Le Corsaire rouge/Chapitre IX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 117-132).

CHAPITRE IX.


« Il courut de ce côté et sauta par-dessus le mur du verger. »
Shakspeare.


Wilder quitta le champ de bataille en homme vaincu. Le hasard, ou, comme il était disposé à l’appeler, la flatterie du vieux marin, avait déjoué le petit artifice auquel il avait eu recours lui-même, et il ne lui restait pas la moindre chance d’être assez heureux pour pouvoir trouver une autre occasion aussi favorable de parvenir à son but. Ce n’est pas au point où est arrivée notre histoire que nous entrerons dans le détail des motifs qui portèrent notre aventurier à conspirer contre les intérêts apparens de ceux avec lesquels il s’était si récemment associé ; il suffit, quant à présent, que les faits soient placés distinctement sous les yeux du lecteur.

Le jeune marin, trompé dans son espoir, retourna vers la ville d’un pas lent et avec un air d’humeur. Plus d’une fois il s’arrêta en descendant et fixa les yeux, pendant plusieurs minutes, sur les différens navires qui se trouvaient dans le port. Mais, pendant ces haltes fréquentes, il ne lui échappa aucun signe qui indiquât qu’il prît un intérêt particulier à aucun de ces vaisseaux. Peut-être ses regards se fixèrent-ils plus long-temps et avec plus d’attention sur le bâtiment de commerce venant du sud que sur aucun autre, quoique ses yeux, de temps en temps, se promenassent avec curiosité, et même avec inquiétude, sur tous les bâtimens qui se trouvaient dans l’enceinte du havre.

L’heure ordinaire des travaux était alors venue, et les sons qui les annonçaient commençaient à se faire entendre dans toute les parties du port. Les chants des marins s’élevaient sur l’air calme du matin avec leurs intonations particulières et prolongées.

Le vaisseau qui était dans le port intérieur fut un des premiers dont l’équipage donna cette preuve d’activité et cette annonce d’un prochain départ. Ce ne fut que lorsque ces mouvemens frappèrent ses yeux que Wilder parut sortir complètement de sa rêverie et continuer ses observations avec une attention non partagée. Il vit les matelots monter sur les manœuvres avec cet air d’indolence qui fait un contraste si frappant avec l’activité qu’ils déploient quand le besoin l’exige, et une figure humaine se montrait çà et là sur les vergues noires et massives. Au bout de quelques instans, la voile du petit hunier se détacha de la vergue autour de laquelle elle était serrée, et forma des festons gracieux et négligés, ce qui, comme l’attentif Wilder le savait fort bien, était, sur tous les bâtimens de commerce, le signal de mettre à la voile. Quelques minutes après, les angles inférieurs de cette voile importante furent tirés vers les extrémités de l’espar qui y correspondait en dessous, et l’on vit alors la lourde vergue monter lentement le long du mât, traînant après elle les replis de cette voile jusqu’à ce qu’elle fût tendue par tous ses bords et qu’elle se déployât en une nappe de toile blanche comme la neige. Les légers courans d’air tombaient sur cette vaste surface et s’en éloignaient ensuite, la voile se gonflant et se détendant de manière à montrer qu’ils étaient encore sans pouvoir. Les préparatifs de départ arrivés à ce point parurent se suspendre, comme si les marins, après avoir invité la brise, attendaient pour voir si leur invocation paraissait devoir obtenir du succès.

Ce n’était peut-être qu’une transition toute naturelle, pour un homme qui avait observé si attentivement ces indices de départ sur le bâtiment dont nous venons de parler, de tourner les yeux vers le vaisseau qui était mouillé au-delà du fort, afin de voir l’effet qu’avait produit sur lui un signal si manifeste. Mais l’examen le plus strict et le plus attentif ne pouvait découvrir aucun signe d’intérêt commun entre ces deux navires. Tandis que le premier faisait les mouvemens que nous venons de décrire, l’autre restait sur ses ancres, sans donner la moindre preuve qu’il existât des hommes sur ses ponts déserts et inanimés. Il était si tranquille, si immobile, qu’un homme qui n’aurait eu aucune instruction sur ce sujet aurait pu croire qu’il était enraciné dans la mer, que c’était quelque excroissance énorme et symétrique que les vagues avaient fait sortir de leur sein avec son labyrinthe de cordages et de mâts, ou quelqu’un de ces monstres fantastiques qu’on croit habiter le fond de l’océan, noirci par les brouillards et les tempêtes des siècles ; mais il présentait à l’œil exercé de Wilder un spectacle tout différent. Il distingua aisément, à travers cette tranquillité et cette nonchalance apparentes, ces signes de préparatifs qu’un marin seul pouvait découvrir. Le câble, au lieu de s’étendre en longue ligne descendante vers l’eau, était court, ou presque haut et bas, comme on le dit aussi en termes techniques, n’ayant que la longueur nécessaire pour résister à l’impulsion d’une forte marée qui agissait sur la quille profonde du bâtiment. Toutes ses barques étaient en mer, disposées et préparées de manière à le convaincre qu’elles pouvaient être employées à la remorque en aussi peu de temps qu’il était possible. Pas une voile, pas une vergue n’étaient hors de leur place pour subir cet examen et recevoir ces réparations dont s’occupent si souvent les marins quand ils sont en sûreté dans un bon havre. Au milieu des centaines de cordages qui se dessinaient sur l’azur du firmament, formant l’arrière-plan de ce tableau, il n’en manquait pas un qui pût être nécessaire pour faciliter les moyens de mettre en une minute le navire en mouvement. En un mot, ce vaisseau, quelque peu préparé qu’il semblât à partir, était dans l’état le plus parfait pour mettre à la voile, ou, si les circonstances l’exigeaient, pour employer tous ses moyens d’attaque ou de défense. Il est vrai que ses filets d’abordage étaient hissés à ses agrès comme la veille, mais on trouvait un motif, pour cette mesure d’extrême précaution, dans la guerre, qui l’exposait aux attaques des légers croiseurs français qui, venant des îles des Indes orientales, rangeaient si souvent toute la côte du continent, et dans la position que le vaisseau avait prise au-delà des défenses ordinaires du havre. En cet état, ce navire, pour un homme qui en connaissait le caractère véritable, semblait un animal de proie ou un reptile venimeux qui feignait d’être plongé dans un repos léthargique pour mieux tromper sa victime et l’attirer assez près de lui pour qu’il pût s’élancer sur elle et lui faire sentir ses dents meurtrières.

Wilder secoua la tête d’une manière qui disait assez clairement qu’il comprenait fort bien cette tranquillité, et il continua à s’avancer vers la ville du même pas qu’auparavant. Il avait ainsi marché quelques minutes sans s’en apercevoir, et il en aurait probablement fait autant pendant plusieurs autres si son attention n’eût été attirée tout à coup par un léger coup qu’il reçut sur l’épaule. Tressaillant à cette apparition inattendue, il se retourna et vit que, grâce à la lenteur de sa marche, il avait été rejoint par le marin qu’il venait de voir dans une société où il aurait donné tant de choses pour être admis lui-même.

— Vos jeunes jambes devaient vous maintenir en avant, mon maître, dit le vieux marin quand il eut réussi à attirer l’attention de Wilder ; et cependant les miennes, toutes vieilles qu’elles sont, m’ont rapproché de vous de manière à ce que nous puissions encore nous héler.

— Vous jouissez peut-être de l’avantage extraordinaire de fendre les vagues avec votre poupe, répondit Wilder en ricanant ; on ne saurait calculer combien un navire peut prendre d’avance quand il fait voile d’une manière si remarquable.

— Je vois, mon frère, que vous êtes offensé que j’aie suivi vos mouvemens, quoiqu’en cela je n’aie fait qu’obéir à votre propre signal. Vous attendiez-vous qu’un vieux chien de mer comme moi, qui a fait son quart si long-temps à bord d’un vaisseau amiral, avouerait son ignorance en quoi que ce soit qui appartienne de droit à l’eau de la mer ? Comment diable pouvais-je savoir si, parmi les milliers de navires qu’on met à la mode, il ne s’en trouve pas quelque espèce qui vogue mieux la poupe en avant ? On dit qu’un vaisseau est construit sur le modèle d’un poisson ; et si cela est vrai, il ne s’agit que d’en faire un à la manière d’une écrevisse ou d’une huître, pour avoir précisément ce dont vous parliez.

— Fort bien, vieillard. Je suppose que la veuve de l’amiral vous a récompensé par un joli présent, et que par conséquent vous pouvez maintenant mettre en panne pendant quelque temps sans vous inquiéter beaucoup de la manière dont on construira les vaisseaux à l’avenir. Dites-moi, avez-vous dessein de descendre cette colline beaucoup plus loin ?

— Jusqu’à ce que j’en sois au bas.

— J’en suis charmé, l’ami, car mon intention à moi est de la remonter. Ainsi, comme nous le disons en mer en fouissant une conversation, je vous souhaite un bon quart.

Le vieux marin rit à sa manière quand il vit le jeune homme tourner brusquement sur le talon et se remettre à gravir la colline dont il venait de descendre.

— Ah ! vous n’avez jamais fait voile avec un contre-amiral, dit-il en continuant à s’avancer dans sa première direction et en marchant avec les précautions qu’exigeaient son âge et ses infirmités. Non, on ne peut avoir le fini, même dans la science de la mer, à moins d’avoir fait une croisière ou deux sous un pavillon, et un pavillon de misaine encore !

— Vieil hypocrite insupportable ! murmura Wilder entre ses dents ; le drôle a vu des temps plus heureux, et il profite des connaissances qu’il a acquises pour tromper une sotte femme et en tirer parti. Je suis charmé d’être débarrassé de ce drôle, qui, j’en suis sûr, fait son métier du mensonge, maintenant que le travail ne produit rien. Je retournerai sur mes pas ; la côte est libre, et qui sait ce qui peut arriver ?

Une partie des mots qui précèdent furent prononcés à demi-voix, comme nous venons de le dire ; le reste du soliloque se passa dans son imagination, ce qui valait autant que si notre aventurier se fût servi d’un porte-voix, puisqu’il n’avait pas d’auditeurs. L’attente exprimée si vaguement ne paraissait pourtant pas devoir bientôt se réaliser. Wilder remonta la colline, cherchant à prendre l’air insouciant d’un désœuvré dans le cas où son retour exciterait l’attention ; mais tout en se promenant assez long-temps en long et en large, de manière à avoir en vue les croisées de la maison de Mrs de Lacey, il lui fut impossible d’entrevoir aucune de celles qui l’habitaient. Il y avait des signes évidens d’un départ prochain ; car des malles et des ballots parlaient pour la ville, et le peu de domestiques qu’il aperçut par hasard avaient l’air affairé. Mais il semblait que les principaux personnages s’étaient retirés dans les appartemens intérieurs et secrets, probablement dans le dessein fort naturel de s’entretenir confidentiellement et de se faire de tendres adieux. Après avoir ainsi fait le guet avec autant d’attention que d’inutilité, il allait se retirer avec dépit quand il entendit des voix de femmes de l’autre côté d’un mur de clôture fort peu élevé, contre lequel il était appuyé. Les sons approchaient de lui, et son oreille fine ne fut pas longtemps à reconnaître la voix harmonieuse de Gertrude.

— C’est vouloir nous tourmenter sans raison suffisante, ma chère dame, dit-elle à l’instant où elle arrivait assez près pour être distinctement entendue, que d’attacher la moindre importance à quoi que ce soit qu’ait pu dire un… un pareil individu.

— Je sens la justesse de ce que vous dites ; ma chère, répondit la voix mélancolique de sa gouvernante, et cependant je suis assez faible pour ne pouvoir secouer tout-à-fait une sorte de sentiment superstitieux à ce sujet. Gertrude, ne seriez-vous pas charmée de revoir ce jeune homme ?

— Moi, madame ! s’écria son élève avec une sorte d’alarme ; pourquoi vous et moi désirerions-nous revoir un homme qui nous est tout-à-fait inconnu, un homme d’une condition si basse, l’expression est peut-être trop forte, — mais du moins un homme dont la compagnie ne paraît certainement pas tout-à-fait convenable à…

— À des dames bien nées, voulez-vous dire. Et quel motif vous porte à vous imaginer que ce jeune homme soit tellement au-dessous de nous ?

Lorsque la jeune personne répondit, Wilder trouva dans les intonations de sa voix une mélodie qui lui fit oublier ce qu’il y avait de peu flatteur pour lui dans sa réponse.

— Je ne porte sûrement pas mes idées de naissance et de dignité au même point que ma tante de Lacey, dit-elle en souriant mais j’oublierais une partie de vos propres leçons, ma chère Mrs Wyllys, si je ne sentais pas que l’éducation et les manières établissent une différence marquée dans nos opinions et dans notre caractère, pauvres mortels que nous sommes.

— C’est la vérité, ma chère enfant ; mais j’avoue que je n’ai vu ni entendu rien qui me fasse croire que le jeune homme dont nous parlons soit de basse naissance ou sans éducation. Au contraire, son langage et sa prononciation annonçaient un homme bien né, et son air ne démentait pas son langage ; il avait l’air de franchise et de simplicité qui appartient à sa profession. Mais vous n’êtes pas à apprendre que les jeunes gens des meilleures familles des provinces, et même du royaume, prennent souvent du service dans la marine.

— Mais ils sont officiers, et ce… cet individu portait le costume d’un marin ordinaire.

— Pas tout-à-fait ; l’étoffe en était plus fine, et la coupe annonçait plus de goût. — J’ai connu des amiraux qui en faisaient autant dans leurs momens de loisir. Les marins, même de haut rang, aiment quelquefois à se montrer sous l’habit de leur profession sans aucune des marques qui indiquent leur grade.

— Vous croyez donc que c’est un officier, — peut-être au service du roi ?

— Cela est possible, quoique le fait qu’il n’y a pas de croiseur dans le port semble contraire à cette présomption ; mais ce n’est pas une circonstance si frivole qui a excité l’intérêt inconcevable que j’éprouve. Gertrude, ma chère amie, le hasard m’a fait connaître beaucoup de marins dans ma jeunesse, et j’en vois rarement un de cet âge et ayant cet air mâle et animé, sans éprouver quelque émotion…. Mais je vous fatigue, — parlons d’autre chose.

— Pas le moins du monde, ma chère Mrs Wyllys, s’écria Gertrude avec vivacité. Puisque vous croyez que cet étranger est un homme bien né, il ne peut y avoir aucun mal, c’est-à-dire aucun manque de convenance, à ce qu’il me semble, à parler de lui. Quel peut donc être le danger auquel il voulait nous faire croire que nous nous exposerions en montant à bord d’un navire dont on nous a rendu un compte si avantageux ?

— Il y avait dans son ton et dans ses manières un mélange singulier, j’allais presque dire fort étrange, d’ironie et d’intérêt qui est inexplicable. Pendant que nous étions avec lui, il a sûrement dit bien des choses qui n’avaient pas de bon sens, mais il paraissait ne pas parler ainsi sans un motif sérieux. Gertrude, vous n’êtes pas aussi familiarisée que moi avec les termes nautiques, et vous ignorez peut-être que votre bonne tante, au milieu de son admiration pour une profession qu’elle a certainement tout le droit possible d’aimer, fait quelquefois….

— Je le sais, je le sais, du moins je le pense souvent, s’écria Gertrude de manière à prouver clairement qu’elle ne trouvait aucun plaisir à s’appesantir sur un sujet désagréable ; mais c’était une présomption excessive dans un étranger de s’amuser ainsi, si telle était son intention, aux dépens d’une faiblesse si légère, si pardonnable, si toutefois c’est une faiblesse.

— Sans doute, répondit Mrs Wyllys d’un ton calme, ayant évidemment l’esprit occupé d’idées qui ne lui permettaient pas de faire grande attention à la sensibilité de sa jeune compagne ; et pourtant il ne m’avait pas l’air d’un de ces cerveaux éventés qui se font un plaisir de mettre au grand jour les folies des autres. Vous pouvez vous rappeler, Gertrude, qu’hier, lorsque nous étions à la ruine, Mrs de Lacey fit quelques remarques pour exprimer l’admiration que lui inspirait un bâtiment sous voiles.

— Oui, oui, je m’en souviens, répondit Gertrude avec un peu d’impatience.

Un des termes dont elle se servit était particulièrement incorrect, comme je m’en aperçus d’après la connaissance que j’ai acquise de la langue des marins.

— Je l’ai pensé, d’après l’expression de vos yeux ; mais…

— Écoutez-moi, ma chère. Il n’était sûrement pas très-étonnant qu’une dame commît une légère méprise en parlant un langage si particulier ; mais il est fort singulier qu’un marin ait fait la même faute en employant précisément les mêmes termes : or c’est ce qui est arrivé au jeune homme dont nous parlons ; et ce qui n’est pas moins surprenant, c’est que le vieux marin y ait donné son approbation, comme si cette manière de parler eût été correcte.

— Peut-être, dit Gertrude en baissant la voix, avaient-ils entendu dire que Mrs de Lacey a un faible pour ce genre de conversation ; mais après cela je suis sûre que vous ne pouvez plus regarder cet étranger comme un homme bien élevé.

— Je n’y penserais plus, ma chère, sans un sentiment indéfinissable que je ne puis m’expliquer. Je voudrais pouvoir le revoir.

Elle fut interrompue par un léger cri que poussa sa jeune compagne, et, le moment d’après, l’étranger qui occupait ses pensées sauta par-dessus le mur, en apparence pour chercher son rotin[1], qui était tombé aux pieds de Gertrude, et avait occasionné son mouvement d’alarme. Après avoir demandé excuse de s’être introduit de cette manière dans la demeure de Mrs de Lacey et avoir ramassé sa canne, Wilder se prépara à se retirer, comme s’il ne fût rien arrivé d’extraordinaire. Pendant les premiers instans qui suivirent son apparition, il y avait dans toutes ses manières une douceur et une délicatesse qui avaient probablement pour but de prouver à la plus jeune de ces deux dames qu’il n’était pas tout-à-fait sans avoir quelques droits au titre qu’elle venait si récemment de lui refuser. La physionomie de Mrs Wyllys était pâle et ses lèvres tremblaient, quoique la fermeté de sa voix prouvât que ce n’était pas la frayeur qui en était cause.

— Restez un moment, monsieur, lui dit-elle vivement, à moins que des motifs pressans ne vous appellent ailleurs. Il y a quelque chose de si remarquable dans cette rencontre que je serais charmée d’en profiter.

Wilder la salua et demeura en face des deux dames, qu’il avait été sur le point de quitter, sentant qu’il n’avait pas le droit de rester un moment de plus qu’il ne lui en fallait pour ramasser la canne qu’il avait perdue par sa maladresse prétendue. Quand Mrs Wyllys vit que ses désirs avaient été accomplis d’une manière si inattendue, elle hésita un instant avant de savoir comment elle lui adresserait la parole.

— Ce qui m’a fait prendre cette liberté, monsieur, dit-elle avec quelque embarras, c’est l’opinion que vous avez si récemment manifestée relativement au navire qui est prêt à mettre à la voile dès que le vent sera favorable.

La Royale Caroline ? dit Wilder nonchalamment.

— C’est le nom qu’il porte, à ce que je crois.

— J’espère, madame, dit-il avec précipitation, que rien de ce que j’ai dit ne fera naître en vous des préventions fâcheuses contre ce vaisseau. Je puis vous garantir qu’il a été construit avec d’excellens matériaux, et je n’ai pas le moindre doute que le capitaine ne soit un homme très habile.

— Et cependant vous n’avez pas hésité à dire que vous regardiez un passage à bord de ce bâtiment comme plus dangereux qu’à bord de tout autre navire qui pourra sortir d’un port de ces provinces d’ici à plusieurs mois.

— Je l’ai dit, répondit Wilder d’un ton auquel on ne pouvait se méprendre.

— Voulez-vous bien nous dire quels sont les motifs de votre opinion ?

— Si je m’en souviens bien, je les ai expliqués à la dame que j’ai eu l’honneur de voir il y a une heure.

— Cette dame n’est plus ici, monsieur, répliqua gravement Mrs Wyllys, et ce n’est pas elle qui doit confier à ce bâtiment la sûreté de sa personne. Cette jeune personne et moi, avec nos domestiques, nous y serons les seuls passagers.

— Je l’avais compris ainsi, répondit Wilder, regardant d’un air pensif les traits parlans de Gertrude qui écoutait cette conversation avec intérêt.

— Et à présent qu’il n’y a pas de méprise à craindre, puis-je vous prier de nous répéter les motifs qui vous font croire qu’il y a quelque danger à s’embarquer sur la Royale Caroline ?

Wilder tressaillit et alla même jusqu’à rougir en rencontrant le regard calme et attentif de l’œil doux, mais pénétrant, de Mrs Wyllys.

— Vous ne voudriez pas, madame, dit-il en balbutiant, que je répétasse ce que j’ai déjà dit à ce sujet ?

— Je vous en dispense, monsieur ; mais je suis persuadée que vous avez eu d’autres raisons pour parler comme vous l’avez fait.

— Il est extrêmement difficile à un marin de parler de vaisseaux autrement qu’en termes techniques, et c’est un langage qui doit être presque inintelligible pour une personne de votre sexe et de votre condition. Vous n’avez jamais été sur mer, madame ?

— J’y ai été très souvent, monsieur.

— En ce cas, je puis peut-être espérer de me faire comprendre. Vous devez savoir, madame, qu’une grande partie de la sûreté qu’offre un vaisseau dépend du point très important de pouvoir maintenir son côté droit le plus haut, ce que les marins appellent le faire porter. Or je suis sûr que je n’ai pas besoin de dire à une dame douée de votre intelligence, que si la Caroline tombe sur son bau, il y aura un grand danger pour tous ceux qui se trouveront à bord.

— Rien ne peut être plus clair ; mais ne courrait-on pas le même risque à bord de tout autre navire ?

— Sans doute, si tout autre navire dérapait. Mais j’ai suivi ma profession bien des années, et je n’ai vu arriver cet accident qu’une seule fois. Ensuite les attaches du beaupré…

— Sont aussi bonnes qu’il en ait jamais sorti de la main d’un agréeur, dit une voix derrière eux.

Ils se retournèrent tous trois et virent à peu de distance le vieux marin dont il a déjà été parlé, monté sur quelque chose de l’autre côté du mur, sur le haut duquel il était tranquillement appuyé, dominant sur tout l’intérieur du jardin.

— J’ai été au bord de l’eau, dit-il, pour jeter un coup d’œil sur ce bâtiment, suivant le désir de madame de Lacey, veuve de feu mon noble commandant et amiral. Les autres peuvent en penser ce qu’ils voudront, mais je suis prêt à faire le serment que la Royale Caroline a le beaupré aussi bien assuré qu’aucun navire qui vogue sous le pavillon britannique. Oui, et ce n’est pas tout ce que j’ai à dire en sa faveur. Les bois en sont légers et bien tenus, et il ne penche pas plus du côté droit que les murs de cette église. Je suis vieux et arrive à la dernière page de mon journal, et par conséquent je ne prends ni ne puis prendre que peu d’intérêt à tel ou tel brick, à tel ou tel schooner, mais je soutiens que calomnier un navire sain et vigoureux, c’est une méchanceté aussi impardonnable que de mal parler d’un chrétien.

Le vieillard s’exprimait avec énergie et montrait une honnête indignation qui ne manqua pas de faire impression sur les dames, en même temps qu’elle faisait entendre des vérités un peu dures à la conscience de Wilder, qui le comprenait fort bien.

— Vous voyez, monsieur, dit Mrs Wyllys ; après avoir inutilement attendu que le jeune marin répondît, qu’il est très possible que deux hommes qui ont les mêmes avantages ne soient pas d’accord sur un point relatif à leur profession. Lequel de vous dois-je croire ?

— Celui que votre excellent jugement vous représentera comme paraissant mériter le plus de confiance. Je vous répète, avec une sincérité dont je prends le Ciel à témoin, que ni ma mère, ni ma sœur, ne s’embarqueraient, de mon consentement, sur la Caroline.

— Cela est incompréhensible, dit Mrs Wyllys en se tournant vers Gertrude et en lui parlant de manière à être entendue d’elle seule. Ma raison me dit que ce jeune homme cherche à se jouer de notre crédulité, et cependant il fait ses protestations avec un air si sérieux et en apparence si sincère, que l’impression qu’elles ont produite sur moi est ineffaçable. Auquel des deux, ma chère amie, vous sentez-vous portée à accorder votre confiance ?

— Vous connaissez mon ignorance à ce sujet, répondit Gertrude en baissant les yeux sur une fleur fanée dont elle arrachait les feuilles ; mais ce vieillard me paraît avoir un air de présomption et de malignité.

— Vous croyez donc que le jeune homme a plus de droits à notre confiance ?

— Pourquoi non, puisque vous aussi vous le regardez comme un homme bien né ?

— Je ne sais si sa situation supérieure dans le monde est un titre pour obtenir plus de confiance. Bien des gens ne profitent souvent d’un pareil avantage que pour en abuser. — Je crains, monsieur, ajouta Mrs Wyllys en se tournant vers Wilder qui attendait qu’elle lui parlât, qu’à moins que vous ne jugiez à propos de vous expliquer avec plus de franchise, nous ne soyons forcées de refuser de vous croire, et de persister dans notre intention de profiter de l’occasion que nous offre la Royale Caroline pour nous rendre dans la Caroline.

— C’est du fond de mon cœur, madame, que je regrette cette détermination.

— Il peut encore dépendre de vous de nous en faire changer. Il ne s’agit que de vous expliquer.

Wilder parut réfléchir une ou deux fois ; ses lèvres remuèrent comme s’il allait parler. Mrs Willys et Gertrude attendaient avec un profond intérêt qu’il annonçât ses intentions ; mais après une longue pause pendant laquelle il semblait hésiter, il trompa leur attente en disant :

— Je suis fâché de ne pas avoir le talent de me faire mieux comprendre. Ce ne peut être que la faute de mon incapacité, car je vous affirme de nouveau que le danger est aussi évident à mes yeux que le soleil en plein midi.

— En ce cas, monsieur, nous devons rester dans notre aveuglement, répliqua Mrs Wyllys en le saluant avec froideur. Je vous remercie de vos bonnes et charitables intentions, mais vous ne pouvez nous blâmer de ne pas vouloir suivre un avis qui est entouré de tant d’obscurité. Quoique nous soyons chez nous, vous nous pardonnerez si nous vous quittons ; l’heure fixée pour notre départ est arrivée.

Wilder répondit à la révérence grave de Mrs Wyllys en la saluant avec un air non moins cérémonieux, mais il s’inclina avec plus de grâce et de cordialité pour rendre celle plus aimable que lui fit à la hâte Gertrude. Il resta pourtant dans l’endroit où elles l’avaient laissé, jusqu’à ce qu’il les eût vues rentrer dans la maison, et il s’imagina même pouvoir distinguer une expression d’intérêt dans un autre regard timide que la dernière jeta de son côté, avant que sa forme légère disparût à ses yeux. Appuyant une main sur le mur, il sauta alors de l’autre côté. Lorsque ses pieds frappèrent la terre, ce léger choc sembla le tirer de son état d’abstraction, et il s’aperçut qu’il était à six pieds du vieux marin qui était venu deux fois se placer si mal à propos entre lui et l’objet qui intéressait si vivement son cœur. Celui-ci ne lui donna pas le temps d’exprimer son mécontentement, car il fut le premier à rompre le silence.

— Allons, frère, lui dit-il d’un ton amical et confidentiel en secouant la tête en homme qui voulait lui faire voir qu’il avait découvert la ruse dont il avait voulu se servir ; — allons, frère, vous avez couru assez de bordées de ce côté, il est temps de virer de bord. J’ai été jeune aussi dans mon temps, et je sais combien il est difficile d’envoyer le diable au large quand on trouve du plaisir à faire voile en sa compagnie. Mais la vieillesse nous conduit à notre estime[2], et quand la vie d’un pauvre diable est réduite à un quart de ration, il commence à devenir plus économe d’espiègleries, comme on ménage l’eau sur un vaisseau quand on est surpris par un calme, tandis que pendant des semaines et des mois on l’avait prodiguée à en laver les ponts, comme si c’eût été de la pluie. La réflexion vient avec les cheveux gris, et l’on ne se trouve pas mal d’en mettre une petite provision dans sa cargaison.

— J’avais espéré, quand je vous ai laissé descendant la colline tandis que je remontais vers le sommet, dit Wilder, sans même daigner jeter un regard sur son compagnon, dont la société lui était peu agréable, que nous nous étions fait nos adieux pour toujours ; mais puisque vous paraissez préférer les hauteurs, je vous en laisse jouir à loisir, et je vais descendre dans la ville.

Le vieillard le suivit d’un train qui fit que Wilder, qui marchait alors à grands pas, trouva difficile de le laisser en arrière, sans recourir à l’ignoble expédient de fuir à toutes jambes. Dans un mouvement de dépit qui le rendait mécontent de lui-même et de son persécuteur, il fut tenté d’en venir à quelques voies de fait contre celui-ci ; mais, résistant à cette tentation dangereuse et reprenant son sang-froid, il ralentit sa marche et continua sa route avec plus de calme, bien résolu de maîtriser toutes les émotions de son âme.

— Vous aviez mis tant de voiles au vent, mon jeune maître, dit le vieux marin opiniâtre, qui était encore en arrière de deux ou trois pas, qu’il m’a fallu déployer toutes les miennes pour pouvoir marcher de conserve avec vous ; mais puisque vous semblez devenir plus raisonnable, nous pouvons rendre la traversée plus courte par un petit entretien profitable. Vous aviez presque fait croire à la vieille dame que la Royale Caroline était le Voltigeur Hollandais[3].

— Et pourquoi avez-vous jugé à propos de la détromper ? demanda brusquement Wilder.

— Voudriez-vous qu’un homme qui a passé cinquante ans sur mer calomniât le bois et le fer d’une manière aussi scandaleuse ? La réputation d’un navire est aussi précieuse pour un vieux chien de mer comme moi que celle de sa femme ou de sa maîtresse.

— Écoutez, l’ami : je suppose que vous vivez comme les autres, de manger et de boire.

— Un peu du premier, beaucoup du second, répondit le vieux marin avec un gros rire.

— Et comme la plupart des marins, vous gagnez l’un et l’autre par des travaux pénibles, par de grands dangers et en vous exposant à la rigueur du temps ?

— Hum ! gagnant de l’argent comme des chevaux, et le dépensant comme des ânes, — voilà ce qu’on dit de nous tous tant que nous sommes.

— Eh bien, je vais vous donner l’occasion d’en gagner avec moins de peine, et que vous pourrez dépenser comme il vous conviendra. Voulez-vous entrer à mon service pour quelques heures avec ceci pour gratification, et encore autant ensuite pour vos gages, si vous me servez honnêtement ?

Le vieillard avança la main pour prendre une guinée que Wilder lui présentait par-dessus son épaule, sans paraître juger nécessaire de se retourner pour regarder en face sa nouvelle recrue.

— Elle n’est pas fausse ? dit le vieux marin en s’arrêtant pour la faire sonner sur une pierre.

— C’est de l’or aussi pur qu’il en est jamais sorti de la Monnaie.

Le vieillard mit la guinée dans sa poche avec beaucoup de sang-froid et lui demanda, d’un ton ferme et décidé, comme s’il eût été prêt à tout entreprendre :

— Quel poulailler faut-il que je vole pour gagner cela ?

— Je ne vous demande rien de si bas. Il ne s’agit que de faire ce dont je vous soupçonne fort en état. — Savez-vous tenir un faux loch ! ?

— Oui, oui, et jurer qu’il est vrai en cas de besoin. Je vous comprends : vous êtes las de tortiller la vérité comme un cordage qu’on roue, et vous désirez me charger de cette besogne.

— C’est à peu près cela. Il faut que vous contredisiez tout ce que vous avez dit relativement à la Royale Caroline ; et comme vous avez assez d’astuce pour prendre le vent sur Mrs de Lacey, il faut que vous en profitiez pour lui présenter les choses sous un jour encore plus effrayant que je ne l’ai fait. Et maintenant, pour que je puisse juger de vos talens, dites-moi s’il est vrai que vous ayez jamais fait voile avec le digne contre-amiral !

— Foi de bon et honnête chrétien, ce n’est qu’hier que j’ai entendu parler du brave homme pour la première fois. Oh ! vous pouvez vous fier à moi sur cela ; ce n’est pas moi qui gâterai une bonne histoire faute de savoir la broder.

— Je le crois sans peine. Maintenant écoutez mon plan.

— Un instant, mon digne camarade. Les murs ont des oreilles, dit-on sur la terre, et nous autres marins nous savons que les pompes en ont à bord d’un navire. Connaissez-vous en ville une certaine taverne à l’enseigne de l’Ancre Dérapée ?

— J’y ai été quelquefois.

— J’espère que vous ne serez pas fâché d’y retourner. Comme vous êtes le meilleur voilier, vous allez serrer le vent et courir une ou deux bordées entre ces maisons, jusqu’à ce que vous ayez cette église sous le vent. Vous n’aurez alors qu’à voguer en droite ligne chez le brave Joé Joram, où vous trouverez un aussi bon ancrage pour un honnête bâtiment de commerce que dans aucune auberge des colonies. Moi, j’y arriverai par le bas de cette colline, et attendu la différence du nombre de nœuds que chacun de nous aura à filer, nous entrerons dans le port à peu de distance l’un de l’autre.

— Et que gagnerons-nous à cette manœuvre ? Ne pouvez-vous rien écouter qui ne soit trempé dans le rum ?

— Vous m’offensez en parlant ainsi. Vous verrez ce que c’est que d’employer un messager sobre pour faire vos commissions, quand le moment en sera arrivé. Mais si l’on nous voyait cheminer et causer ensemble sur la grande route, vous êtes en si mauvaise odeur en ce moment auprès de ces dames, que je serais perdu de réputation dans leur esprit.

— Il peut y avoir de la raison à cela. Hâtez-vous donc de me rejoindre, car elles parlent de s’embarquer bientôt. Il n’y a pas une minute à perdre.

— Il n’y a pas de danger qu’elles prennent le large si promptement, dit le vieillard en levant une main au-dessus de sa tête pour juger du vent ; il n’y a pas encore assez d’air pour rafraîchir les joues brûlantes de cette jeune beauté, et soyez-en bien sûr, le signal ne leur sera donné que lorsque la brise de mer aura commencé à se faire sentir.

Wilder lui fit ses adieux d’un signe de main et suivit d’un pas léger la route qui venait de lui être indiquée, en réfléchissant à l’expression figurée que les charmes de la jeune et fraîche Gertrude avaient inspirée à un homme aussi vieux et aussi grossier que son nouvel allié. Son compagnon le suivit un instant d’un air satisfait et avec quelque chose d’ironique dans le regard ; après quoi il doubla aussi le pas, afin d’arriver au lieu du rendez-vous en temps convenable.



  1. Canne de roseau des Indes. — Éd.
  2. Cette phrase, en langage de marine, désigne le calcul du chemin qu’a fait un navire. La multiplicité des termes nautiques exigerait tant de notes explicatives que nous nous bornons à signaler ceux qui sont équivoques. — Éd.
  3. On trouve dans le Rokeby de Walter Scott une allusion à ce vaisseau-fantôme, et une note qui explique cette tradition. On prétend qu’un pirate hollandais ayant commis des atrocités inouïes pendant ses courses, fut condamné par le ciel à errer perpétuellement sur les mers avec son navire et son équipage, et que sa rencontre est un mauvais présage. — Éd.