Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/II
II
L’ALCADE ET SON CLERC.
Nul ne sut combien de temps Pepe était resté à son poste en attendant le retour de l’étranger. Seulement, quand le chant du coq se fit entendre, que l’aube du jour commença à blanchir à l’horizon, la petite baie de l’Ensenada était complètement déserte.
Alors la vie sembla renaître dans le village. Des ombres encore indistinctes se dessinèrent sur les sentiers escarpés qui descendent vers le môle. Les bateaux, secoués par la lame, furent détachés de leurs amarres, et les premiers rayons du jour éclairèrent le départ des pêcheurs. Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, et la flottille avait disparu dans la brume du matin, et, sur le seuil des portes, des femmes et des enfants se montraient et disparaissaient tour à tour. Parmi les chétives habitations du village, la seule qui n’avait pas encore entr’ouvert ses volets à la lumière matinale était celle de l’alcade d’Elanchovi, dont nous avons déjà parlé.
Il était grand jour, quand un jeune homme coiffé d’un chapeau à haute forme, usé, crasseux et luisant à certains endroits comme du cuir verni, se dirigea vers cette maison. Un pantalon si court qu’on aurait pu l’appeler culotte, si étroit qu’il avait l’air d’un fourreau de parapluie, si râpé qu’il n’aurait pas été trop chaud pour un jour de canicule, abritait mal ses jambes de la froidure assez piquante d’une matinée de novembre. Ce jeune homme vint frapper à la porte de l’alcade. Sa figure n’était guère visible : il portait jusqu’aux yeux un petit manteau de drap grossier à longs poils, qu’on appelle esclavina. À la manière partiale dont il en usait avec le haut de sa personne dans le partage inégal que l’exiguïté de ce manteau le forçait à faire, en laissant à découvert les jambes au profit du buste, il paraissait être parfaitement content de son pantalon. Mais les apparences sont bien trompeuses. En effet, le rêve de ce garçon dont les yeux faux, l’aspect misérable et un certain parfum de vieux papiers décelaient un escribano (procureur), était de posséder un pantalon tout différent du sien, c’est-à-dire un vêtement long, large et moelleux ; un pantalon, en un mot, réunissant ces trois qualités, devait être à ses yeux une enveloppe impénétrable aux maux de la vie, un asile inviolable contre le malheur. Ce jeune homme était le bras droit de l’alcade ; il s’appelait Gregorio Cagatinta.
Au coup modeste frappé à la porte avec l’écritoire de corne qu’il portait en sautoir, une vieille femme vint ouvrir.
« Ah ! c’est vous, don Gregorio, dit la vieille avec cette orgueilleuse courtoisie espagnole qui fait que deux décrotteurs qui s’abordent se prodiguent le don comme des grands de première classe.
— Oui, c’est moi, doña Nicolasa, répondit Gregorio.
— Jésus ! Maria ! puisque vous voilà, c’est que je suis en retard. Et mon maître qui attend sa culotte ! Asseyez-vous, don Gregorio, il ne va pas tarder. »
La chambre dans laquelle l’escribano avait été introduit eût paru immense, si, dans chaque angle, des filets de diverses grandeurs, des mâts, des vergues, des voiles de toutes formes, depuis les carrées jusqu’aux latines, des gouvernails de canot, des avirons, des vareuses, des chemises de laine, n’y eussent été entassés pêle-mêle. Mais, grâce à ce tohubohu, il restait à peine de quoi placer un siège ou deux autour d’une grande table en chêne, sur laquelle une écritoire en liège hérissait ses trois plumes fortement collées dans leurs trous, au milieu de quelques papiers sales qui paraissaient placés là par ostentation et peut-être pour effrayer les visiteurs. À l’aspect de cet amas bizarre d’objets divers, il était difficile de ne pas se faire à peu près une idée juste du métier auquel se livrait l’alcade en dehors de son caractère public. En effet, il prêtait à la petite semaine, à un réal pour une piastre, à l’intérêt tout simple de vingt pourcent par mois ou deux cent quarante pour cent par an, et, comme sa clientèle ne se composait que de pêcheurs, c’était d’eux que venait la collection d’appareils nautiques qui encombraient la salle d’audience de l’alcade.
Cagatinta ne jeta qu’un regard distrait sur toute cette friperie, parmi laquelle ne se trouvait pas un seul pantalon, ce qui ne l’exposait à aucune tentation malhonnête ; car, il faut bien le dire, sa probité douteuse n’eût peut-être pas résisté à une épreuve si redoutable. L’escribano n’était pas de la pâte dont est pétri un honnête homme. La nature, qui procède toujours du simple au composé, n’avait eu le temps d’en faire encore qu’un fripon ordinaire ; il est vrai qu’il était alors dans la fleur de la jeunesse.
Don Ramon ne se fit pas attendre ; il montra bientôt à la porte de sa chambre à coucher sa figure joviale et candide. C’était un homme robuste et vigoureux, et l’on concevait facilement que d’une de ses culottes on pût tirer deux pantalons pour le maigre et chétif escribano.
« Vive Dieu ! seigneur alcade, dit celui-ci après avoir donné et reçu une foule de salutations matinales, quelles glorieuses culottes vous possédez là !
— Gregorio, mon ami, reprit l’alcade d’un air de bonne humeur, vous devenez fastidieux avec vos redites. Eh ! que diable ! n’y a-t-il donc que mes chausses à envier dans ma personne ? »
Cagatinta poussa un soupir et répondit de l’air d’un chien affamé qui convoite un os.
« Il faudrait un miracle pour me donner vos avantages personnels ; mais vos chausses, c’est différent : deux vares de drap de Ségovie en feraient l’affaire.
— Patience ! patience ! seigneur escribano ; vous savez que, pour prix des services que vous voulez me rendre, je ne dis pas les services que vous m’avez rendus, je vous ai promis mes culottes couleur sang de bœuf, dès qu’elles seraient légèrement usées. Je m’en occupe ; occupez-vous de les gagner.
— Que faut-il faire pour y parvenir ? dit l’escribano d’un air désespéré. La partie n’est pas égale. Votre tâche est si facile en comparaison de la mienne !
— Eh, mon Dieu ! on ne sait pas, reprit l’alcade ; il peut se présenter telle circonstance qui, tout d’un coup, vous donne l’avantage sur moi.
— Oui, mais il peut aussi, d’ici là, arriver telle circonstance qui, tout d’un coup, ôte à vos chausses leur valeur.
— Allons, voyons, à la besogne, dit l’alcade pour couper court aux doléances de Grégorio, et faisons l’acte d’expropriation du canot d’une mauvaise paye, de ce Vicente Ferez, qui, sous prétexte qu’il a six enfants à nourrir, ne m’a pas remboursé au terme voulu les vingt piastres que je lui ai prêtées.
En disant ces mots, don Ramon prit une chaise à moitié dégarnie de paille pour s’y asseoir près de la table.
« Prenez celle-ci, reprit vivement l’escribano en lui en présentant une couverte d’un cuir que l’usage avait poli comme de l’acajou ; vous y serez plus mollement.
— Et mes chausses aussi, » reprit l’alcade avec un air narquois.
Cagatinta sortit de son écritoire en rouleau une feuille de papier timbré. Déjà ils se mettaient à l’ouvrage, quand des coups précipités retentirent à la porte, que les deux hommes de justice avaient refermée pour n’être pas interrompus.
« Qui diable peut frapper ainsi ? dit l’alcade.
Ave, Maria purisima ! dit une voix du dehors.
— Sin pecado concebida, » répondirent à la fois les deux acolytes.
Et, à cette formule sacramentelle, Gregorio fut ouvrir la porte.
« Qui peut amener à cette heure le seigneur don Juan de Dios ? s’écria l’alcade d’un air de surprise, à la vue du profond chagrin empreint sur le front chauve du concierge de la comtesse de Mediana.
— Ah ! seigneur alcade, reprit le vieillard, un grand malheur est arrivé cette nuit ; un grand crime a été commis… La comtesse a disparu et le jeune comte avec elle.
— Mais en êtes-vous sûr ? s’écria l’alcade.
— Hélas ! il ne s’agit que de monter par le balcon qui donne sur la mer, comme nous l’avons fait en ne recevant pas de réponse de madame, et de voir en quel état les assassins ont laissé sa chambre.
— Justice ! justice ! seigneur alcade, envoyez en campagne tous vos alguazils, » s’écria une voix de femme encore à quelque distance.
C’était la fille de chambre de la comtesse, qui, jugeant à propos de crier d’autant plus fort qu’elle était moins affectée d’un événement incompréhensible, se précipita dans la salle d’audience de l’alcade.
« Ta, ta, ta, comme vous y allez ! dit celui-ci ; croyez-vous que j’ai tant d’alguazils ? Vous savez bien que je n’en ai que deux, et encore, comme ils mourraient de faim dans ce vertueux village, s’ils ne faisaient que leur métier, ils sont partis ce matin pour la pêche.
— Hélas ! mon Dieu, s’écria en sanglotant la femme de chambre, ma pauvre maîtresse ! qui va la secourir ?
— Patience, femme, patience, dit don Ramon, ne désespérez pas de la justice ; peut-être va-t-il lui venir d’en haut une révélation soudaine. »
La camérière ne jugea pas à propos de se laisser consoler par cet espoir, et ses cris redoublèrent. Au tapage que faisait sa douleur hypocrite, tandis que le vieux Juan de Dios baissait tristement la tête en invoquant tout bas un juge plus redoutable, un groupe nombreux de femmes, de vieillards et d’enfants s’était formé à la porte de la maison de l’alcade et envahissait petit à petit le sanctuaire de la justice.
Don Ramon Cohecho s’avança vers Cagatinta, qui se frottait les mains sous son esclavina à l’idée de tout le papier timbré qu’on allait noircir, et lui dit :
« Attention, ami Gregorio, le moment est venu, et, si vous êtes habile, la culotte de sang de bœuf… »
Il n’en dit pas davantage ; mais Cagatinta comprit, car il pâlit de joie, et, sans perdre de vue le moindre signe de son patron, il se tint prêt à saisir au passage la première occasion qui se présenterait.
L’alcade s’assit de nouveau sur son fauteuil de cuir, et réclama le silence d’un geste ; puis, avec cette abondance inhérente à la langue espagnole, la plus pompeuse et la plus riche de toutes les langues parlées, il fit à son auditoire un assez long discours dont voici la substance :
« Mes enfants, dit-il, comme est venu l’affirmer ici le respectable don Juan de Dios Canelo, un grand crime a été commis cette nuit. La connaissance de cet attentat ne pouvait manquer d’arriver à l’oreille de la justice, car rien ne lui échappe ; mais je n’en remercie pas moins don Juan de Dios de sa communication officielle. Ce vénérable concierge aurait dû la rendre plus complète en révélant les noms des coupables.
— Mais, seigneur alcade, interrompit Juan de Dios, je ne le sais pas, quoique ma communication soit, comme vous le dites, officielle ; mais j’aiderai à les trouver, ces coupables.
— Vous l’entendez, mes enfants, le digne Canelo, dans une communication officielle, implore la justice pour le châtiment des coupables : la justice ne sera pas sourde à son appel. Qu’il me soit permis maintenant de vous parler de mes petites affaires et de m’abandonner à la douleur que me cause la disparition de la comtesse et du jeune comte de Mediana. »
Ici l’alcade fit un signe à Cagatinta, dont toutes les facultés mises en jeu ne lui avaient pas révélé encore par quel service il pourrait gagner l’objet de son ambition ; puis il reprit :
« Vous n’ignorez pas, mes enfants, les doubles liens qui m’attachent à la famille de Mediana ; jugez donc de ma douleur à la connaissance de cet attentat, d’autant plus incompréhensible qu’on ne sait ni pourquoi ni par qui il a été commis. Hélas ! mes enfants, je perds une puissante protectrice, et le cœur du fidèle serviteur est transpercé, tandis que celui de l’homme d’affaires est non moins cruellement blessé. Oui, mes enfants, dans la sécurité trompeuse où hier encore j’étais plongé, je fus au château de Mediana à l’occasion de mes fermages.
— Pour solliciter un sursis, » allait s’écrier Cagatinta, parfaitement au courant des affaires de l’alcade.
Mais celui-ci ne lui donna pas le temps de commettre cette énorme indiscrétion, qui l’eût à jamais privé de la rémunération promise.
« Patience, mon digne Cagatinta, dit l’alcade en se tournant vers l’escribano ; contenez cette soif de justice qui vous consume… Oui, mes enfants, et par suite de cette sécurité que je déplore, je versai entre les mains de l’infortunée comtesse… Ici la voix de don Ramon chevrota… une somme équivalente à dix années de fermages payés à l’avance. »
À cette déclaration inattendue, Cagatinta bondit de son siège, comme s’il eût été piqué par un aspic, et son sang se figea dans ses veines, quand un trait de lumière lui montra l’étendue de la bévue dont il allait se rendre coupable.
« Jugez donc de ma douleur, mes enfants, c’était ce matin que la comtesse devait m’en donner le reçu. »
Ces paroles produisirent une profonde sensation dans l’auditoire, dont aucun de ceux qui le composaient ne croyait à ce funeste contre-temps ; mais personne n’osait témoigner son incrédulité.
« Heureusement, continua l’alcade, que le serment de personnes dignes de foi peut réparer ce malheur. »
Ici Cagatinta, comme l’eau longtemps comprimée qui trouve enfin une issue, s’élança le bras en avant et s’écria avec explosion :
« Je le jure.
— Il le jure, répéta l’alcade.
— Il le jure, répétèrent les assistants.
— Oui, mes amis, je le jure encore, je voudrais le jurer toujours, quoiqu’une chose embarrasse ma délicatesse : c’est de ne pas me rappeler si c’est dix ou quinze ans d’avance que l’alcade a payés à l’infortunée doña Luisa !
— Non, mon digne ami, interrompit don Ramon Cohecho avec une modération dont on devait lui savoir gré, puisqu’il taillait en plein drap, ce n’était que dix années de loyers que votre précieux témoignage m’empêche de perdre ; aussi pouvez-vous compter sur ma reconnaissance.
— Je crois bien, pensa l’escribano ; deux années d’arriéré et dix d’avance, cela fait bel et bien douze de gagnées. Décidément, j’ai sur les chausses sang de bœuf les droits les plus implacables ! »
Nous ne fatiguerons pas davantage le lecteur par le récit de ce qui se passa dans cette séance, où la justice se pratiqua comme elle se pratiquait bien longtemps avant Gil Blas, comme elle se pratiquera bien longtemps encore en Espagne, et nous le ferons assister à l’instruction faite par l’alcade et son acolyte sur les lieux mêmes, avec l’accompagnement de témoins voulu par la loi.
On commença par enfoncer la porte de la chambre à coucher, restée verrouillée en dedans. Des tiroirs vides, d’autres à moitié saccagés, gisaient sur le parquet. Rien de tout cela n’indiquait précisément des traces de violence ; un départ volontaire, mais précipité, peut donner lieu à un semblable désordre dans un appartement.
Le lit de la comtesse encore intact prouvait qu’elle ne s’était pas couchée, et dénotait ainsi un projet arrêté à l’avance, d’attendre debout le moment du départ. Les meubles étaient à leur place accoutumée, les draperies des croisées et de l’alcôve n’étaient pas froissées ; nul vestige de lutte ne se voyait sur le carreau de la chambre, composé de pierres tendres que le moindre froissement extraordinaire aurait pu écorcher ou rayer.
L’odeur fétide d’une lampe qui s’éteint lentement faute d’huile régnait encore dans la chambre, malgré l’air qui y pénétrait ; il était évident qu’on l’avait laissé brûler jusqu’au matin : des malfaiteurs l’auraient éteinte pour se livrer sans crainte à leur funeste besogne ; enfin, mille petites choses de nature à tenter la cupidité étaient restées dans les tiroirs.
À tous ces indices trompeurs, le vieux Juan de Dios secouait la tête d’un air de doute. Il y avait dans tout cela quelque chose qui confondait sa raison et dépassait son intelligence, qui, du reste, n’avait jamais été de premier ordre ; mais son bon sens se révoltait contre la pensée que sa maîtresse avait pu fuir, et d’une manière si extraordinaire. À ses yeux un crime était évident ; mais comment l’expliquer ? l’assassin n’avait pas laissé de trace derrière lui.
Le vieux et respectable serviteur considérait d’un œil désolé cette chambre déserte, les vêtements de sa maîtresse épars sur le carreau, et le berceau foulé qui conservait encore la trace du jeune comte, et dans lequel il dormait, rose et souriant, la veille, sous la garde de sa mère.
Comme frappé d’une idée soudaine, Juan de Dios s’avança sur un balcon de fer élevé à peu de distance du sol. Ses yeux interrogèrent la grève qui s’étendait sous le balcon ; la vague la balayait sans cesse et y roulait avec un bruit confus les galets de la mer : nulle empreinte, nuls vestiges humains n’y paraissaient. Le vent sifflait, l’Océan grondait comme toujours, et parmi les voix de la nature nulle ne s’élevait pour révéler le coupable.
Seulement, à l’horizon, les voiles blanches d’un navire qui gagnait le large se dessinaient encore sur l’azur lointain de la mer.
Pendant que le vieux serviteur priait en silence et suivait d’un regard rêveur le navire qui fuyait, les assistants prêtaient tous, à l’exception de l’alcade et de l’escribano, une oreille attristée aux lugubres modulations du vent des falaises, qui semble, sur ses hauteurs, le jour comme la nuit, tour à tour pleurer, soupirer et mugir.
L’alcade et le greffier avaient, sans l’avouer, la même conviction que Juan de Dios. Tous deux croyaient à un crime ; mais, dans l’impossibilité de saisir le moindre corps de délit, de mettre la main sur quelque individu capable de payer les frais de la justice (c’est l’objet principal en Espagne), l’escribano et l’alcade se trouvaient satisfaits, l’un de la récompense tant désirée qu’il croyait tenir, l’autre des douze années de fermages qu’il était sûr de gagner.
« Ma foi, messieurs, dit l’alcade en se tournant vers les témoins, je ne m’explique pas par quelle fantaisie madame la comtesse de Mediana est sortie de chez elle par la fenêtre ; car le verrou de la porte de sortie, fermé en dedans, ne laisse pas de doute à ce sujet. C’est un caprice de femme, et la justice n’a pas besoin de l’expliquer.
— C’est peut-être pour ne pas donner de reçu au seigneur alcade, dit tout bas un des témoins à son voisin.
— Mais, à propos, dit Cohecho en s’adressant à Juan de Dios, comment avez-vous pu vous apercevoir de la disparition de la comtesse, puisqu’on ne pouvait pas entrer chez elle ?
— C’est bien simple, reprit le vieillard ; à l’heure où la femme de chambre a l’habitude de se présenter chez madame, elle a frappé, personne n’a répondu ; elle a frappé plus fort, et, ne recevant pas encore de réponse, l’inquiétude l’a saisie ; elle est venue m’avertir. J’ai frappé, j’ai appelé aussi, et n’entendant rien, j’ai couru chercher l’échelle du jardin et j’ai vu, par cette fenêtre ouverte, la chambre telle que vous la voyez vous-même. »
Quand le concierge eut fini cette déclaration, Cagatinta dit quelques mots à l’alcade, assez bas pour que personne ne l’entendît ; mais celui-ci se contenta de hausser les épaules d’un air de dédain.
« Qui sait ? répondit l’escribano à ce geste muet.
— Peut-être, répliqua l’alcade, nous verrons. »
Puis après un moment de silence :
« Je persiste, messieurs, dit-il, à croire que, quelque singulier que cela paraisse, madame la comtesse est libre de sortir à sa fantaisie, même par la fenêtre. »
L’assistance sourit flatteusement à cette facétie de la justice.
« Mais, seigneur alcade, ce qui prouve qu’il y a eu introduction violente dans cette chambre, s’écria le vieux Juan de Dios, que la plaisanterie de l’alcade Cohecho révoltait, c’est cette vitre brisée dont voici les morceaux par terre.
— Ce vieux Canelo ne veut pas me laisser aller déjeuner, murmura l’alcade, qui avait hâte d’en finir depuis qu’il n’espérait plus de profit de cette mystérieuse affaire ; je suis sûr que mon repas refroidit, et que Nicolasa s’impatiente… Que prouvent ces morceaux de verre ? reprit-il tout haut. Pensez-vous qu’avec la brise de mer qui a soufflé si fort cette nuit, une fenêtre ouverte ne puisse, en se refermant violemment, avoir cassé une vitre ou deux ?
— Pourquoi, répondit Juan de Dios, est-ce précisément celle qui est à côté de l’espagnolette ? On l’aura cassée pour ouvrir la fenêtre.
— Ah çà, seigneur don Juan de Dios, s’écria l’alcade impatienté et en mordant de dépit sa canne à pomme d’or, emblème de sa dignité, est-ce vous ou moi qui avons ici le droit d’interroger ? Caramba ! Il me semble que vous me faites jouer un plaisant rôle ! »
Ici Cagatinta intervint d’un air modeste.
« Je répondrai, dit-il, à notre ami Canelo que, si ce carreau brisé l’avait été dans le but qu’il indique, il n’aurait pu l’être que du dehors ; les morceaux seraient par conséquent tombés en dedans, et cependant les voici sur le balcon. C’est donc le vent qui aura fait cette besogne, comme a raison de le croire monseigneur l’alcade, à moins, ajouta-t-il avec un sourire faux, que ce ne soit une malle qu’on aura fait passer sans précaution par la fenêtre ; car la comtesse doit prolonger sa promenade, à en juger par le nombre d’effets qu’elle a emportés, ainsi que l’attestent ces tiroirs vides. »
Le vieux concierge avait baissé la tête devant la preuve qui renversait son assertion, et il n’entendit pas cette dernière remarque de Cagatinta. Quant à celui-ci, il se demandait intérieurement s’il ne devait pas exiger de l’alcade un peu plus encore que la récompense promise, pour prix de ce nouveau service.
Tandis que le vieux serviteur de Mediana était plongé dans de pénibles réflexions qui assombrissaient son front chauve, l’alcade s’approcha doucement de lui.
« J’ai été un peu vif avec vous, lui dit-il ; je n’ai pas assez tenu compte de la douleur que doit ressentir un loyal serviteur comme vous à un coup si imprévu. Mais dites-moi, indépendamment du chagrin que vous devez éprouver, la crainte de l’avenir ne vous tourmente-t-elle pas ? Vous êtes vieux, faible par conséquent et sans ressources.
— C’est parce que je suis vieux, seigneur alcade, et que mon avenir, à moi, est borné, qu’il m’inquiète peu ; mais ma douleur, ajouta le vieux serviteur avec une espèce d’orgueil, est pure de tout mélange ; les générosités des seigneurs de Mediana m’ont mis à même de passer tranquillement le peu de jours qui me restent à vivre. Mais je serais heureux de pouvoir venger la femme de mon ancien maître.
— J’approuve vos sentiments, reprit l’alcade d’un air pénétré. Vous êtes un homme doublement estimable par votre chagrin… et vos économies, seigneur de Canelo. »
Puis, changeant de ton subitement :
« Greffier, portez au procès-verbal que le seigneur don Juan de Dios de Canelo y Nabos, ici présent, se constitue partie civile contre les ravisseurs de sa maîtresse ; car, il n’en faut plus douter, messieurs, un crime a été commis, et nous devons à nous-mêmes, nous devons à ce respectable vieillard la satisfaction d’en trouver et d’en punir les auteurs.
— Mais, seigneur alcade, s’écria le concierge stupéfait, je n’ai jamais eu l’intention de me porter partie civile.
— Prenez-y garde, vieillard ! s’écria don Ramon d’un ton solennel ; si vous démentiez ce que vous venez de me confier tout à l’heure, des charges accablantes pèseraient sur vous. Ainsi que me l’a fait remarquer, il n’y a qu’un instant, notre ami Cagatinta, cette échelle, qui vous a servi à escalader la chambre de votre maîtresse, prouverait de sinistres desseins ; mais vous en êtes incapable, je le crois ; restez donc accusateur au lieu de devenir accusé ! Allons, messieurs, notre devoir nous appelle en dehors ; peut-être au bas de cette croisée allons-nous trouver des traces révélatrices. »
Le pauvre Juan de Dios, pris à l’improviste entre les deux cornes de ce dilemme, dont le double résultat devait être le même, c’est-à-dire la spoliation du petit pécule destiné à soutenir sa vieillesse, courba la tête, et, prenant avec une résignation sublime la voix de l’iniquité pour celle de Dieu, il se consola en pensant que ce dernier sacrifice serait peut-être encore utile à ses maîtres.
Nulle trace n’était restée empreinte au pied du balcon, ainsi que nous l’avons dit.
On crut un instant faire une capture importante dans la personne d’un homme endormi sous une anfractuosité de rocher ; c’était Pepe le Dormeur. Réveillé à l’improviste, interrogé s’il n’avait rien vu, et ne se sentant pas la poche vide pour la première fois depuis longtemps, Pepe, afin d’écarter le danger, s’avisa d’un moyen qui semblera d’abord extraordinaire avec un homme cupide comme l’alcade : il lui demanda un réal à emprunter pour acheter du pain. Que faire d’un pareil drôle ? Aussi l’alcade ne lui fit-il plus de questions et le laissa se réveiller à son aise. On dut donc renoncer à toute investigation jusqu’à nouvel ordre, car on en avait fait assez pour grossir les frais de justice au niveau des épargnes de la partie civile.
Cependant, quand, après cette matinée inouïe dans les fastes d’Elanchovi, le crépuscule eut succédé au jour, deux hommes erraient encore tristement sur la grève, mais en mettant un soin extrême à s’éviter. L’un était le pauvre Juan de Dios, qui, en donnant un soupir à ses économies près de se fondre dans le creuset absorbant de la justice, cherchait obstinément les traces de sa maîtresse, priait pour elle et son jeune maître, et demandait à Dieu de protéger leur vie. L’autre était le triste Cagatinta ; l’alcade, profitant de la confiance de l’escribano, qui lui avait remis son acte de serment avant de tenir la récompense promise, avait péremptoirement refusé ses culottes et p roposé à la place un assez vieux chapeau, que Gregorio avait refusé avec indignation.
Cagatinta pleurait donc sur ses rêves évanouis, sur sa folle confiance, sur l’immoralité des faux serments… non payés, et méditait sur l’opportunité d’accepter le vieux chapeau en remplacement de ses culottes, hélas ! si bien gagnées.