Le Corsaire rouge/Chapitre XXIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 318-330).

CHAPITRE XXIII.


« Je m’attendris, et ne suis pas formé d’une argile plus dure que les autre. »
ShakspeareCoriolan.


Les dames reçurent leur hôte avec une réserve qui sera facile à concevoir en se rappelant le sujet de la conversation qu’elles venaient d’avoir. Gertrude était dans un abattement profond, mais sa gouvernante, plus maîtresse d’elle-même, conservait son air calme et froid. Cependant il y avait une vive expression d’anxiété dans le regard attentif qu’elle porta sur le Corsaire, comme si elle eût cherché à lire le motif de sa visite dans le mouvement rapide de ses yeux, avant même que ses lèvres se fussent ouvertes pour parler.

La physionomie du Corsaire était pensive et sérieuse. Il s’inclina en approchant et murmura d’une voix basse et précipitée quelques syllabes, qui purent à peine être entendues de celles qui l’écoutaient. Il était tellement distrait par ses pensées, qu’il allait se jeter sur le divan, sans donner d’explications ni faire d’excuses, comme quelqu’un qui prenait possession de son bien ; mais il revint à lui juste assez à temps pour ne pas commettre cette inconvenance. Il sourit, et répéta son salut en faisant une inclination encore plus profonde. Alors, avec une assurance parfaite, il s’approcha de la table devant laquelle elles étaient assises, et exprima la crainte que Mrs Wyllys ne regardât sa visite comme déplacée, ou peut-être comme n’ayant pas été annoncée avec assez de cérémonie. Pendant cette courte introduction sa voix était douce comme celle d’une femme, et ses manières affables et polies, comme s’il se regardait comme un intrus dans la cabine d’un vaisseau sur lequel il régnait littéralement en souverain.

— Mais quelque mal choisie que soit cette heure, continua-t-il, j’aurais été poursuivi toute la nuit par le regret de n’avoir pas rempli tous les devoirs d’un hôte attentif et respectueux, si j’avais oublié de venir vous assurer de la tranquillité du vaisseau, après la scène dont vous avez été témoins aujourd’hui. Je suis charmé de pouvoir vous dire que le petit mouvement d’humeur de mes gens est tout-à-fait passé, et que les agneaux, dans leurs bergeries, ne sont pas plus tranquilles qu’ils ne le sont en cet instant dans leurs hamacs.

— Heureusement, reprit la prudente gouvernante, que l’autorité qui a si promptement étouffé le désordre est toujours présente pour nous protéger ; nous nous reposons entièrement sur votre prudence et votre générosité.

— Vous n’avez pas mal placé votre confiance. Vous êtes du moins à l’abri du danger d’une insurrection.

— Et de tout autre, j’espère.

— C’est un élément terrible et bien inconstant que celui sur lequel nous vivons, répondit-il en s’inclinant pour remercier la gouvernante, qui lui offrait un siège ; mais vous le connaissez et nous n’avons pas besoin de vous dire que nous autres marins nous pouvons rarement compter sur quelque chose. J’ai relâché mol-même aujourd’hui les liens de la discipline, ajouta-t-il après un moment de silence, et j’ai excité en quelque sorte le désordre qui a eu lieu. Mais il est passé, comme l’ouragan et la bourrasque et l’océan n’est pas maintenant plus calme que ne le sont mes drôles.

— J’ai souvent vu pareilles scènes sur les vaisseaux du roi ; mais je ne me rappelle pas que cela ait jamais eu d’autre résultat que de concilier quelque ancienne querelle, ou d’amener quelques saillies de marin, presque toujours aussi innocentes qu’ingénieuses.

— Oui, mais le navire qui court souvent à travers les écueils finit enfin par échouer, murmura le Corsaire entre ses dents. J’abandonne rarement le tillac à l’équipage sans avoir l’œil sur lui ; mais… aujourd’hui…

— Vous parliez d’aujourd’hui.

— Neptune et sa grossière mascarade ne vous étaient pas inconnus, madame.

— Il y a long-temps que j’ai fait connaissance avec ce dieu.

— C’est ce que je croyais… ; sous la ligne ?

— Et ailleurs.

— Ailleurs ! répéta le Corsaire d’un ton surpris. Oui, on trouve le terrible despote sur toutes les mers, et l’on voit des centaines de vaisseaux, et de vaisseaux de haut bord, sous les feux et parmi les calmes de l’équateur. Il était tout-à-fait inutile d’y penser de nouveau.

— Vous avez eu la bonté de faire une observation qui m’a échappé.

Le Corsaire tressaillit, car il avait plutôt murmure que prononcé à haute voix les paroles précédentes. Jetant un regard vif et scrutateur autour de lui, comme pour s’assurer que personne n’avait eu l’impertinence de chercher à pénétrer les mystères d’une âme qu’il jugeait rarement à propos de découvrir à ses compagnons, il se remit à l’instant, et reprit la conversation avec autant de calme que si elle n’avait éprouvé aucune interruption.

— Oui, j’avais oublié que votre sexe est souvent aussi craintif qu’il est aimable, ajouta-t-il avec un sourire si insinuant et si agréable que la gouvernante tourna involontairement les yeux d’un air inquiet sur sa pupille, ou je serais venu plus tôt vous donner l’assurance que vous n’avez absolument rien à craindre.

— Même à présent, cette assurance me fait le plus grand plaisir.

— Et votre jeune et aimable amie, continua-t-il en se tournant vers Gertrude, tout en s’adressant à la gouvernante ; son sommeil ne sera-t-il pas un peu troublé, après ce qui s’est passé ?

— Le sommeil fuit rarement l’innocence.

— Il y a un saint et impénétrable mystère dans cette vérité, — l’innocent repose la tête en paix ! Plût à Dieu que le coupable pût trouver quelque refuge aussi contre les remords poignans ! Mais nous vivons dans un monde et dans un temps où l’on ne peut être sur de soi-même.

Il se tut, et regarda autour de lui avec un sourire si hagard que la gouvernante inquiète se rapprocha involontairement de sa pupille, comme pour la protéger et pour chercher en même temps un abri contre les attaques imprévues d’un homme en démence. Le Corsaire cependant garda si long-temps le silence, qu’elle sentit la nécessité de faire cesser l’embarras de leur situation en parlant la première.

— M. Wilder est-il aussi disposé que vous à la clémence ? demanda-t-elle. Il y aurait du mérite de sa part à être indulgent, après avoir paru être l’objet particulier de la rage des mutins.

— Et cependant vous avez vu qu’il n’était pas sans amis. Vous avez été témoin du dévouement des deux hommes qui se sont présentés pour le défendre.

— Oui, et je trouve remarquable qu’il ait pu, en aussi peu de temps, s’attacher à ce point des êtres d’un naturel aussi farouche.

— Vingt-quatre ans ne font pas une connaissance d’un jour.

— Et leur amitié date-t-elle de si loin ?

— Je les ai entendus parler de ce temps. Il est certain que ce jeune homme leur est uni par quelque lien extraordinaire ; peut-être n’est-ce pas le premier service qu’ils lui rendent.

Mrs Wyllys parut affligée. Quoique préparée à croire que Wilder était un agent secret du Corsaire, elle s’était efforcée d’espérer que sa liaison avec les flibustiers était susceptible de quelque explication plus favorable pour son caractère ; bien qu’il fût complice du crime de ceux qui s’étaient attachés à la fortune de ce vaisseau proscrit, il était évident qu’il avait un cœur trop généreux pour désirer de la voir, ainsi que sa jeune et innocente compagne, victime de la licence de ses compagnons. Ses avertissemens répétés et mystérieux n’avaient plus besoin d’explication. Tout ce qui lui avait semblé obscur et inexplicable dans les conjectures auxquelles elles s’était livrée d’abord, ainsi que dans la conduite extraordinaire des hommes de l’équipage, s’éclaircissait à chaque instant de plus en plus. Elle reconnut alors, dans la personne du Corsaire, les traits de l’individu qui avait parlé au vaisseau marchand de Bristol du haut des agrès du négrier, traits qui s’étaient représentés sans cesse à son esprit depuis qu’elle était sur son vaisseau, comme lui retraçant une image confuse et éloignée. Elle conçut alors pourquoi Wilder montrait tant de répugnance à dévoiler un secret qui non seulement intéressait sa vie, mais qui, pour une âme qui n’était pas endurcie dans le vice, entraînait une perte non moins cruelle, celle de leur estime. Bref, une grande partie de ce que le lecteur a compris sans peine commençait à devenir également clair pour la gouvernante, quoiqu’il restât encore bien des points qu’elle ne pouvait ni résoudre ni bannir entièrement de sa pensée. Elle eut le loisir de faire rapidement toutes ces réflexions, car son hôte ne semblait nullement disposé à interrompre sa courte et triste rêverie.

— Il est étonnant, reprit enfin Mrs Wyllys, que des êtres aussi grossiers soient sous l’influence des mêmes attachemens que ceux qui unissent entre eux les personnes qui ont de l’éducation.

— C’est étonnant, vous avez raison, répliqua le Corsaire, comme s’il se réveillait d’un songe. Je donnerais mille des plus belles guinées qui aient jamais été frappées à l’effigie de George II pour connaître l’histoire de la vie de ce jeune homme.

— Est-il donc un étranger pour vous ? demanda vivement Gertrude.

Le Corsaire tourna sur elle un regard qui demeura fixe un moment, mais dans lequel le sentiment et l’expression revinrent insensiblement, de manière à produire un tremblement nerveux dans tous les membres de la gouvernante.

— Qui peut se flatter de connaître le cœur de l’homme ? répondit-il en inclinant de nouveau la tête, comme pour reconnaître les droits qu’elle avait à tous ses hommages. Tous les hommes sont des étrangers pour nous, jusqu’à ce que nous sachions lire dans leurs plus secrètes pensées.

— C’est un privilège accordé à peu de personnes que de pouvoir pénétrer les secrets du cœur humain, dit froidement La gouvernante. Il faut avoir une grande habitude et une connaissance profonde du monde pour pouvoir juger des motifs de tous ceux qui nous entourent.

— Et cependant le monde est agréable pour ceux qui savent en tirer parti gaîment, s’écria le Corsaire par une de ces transitions subites qui le caractérisaient. Pour celui qui sait s’abandonner au penchant de son humeur, tout est facile. Le véritable secret de la pierre philosophale, voyez-vous, n’est pas de vivre éternellement, mais de profiter de la vie. Celui qui meurt à cinquante ans, après avoir goûté tous les plaisirs, a joui plus de la vie que celui qui se traîne pendant un siècle entier, accablé sous le poids des ennuis du monde, et pesant tout ce qu’il dit, de peur que son voisin ne trouve à redire à ses paroles.

— Et cependant il y a des personnes qui trouvent leur plaisir à suivre les sentiers de la vertu ?

— Cela plaît à dire à votre sexe, répondit-il d’un air dans lequel la susceptible gouvernante crut voir briller quelque chose de l’effronterie d’un flibustier. Elle eût alors volontiers congédié sa visite ; mais un certain feu dans le regard et quelque chose de forcé dans la gaîté du Corsaire l’avertirent du danger qu’il y avait d’offenser un homme qui ne reconnaissait d’autre loi que sa propre volonté. Prenant un ton et un air de bienveillance, mais en même temps en harmonie avec la dignité de son sexe, et montrant divers instrumens de musique qui faisaient partie de l’ameublement hétérogène de la cabine, elle détourna adroitement la conversation.

— Celui, dit-elle, dont l’âme est accessible aux douceurs de l’harmonie, et dont le cœur s’émeut aux sons de la musique, ne devrait pas chercher à rabaisser les plaisirs de la vertu. Cette flûte et cette guitare vous appartiennent ?

— Et à cause de ces vains objets qui m’entourent, vous voulez conclure que j’ai les talens dont vous parlez ! C’est encore une des erreurs communes aux malheureux mortels ! Pour être réputé honnête, il suffit d’en avoir l’apparence. Pourquoi ne pas croire aussi que je m’agenouille matin et soir devant ce brillant colifichet ? ajouta-t-il en montrant le crucifix enrichi de diamans qui était suspendu, comme à l’ordinaire, près de la porte de son appartement.

— J’espère, du moins, que l’Être dont cette image est destinée à perpétuer la mémoire ne laisse pas d’obtenir votre hommage. Dans l’orgueil que lui inspirent sa force et la prospérité, l’homme peut penser légèrement aux consolations qui peuvent découler d’une puissance supérieure à l’humanité ; mais ceux qui en ont le plus souvent éprouvé l’effet ne sentent que plus profondément tout le respect qui lui est dû.

La gouvernante avait détourné un moment les yeux ; mais, pénétrée du sentiment qu’elle exprimait, elle les reporta sur le Corsaire en prononçant ces dernières paroles avec cette expression douce et touchante qui montrait qu’elle était subordonnée à la volonté de l’Être puissant qui remplissait son âme. Le regard qu’elle rencontra était aussi grave, aussi pensif que le sien. Levant un doigt, il l’appuya sur le bras de la gouvernante, mais si légèrement que ce mouvement fut presque imperceptible.

— Pensez-vous que nous méritions le blâme, demanda-t-il, si notre naturel nous porte plus au mal qu’il ne nous est donné de force pour résister ?

— Il n’y a que ceux qui essaient de marcher seuls qui trébuchent. Je ne croirai pas vous offenser en vous demandant si vous ne vous mettez jamais en présence de votre Dieu ?

— Il y a long-temps, madame, que ce nom n’a été prononcé sur ce vaisseau, si ce n’est pour être profané. Mais cette divinité inconnue, qu’est-elle de plus que ce que l’homme, dans son esprit, a jugé à propos de la faire lui-même.

— L’insensé a dit dans son cœur : — « Il n’y a pas de Dieu, » répondit-elle d’une voix si ferme qu’elle surprit cet homme lui-même, qui était depuis si long-temps accoutumé au tumulte et à la grandeur sauvage de sa profession. — « Ceins tes reins comme un homme, car je t’interrogerai et tu répondras. Où étais-tu quand je posai les fondemens de la terre ? Dis-le moi, si tu es doué d’intelligence. »

Le Corsaire resta long-temps les yeux fixés sur la figure animée de celle qui prononçait ces paroles. Puis, détournant involontairement la tête, il dit tout haut, plutôt pour donner cours à ses pensées que pour continuer la conversation :

— Ce n’est pas autre chose que ce que j’ai souvent entendu dire, et cependant ces paroles font sur mon âme la même impression que produirait l’air natal ! Se levant alors, il s’approcha de la gouvernante, dont le visage exprimait à la fois la douceur et la dignité, et ajouta d’un son de voix très bas : — Madame, répétez ces paroles ; n’y changez pas une syllabe, et ne variez en aucune manière l’intonation de votre voix, je vous en conjure.

Quoique surprise et intérieurement alarmée de cette demande, Mrs Wyllys fit ce qu’il désirait, et rendit le langage des saintes écritures avec une ferveur que soutenait la force de ses propres émotions. Son auditeur l’écoutait avec une sorte d’extase. Pendant près d’une minute il conserva la même attitude, debout aux pieds de celle qui avait défendu avec tant de force et de simplicité la majesté de Dieu, restant aussi immobile que le mât de son vaisseau qui s’élevait derrière lui. Ce ne fut que long-temps après que ces accens eurent cessé de se faire entendre à son oreille, qu’il poussa un profond soupir, et reprit de nouveau la parole.

— Ce serait recommencer la vie sur nouveaux frais, dit-il en laissant tomber sa main sur celle de sa compagne. Je ne sais comment il se fait qu’un pouls qui est ordinairement comme du fer est maintenant si agité et si irrégulier. Madame, cette main faible et délicate pourrait dompter un caractère qui a si souvent bravé la puissance de…

Il s’arrêta tout à coup ; car ses yeux, en suivant machinalement le mouvement de sa main, s’arrêtèrent sur celle de la gouvernante, qui conservait encore de la délicatesse, mais qui n’avait plus la fraîcheur de la jeunesse. Poussant un soupir, comme quelqu’un qui sort d’un rêve agréable, il se détourna sans achever la phrase qu’il avait commencée.

— Vous voulez entendre de la musique, s’écria-t-il tout à coup d’un air d’insouciance, en bien ! je vais vous satisfaire, et la symphonie sera exécutée sur un gong !

En parlant ainsi il tira trois sons de l’instrument qu’il venait de nommer, avec tant de vivacité et de force que l’écho qu’ils produisirent étouffa toute autre sensation. Bien que profondément mortifiée de le voir si promptement échapper à l’influence qu’elle avait acquise en partie sur lui, et secrètement mécontente de la manière peu cérémonieuse dont il avait cru devoir annoncer qu’il reprenait son indépendance, la gouvernante jugea à propos de cacher le sentiment qu’elle éprouvait.

— Ce n’est certainement pas là l’harmonie dont je voulais parler, dit-elle dès que ces sons bruyans eurent cessé de remplir le vaisseau, et je ne crois pas qu’elle soit de nature à favoriser le sommeil de ceux qui ont envie de dormir.

— Ne craignez rien pour eux. Le marin dort au bruit du canon, et il s’éveille au coup du sifflet du contre-maître. Il est trop formé à ses habitudes pour croire avoir entendu autre chose que le son d’une flûte, plus fort et plus plein qu’à l’ordinaire, si vous voulez, mais cependant sans intérêt pour lui. Si j’eusse donné un coup de plus, c’eût été le signal d’alarme pour le feu ; mais ces trois sons ne veulent dire que « musique. » C’est le signal pour l’orchestre. La nuit est calme et favorable pour des musiciens, et nous allons écouter leurs sons harmonieux.

À peine avait-il cessé de parler que le son d’instruments à vent se fit entendre en dehors, où sans doute les musiciens avaient été placés d’avance par l’ordre du capitaine. Le Corsaire sourit, comme s’il triomphait de donner cette nouvelle preuve du pouvoir despotique ou plutôt magique qu’il exerçait, et, se jetant sur le divan, il s’assit pour écouter la musique.

Les sons qui s’élevèrent alors dans le silence de la nuit, et dont la douceur et la mélodie avaient un charme tout particulier sur l’eau, auraient fait honneur à des artistes de profession. L’air avait d’abord quelque chose de mélancolique et de sauvage, et il n’en était que plus en harmonie avec la disposition d’esprit de l’homme pour qui il était exécuté. Perdant ensuite son premier caractère, il devint plus tendre et plus expressif encore, comme si le génie qui produisait cette mélodie eût voulu épancher les sentimens de son âme par les plus touchans accords. L’âme du Corsaire répondait aux divers mouvemens de la musique ; et au moment où les sous devinrent les plus expressifs, il baissa la tête comme une personne qui pleurait.

Tout en étant elles-mêmes sous le charme de l’harmonie, Mrs Wyllys et sa pupille ne pouvaient s’empêcher d’avoir les yeux sur l’être singulier entre les mains duquel leur mauvaise étoile les avait jetées. La première était remplie de surprise à la vue du contact étrange de ces passions qui se révélaient dans le même individu sous des formes si différentes et si dangereuses, tandis que Gertrude, jugeant avec cette indulgence et cette sensibilité naturelle à son âge, cherchait à se persuader qu’un homme dont les émotions pouvaient être aussi facilement excitées, était plutôt la victime des circonstances que l’artisan de sa mauvaise fortune.

— Il y a de l’Italie dans ces accords, dit le Corsaire, lorsque le dernier son eut cessé de retentir à son oreille. Douce, aimable, belle et enivrante, Italie ! — Vous n’avez jamais été, madame, dans le cas de voir ce pays, si riche en souvenirs, et si stérile dans son état actuel ?

La gouvernante ne fit pas de réponse, mais elle baissa la tête à son tour, de manière à ce qu’on pût croire qu’elle payait aussi son tribut à l’influence de la musique. Enfin, comme poussé par une nouvelle impulsion, le Corsaire s’avança vers Gertrude, et, s’adressant à elle avec une courtoisie digne d’un lieu tout différent, il dit, dans le langage étudié qui caractérisait la politesse de cette époque :

— Une personne dont la voix est si harmonieuse ne doit pas avoir négligé les dons de la nature. Vous chantez ?

Quand Gertrude aurait eu le talent qu’il lui supposait, sa voix l’eût trahie dans ce moment. Elle répondit à son compliment par une légère inclination, et murmura des excuses qu’il était presque impossible d’entendre. Il l’écoutait attentivement, et, sans insister sur un point qui semblait ne pas être agréable à Gertrude, il se détourna et frappa légèrement sur le gong.

— Roderick, dit-il lorsque les pas du jeune garçon se firent entendre sur l’escalier qui conduisait dans la cabine, dormez-vous ?

— Non, répondit une voix douce et presque étouffée.

— Apollon n’était pas absent à la naissance de Roderick, madame. Ce jeune gaillard à une voix capable d’attendrir le cœur endurci d’un marin. Allons, placez-vous auprès de la porte de la cabine, bon Roderick, et dites à la musique d’accompagner doucement vos paroles.

Le jeune homme obéit et se plaça tellement dans l’ombre, qu’on pouvait à peine distinguer l’expression de ses traits. Les instrumens commencèrent alors une symphonie qui fut bientôt terminée, et ils avaient déjà répété l’air deux fois, qu’aucune voix ne se faisait encore entendre.

— Allons, Roderick, allons, nous ne sommes pas en état d’interpréter le sens de ces flûtes.

Après cet avertissement, l’enfant se mit à chanter d’une voix de contralto pleine et riche, mais qui ne pouvait se défendre d’une sorte de tremblement qui ne faisait évidemment point partie de l’air. Voici quelles étaient les paroles, autant du moins qu’on pouvait les entendre :


Une vaste et fertile plage
S’étendant au-delà des mers ;
La liberté, fière et sauvage,
Habitant seule ces déserts.

L’astre éclatant de la lumière,
Le soir, s’éloignant à pas lents,

Semblait suspendre sa carrière
Pour y demeurer plus long-temps.

Des milliers de jeunes compagnes
Courent maintenant dans ces bois,
Et font ralentir ces montagnes
Des naïfs accens de leurs voix.

Tandis que volant autour d’elles.
Des amours un essaim joyeux,
En battant doucement des ailes,
Du climat tempèrent les feux.

C’est là, dit-on, que l’Espérance…


— Assez, Roderick, interrompit son maître avec impatience ; cette chanson sent trop le Corydon pour plaire à un marin. Chante-nous quelque chose sur la mer et ses plaisirs, et donne à ta voix l’accent qui convient au matelot.

Le jeune homme resta muet, peut-être parce qu’il ne se sentait pas d’humeur à faire ce qui lui était ordonné, peut-être parce que cela lui était impossible.

— Eh quoi ! Roderick, ta muse t’abandonne-t-elle ? ou bien perds-tu la mémoire ? Vous voyez que cet enfant ne chante que ce qu’il veut, et que ses chants doivent célébrer l’amour et l’éclat du soleil ; autrement il se tait. — Allons, mes amis, faites entendre de plus mâles accords, tandis que je vais essayer une chanson de marin pour l’honneur du vaisseau.

Les musiciens firent ce que leur maître leur ordonnait, et exécutèrent une symphonie forte et gracieuse, pour préparer les auditeurs au chant du Corsaire. Les inflexions variées, les modulations séduisantes qu’il donnait si souvent à sa voix lorsqu’il parlait en avaient déjà révélé la beauté. Elle était à la fois riche, pleine, forte et mélodieuse. Joignant à ces avantages matériels une oreille excellente, il chanta les couplets suivans avec un singulier mélange de folle gaîté et de sensibilité profonde. Les paroles étaient probablement de sa façon, car elles semblaient porter l’empreinte de sa profession, et, jusqu’à un certain point, de son caractère :


Il faut lever l’ancre et partir !

Au bruit du cabestan qu’on tourne avec courage,
Au son joyeux du fifre appelant l’équipage,

Voyez les marins tressaillir !

Les cris des matelots se mêlent, se confondent,
Du haut des mâts dressés les mousses leur répondent :

Il faut lever l’ancre et partir !
Aux cris : Une voile paraît !

Que tous les bras soient prêts ! qu’on s’arme, qu’on s’empresse !
Ami, pense à la gloire et pense à ta maîtresse,

Pour le bon droit prie en secret !

Que l’éperon mordant fende les eaux rebelles ;
Le vent bat notre poupe et nous prête ses ailes,

Partons ! une voile paraît !
Huzzah ! nous sommes vainqueurs !

Si plus d’un brave est mort, il est mort comme un brave !
L’Océan à son corps, mais il n’est point esclave ;

Sur lui pourquoi verser des pleurs ?

Il recevra plus tard sa juste récompense.
Amis, qu’un même en de nos bouches s’élance :

Huzzah ! nous sommes vainqueurs !


Dès qu’il eut fini cette chanson, et sans attendre les complimens que ne pouvait manquer d’attirer une exécution aussi parfaite, il se leva, et après avoir invité ses hôtesses à disposer librement de son orchestre, il leur souhaita un doux repos et de doux songes, et descendit dans les appartements inférieurs, sans quoiqu’elles eussent été amusées, ou plutôt séduites par l’intérêt répandu autour de mœurs si bizarres, sans être un seul moment grossières, éprouvèrent, lorsqu’il disparut, une sensation semblable à celle qu’on éprouve en respirant un air plus libre, après qu’on a été renfermé pendant long-temps dans l’atmosphère concentrée d’un donjon. La première regarda sa pupille avec des yeux dans lesquels une vive affection luttait contre une inquiétude profonde et intérieure ; mais ni l’une ni l’autre ne parla, car un léger mouvement près de la porte de la cabine leur rappela qu’elles n’étaient pas seules.

— Voulez-vous entendre encore de la musique, madame ? demanda Roderick d’une voix oppressée, en s’avançant timidement hors de l’ombre qui le cachait. Je chanterai pour vous endormir si vous voulez ; mais je suis suffoqué lorsqu’il m’ordonne d’être gai malgré moi.

La gouvernante prenait déjà un visage sévère, et se préparait à lui faire une réponse dure et péremptoire ; mais touchée du ton plaintif et de l’air soumis et craintif de Roderick, elle adoucit ses traits, et se contenta de lui jeter un regard tout à la fois doux et ferme, dans lequel respiraient la chasteté et l’intérêt d’une mère.

— Roderick, dit-elle, je croyais que nous ne vous aurions pas revu cette nuit.

— Vous avez entendu le gong ; quoiqu’il sache être si gai et faire entendre des sous si agréables dans ses momens de bonne humeur, vous ne l’avez jamais vu en colère.

— Et sa colère est donc bien terrible ?

— Peut-être l’est-elle plus pour moi que pour d’autres ; mais je ne redoute rien tant qu’un mot de lui, lorsqu’il est de mauvaise humeur.

— Il est donc dur pour vous ?

— Jamais !

— Vous vous contredisez, Roderick ; il l’est et il ne l’est pas ! N’avez-vous pas dit combien il vous semble terrible quand il est de mauvaise humeur ?

— Oui, car je le trouve changé. Autrefois il n’était jamais ni sombre ni rêveur ; mais depuis quelque temps il n’est plus le même.

Mrs Wyllys ne répondit pas ; le langage du jeune homme était certainement beaucoup plus intelligible pour elle que pour sa jeune compagne qui l’écoutait avec attention, mais sans défiance ; car, tandis qu’elle faisait signe à Roderick de se retirer, Gertrude montrait le désir de satisfaire la curiosité et l’intérêt qu’excitaient en elle la vie et les habitudes du flibustier. Cependant elle répéta cet ordre d’un ton d’autorité, et l’enfant s’éloigna lentement et d’un air de regret qu’il ne cherchait pas à cacher.

La gouvernante et sa pupille se retirèrent ensuite dans leur chambre à coucher, et, après avoir consacré quelques minutes à de pieux devoirs, qu’aucune circonstance ne pouvait les empêcher de remplir, elles s’endormirent fortes de leur innocence et de l’espoir d’une protection toute-puissante ; et aucun autre son que celui de l’horloge du vaisseau, qui sonnait régulièrement les heures dans le silence de la nuit, ne troubla le calme qui régnait en même temps sur l’océan et sur tout ce qui flottait sur sa surface.