coup Pepe bondit sur ses pieds en étouffant un cri, et cette fois ce fut un cri de joie :

« Bois-Rosé, don Fabian, s’écria-t-il, nous sommes sauvés, c’est moi qui vous en réponds.

— Sauvés ! répéta le Canadien d’une voix tremblante. Oh ! parlez, Pepe, parlez vite.

— N’avez vous pas remarqué, continua l’ex-miquelet, comment, il y a peu d’heures, l’îlot tout entier tremblait sous nos mains quand nous avons arraché quelques grosses branches pour nous fortifier ; ne vous rappelez-vous pas comment vous-même, Bois-Rosé, vous le faisiez trembler encore il n’y a qu’un moment ? Eh bien, j’avais songé un instant à former un radeau des troncs qui sont sous nos pieds, mais j’y renonce à présent ; nous sommes trois, nous pouvons, à force de bras, déraciner l’île elle-même et la mettre à flot. Le brouillard est épais, la nuit noire, et demain, quand le jour paraîtra…

— Nous serons transportés loin d’ici, s’écria Bois-Rosé. À l’œuvre ! à l’œuvre ! Le vent qui fraîchit indique l’approche du matin ; nous n’avons pas trop de temps devant nous. Si je n’ai pas perdu mon coup d’œil de marin, la rivière ne nous fera guère filer plus de trois nœuds à l’heure.

— Tant mieux, dit Pepe, le déplacement sera moins visible. »

Le brave Canadien ne prit que le temps de secouer la main de ses deux compagnons, et il se leva.

« Qu’allez-vous faire ? demanda Fabian. Ne pouvons-nous pas tous trois, comme l’a proposé Pepe, déraciner l’île en réunissant nos efforts ?

— La déraciner, sans doute, Fabian ; mais nous courrons risque aussi de l’éparpiller comme un fagot dont on brise la hart, et notre salut dépend de la conservation de l’îlot tel que l’a fait la nature. C’est peut-être quelque mère branche, ou quelque grosse racine ancrée au fond de la rivière, qui le retient immobile. Bien des années ont dû s’écouler depuis que ces arbres se sont échoués ici, si j’en juge par le terrain qui s’est formé au-dessus d’eux. L’eau doit à la longue avoir pourri cette racine ou cette branche, et voilà ce dont je veux m’assurer. »

En ce moment, le chant lugubre d’un oiseau de nuit interrompit le Canadien. Ces notes plaintives, qui troublaient tout à coup le silence profond de la nuit, à l’instant même où quelque espoir venait de briller aux yeux des chasseurs, retentirent aux oreilles de Pepe comme un funèbre présage.

« Ah ! dit tristement l’Espagnol, dont le danger réveillait les idées superstitieuses, la voix de la chouette dans une circonstance semblable à celle-ci n’annonce rien de bon.

— L’imitation est parfaite, j’en conviens, reprit Bois-Rosé ; mais vous ne devriez pas vous laisser tromper ainsi. C’est une sentinelle indienne qui chante, soit pour avertir ses compagnons d’ouvrir l’œil, ou, ce qui est plus conforme à leur méchanceté diabolique, pour nous faire entendre qu’ils veillent sur nous. C’est une espèce de chant mortuaire dont ils veulent nous régaler. »

Le Canadien achevait à peine, quand, de la rive opposée, la même harmonie se répéta avec des modulations tantôt moqueuses, tantôt funèbres, qui confirmaient de point en point la supposition du vieux chasseur. Mais ces voix n’en étaient pas moins effrayantes, car elles révélaient tous les périls et les embûches que cachait l’obscurité de la nuit.

« J’ai envie de leur crier de rugir plutôt comme des tigres qu’ils sont, dit Pepe.

— Gardez-vous-en bien, ce serait leur révéler au juste la position que nous occupons. Les coquins ne le savent plus trop. »

En disant ces mots, Bois-Rosé entra dans l’eau avec la plus grande précaution. Ce n’était pas sans quelque inquiétude que les deux chasseurs restés dans l’île suivaient de l’œil les recherches du Canadien. Celui-ci, enfoncé dans l’eau, disparaissait de temps en temps sous la surface de la rivière, comme le plongeur cherchant le long des flancs du navire la voie d’eau qui menace de le faire couler.

« Eh bien, demanda vivement Pepe quand le Canadien se remontra pour reprendre haleine, sommes-nous affourchés sur plusieurs ancres ?

— Tout va bien, je crois, répondit Bois-Rosé, je n’en vois qu’une jusqu’à présent qui retienne l’îlot immobile, mais c’est l’ancre de miséricorde.

— Prenez garde surtout de vous avancer trop ! s’écria Fabian, vous pourriez vous engager sous les racines et dans le réseau des branches au-dessus de l’eau.

— Soyez sans crainte, enfant, reprit le Canadien. Une baleine resterait plutôt accrochée à un canot de pêche qu’elle peut faire sauter à vingt pieds en l’air, que moi sous cette île que d’un coup d’épaule j’éparpillerais en morceaux. »

La rivière bouillonna de nouveau sur la tête du Canadien. Un assez long espace de temps s’écoula pendant lequel, comme si les prévisions de Fabian dussent se réaliser, la présence de Bois-Rosé sous l’eau était visible aux remous formés autour de l’îlot, qui bientôt oscilla sur sa base comme une embarcation au milieu de la houle. On sentait que le géant devait faire un dernier et puissant effort. Le cœur de Fabian se serra un instant dans sa poitrine à l’idée que Bois-Rosé luttait peut-être contre la mort, quand un craquement sourd, semblable à celui de la membrure d’un navire qui se brise contre un rocher, se fit entendre presque sous ses pieds.

Au même instant, le Canadien reparut au-dessus de la surface de la rivière, les cheveux ruisselants d’eau, la figure enflammée par le sang qui s’y était violemment porté. D’un bond il reprit place dans l’îlot, qui commença de tournoyer lentement sur lui-même, puis de suivre doucement le courant. Une énorme racine, enfoncée à une assez grande profondeur dans le lit de la rivière, s’était brisée dans les mains vigoureuses du colosse dont le désespoir avait décuplé la force.

« Dieu soit loué ! s’écria-t-il, le dernier et seul obstacle qui nous retenait est vaincu et nous sommes à flot. »

En effet, pendant qu’il parlait, l’îlot s’avançait poussé par le courant, presque insensiblement, il est vrai, mais il s’avançait.

« Maintenant, continua Bois-Rosé, notre vie est entre les mains de Dieu. Si l’îlot se maintient au milieu de la rivière, nous serons bientôt, grâce au brouillard qui couvre sa surface, hors de la vue et de la portée des Indiens. Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il avec ferveur, quelques heures encore de nuit, et vos créatures sont sauvées ! »

Les trois chasseurs gardèrent le silence. Ils suivaient d’un œil trop inquiet les mouvements de l’île flottante pour essayer d’échanger un seul mot.

Le jour allait bientôt paraître, mais la fraîcheur de la nuit, qui s’augmente toujours une heure ou deux avant le lever du soleil, condensait de plus en plus les vapeurs qui s’élevaient de la rivière.

Les feux de la rive ne paraissaient plus que comme des étoiles qui pâlissent sur le firmament au retour de l’aube. De ce côté le péril était moins grand, la chance d’échapper à la vue des sentinelles indiennes presque sûre ; mais un autre danger menaçait les trois chasseurs.

L’îlot flottant, quelque doucement qu’il fût entraîné par le cours de l’eau, suivait le fil de la rivière en tournoyant, et il était à craindre que dans cette rotation continuelle il ne déviât de la ligne droite, et n’allât s’échouer sur l’un des bords. Les Indiens occupaient les deux rives.

Comme le marin qui, d’un regard plein d’angoisses, suit les mouvements de son navire désemparé par la tempête et contemple avec effroi les récifs où, poussé par la vague, il va peut-être bientôt s’engloutir, ainsi les trois chasseurs, en proie à la plus cruelle anxiété, observaient dans un morne silence la marche tortueuse et incertaine de leur îlot. Quand parfois la ceinture d’osiers et de roseaux qui l’entourait frémissait au souffle d’une brise légère venant d’une des rives, il semblait alors incliner vers la rive opposée en décrivant un large cercle ; quand parfois aussi, saisi par un des courants formés par l’inégalité du lit de la rivière, il devait obéir à son impulsion, sa marche alors était en ligne droite ; mais, dans aucun cas, les efforts de ceux qui le montaient ne pouvaient lui donner une direction.

Heureusement le brouillard était si intense que les arbres mêmes qui ombrageaient les berges de la rivière avaient cessé d’être visibles.

« Allons, courage, disait Pepe, tant que les arbres des rivages continueront d’être cachés à nos yeux, c’est signe que nous sommes dans la bonne voie. Ah ! si Dieu daigne nous favoriser encore, bien des hurlements retentiront sur ces bords si paisibles à présent, quand au point du jour les Indiens ne trouveront plus ni l’îlot ni ceux qu’il abritait.

— Oui, répondit le vieux chasseur, vous avez eu là une idée lumineuse, Pepe ; dans le trouble où j’étais, cette idée-là ne me serait pas venue à moi… une idée si simple !

— Ce sont toujours les dernières qui viennent à l’esprit ; mais savez-vous ce que cela prouve, Bois-Rosé ? ajouta l’ex-miquelet à l’oreille de son compagnon, c’est que dans les déserts la crainte de la mort est déjà une préoccupation sérieuse, et qu’il est imprudent de s’y aventurer longtemps avec ceux qu’on aime plus que sa vie ; cette nouvelle chance expose un homme à perdre tous ses moyens. Je vous le dis franchement, Bois-Rosé, depuis tantôt je ne vous reconnais plus.

— C’est vrai, je ne me reconnais plus moi-même, répondit simplement le Canadien à voix basse, et cependant… »

Bois-Rosé n’acheva pas, car une rêverie profonde venait de s’emparer de lui, pendant laquelle, comme un homme dont le corps est présent tandis que son âme est absente, il ne parut plus s’occuper de surveiller les mouvements incertains de l’îlot flottant. C’est que pour le chasseur qui, depuis vingt ans, vivait dans la liberté sans bornes des déserts, renoncer à cette vie, c’était mourir ; renoncer à voir Fabian tous les jours, à la consolation de sentir son fils d’adoption lui fermer les yeux, c’était également dire adieu au bonheur. Fabian et le désert étaient les deux affections dominantes de sa vie ; abandonner l’un ou l’autre lui semblait un effort impossible. C’était, dans l’âme du chasseur, une lutte entre l’homme civilisé et l’homme qu’une longue habitude avait rendu presque sauvage.

Pepe ne tarda pas à interrompre les rêveries du Canadien. Déjà, depuis quelques moments, le premier jetait dans la direction de l’une des rives du fleuve des regards plus inquiets. À travers le voile de brouillard il lui semblait apercevoir confusément les formes blanches et fantastiques que les arbres dessinaient à travers la brume. C’étaient comme des fantômes encore indistincts, recouverts de longues draperies de vapeurs et qui semblaient se pencher éplorés sur la rivière.

« Nous dévions, Bois-Rosé, dit tout bas Pepe ; ces flots de brume qui paraissent plus épais là-bas ne doivent être que la cime des saules du rivage.

— C’est vrai ! reprit le Canadien, qui s’arracha à ses méditations ; aux feux qui brillent encore de droite et de gauche, il est facile de voir combien nous avons fait peu de chemin depuis une demi-heure. »

En cet endroit, l’îlot flottant parut recevoir une impulsion plus rapide. En quelques secondes il eut décrit deux des courbes qu’il ne décrivait auparavant que dans un espace de temps bien plus considérable, et la cime des arbres lointains ne tarda pas à devenir moins confuse. Les deux chasseurs échangèrent un regard d’inquiétude.

Le radeau s’avançait toujours du côté de la rive. Un des feux qui tout à l’heure ne jetait qu’une pâle lueur au milieu du brouillard augmentait petit à petit de clarté aux yeux de Bois-Rosé frémissant.

Déjà on pouvait apercevoir une des vedettes indiennes debout et immobile sous son effrayant costume de combat.

Une longue crinière de bison couvrait sa tête, au-dessus de laquelle une touffe de plumes ondoyait comme le cimier d’un casque romain.

Le Canadien montra du doigt à Pepe le guerrier appuyé sur sa lance. Heureusement, la brume était trop opaque pour que l’Apache, que le feu seul rendait visible, pût encore apercevoir la masse sombre de l’îlot qui flottait doucement comme un oiseau marin sur la surface de la rivière.

Cependant, comme si l’instinct avertissait le sauvage que l’intrépidité et l’adresse de ses ennemis allaient mettre sa vigilance en défaut, il redressa sa tête penchée et secoua la crinière ondoyante dont elle était ornée.

« Aurait-il quelque soupçon ? dit le Canadien à Pepe.

— Ah ! si une carabine ne faisait pas plus de bruit qu’une flèche, avec quel empressement j’enverrais ce bison humain monter la garde dans l’autre monde ! » répondit l’Espagnol. Les deux chasseurs ne tardèrent pas à voir le guerrier indien ficher en terre la lance sur laquelle il s’appuyait, pencher le corps en avant, et arrondir ses deux mains au-dessus de ses yeux pour en concentrer les regards perçants.

Un éclair d’angoisse traversa le cœur des fugitifs, qui, pendant un instant, ne respirèrent plus, à l’aspect de l’Indien.

Le féroce guerrier, le corps ployé en deux, comme une bête féroce aux aguets, la figure à moitié couverte des longues mèches de sa coiffure, était hideux et terrible à voir. Un homme d’un courage ordinaire ne l’eût pas contemplé sans frémir.

Mais les trois fugitifs eussent dédaigné cette effrayante apparition comme celle d’un enfant, si, dans ce moment critique, un enfant n’eût pas été aussi à redouter que l’Indien.

Au milieu de la brume épaisse, le foyer près duquel veillait le sauvage n’éclairait qu’un cercle rétréci.

Tout d’un coup l’Apache, après être resté quelques instants dans l’attitude de l’homme dont l’œil cherche à distinguer un objet lointain au milieu des ténèbres, fit deux ou trois pas dans la direction du fleuve et disparut.

Le vent du soir n’agitait plus que les chevelures humaines attachées, en guise de banderoles, au bois de la lance restée droite à la place qu’il occupait tout à l’heure.

Ce fut un moment d’anxiété plus vive, car la nuit dérobait maintenant les mouvements de l’Indien.

Les fugitifs retenaient jusqu’à leur haleine, et le radeau continuait à glisser silencieusement sur la nappe assombrie du fleuve.

« Le démon nous aurait-il aperçus ? murmura Pepe à l’oreille du Canadien.

— C’est à craindre, » reprit Bois-Rosé.

Un cri lugubre fit tressaillir les chasseurs, et ce cri fut répété sur les deux rives : c’étaient les signaux que les sentinelles se renvoyaient l’une à l’autre en imitant la voix des oiseaux de nuit. Puis, tout redevint silencieux.

Bois-Rosé poussa enfin un soupir de soulagement en montrant du doigt à Fabian le foyer qui brûlait sur la rive.

L’Indien venait de retourner à son poste, et, appuyé sur sa lance, il reprenait son attitude première.

C’était une fausse alarme ; mais l’îlot n’en continuait pas moins à se rapprocher de la rive.

« À ce train-là, dit Bois-Rosé, d’ici à dix minutes nous allons tomber dans le bivouac de ce diable d’Indien. Ah ! si nous pouvions pagayer un peu à l’aide de cette grande branche, nous serions bien vite remis en bonne route ; mais le bruit de l’eau trahirait notre fuite.

— C’est pourtant le parti qu’il va nous falloir prendre ; peut-être vaut-il mieux courir la chance de nous trahir que de nous livrer à nos ennemis. Mais avant, voyons un peu si ce courant dans lequel nous sommes engagés se dirige vers la rive ; alors, il ne faudra plus hésiter, et, quoiqu’une branche d’arbre soit plus bruyante dans l’eau qu’un aviron entouré de linge, vous ferez de votre mieux pour pagayer en silence. »

Comme Pepe achevait de donner cet avis, il cassa doucement un morceau de bois mort et le jeta dans la rivière. Penchés sur le bord, Pepe et Bois-Rosé interrogeaient la direction que le bois allait suivre. Il y avait dans cet endroit un remous violent causé par quelque trou profond dans le lit de la rivière.

Un instant le morceau de bois tournoya comme s’il allait s’engloutir, puis il prit brusquement une direction opposée à la rive. Les deux chasseurs poussèrent un soupir de soulagement, puis une exclamation de joie silencieuse, mais que remplaça bientôt un regard de consternation. La branche, repoussée par quelque sous-courant, flottait tout d’un coup vers le rivage. Il ne fallait pas s’y méprendre, le sort de l’îlot allait être celui du morceau de bois qui lui servait comme de précurseur.

L’île flottante, en effet, sembla demeurer un instant immobile ; mais, obéissant néanmoins à l’impulsion du premier courant, elle ne tarda pas à s’éloigner de nouveau de la rive. Le rideau de brouillard qui se condensait uniformément de droite et de gauche prouva aux deux chasseurs rassurés que le radeau avait repris une direction favorable.

Une heure environ s’écoula ainsi parmi de poignantes alternatives de crainte et d’espoir, puis les feux de bivouacs indiens se perdirent dans l’éloignement et dans le brouillard ; les fugitifs étaient à peu près à l’abri du danger. Cependant il fallait s’aider encore.

Rassurés par la distance gagnée, l’ancien matelot se mit à l’arrière de l’îlot, et, une branche d’arbre à la main, il ne tarda pas à pagayer vigoureusement.

Comme un cheval longtemps abandonné à ses caprices et qui sent enfin la main et l’éperon d’un habile cavalier, l’île flottante, en cessant de tournoyer en tous sens, suivit plus rapidement le courant. Maintenue par le Canadien à l’endroit où l’eau était plus profonde, elle ne tarda pas à avoir franchi une distance considérable. Désormais les trois amis purent se regarder comme plus en sûreté du moins, sinon sauvés tout à fait.

« Le jour ne va pas tarder à venir, dit Bois-Rosé, il faut maintenant aborder d’un côté ou de l’autre et gagner au large, car nous ferons deux fois plus de chemin à pied que sur ce radeau, qui marche plus lentement qu’une hourque hollandaise, ce qui n’est pas peu dire.

— Eh bien, accostez où vous voudrez, Bois-Rosé, répondit Pepe ; puis, de là, nous suivrons à pied le cours de l’eau pour cacher nos traces aux Indiens ; en portant, s’il le faut, le blessé dans nos bras, nous pourrons faire au moins deux lieues à l’heure. Pensez-vous, don Fabian, que le val d’Or soit encore bien loin ?

— Vous avez vu comme moi, répondit Fabian, le soleil se coucher derrière les Montagnes-Brumeuses qui cachent le val d’Or ; nous devons à peine en être à quelques heures de route ; nous y arriverons sans doute avant le jour. »

Bois-Rosé, aidé de Pepe, fit prendre au radeau une autre direction oblique sur la gauche, et, au bout d’un quart d’heure environ, l’îlot, arrivé à la berge, la heurta si violemment, qu’une large crevasse se fit au milieu : Pendant que Pepe et Fabian sautaient à terre sur une rive désormais sans ennemis, le Canadien prenait dans ses bras le gambusino, toujours immobile, et le déposa sur l’herbe. Le blessé s’éveilla. À l’aspect d’un site tout à fait différent de celui sur lequel il s’était endormi, et dont le changement était sensible malgré le brouillard et la nuit, il jeta autour de lui des regards étonnés.

« Virgen Santa ! s’écria-t-il, dois-je encore entendre ces hurlements affreux qui troublaient mon sommeil ?

— Non, mon garçon, les Indiens sont loin maintenant, et nous sommes en sûreté. Que Dieu soit béni, d’avoir permis que j’aie pu sauver tout ce qui m’est cher, mon Fabian et mon vieux compagnon de périls ! »

En disant ces mots, le Canadien découvrit respectueusement son front grisonnant et tendit cordialement la main à Pepe et à Fabian de Mediana.

Après quelques moments accordées au gambusino scalpé pour reprendre ses sens, les trois chasseurs se disposèrent à continuer leur route.

« Si vous n’êtes pas en état de marcher avec nous, dit Pepe à ce dernier, nous construirons une espèce de brancard pour vous porter. Nous n’avons pas de temps à perdre si nous voulons échapper à ces maraudeurs, qui, dès que le jour va venir, commenceront à nous donner la plus belle chasse que jamais gens de leur espèce aient pu donner à des chrétiens.

Tel était le désir de Gayferos de fuir au plus vite une nouvelle rencontre avec les Indiens, qu’il oublia presque les douleurs atroces qu’il endurait. Il déclara qu’il suivrait ses trois libérateurs aussi vite qu’ils pourraient eux-mêmes marcher, et proposa de partir sur-le-champ.

« Nous avons quelques précautions à prendre avant cela, dit Bois-Rosé ; reposez-vous encore quelques instants, jusqu’à ce que nous ayons dépecé et livré au cours de la rivière ce radeau qui nous a été si utile. Il est urgent que les Indiens ne retrouvent rien de nos traces. »

Tous trois se mirent à l’œuvre. Déjà disjointe par la rupture de la racine qui la retenait sur la rivière, et par le choc qu’elle avait reçu contre la berge où elle avait abordé, l’île flottante n’opposa pas une longue résistance aux bras réunis des trois chasseurs. Les troncs d’arbres qui la composaient furent successivement arrachés, poussés dans le courant qui les entraîna, et il ne resta bientôt aucun vestige du radeau que la nature avait mis tant d’années à construire.

Quand la dernière branche eut disparu aux yeux des chasseurs, Bois-Rosé, avec l’aide de Pepe, s’occupa d’effacer, en redressant la tige des herbes, l’empreinte que leurs pieds pouvaient y avoir laissée, et il donna le signal du départ.

Comme le plus grand et le plus fort des quatre fugitifs, il entra le premier dans l’eau à une distance du rivage suffisante pour qu’elle recouvrît la trace de leurs pieds, et que les Indiens pussent supposer ainsi qu’ils avaient continué leur navigation sur l’îlot. C’était une marche trop fatigante à suivre pour être rapide, et cependant, après une heure de route, au moment même où, malgré les chaussures qu’ils avaient conservées, leurs pieds endoloris allaient les forcer de s’arrêter, ils arrivèrent à l’embranchement des deux rivières qui formaient le delta où devait être situé le val d’Or.

Le jour allait paraître ; l’aube commençait à blanchir l’horizon vers l’orient. Une teinte grise succédait à l’obscurité. Heureusement le bras de rivière qu’il fallait traverser était peu profond. La masse des eaux de la rivière se déversait dans le bras opposé. Ce fut une circonstance favorable, car le gambusino blessé eût été la cause d’un long retard pour le lui faire franchir à la nage.

Bois-Rosé le prit sur ses épaules. Tous trois entrèrent dans l’eau qui leur montait à peine au genou, et ne tardèrent pas à prendre terre sur l’autre rive. La chaîne des Montagnes-Brumeuses n’était plus qu’à environ une lieue de la pointe du delta où ils étaient arrivés, et, après un court moment de halte, la marche fut reprise avec une nouvelle ardeur.

Bientôt le terrain changea d’aspect. Au sable fin des terrains d’alluvion, car pendant une partie de l’année le triangle formé par la jonction des deux rivières était inondé lors de la crue des eaux, succédaient des anfractuosités profondes, et des lits, alors desséchés, que les torrents se creusent pendant la saison des pluies en se précipitant des montagnes. Au lieu du long et mince ruban de saules et de cotonniers qui ombrageaient des rives désertes, des chênes verts s’élevaient de distance en distance et le paysage bouleversé était terminé par la chaîne de montagnes qu’on appelle les Collines-Brumeuses.

Là les voyageurs firent halte un moment. De près, l’aspect de ce paysage était étrange, imposant. Rarement les pieds de l’homme blanc avaient foulé ce désert encore revêtu de sa sauvage virginité. Marcos Arellanos et Cuchillo y avaient seuls pénétré.

Comme dans ces immenses basiliques remplies tout entières de la majesté de Dieu, un vague sentiment de respectueuse terreur faisait involontairement baisser la voix devant le charme surnaturel dont ce paysage austère paraissait revêtu.

Ces collines enveloppées d’un brouillard éternel, alors même que les plaines à l’entour resplendissaient des feux du soleil, semblaient cacher à leur sommet d’impénétrables mystères.

Parfois, au dire des voyageurs, sous la coupole d’un ciel pur de tout nuage, des éclairs éblouissants percent le voile de brume jeté sur les hauteurs ; les échos se renvoient des bruits sourds comme ceux d’un tonnerre lointain, et couvrent de leurs voix imposantes celles des cascades qui se précipitent dans les ravins béants. On dirait que des génies souterrains, gardiens invisibles de trésors cachés, luttent entre eux dans les entrailles de la terre, et que, selon les superstitions indiennes, ce dais de vapeurs cache la demeure inviolable des Seigneurs des Montagnes.