Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/05/02

E. Arrault et cie (1p. 261-265).


§ 2. — COMMENT PRÉPARER LE MANUSCRIT


La préparation du manuscrit doit concilier « les intérêts du compositeur avec les exigences légitimes de l’auteur », au double point de vue de la rapidité et de la bonne exécution du travail ; elle doit « donner satisfaction à ces intérêts communs », sans rien enlever à l’initiative du correcteur.

Pour être efficace, pour être considérée comme une amélioration réelle, incontestable, comme un progrès que tous les maîtres imprimeurs devraient réaliser dans leurs établissements, la préparation du manuscrit ne peut être traitée à la légère.

Cette opération ne saurait dès lors être abandonnée aux soins du metteur en pages : pressé par ses autres occupations, harcelé par les demandes souvent acrimonieuses de ses paquetiers, le metteur en pages se contente d’envisager, d’un coup d’œil sommaire, l’ensemble de la page manuscrite, se remettant aux soins du hasard de lui signaler les points sur lesquels il doit porter son attention. Une telle préparation est forcément incomplète, et dès lors plus nuisible qu’utile.

De toute nécessité, une personne spéciale — le plus souvent le sous-prote ou un correcteur émérite, connaissant également et les ressources de la Maison et les exigences de la clientèle — doit être chargée de la préparation du manuscrit.

Mais on ne saurait pousser à l’extrême les conséquences qui découlent de ce système. Le directeur, le prote devront, suivant les exigences du travail, régler avec soin l’ordre de préparation, et surtout ne pas exagérer le nombre des manuscrits à reviser en une même période de temps. Un, deux, trois labeurs à annoter paraissent un chiffre déjà convenable ; cinq, six volumes dont il faut parcourir hâtivement les pages plus ou moins bien noircies obligent incontestablement à une somme de travail hors de proportion avec l’attention qu’elle exige. Au milieu de l’enchevêtrement et de la confusion produits par les arrêts et les reprises successives de l’un et de l’autre manuscrit, il est à craindre que le correcteur — c’est le moindre malheur qui puisse survenir — ne perde la tête, et très innocemment, d’ailleurs, n’applique dans certaine partie du travail une règle typographique, alors que dans l’autre partie du même travail il suit une règle diamétralement opposée.

Quoi qu’il en soit, dès la commande ferme ou, le cas échéant, dès l’acceptation du spécimen fourni, le travail à préparer est, avec quelques indications générales, remis au reviseur. Au besoin, ce dernier prend connaissance des notes fournies par l’auteur ou des desiderata exprimés par l’éditeur ; il consulte le dossier et aussi, s’il le juge indispensable, la correspondance.

Muni de ces renseignements, le reviseur, pour mieux fixer ses idées, parcourt d’un coup d’œil sommaire l’ensemble de l’ouvrage ; puis il se reporte à la table des matières, la trame de l’œuvre, qui lui montre l’enchaînement des idées et la subordination des diverses divisions. Le correcteur est ainsi « paré » pour remplir au mieux la tâche qui lui incombe.

Dans la préparation du manuscrit, il faut, sauf conventions contraires :

1° Indiquer le caractère à employer pour les titres, les sous-titres, les sommaires, les paragraphes, etc. ;

2° Signaler, le cas échéant, les parties de texte à composer en caractères d’un corps différent de celui de l’ouvrage ;

3° Indiquer les opérations à composer en lignes perdues, les vers, tes titres, etc. ;

4° Souligner les mots et les expressions à mettre en italiques, en petites capitales, en grandes capitales, en caractères gras ;

5° Donner un coup d’œil à l’ensemble de la ponctuation, parfois rectifier l’emploi des guillemets ;

6° Signaler à l’attention du compositeur les lettres, les signes dont l’emploi sort de l’ordinaire : lettres grecques, signes de mathématiques ou autres ;

7° Rectifier les erreurs évidentes de la copie ;

8° Corriger parfois les légers oublis de l’auteur ;

9° Au besoin, signaler d’une manière très apparente, afin d’attirer l’attention de l’écrivain, les phrases qu’une rédaction hâtive a laissées par trop incomplètes ou obscures ;

10° Faire remarquer l’orthographe des mots d’une lecture douteuse ;

11° Veiller à l’application stricte, d’après une marche rigoureusement uniforme, de toutes les règles typographiques ;

12° D’après les préférences constatées ou supposées de l’auteur, uniformiser l’orthographe des mots qui possèdent plusieurs formes orthographiques ; clé ou clef, dénûment ou dénuement, gaîté ou gaieté, paie ou paye, tzar ou czar, etc. ;

13° Indiquer les grandes capitales aux mots considérés comme noms propres dans certains genres de travaux : commission ou Commission, gouvernement ou Gouvernement ;

14° Veiller à la régularité des dénominations abréviatives du système métrique, des expressions électriques, chimiques, physiques et autres, employées en lettres supérieures, en lettres de la casse ou, suivant une convention particulière, imprimées au long ;

15° Rétablir en toutes lettres les abréviations dont la nécessité n’est pas évidente ou dont l’obligation ne s’impose pas, soit en raison de règles typographiques, soit en suite d’ordres donnés par l’auteur : « En généra], on doit éviter avec le plus grand soin l’usage des abréviations, parce qu’elles embarrassent et gênent toujours le lecteur ; mais, quand elles sont indispensables, il faut alors la plus grande clarté dans la manière dont on les indique, comme dans les signes que l’on emploie » ;

16° Recommander, lorsqu’il s’agit de citations anciennes, le respect scrupuleux de l’orthographe : il faut se souvenir que, malgré le court intervalle qui s’est écoulé du règne de Louis XIV à notre époque, les modifications de l’orthographe ont été élevées : nombre de mots sont écrits aujourd’hui d’une manière fort différente de celle dont nos pères les écrivaient : ainsi nous avons remplacé oi par ai (j’aimais au lieu de j’aimois), es par ê (tête au lieu de teste), etc.

Tout particulièrement, les notes seront l’objet d’une revision attentive, et c’est là, dans certains manuscrits, que se rencontre le plus gros travail :

1° Noms d’auteurs à souligner en petites capitales[1] ;

2° Titres d’ouvrages à indiquer en italiques, avec parfois sous-titres entre guillemets ;

3° Abréviations à exprimer d’une manière correcte, et surtout régulière, au cours du travail ;

4° Ponctuation rationnelle, etc.

La préparation du manuscrit est certes la manière la plus pratique et la plus simple d’assurer une observation stricte et rigoureuse des règles typographiques, même les moins connues du compositeur.

D’autre part, le reviseur qui aura « pris connaissance des notes fournies par l’auteur », saura qu’il lui faut compter avec les exigences et les susceptibilités de celui-ci. Bien qu’une seule loi puisse « s’imposer, celle des règles typographiques et orthographiques en usage dans l’imprimerie, on doit savoir s’en écarter au besoin. Si un écrivain a témoigné sa volonté de suivre telle ou telle marche dans la façon d’orthographier certains mots, de ponctuer, de disposer et d’agencer les titres, le reviseur devra se soumettre aux transgressions exigées » ; il devra, en outre, en dresser une liste complète qu’il aura soin de remettre au correcteur chargé de lire les épreuves du travail.

Bien que rapide et certes fort incomplète, cette étude du travail qui incombe au reviseur peut cependant faire comprendre quelle importance on devrait, dans les Maisons de premier et même de second ordre, attacher à la préparation du manuscrit. Grâce à cette revision, le travail est non seulement mis au net ; mieux, il est « fini » : désormais irréprochable au point de vue de l’application des règles typographiques, il est prêt à être « mis en mains ». Au cours de la composition, le typographe ne devra éprouver aucune hésitation, ni redouter aucune erreur : le travail vaut une réimpression.

Si — chose malheureusement toujours possible — le reviseur a commis une faute, s’il a omis de porter au texte une annotation importante, s’il a oublié de souligner telle expression, passé tel signe, négligé telle règle, l’ouvrier mis en garde par d’autres indications contraires fort nettes, démêlera sans peine « la vérité de l’erreur » ; il lui sera aisé de réparer une inadvertance passagère.

Ainsi la « marche typographique » se trouve assurée et fixée dans les meilleures conditions possibles.




  1. Nous ne voulons pas dire que, dans les notes, la composition des noms d’auteurs en petites capitales est une règle typographique. Nous supposons seulement que l’auteur a exprimé le désir de voir « suivre cette marche », ou que cette manière de faire est un usage de la Maison.