Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/05

E. Arrault et cie (1p. 257-265).


CHAPITRE V

PRÉPARATION DU MANUSCRIT



§ 1. — SA NÉCESSITÉ


L’imprimerie est un métier si complexe que le plus avisé ne peut pas toujours en soupeser tous les détails.

Parmi les choses dont on oublie souvent de tenir compte dans les devis d’établissement d’un prix de revient, il faut citer la « mise au net » de la copie. L’examen et la revision du manuscrit sont cependant, avec juste raison, pensons-nous, estimés au nombre des conditions les plus indispensables à remplir avant la « mise en mains » du travail.

« De nos jours, particulièrement chez les personnes de professions libérales, il est certain que s’appliquer à bien écrire est devenu la chose dont on se soucie le moins.

« Pourtant, avec la machine à écrire, si répandue, il semble qu’il y ait, à la portée de ceux qui ont mauvaise écriture, un moyen pratique de remédier à un tel mal. Quoi de plus simple que de s’en servir et de relire la copie avant de l’envoyer à l’imprimeur ? Avec une bonne copie, il est certes facile de livrer un travail plus rapidement, mieux fait et, sans doute, à des conditions plus avantageuses. »

Ainsi il n’est pas indifférent de s’inquiéter de l’aspect d’une copie avant de la confier au compositeur ; le fonds n’importe pas moins.

S’agit-il d’un bilboquet : carte, en-tête, programme, lettre de faire-part, affiche, etc. ?

La copie doit solliciter de manière toute spéciale « l’attention de celui qui la reçoit du client. Souvent lecture en est faite en présence et à l’aide de celui-ci, et tous les points douteux sont éclaircis ; cinq minutes judicieusement employées suffisent pour rendre le travail facile. Avec une copie lisible, soigneusement établie, convenablement annotée, le typographe doit pouvoir produire une composition harmonieuse, sans contresens ni non-sens. Le contresens donne aux lignes une importance qu’elles n’ont pas ; le non-sens coupe les phrases contrairement à la logique et à l’usage.

« Si le travail est facile, il est relativement plus aisé pour le maître imprimeur de donner complète satisfaction. Un client n’excusera jamais une erreur sous le spécieux prétexte que les noms propres n’ont pas d’orthographe, que la confusion de certaines lettres, de l’n et de l’u surtout, est inévitable », et que l’usage contredit les indications du manuscrit.

S’agit-il d’une brochure, d’un volume, l’étude de la copie est plus indispensable encore.

« Combien de fois les calculs d’un devis même très serré se sont-ils trouvés faussés, parce que l’examen du manuscrit avait été négligé, ou parce que le coup d’œil jeté sur le texte au cours de l’établissement du prix de revient avait été trop hâtif. »

Une mise en mains immédiate, des instructions incomplètes, des compositeurs suivant tantôt la copie et tantôt leur inspiration ne peuvent que produire une œuvre manquant d’unité et de régularité.

Le correcteur qui a souci de produire une œuvre homogène, où soit respectée la « manière d’écrire correctement suivant l’usage et suivant les règles typographiques », se trouvera dans l’obligation de réparer les fautes commises, peut-être aux frais de l’ouvrier, sûrement aux dépens du patron.

Pour éviter ces erreurs, il est donc utile que chacun puisse remplir sa tâche sans tâtonnement, sans perte de temps ; il est nécessaire que tous suivent la même voie, la même règle ; il est indispensable enfin que « le travail de plusieurs ait l’apparence d’avoir été exécuté par un seul ». Une obligation s’impose dès lors pour atteindre ce but : « rectifier autant que possible les anomalies du manuscrit, spécifier dans quelle mesure les règles typographiques — la marche — adoptées par la Maison doivent être respectées ».

« La réelle utilité qu’il y a pour une imprimerie à posséder une marche typographique n’a pas échappé à nombre de protes et correcteurs de Maisons importantes qui ont fait rédiger ou ont rédigé eux-mêmes, à l’usage du Personnel, un modeste vade-mecum où se trouvaient condensées les règles usuelles et élucidées les difficultés les plus courantes de la composition.

« Cette tentative a pris une certaine importance du fait que quelques grandes librairies parisiennes ont consenti volontiers à utiliser ces modestes manuels pour faciliter l’entente, au sujet des corrections entre les auteurs, les libraires et les imprimeurs.

« Malheureusement ces velléités d’uniformiser la composition typographique ont été trop souvent, après un laps de temps plus ou moins long, vouées à un échec certain. Un obstacle dont l’importance n’est point discutable s’oppose à leur réalisation : ces velléités reposent exclusivement sur la bonne volonté, sur le dévouement, sur l’initiative d’un seul : toutes choses qui parfois ne comptent guère. Que celui-ci se fatigue, qu’il cesse un instant sa propagande, qu’il disparaisse, et peu à peu tombe en désuétude, puis dans un oubli complet, une mesure digne pourtant de vivre. Le maître imprimeur, qui a d’autres pensées en tête, n’y songe plus depuis longues journées ; le prote, contre lequel il a peut-être fallu lutter, se soucie des prescriptions du vade-mecum comme de rien qui vaille ; les correcteurs collègues de l’auteur, qui à tort ont redouté un moment d’être éclipsés, prennent l’honnête revanche du silence et de l’oubli.

« Il est alors facile aux malintentionnés de prouver que la recherche de l’uniformité est une chimère, une utopie : « Ainsi tous les travaux sortant d’une Maison seraient coulés suivant un moule commun, reproduiraient de façon analogue les expressions numérales courantes, se plieraient aux mêmes lois orthographiques et typographiques. » Y peut-on songer ? »

Non assurément, car cette méthode, le plus souvent impraticable, serait défectueuse même au point de vue commercial. Chaque Maison a ses spécialités : ce qui est applicable dans un traité de mathématiques ne le serait certes point dans un roman ; un labeur, même tout ordinaire, exige d’autres précautions, une correction plus régulière et plus homogène qu’un journal ; un traité de médecine comporte des arrangements différents de ceux d’un traité de littérature ; un volume de piété ne supporte point les ornements d’un livre d’aventures.

L’uniformité dont il s’agit ici est de tout autre condition : dans une imprimerie, tout labeur, toute publication peut et doit parfois avoir sa marche propre ; en principe, cette marche particulière doit se rapprocher le plus possible de la marche générale préconisée par le vade-mecum ou le memento.

Le rôle de ce manuel est modeste, mais combien utile : recommander et faire en sorte qu’entre tous ceux qui coopèrent au délicat travail qu’est la confection d’un livre s’établisse une absolue concordance d’idées et d’actes. Cette concordance d’idées et d’actes n’est rien autre que l’application de la marche indiquée par le correcteur, lors de la préparation du manuscrit.

Que l’on ne vienne point, à l’encontre de la nécessité de la préparation du manuscrit, objecter parfois l’urgence du travail.

Le maître imprimeur prend volontiers deux heures, et même… plus, pour établir son devis ; ne peut-il, afin d’assurer la revision du manuscrit, « solliciter du client un quart d’heure de grâce », sur le terme qui lui est imparti, pour la livraison. Qu’importe même un quart d’heure, une heure de retard dans la « mise en mains », si ce minime délai assure en définitive une exécution plus soignée et plus rapide du travail : gain de temps ici, gain d’argent là.

D’ailleurs, dans une Maison bien organisée, chaque chose a sa place, chaque travail vient à son heure. Un prote sait prévoir ; pour lui, l’objection « d’urgence » est de nulle valeur, lorsqu’il s’agit de si minime différé.

Ce que nous considérons aujourd’hui comme un travail supplémentaire était autrefois une obligation. Dans « l’Édit concernant la réformation de l’imprimerie », rendu le 10 septembre 1572, les sollicitations du Pouvoir royal, à la demande des compagnons, s’étendaient à certains détails de métier. D’après l’article 17, « les copies devaient être remises aux ouvriers « correctes et mises au net », afin de ne pas retarder le travail ». Plusieurs exemples nous ont prouvé que cette prescription était observée[1].



§ 2. — COMMENT PRÉPARER LE MANUSCRIT


La préparation du manuscrit doit concilier « les intérêts du compositeur avec les exigences légitimes de l’auteur », au double point de vue de la rapidité et de la bonne exécution du travail ; elle doit « donner satisfaction à ces intérêts communs », sans rien enlever à l’initiative du correcteur.

Pour être efficace, pour être considérée comme une amélioration réelle, incontestable, comme un progrès que tous les maîtres imprimeurs devraient réaliser dans leurs établissements, la préparation du manuscrit ne peut être traitée à la légère.

Cette opération ne saurait dès lors être abandonnée aux soins du metteur en pages : pressé par ses autres occupations, harcelé par les demandes souvent acrimonieuses de ses paquetiers, le metteur en pages se contente d’envisager, d’un coup d’œil sommaire, l’ensemble de la page manuscrite, se remettant aux soins du hasard de lui signaler les points sur lesquels il doit porter son attention. Une telle préparation est forcément incomplète, et dès lors plus nuisible qu’utile.

De toute nécessité, une personne spéciale — le plus souvent le sous-prote ou un correcteur émérite, connaissant également et les ressources de la Maison et les exigences de la clientèle — doit être chargée de la préparation du manuscrit.

Mais on ne saurait pousser à l’extrême les conséquences qui découlent de ce système. Le directeur, le prote devront, suivant les exigences du travail, régler avec soin l’ordre de préparation, et surtout ne pas exagérer le nombre des manuscrits à reviser en une même période de temps. Un, deux, trois labeurs à annoter paraissent un chiffre déjà convenable ; cinq, six volumes dont il faut parcourir hâtivement les pages plus ou moins bien noircies obligent incontestablement à une somme de travail hors de proportion avec l’attention qu’elle exige. Au milieu de l’enchevêtrement et de la confusion produits par les arrêts et les reprises successives de l’un et de l’autre manuscrit, il est à craindre que le correcteur — c’est le moindre malheur qui puisse survenir — ne perde la tête, et très innocemment, d’ailleurs, n’applique dans certaine partie du travail une règle typographique, alors que dans l’autre partie du même travail il suit une règle diamétralement opposée.

Quoi qu’il en soit, dès la commande ferme ou, le cas échéant, dès l’acceptation du spécimen fourni, le travail à préparer est, avec quelques indications générales, remis au reviseur. Au besoin, ce dernier prend connaissance des notes fournies par l’auteur ou des desiderata exprimés par l’éditeur ; il consulte le dossier et aussi, s’il le juge indispensable, la correspondance.

Muni de ces renseignements, le reviseur, pour mieux fixer ses idées, parcourt d’un coup d’œil sommaire l’ensemble de l’ouvrage ; puis il se reporte à la table des matières, la trame de l’œuvre, qui lui montre l’enchaînement des idées et la subordination des diverses divisions. Le correcteur est ainsi « paré » pour remplir au mieux la tâche qui lui incombe.

Dans la préparation du manuscrit, il faut, sauf conventions contraires :

1° Indiquer le caractère à employer pour les titres, les sous-titres, les sommaires, les paragraphes, etc. ;

2° Signaler, le cas échéant, les parties de texte à composer en caractères d’un corps différent de celui de l’ouvrage ;

3° Indiquer les opérations à composer en lignes perdues, les vers, tes titres, etc. ;

4° Souligner les mots et les expressions à mettre en italiques, en petites capitales, en grandes capitales, en caractères gras ;

5° Donner un coup d’œil à l’ensemble de la ponctuation, parfois rectifier l’emploi des guillemets ;

6° Signaler à l’attention du compositeur les lettres, les signes dont l’emploi sort de l’ordinaire : lettres grecques, signes de mathématiques ou autres ;

7° Rectifier les erreurs évidentes de la copie ;

8° Corriger parfois les légers oublis de l’auteur ;

9° Au besoin, signaler d’une manière très apparente, afin d’attirer l’attention de l’écrivain, les phrases qu’une rédaction hâtive a laissées par trop incomplètes ou obscures ;

10° Faire remarquer l’orthographe des mots d’une lecture douteuse ;

11° Veiller à l’application stricte, d’après une marche rigoureusement uniforme, de toutes les règles typographiques ;

12° D’après les préférences constatées ou supposées de l’auteur, uniformiser l’orthographe des mots qui possèdent plusieurs formes orthographiques ; clé ou clef, dénûment ou dénuement, gaîté ou gaieté, paie ou paye, tzar ou czar, etc. ;

13° Indiquer les grandes capitales aux mots considérés comme noms propres dans certains genres de travaux : commission ou Commission, gouvernement ou Gouvernement ;

14° Veiller à la régularité des dénominations abréviatives du système métrique, des expressions électriques, chimiques, physiques et autres, employées en lettres supérieures, en lettres de la casse ou, suivant une convention particulière, imprimées au long ;

15° Rétablir en toutes lettres les abréviations dont la nécessité n’est pas évidente ou dont l’obligation ne s’impose pas, soit en raison de règles typographiques, soit en suite d’ordres donnés par l’auteur : « En généra], on doit éviter avec le plus grand soin l’usage des abréviations, parce qu’elles embarrassent et gênent toujours le lecteur ; mais, quand elles sont indispensables, il faut alors la plus grande clarté dans la manière dont on les indique, comme dans les signes que l’on emploie » ;

16° Recommander, lorsqu’il s’agit de citations anciennes, le respect scrupuleux de l’orthographe : il faut se souvenir que, malgré le court intervalle qui s’est écoulé du règne de Louis XIV à notre époque, les modifications de l’orthographe ont été élevées : nombre de mots sont écrits aujourd’hui d’une manière fort différente de celle dont nos pères les écrivaient : ainsi nous avons remplacé oi par ai (j’aimais au lieu de j’aimois), es par ê (tête au lieu de teste), etc.

Tout particulièrement, les notes seront l’objet d’une revision attentive, et c’est là, dans certains manuscrits, que se rencontre le plus gros travail :

1° Noms d’auteurs à souligner en petites capitales[2] ;

2° Titres d’ouvrages à indiquer en italiques, avec parfois sous-titres entre guillemets ;

3° Abréviations à exprimer d’une manière correcte, et surtout régulière, au cours du travail ;

4° Ponctuation rationnelle, etc.

La préparation du manuscrit est certes la manière la plus pratique et la plus simple d’assurer une observation stricte et rigoureuse des règles typographiques, même les moins connues du compositeur.

D’autre part, le reviseur qui aura « pris connaissance des notes fournies par l’auteur », saura qu’il lui faut compter avec les exigences et les susceptibilités de celui-ci. Bien qu’une seule loi puisse « s’imposer, celle des règles typographiques et orthographiques en usage dans l’imprimerie, on doit savoir s’en écarter au besoin. Si un écrivain a témoigné sa volonté de suivre telle ou telle marche dans la façon d’orthographier certains mots, de ponctuer, de disposer et d’agencer les titres, le reviseur devra se soumettre aux transgressions exigées » ; il devra, en outre, en dresser une liste complète qu’il aura soin de remettre au correcteur chargé de lire les épreuves du travail.

Bien que rapide et certes fort incomplète, cette étude du travail qui incombe au reviseur peut cependant faire comprendre quelle importance on devrait, dans les Maisons de premier et même de second ordre, attacher à la préparation du manuscrit. Grâce à cette revision, le travail est non seulement mis au net ; mieux, il est « fini » : désormais irréprochable au point de vue de l’application des règles typographiques, il est prêt à être « mis en mains ». Au cours de la composition, le typographe ne devra éprouver aucune hésitation, ni redouter aucune erreur : le travail vaut une réimpression.

Si — chose malheureusement toujours possible — le reviseur a commis une faute, s’il a omis de porter au texte une annotation importante, s’il a oublié de souligner telle expression, passé tel signe, négligé telle règle, l’ouvrier mis en garde par d’autres indications contraires fort nettes, démêlera sans peine « la vérité de l’erreur » ; il lui sera aisé de réparer une inadvertance passagère.

Ainsi la « marche typographique » se trouve assurée et fixée dans les meilleures conditions possibles.




  1. Voir chapitre i, p. 13 (contrat passé entre Michel Servet et Hugues de la Porte et ses associés, pour la préparation de six volumes d’une Bible) et, même chapitre, p. 15 et suiv. (contrats du 19 mai 1548 et du 25 juin 1554).
  2. Nous ne voulons pas dire que, dans les notes, la composition des noms d’auteurs en petites capitales est une règle typographique. Nous supposons seulement que l’auteur a exprimé le désir de voir « suivre cette marche », ou que cette manière de faire est un usage de la Maison.