Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/III

Librairie Hachette et Cie (1p. 28-32).

III

UNE REVANCHE DE PEPE LE DORMEUR.


Quand Pepe le Dormeur avait surpris le secret du capitaine Despierto, secret dont il avait fait son profit, il ignorait que don Lucas lui en cachait encore un autre. Le miquelet, cependant, désireux, par suite d’un certain remords de conscience, de remplir son devoir pour la première fois de sa vie peut-être, vint, le lendemain de la nuit où il avait été de garde, solliciter de son capitaine la faveur de recommencer une seconde faction le soir même.

On devine qu’il l’obtint sans peine ; mais, tandis que don Lucas le croyait endormi selon son habitude, Pepe veillait comme la nuit précédente.

Toutefois, nous le laisserons à son poste pour raconter ce qui se passait sur la côte d’Elanchovi, non loin de la baie de la Ensenada.

La nuit était aussi brumeuse que celle qui venait de s’écouler, quand vers dix heures du soir, un côtre agile et bien voilé se glissa dans les passes secrètes d’un labyrinthe de rochers. La tournure du côtre, son gréement, sa voilure, indiquaient un bâtiment de guerre, ou, tout au moins, un navire armé en course.

La hardiesse avec laquelle il manœuvrait au milieu de l’obscurité montrait aussi que celui qui le pilotait devait avoir depuis longtemps pratiqué cette côte dangereuse, et que le commandant du navire devait avoir des intelligences en terre ferme.

La mer brisait avec fureur à gauche et à droite de l’étroit labyrinthe, dont le bâtiment, sous ses basses voiles, rangeait les rochers à très-peu de distance. Cette passe une fois franchie, une vaste baie s’ouvrait devant le côtre, dans laquelle la mer plus calme baignait une grève unie et sablonneuse.

Alors, à une manœuvre que l’officier de quart transmit en français, le navire mit en panne avec une célérité qui supposait un nombreux équipage. Deux embarcations furent successivement armées et mises à la mer, et les hommes qui les montaient se dirigèrent vers le sommet de la baie, au-dessus de laquelle on pouvait distinguer, par leur blancheur, quelques maisons disséminées sur la plage.

Disons ici, pour ne pas en faire plus longtemps mystère, que le petit bâtiment était français, moitié corsaire, moitié contrebandier, et qu’il venait dans le double but de mettre à terre une partie de marchandises et d’emporter en retour des provisions de bouche, dont il commençait à manquer.

Le capitaine avait jugé à propos, guidé par un pêcheur d’Elanchovi, qu’avait fourni le capitaine Despierto, d’attaquer cette passe étroite pour se mettre à l’abri pendant le moment où, privé d’un certain nombre de ses matelots, il aurait pu faire au large quelque fâcheuse rencontre.

L’officier de quart se promenait silencieusement sur le pont, écoutant le clapotis de la mer le long des flancs du navire, examinant soigneusement le vent dont le souffle gonflait les voiles disposées en sens contraire, et se penchant de temps à autre vers la lumière de l’habitacle.

Une heure se passa de cette manière, quand une vive fusillade éclata sur tous les points de la côte. D’autres coups de feu y répondirent, et, peu de temps après, les deux embarcations regagnèrent le côtre.

C’était Pepe qui, au grand déplaisir de son capitaine, avait donné l’alarme aux miquelets ; trop tard cependant, car les embarcations revenaient chargées de moutons et de vivres de toute espèce. Le dernier des hommes qui remontèrent sur le pont avant qu’on hissât de nouveau les embarcations aux portemanteaux était un matelot d’une taille gigantesque. Il tenait dans ses bras un jeune enfant immobile et qu’on eût cru mort, si quelques légers frémissements de son corps n’eussent révélé chez lui un reste de vie.

« Que diable apportez-vous là, Bois-Rosé ? lui demanda l’officier.

— Avec votre permission, lieutenant, c’est un jeune enfant que j’ai trouvé à demi mort de faim et de froid dans un canot en dérive. Une femme, morte et baignée dans son sang, le tenait encore entre ses bras, et j’ai eu toutes les peines du monde à le retirer de l’embarcation où il était et que ces chiens d’Espagnols visaient à outrance, la prenant pour une des nôtres. Il y avait surtout un grand diable de miquelet (disons au lecteur que c’était Pepe le Dormeur), qui, pendant le transbordement, me canardait avec autant d’opiniâtreté que de maladresse. J’aurais pu, du reste, le faire taire pour toujours, si je n’en avais pas été empêché par les soins que je donnais à cette faible créature… Mais si jamais je le retrouve… suffit…

— Et que comptez-vous faire de cet enfant ? demanda l’officier ému de compassion.

— M’en charger, parbleu ? jusqu’au moment où la paix me permettra de revenir ici prendre les renseignements nécessaires sur son compte. »

Malheureusement les seuls renseignements qu’on put obtenir de cet enfant, qui paraissait avoir trois ans, furent qu’il s’appelait Fabian, et que la femme assassinée était sa mère.

Deux années se passèrent, pendant lesquelles le navire français ne put aborder en Espagne. La tendresse du matelot qui avait recueilli le jeune Fabian de Mediana ne se démentit pas un seul instant et ne fit que s’accroître. Cet homme, d’une taille colossale et d’une vigueur herculéenne, était Canadien et s’appelait Bois-Rosé, ainsi qu’on vient de le nommer.

C’était un singulier et touchant spectacle que celui des soins presque maternels que le géant prodiguait à ce jeune enfant, et des ruses incessantes à l’aide desquels il se procurait toujours un supplément de rations pour son fils adoptif. Le matelot en était venu à bâtir pour son propre compte, sur cette frêle existence, mille rêves de bonheur que ses parts de prises pouvaient lui permettre de réaliser un jour.

Malheureusement, l’honnête matelot négligeait trop, dans ses calculs, les périlleux hasards de la vie maritime. Un matin, le croiseur français fut obligé de prendre la chasse devant un brick anglais d’une force double de la sienne. Quelque bon marcheur qu’il fût, il ne put donner le change à l’ennemi ni refuser le combat.

Les deux navires se canonnaient avec acharnement depuis plusieurs heures, quand le matelot, tout noir de poudre, descendit à fond de cale, où il avait mis son enfant en sûreté. Après l’avoir tendrement embrassé, il le porta dans ses bras sur le pont. Là, au plus fort de l’action, au milieu du tumulte, du sang qui coulait partout, des cris des combattants, au milieu des mâts qui tombaient, il voulut, à tout événement, graver dans sa mémoire les circonstances d’une séparation qu’il redoutait.

Dans un semblable moment, qui doit laisser, même à un enfant, un souvenir qui ne s’efface jamais, il lui dit en le couvrant de son vaste corps :

« Agenouille-toi, mon fils. »

L’enfant s’agenouilla tout tremblant.

« Tu vois ce qui se passe ? continua le Canadien d’une voix solennelle.

— J’ai peur, murmura Fabian, du sang que je vois, du bruit que j’entends ; et il se cachait dans les bras du colosse.

— C’est bien, reprit le matelot. Eh bien ! n’oublie jamais que dans ce moment un matelot, un homme qui t’aimait comme sa vie, t’a fait mettre à genoux pour te dire : « Agenouille-toi, mon enfant, et prie pour ta mère… »

Il n’acheva pas : une balle l’avait frappé, et son sang rejaillit jusque sur Fabian, qui poussa des cris déchirants. Le Canadien n’eut que le temps de le presser sur son cœur dans une étreinte désespérée et d’achever, mais si bas, que l’enfant n’entendit qu’à peine la phrase qu’il avait commencée : « Que j’ai trouvée mourante près de toi. »

Puis il perdit connaissance.

Quand il revint à lui, ce fut au milieu d’une cale infecte. Une soif ardente le dévorait. Il appela d’une voix affaiblie celui qui lui souriait chaque matin à son réveil ; mais personne ne répondit : Fabian n’était plus là. Le matelot était prisonnier, et ce fut dans un ponton qu’il eut à pleurer sur la perte de sa liberté, et sur celle de ce fils adoptif que lui avait envoyé la Providence.

Qu’était devenu Fabian ? c’est ce que l’histoire du Coureur des Bois nous apprendra. Toutefois, avant de passer du prologue au drame et de l’Europe à l’Amérique, il nous reste à compléter le récit des événements d’Elanchovi.

Ce ne fut que quelques jours après la disparition de la comtesse que des pêcheurs trouvèrent son corps inanimé au fond d’un canot abandonné sur la plage.

Le vieux Juan de Dios voila d’un crêpe noir les girouettes du château, dressa de ses mains une croix de bois à l’endroit où sa maîtresse avait été retrouvée. Mais, comme tout s’use dans ce monde et s’use promptement, le vent marin n’avait pas encore rougi le crêpe noir, le flux de la mer n’avait pas encore verdi la croix de bois, que, malgré l’émotion causée dans le village par ce tragique événement, depuis longtemps déjà l’on n’en parlait plus.


FIN DU PROLOGUE.