Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/07/01

Imprimerie de Chatelaudren (2p. 120-123).


CHAPITRE VII

MISE EN PAGES



I

GÉNÉRALITÉS


La mise en pages est le travail typographique qui consiste à rassembler, d’après l’ordre du manuscrit, les compositions éparses des paquetiers, à intercaler à leur place respective les titres, les alignements, les tableaux, les citations, les figures, les notes, et à donner à chacune de ces fractions, accompagnées d’un numéro de page et d’un titre courant, une longueur uniforme rigoureusement déterminée, ainsi qu’un aspect qui en fait un ensemble irréprochable au point de vue tant professionnel que littéraire ou scientifique.

La mise en pages est une des opérations les plus complexes de la typographie, et le compositeur, appelé, metteur en pages, chargé de ce travail doit, par ses qualités, s’égaler au moins aux meilleurs de ses confrères.

H. Fournier, qui fut l’un de nos plus remarquables typographes du xixe siècle, écrivait avec raison :

De toutes les opérations relatives à la composition des ouvrages, la mise en pages, par la variété et la multiplicité de ses fonctions, exige au plus haut degré les connaissances typographiques. L’ouvrier auquel on la confie doit s’être préalablement exercé à tous les genres de travaux qui entrent dans la composition. Si son expérience ne le place au-dessus des difficultés qui s’y présentent fréquemment et ne le met à même de les résoudre avec sûreté, si ce tact et ce goût qui doivent toujours présider aux dispositions qu’il crée ou aux améliorations qu’il découvre ne le distinguent des simples compositeurs, enfin s’il n’est doué de l’activité et de l’intelligence nécessaires pour diriger la marche d’un ouvrage et la suivre dans ses diverses périodes, il ne peut occuper convenablement parmi ses confrères le rang à la fois honorable et avantageux de metteur en pages. — C’est à lui qu’il appartient de distribuer la copie aux paquetiers, de leur partager les pages de distribution, de surveiller leur travail à mesure de sa confection, et de concilier leurs intérêts avec ceux de l’établissement qui l’occupe[1].

La mission du metteur en pages est ainsi fort complexe ; pour être remplie comme elle doit l’être, elle exige un savoir typographique aussi grand que possible.

Peut-être n’est-il pas dès lors hors de propos de dire ici quelques mots sur le rôle du metteur en pages : chargé d’une fonction d’importance capitale, celui-ci est l’architecte, l’artisan qui édifiera et mènera à bonne fin, dans les meilleures conditions, la construction de cette œuvre d’art qu’est la confection d’un livre, au cours de laquelle il lui faudra se conformer aux règles de l’art, satisfaire le client et sauvegarder les intérêts du patron.

Le poste de metteur est l’un des échelons par lesquels doit passer presque toujours le futur prote ; souvent, dans les petites maisons, metteur en pages et prote ne font qu’un sous le nom de prote à tablier. Aussi l’ouvrier qui aspire à l’emploi de metteur ou veut remplir cette fonction avec l’autorité nécessaire doit, ainsi que l’affirme H. Fournier, s’efforcer d’acquérir des connaissances professionnelles complètes, étudier minutieusement les règles typographiques et ne pas rester ankylosé dans l’acquit de connaissances superficielles.

Combien s’intitulent metteurs en pages — alors qu’ils ignorent tout de cette fonction — parce qu’ils ont poussé sur une galée des lignes et mis quelques pages sur longueur. Combien d’autres même, qui tiennent une réglette depuis un certain temps, depuis de longs mois peut-être, n’en restent pas moins des metteurs mie de pain, parce qu’ils se contentent d’être passivement des sortes de machines à répartir la copie et à réunir des paquets, sans chercher à être autre chose. Peut-on s’étonner dès lors de voir ceux-ci embarrassés devant la moindre difficulté ou n’aboutissant qu’au baroque et à l’incohérent, lorsqu’ils composent un titre, une couverture, montent un tableau ou doivent élucider une question scabreuse. Nombre d’entre eux ont cependant des manuels à leur disposition et souvent aussi des publications techniques, qu’ils n’ouvrent guère, malheureusement, et qu’ils délaissent aisément pour courir à d’autres sujets plus inutiles. Chaque jour, des spécimens leur passent sous les yeux : romans dont la lecture les captive, volumes exposés aux devantures des libraires, imprimés de tous genres distribués ici et là. Alors que toutes ces choses devraient être l’objet d’une comparaison, d’un examen plus ou moins attentif selon leur nature, suffisant toutefois pour en discerner les qualités et les défauts et en tirer des idées d’application, ces forts en prétention passent dédaigneusement, ils se contentent de leur routine.

Comme chef d’équipe, le metteur en pages a la responsabilité du travail. Tout en veillant à ce que l’ouvrier, s’il est aux pièces, ait la facilité de gagner un salaire normal en respectant les tarifs convenus, il doit exiger que le travail soit livré dans les conditions voulues. Le metteur en pages détient ainsi une part plus ou moins grande de l’autorité patronale, et celui qui, par indifférence ou par son silence, se fait complice de ce qui peut être préjudiciable aux intérêts de la maison qui l’occupe, manque à sa mission et travaille contre lui-même. Sans nullement désirer qu’il soit un surveillant hargneux, il doit posséder une autorité morale suffisante pour qu’on sente en lui, non un chef, si l’on veut, mais un frère aîné, — frère aîné ayant droit et ayant mission de veiller à ce que le patron qui lui a cédé une part de son autorité, qui lui a accordé une certaine confiance, ne soit lésé en rien.

Ferme sans brusquerie, camarade bienveillant sans faiblesse, le metteur doit se faire respecter de ceux qui sont à sa disposition et tenir à honneur de remplir dignement son poste. À cet effet, en plus du savoir professionnel, quelques qualités lui sont indispensables : sobre, régulier, exact, La critique jalouse qui lui reprocherait de céder au pot de vin pour favoriser tel on tel ne doit avoir aucune prise sur son attitude.

L’exactitude n’est pas seulement celle qui découle de l’arrivée à l’atelier à heure précise, mais surtout de la livraison en temps voulu du travail demandé pour une heure fixe. Si, parfois, les exigences multiplient les difficultés, le metteur devra s’ingénier, se débrouiller, s’organiser en tenant compte de la valeur de ses hommes et des nécessités, pour que le travail tombe au moment indiqué. Lorsqu’on lui demande de préciser à quelle heure ou dans combien de temps le travail sera prêt, il doit, après avoir donné une réponse motivée et mûrement réfléchie, tenir l’engagement pris.

Le metteur en pages sera non seulement clair et précis, mais surtout ordré : dans son travail, dans le classement des copies ou des épreuves et des renseignements qu’il détient, dans la répartition de la besogne à chacun. Il sera aussi soigneux : veillant à ce que la besogne dont il a la responsabilité soit effectuée dans les conditions convenables, ne laissant rien traîner, n’égarant rien, s’attachant à ce que tout se suive et soit conforme aux indications données, apportant enfin un soin méticuleux à tous les détails.

Le manque de mémoire serait pour un metteur en pages motif à maintes fautes et peut-être un obstacle sérieux à un accomplissement convenable de sa tâche. En prévision de cette vérité que les meilleures mémoires ont leurs défaillances, le metteur prendra de nombreuses notes. Il agira sagement en s’entourant de quelque précaution vis-à-vis des compositeurs qui, soit par oubli, soit faute d’avoir compris, pourraient commettre des erreurs ou des malfaçons. Si les renseignements qu’il transmet ne sont pas trop étendus, il les inscrira, et de préférence, sur la copie même ; s’il se borne à les dire de vive voix, il le fera assez complètement, mais aussi sommairement que possible, pour ne pas embrouiller dans l’esprit du paquetier les explications données ; enfin, s’il remet un modèle, il s’assurera que celui-ci est régulier dans toutes ses parties et ne peut entraîner la moindre erreur : il surveillera notamment les réimpressions intercalées dans les copies qu’il distribue, où la marche à suivre peut différer sur bien des points de celle observée dans la maison.

Enfin, puisque l’usage veut que la première vérification des bordereaux incombe au metteur, celui-ci y apportera une sérieuse attention, et remettra toutes choses au point : dans l’intérêt même des paquetiers, il devra encore s’opposer à ce que le compte du salé ne prenne des proportions trop fortes pour celui qui en mange.

  1. H. Fournier, Traité de la Typographie, 4e éd., p. 103.