Le Corsaire rouge/Chapitre XI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 147-160).

CHAPITRE XI.


« Cet homme est pourtant solvable ; — trois mille ducats, — je crois que je puis prendre son obligation. »
ShakspeareLe Marchand de Venise.


À mesure que le jour avançait, les apparences d’une bonne brise venaient plus fortes, et à mesure que le vent augmentait, on voyait le bâtiment marchand de Bristol annoncer de plus en plus son intention de quitter le port. Le départ d’un grand navire était un mouvement beaucoup plus important, dans un port américain, qu’il ne l’est aujourd’hui, où l’on en voit fréquemment arriver ou partir une vingtaine en un seul jour. Quoique ayant droit de se dire habitans d’une des principales villes de la colonie, les bonnes gens de Newport ne virent pas les mouvemens qui avaient lieu à bord de la Caroline avec cette espèce d’indolence qui est le fruit de la satiété, en fait de spectacle comme en matière plus grave, et avec laquelle on finit, après un certain temps, par regarder même les évolutions d’une flotte. Au contraire, les quais étaient couverts d’enfans et de désœuvrés de toute taille et de tout âge. On y voyait même un grand nombre des citoyens les plus réfléchis et les plus industrieux, de ceux qui ordinairement saisissaient avec avidité toutes les minutes successives du temps qui s’écoule, afin de les mettre à profit, et qui en ce moment les laissaient échapper sans les compter, sinon tout-à-fait sans y faire attention, cédant ainsi à l’ascendant que la curiosité prenait sur l’intérêt, et quittant leurs boutiques et leurs ateliers pour voir le noble spectacle d’un navire mettant à la voile.

La lenteur avec laquelle l’équipage de la Caroline faisait ses préparatifs de départ épuisa pourtant la patience de plus d’un citoyen qui connaissait le prix du temps. Parmi les spectateurs d’une classe au-dessus de celle du peuple, une partie avait déjà quitté les quais ; cependant le bâtiment n’offrait encore à la brise que la voile solitaire que nous avons déjà désignée. Au lieu de répondre aux désirs de plusieurs centaines d’yeux fatigués, on voyait le noble navire rouler sur son ancre, s’incliner suivant le vent et tourner alternativement sa proue à droite et à gauche, comme un coursier impatient, retenu par la main du palefrenier, ronge son frein et bat la terre de ses pieds à l’aide desquels il doit bientôt s’élancer dans la carrière pour disputer le prix de la course. Après plus d’une heure de délai inexplicable, le bruit se répandit dans la foule qu’il était arrivé un accident, par suite duquel un individu important, faisant partie de l’équipage, avait été dangereusement blessé. Cependant ce bruit ne fut que passager, et on l’avait presque oublié, quand on vit sortir d’un sabord de proue de la Caroline une nappe de flamme, chassant devant elle un nuage de fumée qui s’élevait dans les airs, et qui fut suivie au même instant par l’explosion d’une pièce d’artillerie. Une agitation semblable à celle qui précède ordinairement l’annonce immédiate d’un événement long-temps attendu eut lieu alors parmi les spectateurs rassemblés sur les quais et fatigués d’attendre, et personne ne douta plus que, quelque évènement qui fût arrivé, il ne fût décidé que le navire partirait.

Wilder avait observé avec une grave attention les mouvemens qui avaient lieu à bord du bâtiment, le délai qu’il mettait à partir, l’impatience des spectateurs, enfin le signal qui venait d’être donné pour le départ. Le dos appuyé contre la patte droite d’une ancre mise au rebut sur un quai à quelque distance de celui sur lequel se trouvaient la plupart des spectateurs, il était resté une heure dans la même position, ses regards se détournant à peine à droite ou à gauche. Il tressaillit en entendant, le coup de canon ; mais ce ne fut point par suite de cette impulsion nerveuse qui produisit le même effet sur une centaine d’autres, ce fut pour jeter un regard rapide et inquiet vers toutes les rues qu’il lui était possible d’apercevoir. Après avoir fait cet examen à la hâte, mais avec attention, il reprit sa première attitude ; mais ses yeux toujours errans et l’expression de l’ensemble de ses traits animés auraient appris à un observateur que quelque événement auquel le jeune marin prenait le plus vif intérêt était sur le point d’arriver. Cependant, à mesure que les minutes se succédaient les unes aux autres, il recouvra peu à peu son calme, et un sourire de satisfaction se peignit sur ses joues, tandis que ses lèvres remuaient comme celles d’un homme qui exprime son contentement dans un soliloque. Ce fut au milieu de ces méditations agréables que le son de plusieurs voix arriva à ses oreilles ; et, s’étant retourné, il vit une nombreuse compagnie à quelques pas de lui, et il ne lui fallut qu’un instant pour y distinguer Mrs Wyllys et Gertrude, vêtues de manière à ne laisser nul doute qu’elles étaient enfin sur le point de s’embarquer.

Un nuage, venant se placer devant le soleil, ne produit pas dans l’aspect de la terre un changement plus grand, que celui, qu’opéra dans l’expression de la physionomie de Wilder cette vue inopinée. Il comptait implicitement sur le succès d’une ruse, qui, quoique assez grossière, lui paraissait suffisante pour effrayer la crédulité et la timidité d’une femme, et à l’instant où il se félicitait d’avoir réussi dans son projet, il était réveillé tout à coup par la certitude qu’il avait complètement échoué. Maudissant à demi-voix, mais de bon cœur, la perfidie de son associé, il se cacha le mieux qu’il le put derrière la patte de l’ancre, et fixa ses yeux sur le navire avec un air d’humeur.

Les personnes qui escortaient les voyageuses jusqu’au bord de l’eau étaient silencieuses, mais agitées comme le sont toutes les personnes rassemblées pour prendre congé d’amis bien chers. Ceux qui parlaient mettaient dans leur débit de la rapidité et un ton d’impatience, comme s’ils eussent désiré d’accélérer le moment d’une séparation qu’ils regrettaient, et les traits de ceux qui ne disaient rien n’en étaient pas moins pleins d’expression. Wilder entendit plusieurs jeunes voix faire des souhaits dictés par l’affection et partant du cœur, et exiger des promesses, et il reconnut les sons doux et mélancoliques de celle de Gertrude, qui leur répondait, sans qu’il se permît de jeter un coup d’œil à la dérobée du côté de ceux qui s’entretenaient ainsi.

Enfin, le bruit des pas d’une personne près de passer à côté de lui le détermina à jeter à la hâte un regard furtif dans cette direction, et ses yeux rencontrèrent ceux de Mrs Wyllys. Cette reconnaissance fut mutuelle comme elle était soudaine. La dame tressaillit ; notre jeune marin en fit autant ; mais, reprenant son empire sur elle-même, Mrs Wyllys lui dit avec un sang-froid admirable :

— Vous voyez, monsieur, que les dangers ordinaires ne suffisent pas pour nous détourner d’une résolution une fois bien prise.

— Je désire, madame, que vous n’ayez pas lieu de vous repentir de votre courage.

Il s’ensuivit un moment de silence pendant lequel Mrs Wyllys parut se livrer à des réflexions pénibles. Jetant un regard derrière elle pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre, elle s’approcha plus près du jeune homme, et lui dit en baissant la voix :

— Il n’est pas encore trop tard. Donnez-moi l’ombre d’une raison pour justifier ce que vous nous avez dit, et nous attendrons le départ d’un autre bâtiment. J’ai la faiblesse d’avoir du penchant à vous croire, jeune homme, quoique mon jugement me dise qu’il n’est que trop probable que votre seul but est de vous amuser aux dépens des craintes d’une femme.

— M’amuser ! En pareille affaire je ne m’amuserais aux dépens de personne de votre sexe, et de vous moins que de toute autre.

— Cela est extraordinaire, tout-à-fait inexplicable de la part d’un étranger. Avez-vous quelques faits, quelques motifs que je puisse faire valoir auprès des parens de ma jeune élève ?

— Vous les connaissez déjà.

— En ce cas, monsieur, je suis forcée, en dépit de moi-même, de croire que vous avez quelques fortes raisons pour cacher vos motifs, répondit froidement la gouvernante contrariée, et même mortifiée. Je désire pour vous-même qu’elles n’aient rien de blâmable ; quant à ce qui nous concerne, si vos intentions étaient bonnes, je vous en remercie, et dans le cas contraire, je vous le pardonne.

Ils se séparèrent avec l’air contraint de gens qui sentent que la méfiance règne entre eux. Wilder s’appuya de nouveau contre la patte d’ancre, prenant un air fier et montrant une gravité qui pouvait même passer pour austère. Sa situation le força pourtant à entendre une conversation qui se tenait à quelques pas.

La personne qui parlait le plus, comme cela devait être en pareille occasion, était Mrs de Lacey, qui élevait souvent la voix pour donner de sages avis et émettre son opinion sur des points techniques de marine, le tout mélangé de manière à exciter l’admiration générale, mais à ne pouvoir être imité par aucune personne de son sexe, si ce n’est par celles qui auraient eu la bonne fortune singulière de partager la confiance intime d’un officier général de la marine.

— Et maintenant, ma chère nièce, dit en terminant la veuve du contre-amiral, après avoir épuisé son haleine et ses approvisionnemens de prudence, en exhortations sans nombre d’avoir soin de sa santé, de lui écrire souvent, de répéter mot pour mot à son frère le général le message particulier qu’elle lui avait donné pour lui, de ne pas rester sur le pont pendant les coups de vent, de lui rendre un compte détaillé de tout ce qu’elle pourrait avoir le bonheur de voir d’extraordinaire pendant la traversée ; en un mot, après lui avoir dit tout ce qui peut se présenter à l’esprit dans un pareil moment d’adieu, — et maintenant, ma chère nièce, je vous confie au vaste océan, — et à un être encore plus puissant, — à celui qui l’a créé. Bannissez de votre imagination le souvenir de ce que vous avez entendu dire des prétendus défauts de la Royale Caroline. Le vieux marin qui a servi sous mon cher amiral, toujours regretté, m’a assuré que tout cela n’était fondé que sur une méprise.

— Le scélérat ! le traître ! murmura Wilder.

— Qui a parlé ? dit Mrs de Lacey. Mais ne recevant pas de réponse, elle continua : — Certainement c’est une négligence coupable que de faire dépendre la sûreté du beaupré des sous-barbes et des liures ; mais c’est une faute à laquelle on peut remédier, comme mon vieil ami vient de me l’expliquer, par le moyen de faux étais et d’aiguillettes. J’ai écrit un mot à ce sujet au maître du navire. — Gertrude, ayez soin d’appeler toujours le maître du bâtiment M. Nicholls ; car il n’y a que les officiers porteurs d’une commission de sa majesté qui aient droit au titre de capitaine, titre honorable, et qui mérite toujours le respect, puisqu’il confère le premier rang après celui d’officier général. — Comme je vous le disais, j’ai écrit un mot à ce sujet au maître, et il aura soin de remédier à ce défaut. Ainsi, ma chère, que Dieu veille sur vous ; ayez tous les soins possibles de vous-même ; profitez de toutes les occasions pour m’écrire ; rappelez-moi affectueusement à votre père, et soyez très circonstanciée dans votre description des baleines.

Les yeux de la digne et bonne veuve se remplirent de larmes lorsqu’elle finit de parler, et il y avait dans le tremblement de sa voix une touche de nature qui produisit un sentiment de sympathie en tous ceux qui l’entendaient. Ce fut sous l’impression de ces émotions de tendresse que la séparation définitive s’effectua, et une minute ne s’était pas encore écoulée quand on entendit le bruit que faisaient, en frappant l’eau, les rames de la barque qui conduisait les voyageurs au bâtiment prêt à partir.

Wilder écoutait ces sons bien connus à son oreille, avec un intérêt si vif que peut-être aurait-il trouvé difficile de bien se l’expliquer à lui-même. Quelqu’un, en lui touchant légèrement l’épaule, détourna son attention de ce sujet désagréable. Surpris de cette circonstance, il se retourna pour voir quel était celui qui le traitait avec cette familiarité, et il vit que c’était un jeune homme qui paraissait avoir une quinzaine d’années. Sa préoccupation fit qu’il eut besoin d’un second coup d’œil pour s’assurer qu’il voyait encore l’enfant qui était au service du Corsaire, et qui a déjà paru sous le nom de Roderick.

— Que me voulez-vous ? lui demanda-t-il quand il fut un peu remis de la surprise qu’il avait éprouvée en se trouvant subitement interrompu dans ses réflexions.

— Je suis chargé de vous remettre ces ordres, répondit le jeune émissaire.

— Des ordres ! répéta Wilder en fronçant légèrement le sourcil. Il faut respecter l’autorité qui envoie ses mandats par un tel messager !

— C’est une autorité à laquelle il a toujours été dangereux de désobéir, répondit l’enfant d’un ton grave.

— Oui-dà ! En ce cas je vais voir ce que contient cet écrit, de peur de tomber dans quelque fatale négligence. — Êtes-vous chargé d’attendre une réponse ?

En parlant ainsi il rompait le cachet de la lettre qui venait de lui être remise, et levant les yeux pour écouter ce qu’allait lui répondre le messager, il vit qu’il était déjà disparu. Sentant combien il serait inutile de poursuivre un coureur si léger au milieu des bois de construction qui couvraient le quai et une partie du rivage adjacent, il déplia la lettre et fut ce qui suit :

« Un accident vient de mettre hors d’état d’exercer ses fonctions le maître du bâtiment nommé la Royale Caroline, qui est prêt à mettre à la voile ; son consignataire ne se soucie pas d’en confier le commandement à l’officier en second, et cependant il faut que le navire parte. J’apprends qu’il passe pour être bon voilier. Si vous avez quelques pièces constatant votre bonne conduite et vos connaissances, profitez de cette occasion, et méritez la place que vous êtes définitivement destiné à remplir. Vous avez été désigné à quelques-uns des intéressés, et l’on vous a déjà cherché avec soin. Si cette lettre vous arrive à temps, soyez alerte et décidé. Ne montrez aucune surprise, quelque appui inattendu que vous puissiez trouver. Mes agens sont plus nombreux que vous ne l’aviez cru. La raison en est toute simple ; l’or est jaune quoique je sois

» Rouge. »


La signature, le sujet et le style de cette épître ne laissèrent dans l’esprit de Wilder aucun doute sur celui qui en était l’auteur. Jetant un regard autour de lui, il sauta dans une barque, et avant que celle des voyageuses eût atteint le navire, il avait déjà franchi la moitié de la distance qui séparait ce bâtiment de la terre. Faisant jouer les rames d’un bras aussi habile que vigoureux, il fut bientôt sur le pont de la Royale Caroline. Se frayant un chemin à travers la foule d’inutiles qui encombrent toujours le tillac d’un bâtiment prêt à partir, il arriva bientôt à la partie du navire où un cercle de figures affairées et inquiètes l’assura qu’il trouverait ceux qui prenaient le plus d’intérêt au destin du vaisseau. Jusqu’alors il avait à peine conçu clairement quelle était la nature de son entreprise si soudaine, et il y avait encore moins réfléchi. Mais il était trop avancé pour reculer, quand même il y eût été disposé ; et il ne pouvait renoncer à son dessein sans courir le risque d’exciter de dangereux soupçons.

Il ne prit qu’une minute pour réunir ses pensées, avant de demander : — Vois-je l’armateur de la Caroline ?

— Notre maison est consignataire de ce bâtiment, répondit un individu calme, tranquille, ayant un air malin, en portant le costume d’un négociant riche, mais en même temps économe.

— J’ai appris que vous aviez besoin d’un officier expérimenté.

— Des officiers expérimentés sont précisément ce que désire un armateur sur un bâtiment dont la cargaison est précieuse, et je me flatte que la Caroline n’en est pas dépourvue.

— Mais j’ai appris que vous avez besoin de quelqu’un pour y remplir temporairement la place de commandant.

— Si le commandant de la Royale Caroline était hors d’état de remplir ses fonctions, la chose pourrait certainement arriver. Cherchez-vous de l’emploi ?

— Je viens demander la place vacante.

— Il aurait été plus sage de vous assurer s’il existait une place vacante à remplir. Mais vous ne venez pas demander le commandement d’un navire comme celui-ci sans apporter des témoignages suffisans de votre aptitude, de vos connaissances ?

— J’espère que ces pièces vous paraîtront satisfaisantes.

Et en parlant ainsi Wilder lui remit en mains deux lettres non cachetées.

Pendant que le négociant lisait ces certificats, car telle était la nature des pièces qui venaient de lui être remises, tantôt ses yeux étaient fixés sur le papier, tantôt son rayon visuel passait par-dessus ses lunettes pour se diriger vers l’individu dont il y était parlé, de manière à rendre évident qu’il cherchait à s’assurer, par des observations personnelles, de la vérité de ce qu’il lisait.

— Hem ! dit-il enfin ; voici certainement d’excellens témoignages en votre faveur, jeune homme ; en venant, comme ils viennent, de deux maisons aussi respectables et aussi opulentes que Spriggs, Boggs et Tweed, et flammer et Hacket, ils ont droit à grande confiance. On ne trouverait pas dans toutes les colonies de sa majesté une maison plus riche et plus solide que la première ; et j’ai beaucoup de respect pour la seconde, quoique des envieux prétendent qu’elle fait des spéculations un peu trop fortes.

— Puisque vous en faites tant de cas, j’espère que vous ne me trouverez pas présomptueux de compter sur leur recommandation.

— Pas du tout, pas du tout, monsieur… monsieur… dit le négociant en jetant de nouveau les yeux sur une des lettres, ah ! monsieur Wilder. Il n’y a jamais de présomption à faire une offre en affaires. Sans offres de vendre et sans offres d’acheter, nos marchandises ne changeraient jamais de mains, monsieur, ah ! ah ! ah ! — ne nous rapporteraient jamais de profit ; vous comprenez, jeune homme ?

— Je sens la vérité de ce que vous dites, et c’est pourquoi je vous demande la permission de vous réitérer mes offres.

— Parfaitement bien ! parfaitement raisonnable ! mais vous ne pouvez espérer, monsieur Wilder, que nous fassions vaquer une place à bord de ce navire, tout exprès pour vous la donner, quoique je doive convenir que vos certificats sont excellens ; aussi bons qu’un billet à ordre souscrit par Spriggs, Boggs et Tweed eux-mêmes. Mais nous ne pouvons faire vaquer une place tout exprès.

— On m’avait assuré qu’il était arrivé un accident si sérieux au maître de ce bâtiment…

— Un accident, oui ; mais sérieux, non, dit le rusé négociant en jetant un coup d’œil sur quelques individus qui se trouvaient à portée de l’entendre. Il lui est certainement arrivé un accident, mais pas assez sérieux pour l’obliger à quitter son bord. Oui, oui, messieurs, le bon navire la Royale Caroline fera son voyage, confié, comme de coutume, aux soins d’un vieux marin, d’un marin expérimenté, de Nicolas Nicholls.

— En ce cas, monsieur, je suis fâché de vous avoir fait perdre des momens précieux, dit Wilder en le saluant d’un air contrarié et en faisant un mouvement pour se retirer.

— Ne vous pressez pas tant, jeune homme, ne vous pressez pas tant. On ne conclut pas un marché si vite qu’on laisse tomber une voile d’une vergue. Il est possible qu’on trouve à vous employer utilement, quoique non pas peut-être en vous chargeant des fonctions et de la responsabilité de maître de navire. Quel prix estimez-vous le titre de capitaine ?

— Je m’inquiète fort peu du nom, pourvu que j’obtienne confiance et autorité.

— Un jeune homme fort sensé ! murmura le prudent commerçant, un jeune homme qui sait faire une distinction entre l’ombre et la substance ! Cependant, avec autant de bon sens et de connaissances que vous en avez, vous devez savoir que le salaire est toujours proportionné au titre. — Si j’agissais pour moi-même en cette affaire, cela changerait matériellement l’état des choses ; mais n’étant que l’agent d’un autre, mon devoir est de consulter les intérêts de mon commettant.

— Le salaire n’entre pour rien dans mes calculs, s’écria Wilder avec un empressement qui aurait pu le trahir, si celui à qui il avait affaire n’eût eu l’esprit occupé des moyens de s’assurer ses services au meilleur marché possible, avec une attention dont il permettait rarement à quoi que ce pût être de le distraire, quand il s’agissait d’un objet aussi noble que l’économie. — Je ne demande que de l’emploi, ajouta Wilder.

— Et vous en aurez, et vous ne vous trouverez pas la main trop serrée en traitant avec nous. Vous ne pouvez vous attendre à une avance d’argent pour un voyage qui ne sera que d’un mois, ni à placer une pacotille à votre profit sur le bâtiment, puisqu’il est déjà plein jusqu’aux écoutilles ; ni à un salaire très considérable, puisque nous vous prenons principalement pour obliger un si digne jeune homme, et pour faire honneur à la recommandation d’une maison aussi respectable que celle des Spriggs, Boggs et Tweed ; mais vous nous trouverez libéraux, excessivement libéraux. Un instant : comment pouvons-nous savoir que vous êtes véritablement l’individu mentionné dans la lettre d’envoi, — je veux dire de recommandation ?

— Le fait que je suis porteur de cette lettre n’en est-il pas une preuve ?

— Ce pourrait en être une dans un autre temps, si le royaume n’était pas désolé par la guerre. On aurait dû joindre à cette lettre un signalement de votre personne, comme un état des marchandises accompagne une lettre d’avis. Comme nous courons un certain risque à cet égard en vous prenant à notre service, vous ne devez pas être surpris que le taux de votre salaire se ressente un peu de cette circonstance. Nous sommes généreux ; je ne crois pas qu’il y ait dans les colonies une maison qui paie plus libéralement ; mais nous avons une réputation de prudence que nous ne voudrions pas perdre.

— Je vous ai déjà dit, monsieur, que le taux du salaire ne mettra aucun obstacle à notre marché.

— Fort bien ! il y a du plaisir à traiter d’affaires avec un homme dont les vues sont si libérales et si honorables. Cependant j’aurais voulu que le sceau d’un notaire ou une description de votre personne eût accompagné cette lettre. Voilà bien la signature de Robert Tweed ; je la connais parfaitement, et je la verrais avec plaisir au bas d’un billet à mon ordre de dix mille livres sterling, c’est-à-dire avec un bon endosseur ; mais cette sorte d’incertitude milite contre votre intérêt pécuniaire, jeune homme, vu que nous devenons en quelque sorte garans que vous êtes l’individu mentionné dans cette lettre.

— Pour vous mettre l’esprit à l’aise à ce sujet, monsieur Ball, dit une voix sortant d’un petit groupe d’individus qui suivaient avec un intérêt assez marqué les progrès de cette négociation, je puis vous certifier, et même avec serment, l’identité de monsieur.

Wilder se retourna à la hâte, et non sans surprise, pour voir quelle personne de sa connaissance le hasard avait jetée sur son chemin d’une manière si extraordinaire, et peut-être si désagréable dans une partie du pays où il aimait à se croire complètement inconnu. À son grand étonnement, il vit que celui qui venait de parler ainsi était l’aubergiste de l’Ancre Dérapée. L’honnête Joé Joram restait debout avec l’air le plus calme et une physionomie à l’expression de laquelle il aurait pu se fier pour se montrer en face d’un tribunal beaucoup plus imposant, et il attendait le résultat de son témoignage sur l’esprit du commerçant, qui semblait encore hésiter.

— Ah ! dit celui-ci, vous avez logé monsieur pendant quelque temps ; et vous pouvez certifier qu’il paie ponctuellement et qu’il se conduit avec civilité. Mais il me faudrait quelque pièce probante que je pusse enfiler chez moi avec la correspondance des armateurs.

— Je ne sais quelle sorte de pièce il vous faut pour la mettre en si bonne compagnie, répliqua l’aubergiste d’un ton fort calme en levant la main avec un air d’innocence admirable ; mais si la déclaration sous serment d’un maître de maison est ce qu’il vous faut, vous êtes magistrat, et vous n’avez qu’à m’en dicter les termes sur-le-champ.

— Non pas ! non pas ! Quoique je sois magistrat, le serment ne serait ni en forme ni obligatoire aux yeux de la loi ; mais que savez-vous de monsieur ?

— Je sais que, pour son âge, c’est un aussi bon marin que vous puissiez en trouver dans toutes les colonies ; il peut y en avoir qui aient plus de pratique que d’expérience, j’ose dire qu’on en rencontrerait ; mais quant à l’activité, la vigilance, la prudence, la prudence surtout, il serait difficile de trouver son égal.

— Et vous êtes donc bien certain que monsieur est l’individu dont il est question dans les pièces que voici ?

Joram reçut les certificats avec le même sang-froid admirable qu’il avait montré depuis le commencement de cette scène, et se prépara à les lire avec l’attention la plus scrupuleuse. Un préliminaire indispensable à cette opération fut de mettre ses lunettes ; car notre hôte commençait à entrer dans le déclin de la vie, et, pendant qu’il faisait cette lecture, Wilder crut avoir sous les yeux un exemple notable de la manière dont le vice peut prendre l’apparence de la vertu quand il est accompagné d’un air vénérable.

— Tout cela est très vrai, monsieur Ball, reprit l’aubergiste en ôtant ses lunettes et en rendant les papiers ; mais ils ont oublié de parler de la manière dont il a sauvé la Vive Nancy à la hauteur d’Hatteras, et de dire comment il a fait passer la Peggy et Dolly par-dessus la barre de la Savannah, sans avoir de pilote, et en faisant feu en même temps du nord et de l’est. Moi qui ai été à la mer dans ma jeunesse, comme vous le savez, j’ai entendu bien des marins parler de ces deux circonstances, et je suis en état de juger de leur difficulté. Je prends quelque intérêt à ce navire, voisin Ball ; car, quoique vous soyez riche et que je sois pauvre, nous n’en sommes pas moins voisins ; — je prends quelque intérêt à ce navire, dis-je, vu que c’est un bâtiment qui quitte rarement Newport sans me laisser quelque chose à faire sonner dans ma poche ; et sans cela je ne serais pas ici aujourd’hui pour le voir lever l’ancre.

En terminant ces mots, Joram donna des preuves évidentes que sa visite à bord de la Royale Caroline n’avait pas été infructueuse en faisant entendre dans le fond de son gousset une musique qui n’était pas moins agréable aux oreilles du commerçant économe qu’aux siennes mêmes. Les deux dignes compagnons sourirent avec un air d’intelligence et en hommes qui avaient su trouver leur profit particulier dans leurs rapports avec la Royale Caroline. Le négociant prit alors Wilder à part, et, après quelques nouveaux discours préliminaires, les conditions de l’engagement du jeune marin furent enfin arrêtées. Le véritable maître du bâtiment devait rester à bord, tant pour la garantie de l’assurance que pour conserver la réputation du navire ; mais il fut avoué franchement que l’accident qui lui était arrivé, et qui n’était rien de moins qu’une jambe cassée, que les chirurgiens étaient occupés à remettre en ce moment, l’empêcherait probablement de quitter sa cabine avant un mois, et, pendant tout ce temps, ses fonctions devaient être remplies par notre aventurier. Ces arrangemens prirent une heure de temps, après quoi le consignataire quitta le vaisseau parfaitement satisfait de la manière prudente et économe dont il s’était acquitté de ses devoirs envers ses commettans. Cependant, avant d’entrer dans la barque, voulant être également soigneux de ses propres intérêts, il n’oublia pas de prier l’aubergiste de signer un acte de notoriété, en bonne et due forme, de tout ce qu’il savait sur l’officier qui venait d’être engagé. L’honnête Joram fut libéral de promesses ; mais, comme tout était heureusement terminé, il ne vit aucun motif pour s’exposer à un risque inutile, et il réussit à se dispenser de les exécuter, trouvant, sans doute, une excuse pour ce manque de parole dans la circonstance, que lorsque le sujet vint à être considéré de plus près, il reconnut qu’il ne possédait aucune information qui fût littéralement applicable à la question dont il s’agissait.

Il est inutile de décrire le tumulte, les affaires à demi oubliées, et par conséquent négligées, dont il faut s’occuper à la hâte, les créanciers, les souhaits de bonne santé, les commissions pour quelque port étranger, en un mot, tous les devoirs à remplir qui s’accumulent avec une confusion presque interminable pendant les dernières dix minutes qui précèdent le départ d’un bâtiment marchand, surtout s’il est assez heureux, ou pour mieux dire assez malheureux pour avoir des passagers. Il est une certaine classe d’hommes qui quittent un vaisseau prêt à lever l’ancre avec autant de répugnance qu’ils renonceraient à puiser dans une autre source ordinaire de profit, descendant le long de ses flancs comme on voit tomber la sangsue bien remplie du sang qu’elle a sucé. Les matelots, dont l’attention est divisée entre les ordres du pilote et les adieux de leurs connaissances, courent de tous côtés, à l’exception de celui où ils devraient être, et c’est peut-être le seul moment de leur vie où ils semblent ignorer l’usage des cordages qu’ils ont été si long-temps accoutumés à manier. Malgré ces délais impatientans et ces embarras d’usage, tous les étrangers qui se trouvaient à bord de la Royale Caroline se retirèrent successivement, un excepté, et Wilder put se livrer au plaisir qu’un marin seul peut apprécier, celui d’avoir un pont libre et un équipage en bon ordre.