Le Conte du tonneau/Tome 2/Texte entier

Henri Scheurleer (Tome secondp. ).

LE CONTE
DU
TONNEAU,

Contenant tout ce que les

ARTS, & les SCIENCES

Ont de plus SUBLIME,

Et de plus MYSTERIEUX ;

Avec pluſieurs autres Pieces très-curieuſes.

Par Jonathan Swift,

Doïen de St. Patrick en Irlande.

Traduit de l’Anglois.

TOME SECOND.
À LA HAYE,
Chez HENRI SCHEURLEER.
M. DCC. XXXII.

PREFACE
DU
TRADUCTEUR.



J E ſuis faché qu’il faille encore retenir ici le Lecteur par un Diſcours préliminaire ; mais il faut abſolument, qu’il paſſe par-là, s’il veut lire les Pieces ſuivantes, avec fruit, & avec agrément. Elles paſſent toutes pour être de l’Auteur du Conte du Tonneau ; &, s’il eſt poſſible de fonder un jugement ſolide ſur le ſtile & ſur le tour d’Eſprit, elles en doivent être de neceſſité.

Comme elles ſont preſque toutes ironiques, & que les Lecteurs d’une pénétration mediocre, qui ſont le grand nombre, ont bien de la peine à démêler le veritable ſens d’une Ironie un peu pouſſée, il ſera bon de leur faciliter l’intelligence de celles-ci, en diſant un mot de chacun de ces petits Ouvrages.

Le premier eſt une Diſſertation ſur l’Operation Mechanique de l’Eſprit. De faux Dévots, & d’autres gens peu judicieux, ont regardé cette Piéce comme un Chef-d’Œuvre de Profanation, quoique l’Auteur ait pris tous les ſoins imaginables, pour qu’il fût impoſſible de s’écarter de ſon veritable But. Il définit l’Enthouſiaſme en general par une Elevation de l’ame, & de ſes facultez, au-deſſus de la matiere. Enſuite, il indique trois differentes Branches de l’Enthouſiaſme, deſquelles il ne prétend pas parler. La premiere eſt un Acte immédiat de la Divinité, qu’on apelle Eſprit de Prophetie, ou Inſpiration. La ſeconde eſt un Acte immédiat du Diable : on l’appelle Poſſeſſion. La troiſiéme eſt l’Effet de quelques Cauſes naturelles, Force d’Imagination, Melancolie, Paſſions violentes, &c.

Le véritable & unique Sujet de ſon Diſcours eſt cette Eſpece d’Enthouſiaſme, où l’on parvient ſimplement par Art, & par une Operation méchanique, par laquelle, en étourdiſſant les Sens, & en étouffant la Raiſon, on réüſſit à remplir le Cerveau de Viſions & de Chimeres. Par conſequent, rien au monde n’eſt plus mal fondé, que le prétendu Libertinage, qu’on trouve dans une Piéce, qui ne tend qu’à débaraſſer la Religion du Fanatiſme le plus honteux, auſſi bien que le plus ordinaire.

La Diſſertation ſur les Æoliſtes[1] turlupine les Fanatiques & les faux Inſpirez en général. Celle-ci n’en veut qu’à ces Malheureux, qui adorent les Chimeres, dont ils ſont eux-mêmes les Auteurs.

Des perſonnes ſenſées s’imagineront peut-être, que la Suppoſition, qu’on peut ſe jetter dans l’Enthouſiaſme par certains Mouvemens, & par certaines & Contorſions, eſt une Chimere elle-même. Ils ſe tromperoient aſſeurément. Un peu de Réfléxion ſur la Liaiſon étroite, qu’il y a entre l’Imagination, & les Mouvemens du Corps, le fait voir évidemment. Comme ces Mouvemens differens, ces Grimaces, ces Contorſions, répondent toujours à certaines Images, qui font de profondes impreſſions dans le cerveau ; les Contorſions & les Grimaces font à leur tour naître dans le Cerveau les Images, qui y répondent. Non ſeulement toutes Regles de la Phyſionomie ſont fondées ſur cette Verité : elle eſt encore prouvée évidemment, par ce qui ſe paſſe tous les jours ſur le Théatre, & dans les Galetas ou logent les Poëtes. Un bon Acteur ride ſon front, & ſe donne l’air d’un Furieux, afin de ſentir lui-même la Fureur, & la Rage, qu’il veut repréſenter. Si l’Imagination d’un Poëte cherche en vain les Traits, dont il a beſoin, pour dépeindre le Dépit ou l’Indignation, il ſe leve avec précipitation, ſe promene dans ſa Chambre, & ſe met dans toutes les Attitudes, qui conviennent à ces differentes Paſſions. D’abord, les Images dont il a beſoin entrent en foule dans ſon Cerveau, comme autant de Marionettes attachées à des fils d’archal.

C’eſt de la même maniere, que ceux d’entre les petits Prophetes[2], qui n’avoient pas l’intention de tromper les autres, mais qui étoient leurs propres dupes, n’ont été redevables de leurs ridicules Inſpirations, qu’aux Contorſions violentes, qu’ils apprenoient à ſe donner, à l’exemple de leurs Compagnons Impoſteurs.

La ſeconde Piéce eſt d’une nature toute différente : elle a pour titre Récit exact & fidelle d’une Bataille entre les Livres Anciens, & Modernes, &c. C’eſt une des plus heureuſes Allégories, qui ſoient jamais ſorties de l’Eſprit Humain ; & elle ſert ſur-tout à tourner en ridicule deux groſſiers Ennemis de l’Antiquité, le Docteur Bentley, & M. Wotton.

J’ai héſité pendant quelque tems, avant que de me réſoudre à traduire cette Piéce en François, parce que, parmi les Combatans modernes, on ne voit preſque que des Auteurs Anglois. J’y ai remedié de mon mieux, en donnant dans mes Remarques les Caracteres de la plûpart de ces Ecrivains ; & rien n’eſt plus facile à un Lecteur François, que de mettre, à la place des Etrangers qu’on turlupine ici, des Auteurs de ſa Nation. Il n’y aura que le Choix, qui l’embaraſſera. Le Nombre de ceux, qui méritent d’ocuper un Rang honorable ici dans les Troupes des Modernes, eſt prodigieux en France à l’heure qu’il eſt. Excepté quelques Auteurs de la vieille Roche, un Fontenelle, un La Motte, tous les Auteurs François de nos jours pouroient figurer admirablement à la place de nos Guerriers Anglois.

Toute la France fourmille de gens, qui ont de l’Eſprit, & qui n’ont que de l’Eſprit. A voir la plupart des Productions nouvelles, qui nous viennent de ce Païs-là, on diroit, que rien n’eſt plus ridicule que l’Erudition ; & que, parmi les nombreux Arrêts de la Cour, il doit en avoir eu quelqu’un qui ait proſcrit la Logique.

La troiſiéme Piéce eſt une comparaiſon entre un Balay & un Homme, faite dans le Stile & dans le Gout des Méditations de M. Boyle. Ceux, qui trouveront d’abord cette Idée-là biſarre, n’ont qu’à lire ce petit Ouvrage avec attention, pour voir avec étonnement, que cette Idée n’eſt que trop juſte.

Je me ſuis fait un plaiſir de traduire les Penſées morales & divertiſſantes qui ſuivent, afin que les François puiſſent comparer cet Echantillon avec les Réflexions de M. de la Rochefoucault & avec les Caracteres de la Bruiere. Je ſai que ces Livres ſont excellens dans leur genre, & qu’ils meritent la grande Réputation qu’ils ont acquiſe, & dans la France, & dans toute l’Europe. J’ôſe dire pourtant, qu’un Volume ſemblable à cet Eſſay de notre Auteur Anglois devroit être naturellement d’un Gout plus général, & plus propre à repondre au But de ces ſortes d’Ouvrages. Il y a une heureuſe Variété, qui entretient l’attention, & qui ſemble la délaſſer. Et c’eſt ce qui manque, à mon Avis, aux Livres François dont je viens de faire mention. Ces Réflexions, & ces Caracteres, ſont d’un tour concis, ſerré, un peu obſcur, toujours ſérieux. Ce ſont autant d’Oracles, pour ainſi dire. On en peut lire quelques pages ; mais, inſenſiblement, l’Eſprit ſe rebute de ces Sentences, & de ces Portraits,

Qui ſur un même ton ſemblent pſalmodier.

L’Eſſay dans le Gout le plus moderne eſt une des plus plaiſantes Piéces, qu’il eſt poſſible de voir. L’Auteur y imite admirablement bien certains Ecrivains novices, qui, avec la mince proviſion de dix ou de douze Lieux-communs, ont la démangeaiſon inſurmontable de ſe faire imprimer ; & qui ſemblent s’imaginer, que ce qu’ils viennent fraichement d’aprendre aura pour le Public la même grace de la Nouveauté, dont ils ſont charmez eux-mémes.

L’Auteur fait ſemblant de prendre pour Sujet les Facultez de l’Ame, dont il ne dit pourtant qu’un ſeul mot par haſard : tout le reſte conſiſte en Penſées incidentes, à qui la moindre reſſemblance de mots donne une eſpece de Liaiſon fortuite. Il brode tout cet Aſſemblage ridicule, de quelques Paſſages Latins, qui ſervent d’ordinaire d’Exemples dans la Grammaire, & dans la Syntaxe, qu’on aprend dans les plus baſſes Claſſes ; & il aſſaiſonne tout ce rare Ouvrage de cette Oſtentation pedanteſque, que les aprentifs Auteurs affectent, pour reſſembler aux Ecrivains d’Importance.

Je conſidere la Piéce qui ſuit comme le Chef-d’Œuvre du Docteur Swift. C’eſt une Diſſertation contre le Projet d’abolir le Chriſtianiſme en Angleterre. Ceux, qui ſavent ſuivre les Idées d’un Auteur, & ſaiſir le veritable Sens d’une Ironie en la conſidérant de tous ſes differens côtez, n’auront garde de trouver de l’Irreligion dans cet Ouvrage. Ils le regarderont, au contraire, comme une Satyre ſanglante de l’Eſprit fort & du Libertinage. On ne parle pas ici du Chriſtianiſme réel : on le conſidere comme banni de la Grande-Bretagne, depuis très-long-tems. Il ne s’agit que de ce Chriſtianiſme de Nom, qui conſiſte en certaines Cérémonies, & en certains Devoirs exterieurs. L’Auteur fait ſemblant de croire, que tout le Peuple eſt du Sentiment unanime, que le Bien public exige qu’on renonce entiérement à ce Chriſtianiſme ; &, en faiſant ſentir, que les Avantages qu’on attend de ce Projet ne ſeront pas ſi conſidérables qu’on l’eſpere, il découvre avec une Adreſſe infinie le Ridicule de l’Eſprit fort, & de l’Irreligion, qui ſe ſont répandus ſi généralement dans ſa Patrie.

Pour mettre le Public en état de déveloper entiérement le Génie de notre Auteur, j’ai joint à cette Piéce badine un Ouvrage très-ſerieux, intitulé : Projet pour avancer la Religion & la Pieté en Angleterre, &c. Il contient, d’un côté, un détail afreux des Progrès que le Vice & l’Irreligion ont faits dans la Grande-Bretagne ; &, de l’autre, des Moïens efficaces pour en arrêter le Cours, & pour faire fleurir dans ce Païs la Religion & les bonnes Mœurs. L’Auteur y fait voir fort au long, qu’une pareille Réforme dépend abſolument du Souverain, qui, étant Maitre de toutes les Charges, peut tenir le Crime & le Vice en bride, en les faiſant conſidérer comme des Obſtacles invincibles à la Fortune.

Ce ſecond Tome finit par les Prédictions pour l’an 1708, que l’Auteur publia ſous le Nom d’Iſaac Bickerſtaf Ecuïer, & par deux autres petites Piéces, qui en furent les Suites.

Ces Pronoſtics ont été traduits dans preſque toutes les Langues de l’Europe. Elles étonnérent les Eſprits foibles, & ne laiſſérent pas d’intriguer un peu les gens ſenſez. Quoiqu’il fût aſſez naturel de croire, que ces Prophéties n’avoient pour but que de badiner avec la Crédulité des hommes ; la maniere, dont elles étoient débitées, avoit quelque choſe de ſi particulier, quelle ne pouvoit qu’embaraſſer l’Eſprit.

Non ſeulement l’Auteur parloit de la maniere du monde la plus grave & la plus ſérieuſe, mais il particulariſoit les Evenemens, comme s’il en donnoit l’Hiſtoire, plutôt que la Prédiction. D’ailleurs, rien de plus clair, de plus net, de plus éloigné de cette Obſcurité épaiſſe, que le ſot Peuple, charmé d’aider l’Impoſture, interprete toujours d’une maniere favorable aux Aſtrologues, & à tous ceux qui ſe mêlent de dévoiler l’Avenir. Ce qui ſurprenoit le plus, c’eſt que le prétendu Bickerſtaf paroît ſûr de ſon Fait ; & qu’avec un air de confiance, il n’exige du Public, que de vouloir bien ſuſpendre ſon Jugement, pour un petit nombre de Semaines.

Le premier Article de ces Prédictions prophétiſoit la Mort d’un certain Partrige, Faiſeur d’Almanacs & prétendu Aſtrologue ; ce qui fut cauſe d’une des plus divertiſſantes Farces, qui ait jamais diverti tout un Peuple, aux dépens d’un Particulier. On dit que le Pronoſtic fit de ſi profondes Impreſſions ſur le Cerveau du pauvre Partrige, qu’il en tomba effectivement dans une grande Maladie.

Quoiqu’il n’en mourût point, l’Auteur ne laiſſa pas de donner au Public une Lettre adreſſée à un Homme de Qualité, contenant la Relation de la Mort de ce ridicule Aſtrologue, avec toutes ſes Circonſtances.

Cette Lettre courut par toute la Ville ; & un Garçon, qui crioit à pleine tête, Relation fidéle de la Mort de M. Partrige, fut rencontré malheureuſement par le pauvre Défunct lui-même, qui le roua de coups. Peu content encore de cette Vengeance, il fut aſſez extravagant pour vomir mille & mille Injures, dans ſon Almanac ſuivant, contre le Sieur Bickerſtaf ; & pour déclarer formellement au Public, qu’il vivoit encore, & qu’il avoit vécu le même jour où l’Impoſteur avoit fixé ſa Mort.

Une Déclaration ſi plaiſante donna lieu à l’Auteur de pouſſer la Plaiſanterie plus loin. Il prit le même Air ſerieux, pour faire ſon Apologie ; & il ſe ſervit de pluſieurs Argumens auſſi ingenieux, que comiques, pour prouver à Partrige, qu’il étoit réellement défunct.

L’Affaire n’en reſta pas-là. Toute cette Hiſtoire fournit aux Auteurs du Tatler ou Babillard, Ouvrage de la même nature que le Spectateur, le Sujet du monde le plus particulier, & le plus utile. Ils y font voir qu’un grand nombre de Gens ont le plus grand tort du monde de ſe ranger parmi les vivans ; & ils ſoutiennent, que tout Homme inutile à la Société, & à lui même, eſt réellement mort. J’ai vu dans le Mercure de Paris une de ces Piéces ſur cet Article, traduite en François. On la donne comme l’Echantillon d’une Traduction générale de tout cet ouvrage. S’il en faut juger par ce petit Morceau, le Traducteur eſt très-capable d’y réüſſir, & ce ſeroit dommage qu’il n’exécutât pas ſon Projet.


DISSERTATION
en forme de lettre
SUR
L’OPERATION MECHANIQUE
DE L’ESPRIT.

A Monſieur T. H. Ecuïer,
dans ſon Appartement
à l’Academie des
Beaux-Eſprits,
dans la Nouvelle Hollande.

Monsieur,



J L y a déja long-tems que j’ai la tête chargée d’une Nouveauté fort importante pour le Public, & de laquelle il faut que je me délivre au plus vite, ſi je veux avoir ſoin de ma ſanté. Il ne s’agit plus que de ſavoir dans quelle forme elle paroitra le plus à fon avantage. Pour prendre un parti là-deſſus, j’ai employé trois jours entiers à parcourir la Sale de Weſtmunſter, le Cimetiere de St. Paul, Fleet-ſtreet, & tous les autres Endroits qui fourmillent de Boutiques de Libraires, pour voir quels Titres ſont le plus à la Mode ; & je n’en ai point trouvé qui eut une auſſi grande vogue, que Lettre à un Ami.

Rien n’eſt plus commun à préſent que de voir de longues Epitres adreſſées à certaines Perſonnes, & deſtinées pour certains Endroits, ſans qu’on puiſſe s’imaginer la moindre raiſon qui ait porté leurs Auteurs à les écrire.

Telles ſont une Lettre à mon plus proche Voiſin. Epitre à un Etranger, que je ne connois ni d’Eve ni d’Adam. Lettre à un Homme de Qualité réſident dans les Nuées. Ces Piéces, d’ailleurs, roulent la plupart ſur des Sujets, qui naturellement n’ont rien à démêler avec la Poſte. Ce ſont de longs Syſtémes de Philoſophie ; d’obſcurs & merveilleux Traitez de Politique ; des Diſſertations laborieuſes ſur la Critique & ſur les Antiquitez ; des Avis donnez au Parlement ; & d’autres Ouvrages de cette nature.

Je n’ai pas héſité un moment à imiter de ſi excellens Modeles ; &, puiſque je ſuis perſuadé que vous publierez cette Lettre, dès que vous l’aurez reçûë, quelque choſe que je puiſſe dire pour vous en détourner, j’ai une grace à vous demander, ſans laquelle il ne me ſera pas poſſible de figurer, comme il faut, avec mes Collegues les Auteurs Epiſtolaires de nos jours.

C’eſt, Monſieur, de vouloir bien témoigner en ma faveur, devant le Tribunal du Public, que cette Lettre a été griffonnée à la hâte, que je n’ai commencé à ſonger cette matiere que hier, lorſqu’en diſcourant enſemble de choſes & d’autres nous tombâmes par hazard ſur ce Sujet ; que je ne me portois pas trop bien, quand nous nous ſeparâmes ; & que, pour ne pas manquer la poſte, je n’ai pas eu le loiſir de bien arranger mes Matériaux, & de corriger mon Stile. Enfin, Monſieur, je vous conjure de ne pas négliger la moindre de ces ſortes d’Excuſes modernes, qui puiſſe être de quelque uſage, pour pallier la Négligence d’un Auteur.

Je vous prie, Monſieur, que, lorſque vous écrirez aux Virtuoſi Iroquois, vous les aſſeuriez de mes Reſpects, & de la promtitude avec laquelle je leur enverrai l’Explication des Phenomenes que vous ſavez, dès qu’elle aura été réglée dans notre Collége de Gresham.

Je n’ai pas reçû, les trois derniers ordinaires, un ſeul mot de Lettre des Savans de Topinambou.

En voilà bien aſſez Monſieur pour ce qui regarde les Affaires, & les Formalitez requiſes. Vous ne trouverez pas mauvais, j’eſpere, que j’en vienne au Sujet, en laiſſant-là le Stile Epiſtolaire, juſqu’à la Concluſion de ma Lettre.

SECTION I.

L’Hiſtoire de Mahomet nous raporte, qu’aïant un jour une Viſite à rendre dans le Ciel, il rejeta toutes les Voitures qu’on lui offroit, comme Chariots enflammez, Chevaux ailez, &c ; & qu’il aima mieux y être porté par ſon Ane. Ce Choix de Mahomet, quelque ſingulier qu’il paroiſſe, a été imité par un grand nombre de Chrétiens dévots, avec beaucoup de raiſon, à mon avis ; car, comme cet Arabe a emprunté des Chrétiens une grande moitié de ſon Syſtême de Religion, il eſt juſte qu’on uſe de Répréſailles ſur lui en tems & lieux. Notre bon Peuple Anglois ſur-tout, n’y a pas manqué ; &, quoiqu’il n’y ait point de Nation dans le Monde ſi bien fournie de toutes ſortes de Voitures pour ce Voïage[3], auſſi ſüres que commodes, il y a pourtant beaucoup de Gens parmi nous, qui préférent celle de Mahomet à toutes les autres.

Pour moi, je dois avouer que j’ai une vénération toute particuliere pour l’animal en queſtion, qui, à mon avis, repreſente parfaitement bien la Nature humaine dans toutes ſes qualitez, auſſi bien que dans toutes ſes opérations. Je ne manque jamais de placer dans mon Recueil de Lieux Communs tout ce que je trouve dans ma Lecture ſur ſon Chapitre ; & quand j’ai occaſion de m’étendre ſur la Raiſon humaine, la Politique, l’Eloquence, & l’Erudition, j’en trouve l’Aplication la plus aiſée, & la plus exacte du monde. Cependant, je ne me ſouviens pas d’avoir jamais vu dans les Anciens, ni dans les Modernes, parmi les qualitez qui compoſent le Caractere de l’Ane, aucune mention faite du talent de porter Son Cavalier au Ciel, ſi l’on en excepte les deux exemples que je viens de raporter.

Par conſequent, c’eſt ici une Matiere, qui peut paſſer pour toute neuve, & je ne doute pas que le public ne ſouhaite avec ardeur d’être éclairci ſur tout ce qui regarde ce merveilleux talent, & ſur la maniere dont il doit être mis en œuvre. C’eſt-là ce que j’ai entrepris de faire dans le Diſcours ſuivant. Le ſujet eſt vaſte & demande de profondes Recherches ; puiſque, pour réuſſir dans le voïage dont il s’agit ici, il faut un grand nombre de proprietez très-particulieres, tant dans l’Ane, que dans le Cavalier. Je ferai tous mes efforts, pour en donner le détail, avec toute la clarté qu’il me ſera poſible.

La crainte d’offenſer qui que ce ſoit n’oblige à ne pas continuer la Tractation de cette Matiere auſſi littéralement, que je l’ai commencée, & à l’enveloper plutôt dans une Allegorie. Je m’y prendrai pourtant d’une telle maniere que le Lecteur judicieux ſera toujours en état de paſſer du ſens figuré au ſens propre & naturel, ſans être obligé de donner long-tems la torture à ſon eſprit. A la place du terme d’Ane, j’emploïerai deſormais celui de Docteur illuminé, & je troquerai celui de Cavalier contre celui d’Auditoire fanatique, ou contre quelqu’autre Denomination de la même force.

Après avoir aplani ainſi toutes les difficultez preliminaires, le grand point qui reſte à éclaircir eſt la Methode, par laquelle le Docteur parvient à ſes Dons ſpirituels, ou à ſon Illumination, quelle route il les communique à ſon Auditoire.

Mon grand But a été dans tous mes Ouvrages, non de les approprier à quelques circonſtances particulieres de tems, de lieux, ou de perſonnes ; mais de les deſtiner à l’utilité de tous les ſiécles, & de tous les hommes en général. Pour être perſuadé que la Diſſertation préſente ſera du même genre, on n’a qu’à réflechir ſur la nature du ſujet. Il eſt certain, qu’il n’y a point de diſpoſition du corps, ou de qualité de l’eſprit qui aient été ſi fort le centre de toutes les inclinations humaines, qu’une pointe de Fanatiſme, & une teinture d’Enthouſiaſme. Ce Penchant univerſel, animé & cultivé par de certaines ſocietez d’hommes, a été capable de produire dans l’Univers les Révolutions les plus étonnantes, comme il eſt connu par tous ceux qui ont une legere idée de ce qui s’eſt jamais paſſé de plus remarquable, dans l’Arabie, dans la Perſe, dans les Indes, dans la Chine, dans le Maroc, & dans le Perou.

Cette noble Inclination a eu ſur-tout de grandes influences ſur l’empire du Savoir, où il eſt difficile d’indiquer une ſeule Science particuliere, qui ne ſoit pas relevée par quelque Broderie de Fanatiſme. Du nombre de ces Ornemens ſont la Pierre Philoſophale, le grand Elixir, les Mondes Planetaires, la Quadrature du Cercle, le Souverain Bien, les Republiques Utopiennes, & quelques autres, qui n’ont d’autres uſages dans le Monde, que d’entretenir, & d’amuſer ce Penchant vers le Fanatiſme, dont chaque individu humain eſt ſi heureuſement animé.

Mais ſi cette plante a trouvé un terroir convenable dans les Campagnes de la Politique & des Sciences, elle a ſur-tout jetté de profondes racines en Terre Sainte, où elle a été connuë ſous le nom general d’Enthouſiaſme quoi qu’elle y ait pouſſé pluſieurs branches d’une nature fort differente, qu’on a pourtant pluſieurs fois confondues.

Le terme, dans ſa ſignification la plus generale, peut étre défini, par une Elevation de l’Ame, ou de ſes Facultez, au deſſus de la matiere. Si l’on veut l’apliquer particulierement à la Religion, on verra, que par trois differens moïens l’ame prend l’eſſor, & ſe tranſporte au-deſſus de la Sphere des choſes materielles. Le premier ſe fait par un Acte immediat de la Divinité ; & elle eſt apellée Inſpiration, ou Eſprit Prophétique. Le ſecond provient d’un Acte immédiat du Diable ; & on le nomme Poſſeſion. Le troiſiéme à ſa ſource dans certaines cauſes naturelles, comme force d’imagination, ratte, colere, fraïeur, douleur violente, &c.

Ces trois ſortes d’Enthouſiaſme, traitées à fond par d’autres Auteurs, n’occuperont point ici mes recherches ; mais, il y a une quatriéme methode de donner à l’ame un eſſor religieux, par une operation artificielle, fondée ſur les ſimples regles du Mechaniſme. Ce ſujet a été négligé, ou du moins traité fort maigrement juſqu’ici, quoi que ce ſoit un Art d’une très-grande Antiquité, mais borné pendant long-tems dans un petit nombre de perſonnes. Il n’a acquis que depuis peu ces rafinemens, & cette vogue, qui le rendent à preſent ſi reſpectable, & ſi digne de notre curioſité.

C’eſt cette Operation Mechanique de l’Eſprit, telle qu’elle eſt pratiquée dans nos jours par nos Ouvriers Britanniques, qui ſera le ſujet de la preſente Diſſertation. Je communiquerai à mes Lecteurs pluſieurs Remarques judicieuſes, que j’ai faites ſur cette matiere ; je déveloperai avec toute l’exactitude, qui me ſera poſſible, tous les ſecrets de ce métier ; j’en éclaircirai toutes les particularitez par des exemples paralleles ; & je gratifierai le public de pluſieurs belles découvertes, ſur ce ſujet, qu’un heureux hazard m’a fait rencontrer.

J’ai dit qu’il y a une certaine branche d’Enthouſiaſme Religieux, qui eſt un ſimple effet de la Nature ; au lieu que celle dont je vais parler provient uniquement de l’Art, qui ne laiſſe pas de travailler avec plus de ſuccès ſur certains temperamens, que ſur d’autres. Il eſt vrai qu’il y a pluſieurs operations, qui, purement artificielles dans leur origine, deviennent naturelles par une longue habitude. Hypocrate raporte, par exemple, que, parmi nos Ancêtres les Scythes, il y avoit un Peuple apellé Têtes-longues.

Il commença à mériter cette dénomination, par la coutume, qu’avoient les ſages-femmes & les nourrices, de changer la forme naturelle des têtes des Enfans nouveau-nez, en les preſſant par certains bandages, par lequels les eſprits-animaux, détournez de leur Cours ordinaire, étoient forcez à ſe pouſſer en haut, où ils ne trouvoient aucune reſiſtance, & de donner à ces tètes la figure d’un pain de ſucre.

La Nature aïant été obligée par force de prendre cette route pendant quelques generations, la fût trouver enfin d’elle-même, ſans avoir beſoin du ſecours de l’Art. Voilà l’origine des Scythes à Tête-longue ; & c’eſt ainſi qu’une coutume peut, d’une ſeconde nature, devenir la nature même.

Il eſt arrivé quelque choſe de fort ſemblable parmi les Anglois modernes, veritable poſterité de cette nation renommée & polie, dont je viens de parler. Du tems de nos Peres, une eſpece d’hommes ſe fit diſtinguer dans cette Ile ſous le nom de Têtes-rondes, dont à préſent la race eſt répanduë dans tous les trois Roïaumes[4]. Elle fut produite au commencement par une pure opération de l’Art : une certaine maniere de leur preſſer le viſage, un coup de ciſeau dans les cheveux, & un bonnet noir, en faiſoient l’affaire. Ces têtes ſpheriques s’attiroient dans toutes les Aſſemblées une attention particuliere de la part du beau-Sexe, & il en reçut de ſi fortes impreſſions dans le cerveau, qu’elles influèrent ſur toute la poſterité, & que la Nature entrant dans cette idée de l’Art, apprit à la ſuivre d’elle-même. Depuis ce temps-là, une tête ronde a été auſſi familiaire à nôtre vuë, qu’une tête longue l’étoit autrefois parmi les Scythes.

Conformement à ces exemples, & à d’autres, qu’il me ſeroit aiſé de produire, je prie le Lecteur curieux de diſtinguer d’abord entre un effet ſimplement naturel, & un effet, qui, artificiel dans ſon origine, eſt devenu naturel par l’habitude. En ſecond lieu, entre un effet abſolument produit par la nature, & un effet, qui a une baze naturelle, ſur laquelle l’art a trouvé à propos de bâtir.

Ce ſont les dernieres branches de ces deux diviſions, qui doivent être le ſujet de mes recherches ; c’eſt-là l’état de la queſtion, que j’ai cru devoir poſer, avec toute l’exactitude imaginable, pour éviter toutes les objections, qu’on pourroit faire contre ce que j’avancerai dans la ſuite.

Ceux, qui mettent en pratique cet art admirable, ſe fondent d’ordinaire ſur ce Principe general ; la corruption des Sens eſt la génération de l’Eſprit. La preuve qu’ils en donnent, c’eſt que les ſens ſont autant d’avenues, qui mènent à la raiſon humaine, laquelle doit être empriſonnée de neceſſité, pendant toute l’operation, ſi l’ont veut s’en promettre un heureux ſuccès. Par conſequent, il s’agit ici de faire tous ſes efforts, pour lier, garotter, détourner, ſtupéfier, emouſſer les ſens, ou pour les mettre aux mains les uns avec les autres ; c’eſt préciſement dans le tems qu’on les a envoïez promener, ou qu’ils font enſemble le coup de poing, que l’eſprit entre, & qu’il jouë ſon rôle.

Pour ce qui regarde la methode, dont on ſe ſert, pour mettre les ſens dans la ſituation dont j’ai parlé, je ſerai fort exact à la décrire, autant qu’il m’eſt permis. J’ai eu autrefois l’honneur d’être initié dans ces myſteres, & par conſequent, je dois être excuſable, ſi je n’en raporte pas certaines particularitez, qui doivent reſter cachées aux Profanes.

Mais, avant que d’aller plus loin, il eſt bon, que je réponde à une objection, qui merite bien qu’on s’y arrete. Certains Critiques ſoutiennent à cors & à cris, que l’eſprit ne ſauroit être introduit dans une Aſſemblée de Béats modernes ; puiſque, dans pluſieurs circonſtances eſſentielles, ils ſont ſi éloignez de la ſituation, dans laquelle ſe trouvoient les Saints honorez de l’Inſpiration primitive. Nous ſommes informez, que ces derniers étoient tous d’accord dans un même lieu : ce qui ſignifie qu’il régnoit parmi eux une parfaite harmonie, tant par raport aux opinions, qu’à l’égard du culte & du cérémonial ; au lieu que, parmi les Illuminez modernes, à peine y a-t-il deux têtes remplies des mêmes idées.

En ſecond lieu, les Saints de la primitive Egliſe reçurent le don des langues, que les modernes n’entendent pas ſeulement la proprieté des mots dans leur langue maternelle. Enfin, les derniers ſemblent faire tous leurs efforts pour défendre l’entrée à l’Eſprit, en ſe couvrant la tête avec tout le ſoin poſſible : & ceux, qui font cette objection, prétendent que les langues fenduës ne s’arrêterent jamais ſur des têtes enfoncées dans des chapeaux[5].

Je réponds, que toute la force de l’objection ne conſiſte, que dans les differens ſens, qu’on peut donner au terme Eſprit. Si l’on deſigne par-là un ſecours ſurnaturel, qui vient de dehors, l’objection eſt fondée : mais, elle tombe d’elle-même, quand on entend par-là une Inſpiration, qui vient de dedans ; & c’eſt-là le cas dont il s’agit ici. C’eſt juſtement pour cette raiſon, que nos Ouvriers trouvent abſolument néceſſaire de ne rien négliger, pour ſe bien couvrir la tête, afin d’empêcher par-là la tranſpiration, qui eſt capable de faire emporter toute la force de l’illumination méchanique, comme je le ferai voir dans ſon lieu.

Pour pénétrer plus avant dans la nature de ce Méchaniſme ſpirituel, il faut remarquer que dans cette operation l’Aſſemblée jouë un rôle conſiderable, auſſi bien que le Docteur.

Tout le ſecret par raport aux Auditeurs conſiſte en ceci. Ils tournent de toute leur force leur prunelle en dedans, & ferment à moitié leurs paupieres. Enſuite, ils ſe dandinent perpetuellement ſur leurs chaiſes, faiſant en même tems un long bourdonnement toujours entretenu à peu près à la même hauteur ; ils le finiſſent, & recommencent, à certaines periodes, à meſure que la marée de l’Eſprit eſt haute, ou baſſe, dans le cerveau du Docteur. Cette pratique n’eſt pas ſi ſinguliere & ſi deſtituée de ſens commun, qu’on n’en puiſſe trouver des exemples chez d’autres Nations. Les Yanguis, ou Saints illuminez des Indes, ſe mettent en état d’avoir des viſions, en tournant & en comprimant leurs yeux de la même maniere[6]. D’ailleurs, l’art de ſe procurer des extaſes artificielles, en ſe dandinant ſur une poutre ſuſpendue, ou ſur une corde, eſt encor fort en vogue parmi les Femmes Scythes[7] : & il eſt très — poſſible que les ſecouſſes methodiques, que nos Saints ſe donnent dans la même intention, ſoient dérivées de cette Nation juſqu’à Nous leur Poſterité.

Les Irlandois naturels ont encor rafiné là-deſſus ; auſſi eſt-ce un fait conſtant, que cet illuſtre Peuple a moins dégénéré que tout les autres de la Pureté des anciens Tartares[8]. On y voit ſouvent une troupe d’Hommes & de Femmes arracher leur ame de la matiere, étourdir tous leurs ſens, devenir viſionaires, & Spirituels, par l’influence d’une pipe de Tabac, qui fait le tour de la Compagnie. Chacun garde la fumée dans la bouche, juſqu’à ce que ſon tour revienne, & qu’il en puiſſe prendre de fraiche. En même tems, on entend un concert de bourdonnement interrompu & renouvellé de tems en tems, par un pur inſtinct, & l’on voit continuellement leur corps, tantôt ſe baiſſer, & tantôt ſe lever aſſez haut, pour que la tête & les pieds ſoient paralleles à l’Horiſon. Vous voïez leurs paupieres tournées en haut, avec la même contrainte qu’on remarque aux yeux d’un homme, qui fait tous ſes efforts pour ne pas ſuccomber au ſommeil. Par tous ces Symtomes, il paroit évidemment, que la Faculté de raiſonner eſt alors entierement ſuſpenduë dans leurs ames, & que l’Imagination s’étant rendu Maltreſſe du cerveau y répand par-tout une foule de chiméres.

Je laiſſe-là cette Digreſſion, pour décrire les degrès, par leſquels l’Eſprit approche, peu à peu, vers la region ſuperieure des cerveaux aſſemblez dans un même lieu. Dès que vos yeux ſont dans la diſpoſition requiſe, vous ne voïez rien d’abord ; mais, après un court intervalle, une petite lumiere tremblante commence à paroitre, & ſemble dancer dans l’air devant vous. Enſuite, à force de hauſſer & de baiſſer votre corps, les vapeurs commencent à monter vers le cerveau avec rapidité, à un tel point que vous vous ſentez appeſanti, & étourdi, comme un homme qui a trop bu à jeun. Le Docteur commence ſon operation en même tems, & il débute par un bourdonnement d’un beau-creux, qui vous perce l’ame de part en part. L’Auditoire le lui rend auſſi-tôt, pouſſé à l’imiter par un motif dont il n’eſt pas le Maitre, & qui le force à agir, ſans ſavoir ce qu’il fait. Les intervalles de ce bourdonnement reciproque ſont remplis par le Docteur, afin que par une trop longue pauſe l’Eſprit ne vienne pas à languir, & à ſe diſſiper.

Voilà tout ce qui m’eſt permis de découvrir du progrès de l’eſprit, autant que ce myſtere eſt relatif à l’operation de l’auditoire ; mais, je ſerai plus étendu, & j’entrerai dans un plus grand détail, à l’égard du rôle que jouë le Docteur dans cette affaire.

SECTION II.



S I vous voulez lire avec attention les Livres de ces hommes véritablement éloquens appellez Voyageurs modernes, vous y verrez cette Obſervation remarquable, que la difference eſſentielle de notre Religion, & de celle des Indiens, conſiſte en ce que nous adorons Dieu, & qu’ils adorent le Diable.

Il y a pourtant certains Critiques, qui ne veulent en aucune maniere admettre cette diſtinction, ſoutenant que toutes les Nations, quelles qu’elles puiſſent être, adorent la véritable Divinité, parce qu’elles adreſſent toutes leur culte à quelque puiſſance inviſible, qui a toute la bonté, & tout le pouvoir néceſſaire, pour ſubvenir à leurs beſoins ; Notion, qui renferme en effet les plus glorieux attributs de l’Etre ſuprême. Il y a d’autres Auteurs, qui nous enſeignent, que ces Idolatres adorent deux Principes, l’un comme ſource de tout bien, l’autre comme origine de tout mal. Et, certainement, voilà ce qui me paroit l’idée la plus naturelle, que les hommes puiſſent concevoir des choſes inviſibles, par les ſimples lumieres de la nature. La maniere dont les Indiens & les Habitans de l’Europe ont manié cette idée, & les differentes conſequences qu’ils en ont voulu tirer les uns & les autres à leur avantage, c’eſt à mon avis un point, qui mérite un examen très-ſerieux.

La principale diſtinction, qu’il y a à faire là-deſſus, ſelon mon petit jugement, conſiſte en ce que les prémiers ſont plus ſouvent portez à la devotion par leurs craintes, que les autres, par leurs déſirs ; & que le mauvais Principe arache des Prieres aux Idolatres, & à nous des Imprécations. Mais, ce que j’aprouve extrémement dans les Indiens, c’eſt leur exactitude à renfermer chacune de leurs Divinitez dans les bornes de leurs differentes juriſdictions ; à ne jamais confondre l’amour, qu’ils doivent à l’une, avec les fraïeurs, que l’autre leur inſpire ; & à ne jamais mêler la Liturgie, qui concerne leur Dieu blanc, avec celle, qui regarde leur Dieu noir. Nous ſommes bien éloignez d’une conduite ſi prudente, nous, qui, graces à nos lumieres acquiſes, étendant les domaines d’une de ces puiſſances inviſibles, & reſſerrant celles de l’autre, avons, par une ignorance impardonnable, confondu groſſierement les frontiéres du bien & du mal.

Nous avons élevé le Trône de notre Dieu, juſqu’au Ciel Empyrée : nous avons orné cet Etre de tous les attributs, & de toutes les perfections, que nous conſiderons comme les plus eſtimables. En même tems, nous avons rabaiſſé le Principe du mal juſqu’au centre de l’univers : nous l’avons accablé de chaines, chargé de maledictions ; &, après l’avoir fourni de toutes les abominables qualitez d’un Scelerat de diſtinction, nous lui avons donné une queuë, des cornes, des griffes, & des yeux horribles. Cependant, ce qu’il y a de riſible au ſuprême degré, nous diſputons fort ſérieuſement tous les jours, pour ſavoir ſi certains chemins, & certaines routes, ſont du Territoire de Dieu, ou du Diable ; ſi telles ou telles influences viennent dans notre ame d’en haut, ou d’en bas ; ſi certaines paſſions, & certaines diſpoſitions du cœur, ſont guidées par le bon Principe, ou par le mauvais ?

 
Dum fas atque nefas exiguo fine libidinum
Diſcernunt avidi.


C’eſt ainſi que ces beaux raiſonneurs confondent Chriſt avec Belial, & broüillent enſemble les pieds fendus & les langues fenduës.

Du nombre de ces points diſputez eſt le ſujet que j’ai à-préſent entre les mains : depuis plus de cent ans on s’eſt batu à forces égales ſur les geſtes emportez, & ſur le jargon, de nos Orateurs Enthouſiaſtes, ſans qu’il ſoit decidé juſqu’ici ſi c’eſt poſſeſſion, ou inſpiration ; & les armées de Syllogiſmes, qu’on a miſes en Campagne, pour vuider cette querelle, ſe ſont en vain diſputé la victoire.

On veut abſolument, que ce ſoit l’un ou l’autre, quoique dans la Vie humaine, tout comme dans une Tragedie, ce ſoit un grand défaut de juſteſſe d’eſprit, & d’imagination d’emploier le ſecours de quelque être ſurnaturel, ſans une neceſſité abſolue. Notre vanité mène pourtant-là tout droit. Il n’y a point d’individu humain ſi vil & ſi mepriſable, qui ne s’imagine que tout l’univers s’intereſſe dans le moindre accident, qui lui arrive. S’il a le bonheur de ſauter un ruiſſeau, ſans ſe crotter les bas, il ne faut pas douter, qu’un Ange ne ſoit deſcendu du Ciel exprès, pour avoir ſoin de la propreté de ſes habits. S’il ſe coigne la tête contre un poteau, il eſt certain que l’Enfer a lâché quelque petit Diable poliſſon, pour lui faire piece. En verité, il ne ſe peut rien de plus ſot, qu’une pareille imagination. Comment peut-on ſe mettre dans l’eſprit avec un ſeul grain de bon ſens, que quand un chetif Mortel ſe démène crie, réve, au milieu d’une multitude, le Ciel, ou l’Enfer, doivent ſe donner la peine de ſe mêler de ſes extravagances ? Pour moi, je ne donnerai jamais dans une abſurdité ſi riſible ; & je ne negligerai rien, pour déraciner cette impertinence de l’eſprit des hommes, en faiſant voir clairement, que tout le Miſtere de communiquer à un Auditoire les Dons ſpirituels n’eſt rien qu’un Métier, qu’on apprend, & qu’on exerce, comme tous les autres. On n’en doutera pas un moment, quand j’aurai arrangé par ordre toute la ſuite de cette Operation, ſelon les Methodes differentes qu’on y employe.

 
Ici étoit expoſé tout le Plan
du Mechaniſme ſpirituel,
avec toute la parade nécef-
faire d’une grande lecture &
d’une force ſuperieure de
raiſonnement ; mais, des rai-
fons très-fortes l’ont em-
pêché de voir le jour.
 

Je ne ferai pas mal, je crois, de dire ici quelque choſe de la louable Coutume de nos Saints du prémier ordre, de porter des Calottes matelaſſées[9]. Ce n’eſt pas-là uniquement une mode, comme des gens ſuperficiels pourroient le penſer : c’eſt une invention d’une grande utilité ; & celui qui en eſt l’Auteur merite de grands éloges, par ſa ſagacité & par ſon induſtrie. Ces Calottes, duement humectées par la Sueur, empêchent la tranſpiration, en fermant tout paſſage par en haut à la chaleur de l’eſprit ; &, par là, elles le forcent à ne s’évaporer que par la bouche : tout de même qu’on couvre le deſſus d’un fourneau d’un torchon mouillé, pour faire ſortir toute la chaleur par en bas.

On verra encore plus évidemment les grands uſages, qu’on tire de ces ſortes de Couvre-chefs, ſi l’on veut bien examiner avec attention certain Syſtême formé par quelques virtuoſi du premier calibre. Ils croïent, que le cerveau n’eſt autre choſe, qu’une grande quantité de petits animaux, armez de dents & de griffes extrémement aigues, leſquels par ce moïen s’atachent les uns aux autres, comme s’ils ne faiſoient tous enſemble qu’un ſeul & même corps ; ſemblables, à un eſſai d’abeilles qu’on découvre ſur un arbre, ou bien, à une charogne changée en vermine, qui ne laiſſe pas de conſerver ſa figure primitive. Toute invention, ſelon l’opinion de ces illuſtres, procede de la morſure de quelques-uns de ces Animalcules ſur certains nerfs capillaires, qui répandent deux de leurs petites branches dans la langue, & un troiſiéme dans la main droite[10]. Ces animaux ſont d’une Conſtitution extrémement froide : Leur nourriture eſt l’air, que nous reſpirons. Les flegmes ſont leur excrement ; & ce que nous apellons d’ordinaire Rhûme n’eſt autre choſe, qu’un cours de ventre épidemique, auquel ce petit Peuple eſt extrémement ſujet, à cauſe du Climat, ſous lequel il habite. Il n’y a qu’un degré de chaleur extraordinaire, qui puiſſe décramponer ces petites beſtioles, & leur donner la vigueur néceſſaire pour imprimer dans leſdits nerfs capillaires les marques de leurs petites dents pointues. Selon ces mêmes Naturaliſtes, ſi la morſure eſt hexagonale, elle produit la Poeſie : eſt-elle circulaire, elle cauſe l’Eloquence ; &, quand ſa figure eſt conique, elle excite la perſonne, qui en ſent les impreſſions, à ſe perdre en profondes Spéculations ſur les Affaires d’Etat[11].

Il eſt tems à préſent de décrire en peu de mots l’artifice, par lequel la voix doit être gouvernée, pour la communication & l’augmentation de cet eſpéce d'eſprit, qui eſt le ſujet de tout ce grave diſcours. La choſe eſt de la derniere importance : car, ſans l’art de donner le ton, & la cadance néceſſaire, à chaque Mot, à chaque Syllabe, à chaque Lettre, toute l’Operation eſt incomplette ; elle manque les organes de l’Auditeur, & elle force l’artiſan lui-même à mille contorſions inefficaces, pour y ſuppléer.

Il faut ſavoir, que, dans le langage ſpirituel, un certain chant, & un certain bourdonnement, tiennent la place qu’occupent, dans le langage humain, le bon-ſens, & la raiſon ; & que, dans les harangues ſanctifiantes, la diſpoſition des termes conforme aux regles de la grammaire n’eſt d’aucune utilité. Toute la Rhetorique y conſiſte dans le choix & dans l’harmonie des ſyllabes ; & l’Orateur s’y doit prendre de la même maniere, qu’un profond Muſicien, qui, pour faire un air ſur des paroles, en change tellement l’ordre, qu’il en fait du Galimatias, avant que d’en faire une chanſon. Auſſi y a-t-il d’habiles gens, qui ſoutiennent, que l’art de produire ce chant ſpirituel n’eſt jamais dans toute ſa perfection, que quand il eſt conduit & dirigé par l’ignorance. Ils pretendent même, que Plutarque s’eſt expliqué là-deſſus d’une maniere enigmatique, en diſant, que les meilleurs inſtrumens de Muſique ſe font d’os d’Ane. Le mot dont il ſe ſert déſigne, ſelon ſa ſignification propre & naturelle, une Machoire, quoique d’autres avancent, que dans ce paſſage il s’agit de l’os pubis. Je ne ſuis pas aſſez temeraire, pour décider d’un point de Critique ſi délicat, & ſi épineux ; & je laiſſe au Lecteur pénétrant à ſuivre l’opinion, qu’il trouvera la plus probable.

Le prémier ingredient, qui doit entrer dans la compoſition de ce chant devot, eſt une grande doze de lumiere interieure. C’eſt-à-dire, en ſtile ordinaire, une vaſte Memoire, richement aſſortie de Phraſes Theologiques, & des Textes les plus myſterieux de l’Ecriture Sainte, appliquez, & digerez, par les Opérations Mechaniques, dont j’ai déja fait mention. Les Porteurs de cette lumiere doivent reſſembler parfaitement à ces lanternes faites de feuilles de vieilles Bibles de Geneve, & ſi fort recommandées par le Chevalier Humphry Edwin de Sainte memoire, qui, pendant qu’il étoit Lord Maire, ne négligea rien, pour en introduire l’uſage, ſous prétexte d’accomplir par-là à la Lettre le Texte que voici : Ta Parole eſt une lanterne à mes pieds & une lumiere à mes ſentiers[12].

Quand on eſt bien & duement fourni de cette proviſion, il ne s’agit plus, comme je l’ai déja inſinué, que d’ajuſter le ton de la voix à chaque parole que l’eſprit dicte, afin qu’elle frape les oreilles de l’Auditoire, par la cadence la plus ſignificative. La force & l’énergie de cette ſorte d’Eloquence ne conſiſte pas, comme dans les Harangues des anciens Orateurs, dans le tour concis & laconnique d’une ſentence, ni dans le nombre harmonieux qu’on ménage à des periodes entieres ; mais, ſe conformant aux roulemens rafinez, & ſavans, de la Muſique moderne, elle s’atache à repandre du pathetique ſur des Lettres, & ſur des Syllabes. Vous voïez ſouvent une ſeule voyelle aracher de profonds ſoupirs des entrailles de tous les Auditeurs : ſouvent la muſique touchante d’une ſeule liquide fait ſanglotter tout un Peuple ; & même on obſerve, que des ſons inarticulez ne produiſent pas des effets d’une moindre force. Quelquefois, un Maître Artiſan ſe mouche le nez avec ſes doits, d’une maniere ſi efficace, qu’il perce l’ame de tous ſes Auditeurs portez à recevoir, avec un reſpect également religieux, les excremens & les productions de ſon cerveau : éternuer, cracher, rotter, défauts ſi marquez de l’Eloquence humaine, ſont les ornemens, les figures, & les fleurs de cette Rhetorique ſpirituelle. C’eſt toûjours le même eſprit, qui ſe communique par-là, à la multitude ; & il n’importe, par quel vehicule il y paſſe.

Ce ſeroit une affaire d’une difficulté qui aprocheroit de l’impoſſible, que d’entreprendre de renfermer les principes de cet Art fameux, dans les bornes de quelques regles convenables. Cependant, je pourrois bien un jour favoriſer le Public de mon Eſſay ſur le jargon devot conſideré Phyſiquement Philoſophiquement, & Muſicalement[13].

Parmi tous les ſecours, que l’Eſprit tire de la voix, il n’y en a point, qui puiſſe être comparé à l’Art de faire paſſer les ſons par le nez ; Art merveilleux, qui a eu une reception ſi favorable dans le monde, ſous la dénomination de Naſillonnement. L’origine de cette pieuſe inſtitution eſt fort ténébreuſe ; mais, comme j’ai été initié dans ce Myſtere, & qu’on m’a donné permiſſion d’en inſtruire le public, je vais en donner la Relation la plus exacte, qu’il me ſera poſſible.

Cet Art, comme pluſieurs autres inventions celebres, doit ſa naiſſance, ou du moins ſa perfection, au haſard ; mais, il ne laiſſe pas d’être fondé ſur des raiſons très-ſolides, qui l’ont fait fleurir dans toute notre Ile, depuis qu’il a été connu, juſques à préſent. Tout le monde convient, que l’Epoque de ſa naiſſance eſt la décadence des Muſettes, qui, après avoir ſoufert long-tems ſous la perſecution des Freres Spirituels, chancelérent à la fin, & tombérent entiérement avec la Monarchie[14].

Avant que le Saint Naſillonnement fùt encore en réputation, il arriva un jour, qu’un Béat de la premiere Claſſe, s’étant engagé fort avant, parmi les Tabernacles des Méchans ſentit ſon Homme exterieur ému par des agitations violentes & fortement excité méme par l’Homme interieur : Symtome aſſez ordinaire aux Inſpirez modernes ; car, on prétend que l’Eſprit eſt capable de ſe jetter ſur la Chair, comme des guepes affamées ſur la viande crue. D’autres s’imaginent que l’Eſprit, & la Chair jouent enſemble, ſans diſcontinuer, à porter l’Ane ; & qu’ils font tour à tour tantôt le Cheval, & tantôt le Cavalier[15]. Ils y ajoutent, que quand la Chair monte l’Eſprit, elle eſt armée d’énormes éperons ; & que, lorſque c’eſt ſon tour de porter, elle a la bouche prodigieuſement dure.

Quoi qu’il en ſoit, il arriva, que, par un effet naturel d’une forte Inſpiration, le Béat ſentit ſon Vaiſſeau s’étendre terriblement de tous côtez ; & le tems & le lieu ſe trouvant également peu convenables, pour évaporer l’Eſprit ſuperflu, par en haut, moïennant la lecture, la priere, & la repetition, il fut forcé de lui ouvrir un paſſage d’un autre côté. En un mot, il lutta ſi long-tems contre ſa chair rebelle, qu’il la domta à la fin, & qu’il ſortit victorieux du combat avec des bleſſures glorieuſes. Le Chirurgien vint bientôt à bout de guerir les parties affectées : mais, le mal, chaſſé de ſon poſte, monta dans la tête ; &, ſemblable à un habile Général, qui, battu en raze Campagne, ſe retire avec rapidité vers la Ville capitale, pour y faire tête à l’ennemi, il ſe fortifia tout auprès du cerveau. Voïant qu’on faiſoit des préparatifs pour l’attaquer par le nez, il abatit le pont, boucha le paſſage, & ſe retira dans les conduits les plus reculez du cerveau même.

Or, les Naturaliſtes obſervent, qu’il y a dans les nez humains une eſpece d’Idioſyncraſie, par la vertu de laquelle, plus ils ſont bouchez, & plus la voix ſe delecte à y chercher un paſſage ; tout de même que la muſique ne paſſe par une flute, que lorſque pluſieurs trous en ſont exactement fermez. C’eſt par-là que ce bourdonnement de nez reſſemble parfaitement à celui d’une muſette, & qu’il flatte auſſi agréablement les oreilles Britanniques, que faiſoit jadis le ſon de cet inſtrument diſgracié.

Le Béat en queſtion en fut bientôt convaincu par ſa propre experience ; &, dans l’Operation Mechanique de l’Eſprit, il emploia avec tout le ſuccès imaginable l’heureuſe faculté qu’il venoit d’aquerir. En peu de tems aucune Doctrine ne merita les Epithetes de ſaine, & d’orthodoxe à moins de paſſer par le nez ; bientôt chaque Artiſan ſe mit à copier ce bienheureux original : & ceux, qui ne pouvoient pas atteindre à ce haut degré de Naſillonnement par l’Art ſeul, pouſſez par un noble zèle, eurent recours à la Nature, & imitérent exactement la Sainte Lute du premier Inventeur. C’eſt ainſi, qu’on peut ſoutenir à la Lettre, que les Spiritualiſez ont acquis l’Empire de la Sainteté, par le Naſillonnement d’un animal, comme Darius acquit celui de Perſe, par le Hanniſſement d’un autre[16]. La comparaiſon eſt d’autant plus juſte, que la Bête Perſienne avoit couvert une Cavalle le jour avant l’élection, & que par-là il avoit atrapé la Faculté de hannir à propos.

Je mettrois ici des bornes à cette Diſſertation auſſi curieuſe qu’importante, ſi je n’étois pas convaincu que tout ce que j’ai avancé ſur ce ſujet doit être de neceſſité defendu, contre une Objection des plus fortes. En ſupoſant vrai tout ce que j’ai dit, on peut ſoutenir que l’Enthouſiaſme artificiel ne ſauroit réüſlir, ſans quelques Diſpoſitions naturelles dans la Conſtitution de certains individus, qui ne ſe trouvent pas dans le temperamment de certains autres.

Cette Objection ne paroit pas entierement deſtituée de ſolidité. Obſervez le geſte, l’action, le mouvement, & la contenance, de quelques Artizans du premier ordre, même dans les circonſtances ordinaires de la vie, vous les prendrez pour une race differente du reſte des créatures humaines. Je dis plus : jettez les yeux ſur les prétendans les plus communs de la Lumiere interieure ; voïez comme ils ſont ſombres, ténébreux, & ſales en dehors. Ils ſont comme ces Lanternes, qui, plus elles ſont illuminées en dedans, plus elles répandent de la fumée, & plus le dehors en eſt couvert de ſuie, & d’autres matieres fuligineuſes. Pretez l’oreille à leurs diſcours les plus ordinaires, & examinez la maniere, dont ils les prononcent, vous croirez entendre un ancien Oracle, & vous en deviendrez tout auſſi ſavant.

Par ces raiſons, & par d’autres ſemblables, on prétend prouver d’une maniere invincible, qu’une ſource naturelle de l’Eſprit doit précéder l’Art, & occuper déja la tête des Saints, avant qu’ils commencent l’opération. Il y en même qui ſoutiennent, que ce fond naturel n’eſt autre choſe, que la chaleur du zèle, qui fait ſortir l’Eſprit de la lie de l’ignorance, comme de certaines lies on fait tirer d’autres Eſprits, par la chaleur du feu.

Pour placer ce ſujet dans ſon veritable jour, je deduirai ici d’une maniere conciſe toute l’Hiſtoire du Fanatiſme des tems les plus anciens, juſques à l’âge préſent. Si nous y trouvons quelque point fondamental, ſur lequel tous les Profeſſeurs de cet Art merveilleux s’acordent unanimement, je penſe que nous pouvons nous en ſaiſir ſans ſcrupule, & le prendre hardiment, pour la ſemence, ou pour le principe, de l’Eſprit.

C’eſt parmi les Egyptiens, que les Hiſtoires anciennes nous decouvrent les prémieres traces du Fanatiſme. Ils ont inſtitué ces fetes connues dans la Grece ſous les noms d’Orgyes, Panegyres, & Dionyſies. Si elles ont été introduites par Orphée, ou par Melampus, c’eſt ce que nous n’examinerons pas pour le préſent, & que probablement nous n’examinerons pas non plus dans la ſuite. Elles étoient celebrées à l’honneur d’Oſyris, que les Grecs appelloient Dionyſius, & qui eſt le même que Bacchus, ce fameux Conquerant des Indes. De-là quelques Lecteurs ſuperficiels ont conclu mal-à-propos, qu’il ne s’agiſſoit dans ces ceremonies, que des extravagances d’une troupe de bruïants yvrognes. Mais, c’eſt-là une erreur groſſiere jettée à la tête des hommes, par quelques Auteurs modernes, qui, croïant que l’Antiquité doit être ſaiſie par la queuë, liſent à la maniere des Juifs, en commençant par la fin.

Ces gens, d’un entendement trop litteral, prétendent conquerir tout un Livre, en battant l’eſtrade dans l’Index ; tout comme ſi un Voyageur vouloit nous donner la deſcription d’un Palais dont il n’auroit vu que les privez. Qu’ils ſachent, ces ignorans-là, que lors de l’inſtitution de ces Myſteres, l’uſage qu’on pouvoit tirer du fruit de la vigne n’étoit pas encore connu dans l’Egypte, & que les gens du Païs ne buvoient que de la groſſe bierre, qui a ſervi de boiſſon aux hommes long-tems avant le vin. Cette liqueur, non ſeulement doit ſon origine aux Egyptiens, mais à Oſyris ou Bacchus lui-même, qui, dans ſa ſameuſe expédition, en avoit la recepte dans ſa poche, & la communiquoit genereuſement aux Nations, à meſure qu’il les ſoumettoit à ſon pouvoir.

D’ailleurs, Bacchus ne doit pas avoir été fort ſouvent yvre, parce qu’il étoit l’inventeur de la Mitre, qu’il portoit toûjours auſſi bien que tous ſes compagnons, pour prévenir par-là les vapeurs, & les maux de tête, qui ſuivent d’ordinaire l’uſage exceſif des liqueurs fortes. C’eſt pour cette raiſon, ſelon quelques Auteurs, que la grande Paillarde, quand elle enyvre les Rois de la Terre de ſa Coupe d’Abomination, ne ſe ſoule pas elle-même, quoiqu’elle ne refuſe jamais de vuider le verre à ſon tour. Elle ſe ſoutient, & elle demeure ferme ſur ſes pieds, par la vertu de ſon triple Diademe.

Quoiqu’il en ſoit, ces fêtes appellées Bacchanales ont été inſtituées en memoire de cette fameuſe expedition de Bacchus, & toutes les Ceremonies de ces fetes en étoient autant de Symboles, & d’Images. Il eſt clair par conſequent, que les Rites fanatiques de ces Bacchanales, au lieu d’être mis ſur le compte de la vigne, doivent être attribuez à une ſource plus profonde, & plus difficile à déterrer.

Pour y réuſſir, il eſt bon de prendre garde à quelques circonſtances de ces fameux Myſteres, il faut remarquer d’abord, que, dans ces Proceſſions cérémonielles, il y avoit un mélange confus des deux Sexes, qui affectoient de courir enſemble par les montagnes, & par les deferts. Ils étoient couronnez de Guirlandes faites de Lierre & de Pampre, emblèmes de l’union & de l’atachement, & quelquefois auſſi de branches de ſapin, proche parent du Therebinthe ſi reconnu par ſa chaleur. Ils imitoient les Satyres, ils avoient des Boucs à leur ſuite, & ils montoient des Anes, qui ſont tous des drôles renommez pour leurs talens en matiere de galanterie. Au lieu de drapeaux, ils portoient certaines machines très-curieuſes, dreſſées au haut de quelques perches, & très-ſemblables aux Armes du Dieu des Jardins, avec leurs dépendances. C’étoient autant d’ombres, ou de figures, de tout le Myſtere amoureux, ou bien autant de trophées érigés par le beau Sexe en memoire de ſes triomphes. Une autre circonſtance plus remarquable encore, c’eſt que dans une certaine Ville de l’Attique, toute la Ceremonie ſe dépouilloit de tout ce qu’elle avoit d’emblematique, & de figuré. On les celebroit in puris naturalibus ; & les Pelerins ne s’arrangeoient pas en differentes bandes, mais en differens couples.

On peut tirer la même concluſion de la Mort d’Orphée, un des Fondateurs de ces Rites, qui fut dechiré par les Femmes, parce qu’il refuſoit de leur communiquer ſes Orgyes, oui, comme diſent les autres, parce qu’il s’étoit privé des témoins des plaiſirs qu’il avoit goutez avec ſa Femme, pouſſé à cette inhumanité par la douleur de l’avoir perdue.

Sans m’arrêter plus long-tems aux Fanatiques du Paganiſme, je remarque rai, que les premiers Euthouſiaſtes de diſtinction, qu’on a trouvez parmi les Chrétiens, ont été ces Sectes nombreuſes d’Hérétiques, qui ont paru dans les cinq premiers siécles, depuis Simon le Magicien, juſqu’à Eutichès. J’ai raſſemblé leurs Syſtêmes differens par le travail d’une lecture infinie ; &, en les comparant avec ceux qui ont ſuivi leurs traces dans les tems plus modernes, je trouve que les irregularitez & les extravagances même de l’Eſprit humain ont leurs bornes, & que s’éloignant les uns des autres dans la plûpart de leurs reveries, ils ne laiſſent pas de ſe rencontrer dans un point capital, ſavoir la Communauté des Femmes. Pluſieurs de leurs idées ſe ſont toûjours abouties-là ; & il y a dans tous leurs Syſtêmes quelques articles, qui tendent à établir cette agréable confuſion.

Les derniers Fanatiques de marque furent ceux, qui ſe leverent en Allemagne comme des Champignons, peu de tems après la Réformation de Luther. Tels furent Jean de Leyden, David George, Adam Neuſer, & pluſieurs autres dont les Viſions & les Revelations ſe terminoient toutes à la liberté de mener chacun avec ſoi une demi-douzaine de Femmes-Sœurs, & à faire de cette pratique une partie eſſentielle de leur Syſtême.

La vie humaine eſt une navigation perpetuelle : &, ſi nous voulons que nos Vaiſſeaux paſſent en ſureté, au travers des vagues & des tempêtes de ce monde orageux, orageux, il faut de neceſſité faire une bonne proviſion de ce qu’on appelle, en langage devot, la Chair ; comme les Mariniers, qui ont à faire un Voyage de long cours, ſe fourniſſent d’une ample quantité de Bœuf ſalé.

Je laiſſe-là les Mahometans, & d’autres, qui pourroient donner une nouvelle force à mon Argument, & je paſſe encore ſous ſilence pluſieurs ſubidiviſions de Sectes parmi nous, comme la Famille de l’Amour, les doux Chantres d’Iſrael, & d’autres[17]. Il me ſuffit du court Examen que je viens de faire des principales Sectes de Fanatiques anciennes, & modernes, pour conclure, du point de doctrine fondamental, dans lequel ils ſe ſont tous acordez unanimement, que le principe ou la ſemence des viſions, touchant les matieres inviſibles, a toujours été d’une nature corporelle : auſſi les plus profonds Chymiſtes nous aſſeurent, que les Eſprits les plus forts peuvent être tirez de la chair humaine. D’ailleurs, la moëlle ſpinale n’étant autre choſe que la continuation du cerveau, doit de neceſſité faire une communication fort libre entre les facultez ſuperieures & inferieures de l’homme ; & par-là l’éguillon dans la Chair peut devenir un éperon pour animer l’Eſprit.

Ajoûtons à toutes ces veritez inconteſtables, que tous les Medecins conviennent, que rien n’affecte d’avantage le cerveau, que les Eſprits amoureux détournez de leur Cours ordinaire, & renvoïez vers la tête ; & qu’ils y cauſent ſouvent la Frénéſie, & la Fureur.

Un illuſtre Membre de la Faculté m’aſſeura un jour, que, quand les Quakres commencérent à paroitre dans notre Ile, il lui vint des Patiens Feminins en foule, toutes très-propres à ocuper les petites Maiſons de Cythere. Il n’y a rien-là d’étonnant : en general, il n’y a point de perſonnes d’une complexion plus amoureuſe, que les Dévots viſionnaires de l’un & de l’autre Sexe. Le Zêle emprunte ſa chaleur bien ſouvent de la même cauſe, que l’Amour ; &, de la Tendreſſe fraternelle, à la Galanterie il n’y a que la main. Il eſt certain même, que rien ne reſſemble mieux à la conduite des Spiritualiſés, que le procedé des Amans. Le commencement de la Galanterie confiſte d’ordinaire dans une maniere devote de tourner les yeux ; le ton des amants eſt un eſpece de chant plantif entrecoupé, par intervalles bien compaſſez, de ſoupirs & de gemiſſemens. Leur Stile eſt un Galimatias éloquent, un tas de paroles confuſes, & très-ſujettes à la repetition. Ce ſont-là certainement les manieres les plus propres à gagner les cœurs des Femmes ; & tout le monde conviendra je croi, que les Béats les ſavent emploïer avec plus de dexterité, que les Galans les plus ſtilez à conter fleurettes au beau Sexe.

Si, après tant de demonſtrations d’une force invincible, quelqu’un eſt encore aſſez ſtupide, pour douter de ma Theſe, je lui dirai, que je ſuis informé moi-même par quelques Freres Sanguins de la premiere Sainteté, qu’il leur eſt arrivé frequemment, dans le plus haut degré de leur orgaſme ſpirituel, de……, & de ſentir auſſi-tôt que l’eſprit s’affoibliſſoit avec les nerfs ; ce qui les forçoit à ſe hâter de conclure leurs diſcours.

Cette experience eſt encore confirmée par le penchant merveilleux, & ſurprenant, que tout le beau Sexe en général a pour les Prédicateurs fanatiques, quelque deſagréables qu’ils puiſſent être dans leur figure, & dans leurs airs. On ſuppoſe d’ordinaire, que cette eſpece de tendreſſe n’eſt fondée, que ſur des vuës purement ſpirituelles, ſans aucun mélange de la Chair : mais, mille petits accidens ſont capables de prouver le contraire ; & je ſuis perſuadé quant à moi, que les Femmes jugent des talens des Hommes par certaines marques caracteriſtiques dont nous n’avons pas la moindre idée nous mêmes, nous autres mâles.

Sans aller à la recherche des cauſes de cette habileté dans le beau Sexe, je conclurai de toutes mes preuves précedentes, que les Intrigues ſpirituelles finiſſent généralement comme toutes les autres ; & que la Tendreſſe devote, quoi qu’elle pouſſe quelque branches vers le Ciel, ne laiſſe pas d’avoir ſa racine dans la terre. Une contemplation trop forte n’eſt pas l’affaire de la chair & du ſang : elle a beau s’atacher à l’eſprit ; en peu de tems, elle eſt obligée de lâcher priſe, & de tomber dans la matiere. Ceux qui s’aiment, ſous prétexte d’un Commerce ſpirituel qui n’a que le Ciel en vuë, ne ſont qu’une Secte de Platoniques, qui croient voir le Firmament & les Etoiles dans les yeux des Belles, ſans ſonger ſeulement à des Vuës plus baſſes. Mais, le même puits s’ouvre ſous la ſublimité d’Eſprit des uns & des autres : ils repreſentent parfaitement bien ce Philoſophe, qui, pendant que ſes yeux & ſon eſprit étoient fixez ſur des Conſtellations, fut entrainé dans une foſſe par la peſanteur de ce qu’il avoit de materiel.

Je m’étendrois d’avantage ſur cette partie de mon Sujet ; mais, la Poſte va partir, & je ſuis contraint de mettre des bornes à ma Lettre. Je ſuis, &c.

Je vous prie de brûler cette Lette dès que vous l’aurez lue.


RECIT
VERITABLE, ET EXACT,
d’une
BATAILLE
ENTRE LES LIVRES
ANCIENS ET MODERNES,
Donnée Vendredi passe
DANS LA
BIBLIOTHEQUE
DE
St. JAMES.


AVERTISSEMENT
DU
LIBRAIRE.



L E Diſcours ſuivant eſt inconteſtablement du même Auteur, que les Ouvrages qui précedent : & il a vu le jour pour la prémiere fois à peu près dans le même tems que les autres ; je veux dire l’an 1697, lorſque la fameuſe Diſpute ſur les Anciens, & ſur les Modernes, étoit dans ſon plus haut point de chaleur. Cette Controverſe tira ſon Origine d’un Eſſay du Chevalier Guillaume Temple ſur ce ſujet. M. Wotton y répondit, & le fameux M. Bentley ajoûta à cette Réponſe un Appendix, dans lequel il s’efforce de décrediter Æſope & Phalaris, que le Chevalier avoit extrémement louez dans ſon Eſſay. Cet Appendix ſe jette avec fureur ſur une nouvelle Edition de Phalaris, publiée par Monſieur Charles Boyle, à préſent Comte d’Orery, qui refuta le Docteur vertement, mais avec beaucoup d’Eſprit & d’Erudition. M. Bentley riſpoſta par un grand Volume, où le Chevalier ne fut pas épargné, non plus qu’il l’avoit été par la Diſſertation du Sieur Wotton.

Tout le monde ſavant & poli fut offenſé de voir un homme du Caractere du Chevalier Temple traité avec tant de rudeſſe, de ces deux Champions des Modernes, ſans jamais avoir reçu la moindre offenſe de cet homme illuſtre ; & l’on ſouhaita ardemment, que quelque bonne plume les fit répentir de leur groſſiereté. Notre Auteur l’entreprit, & l’éxécuta avec tout le ſuccès imaginable.

Il nous dit que les Livres de la Bibliotheque de St. James, ſe conſiderant comme parties extrémement intereſſées dans cette Diſpute, entreprirent eux-mêmes de la décider par le ſort des armes, & qu’ils en vinrent à une Bataille déciſive. Il en décrit pluſieurs Particularitez ; mais, malheureuſement, le Manuſcrit, n’importe par quel accident, eſt tellement gâté, qu’il y a pluſieurs Lacunes conſiderables, & que le Lecteur curieux ne ſauroit aprendre pour quel parti la Victoire s’étoit déclarée.

Je ſuis obligé en conſcience d’avertir ici le Public, que tout ce qui ſe dit ici doit être apliqué, dans le ſens le plus litéral, au Caractere des Livres, dont il s’agit, & non pas à celui de leurs Auteurs. Quand, par exemple, il eſt parlé de Virgile, il ne faut pas entendre par-là le fameux Poëte, qui a porté ce Nom ; mais, uniquement, certaines feuilles de Papier reliées, qui contiennent ſes Ouvrages. Le But de l’Auteur n’eſt que de perſonaliſer les Livres, & de les faire agir d’une maniere conforme au tour d’Eſprit qu’on y trouve.


PREFACE
DE
L’AUTEUR.



L A Satyre eſt une eſpece de Miroir, où l’on voit les viſages de tout le monde, ſans y découvrir ſes propres traits ; c’eſt-là la raiſon principale de la reception favorable, qu’elle rencontre, dans le monde, & du peu de chagrin, qu’elle y donne à ceux-là même, qui en ſont les objets. Si ce que je donne ici au public n’a pas le même heureux ſort, contre la regle generale, je m’en mettrai fort peu en peine. J’ai appris par une longue experience, qu’il n’y a pas de grands inconveniens à craindre, de la part de certains genies, tels que ceux que j’ataque ici. La colere & la fureur, quoi qu’elles ajoutent de nouvelles forces au corps, ne font qu’affoiblir l’Eſprit & rendre tous ſes efforts vains, & inutiles.

Il y a tel cerveau, qui ne ſauroit, pour ainſi dire, être écrémé, qu’une ſeule fois ; ſon proprietaire fait bien d’aſſembler cette heureuſe créme avec ſoin, & de l’emploïer avec economie ; mais, qu’il ne ſe hazarde pas à l’éxpoſer aux coups de fouet de plus habiles gens que lui, s’il ne veut pas qu’elle tourne toute en impertinences, Sans qu’il ait le moindre moïen d’y ſupléer de nouveau.

L’eſprit, ſans l’érudition, n’eſt effectivement qu’une eſpece de créme, qu’une ſeule nuit peut faire ſurnager ſur la ſuperficie du cerveau ; mais, fouettée par une main habile elle ſe met bientôt entierement en vent & en écume, ſous laquelle, il n’y a que du petit lait, qui n’eſt bon qu’à être jetté aux cochons.

RECIT FIDELLE
ET EXACT DE LA
BATAILLE
DES
LIVRES.



P Luſieurs Livres, remplis de Philoſophie & de Morale, débitent gravement, que la Guerre eſt l’Enfant de l’Orgueil, & que l’Orgueil eſt celui de la Richeſſe. On peut en quelque ſorte ſouſcrire à la prémiere partie de cette Propoſition ſententieuſe ; mais, la ſeconde eſt certainement très-contraire à l’expérience. L’Orgueil eſt apparenté de près au Beſoin, & à la Mendicité, tant du coté paternel, que du coté maternel : &, pour parler naturellement, la Guerre s’excite rarement parmi les gens, qui croïent avoir tout ce qu’il leur faut ; elle étend d’ordinaire ſa courſe du Nord vers le Sud, c’eſt-à-dire, de la Pauvreté vers l’Abondance.

Les ſources les plus anciennes, & les plus naturelles, des querelles, & des combats, ſont l’incontinence, & l’avarice, qu’on peut apeller Sœurs de l’orgueil, & qui ſont ſans contredit Filles du beſoin. Pour parler ici le langage des Auteurs Politiques, on peut obſerver dans la République des Chiens, qui paroît être originairement une Democratie, que tout l’Etat eſt en pleine Paix après un bon diner, & que la Guerre Civile s’y allume dès qu’il arrive qu’un Os ſucculant, & de bonne taille, eſt ſaiſi par quelque Chien à grand Collier. S’il en fait part à quelques-uns de ſes Camarades, le Gouvernement ſe change en Oligarchie[18] ; &, s’il garde tout le butin pour lui ſeul, il introduit le Deſpotiſme, ou la Tyrannie.

On peut faire la même remarque ſur les diſſenſions qui ſe levent parmi eux à l’occaſion de quelque belle du quartier, que la nature porte à la propagation de l’Eſpece. Dans un cas ſi délicat, il n’eſt pas poſſible d’établir le moindre titre de poſſeſſion ; & il vaut mieux ſoutenir, que tous les chiens voiſins ont ſur elle des prétentions également bien fondées ; ce qui excite parmi tous les rivaux tant de ſoupçons, & une ſi grande jalouſie, que la République Canine de toute cette ruë eſt reduite à un état de Guerre ouverte, où chaque citoïen a tout à craindre de tous les autres. Ces troubles & cette émeute dure, juſqu’à ce qu’un membre de cette Societé, plus heureux, plus brave, ou plus fin, que les autres, ſaiſiſſe la proie, & en faſſe ſes Choux gras ; ce qui attire à ce galant favori la jalouſie & les grogneries de tous les amans diſgraciez.

Si nous jettons les yeux ſur de pareilles Républiques engagées dans une Guerre étrangere, offenſive, ou défenſive, nous y découvrirons les mêmes motifs ; la pauvreté ou le beſoin réel ou imaginaire, car c’eſt la même choſe par raport aux effets, y influë toûjours, tout autant que l’orgueil, du moins du coté de l’aggreſſeur.

Si l’on veut bien apliquer ce Syſtême à un Etat intelligent, ou République de Lettres, on découvrira bientôt la ſource de la Guerre, qu’on pouſſe à préſent avec tant de vigueur de coté & d’autre ; & l’on pourra juger ſans peine, quel parti a la cauſe la plus juſte. Il eſt vrai que la victoire ne panche pas toûjours du même coté que la juſtice :

Les Dieux ſont pour Céſar, mais Caton ſuit Pompée.

Et il eſt difficile de deviner, juſqu’à préſent, à quoi aboutiront tant de cruels combats. Chaque parti voit à ſa tête des Chefs tellement animez, & les prétenſions reciproques ſont ſi exorbitantes, qu’elles ne ſont pas ſuſceptibles de la moindre ouverture d’accommodement.

Le ſujet de la querelle n’eſt autre choſe qu’un terrain de petite étenduë, ſitué ſur une des collines du Parnaſſe. Celle, qui eſt la plus ſpacieuſe, & la plus haute, a été de tems immemorial dans la poſſeſſion de certaines gens nommez les Anciens ; & la plus baſſe eſt poſſedée par ceux, qui prennent le titre de Modernes. Ces derniers, mécontens du poſte, qu’ils ocupoient, s’aviſérent un jour d’envoïer des Ambaſſadeurs aux Anciens, pour ſe plaindre, comme d’un grief conſiderable, de ce que la hauteur de la partie du Parnaſſe ocupée par leurs voiſins, leur bornoit la vuë, principalement du coté de l’Eſt[19]. Pour éviter tout ſujet de querelle, ils leur propoſérent cette alternative gracieuſe ; ou de déloger de cette colline élevée, & de ſe tranſporter, avec tous leurs effets, ſur le coupeau le plus bas, que les Modernes leur cederoient avec plaiſir ; ou bien, de permettre auxdits Modernes, de venir avec des pelles & des beches, pour abaiſſer la colline la plus élevée comme ils le trouveroient à propos.

Les Anciens répondirent aux Ambafſadeurs, qu’ils ne s’étoient attendus à rien moins, qu’à une pareille propoſition de la part d’une Colonie, à qui, par pure grace, ils avoient donné la liberté de s’établir dans leur voiſinage ; que rien n’étoit plus abſurde, que de prétendre, qu’ils délogeaſſent d’un endroit, qui avoit été la Patrie de leurs Ancêtres, depuis la naiſſance du monde ; & que ſi la hauteur de leur colline bornoit trop la vuë des Modernes, c’étoit un inconvenient, où ils ne pouvoient pas rémedier ; mais, que leſdits Modernes devoient conſidérer, qu’ils en étoient ſuffiſamment dédommagez par l’ombre dont cette même hauteur les favoriſoit. Que pour ce qui régardoit l’offre, qu’ils faiſoient d’abaiſſer le coupeau, dont la hauteur leur étoit importune, il y avoit de la folie & de l’ignorance à le propoſer, puiſque toute cette colline étoit d’un roc ſi dur, qu’ils ne feroient qu’y uſer en vain leurs outils, & leurs forces ; que par conſéquent les Modernes feroient mieux de ſonger à élever leur propre terrain ; & que tout le Peuple des Anciens ne le permettroit pas ſeulement, mais qu’il s’offroit à y contribuer de tout ſon pouvoir.

Cet expédient fut rejetté avec beaucoup de mépris par les Modernes, qui continuoient toujours à inſiſter ſur leur alternative, que les Anciens n’avoient garde d’accepter.

Là-deſſus, on en vint à une rupture ouverte, ſuivie d’une Guerre cruelle & opiniâtre, ſoutenue, du coté des Anciens, par la valeur des chefs, & par le ſecours de quelques braves Alliez ; &, du coté des Modernes, par la ſuperiorité du nombre, qui, par des recrues continuelles, réparoit en moins de rien les pertes, qu’ils ſoufroient dans les combats. Peu de jours ſe paſſent, qu’il n’y ait quelque rencontre ; & deja on a répandu des ruiſſeaux entiers d’Encre, qui n’ont fait qu’augmenter l’aigreur & l’animoſité des deux partis.

Je ſuis obligé d’avertir ici le Lecteur, que ce qui ſert de fleches & de javelots dans les Combats ſavans, c’eſt cet Encre, qu’on fait ſortir avec violence de certaines machines nommées Plumes, qui ſont lancées ſur l’ennemi, par les Heros des deux Armées, avec force, & avec adreſſe ; ce qui fait reſſembler leurs Batailles aux Combats des Porc-Epics.

Cette liqueur dangereuſe a été compoſee, par l’Ingenieur qui l’inventa, de deux ingrédiens, de Noix de Galle & de Couperoſe, qui, par leur amertume, & leur venin, ſont convenables au caractere des Combattans & propres à enflammer leur Bible & leur Animoſité.

C’étoit une coutume, parmi les Grecs, après un combat, dont la victoire pouvoit en quelque ſorte paſſer pour douteuſe, de dreſſer des trophées, de coté, & d’autre ; ceux, qui avoient réellement eu le deſſous, vouloient bien faire cette dépenſe, auſſi bien que les vainqueurs, pour ne pas abatre le courage de leur parti. Il y avoit dans cette coutume quelque choſe de ſi noble, & de ſi prudent, qu’on l’a fait revivre depuis peu, & qu’on en a fait un Article important de l’Art militaire.

Nos Savans guerriers ont trouvé bon de l’adopter, & d’y rafiner encore. Après une diſpute opiniatre & ſanglante, chaque parti dreſſe des trophées à ſa prétendue victoire, avec de magnifiques inſcriptions contenant les preuves de la juſtice de ſa cauſe, avec un recit fidelle & impartial de la Bataille, & de toutes les particularitez, qui doivent le faire paſſer pour vainqueur. Les trophées de ceux, qui ont été batus, ſont toujours les plus pompeux, & les plus chargez d’oſtentation. On leur donne les titres d’Argumens, de Diſputes, de Conſiderations briéres, de Reponſes, de Repliques, de Remarques, de Reflexions, d’Objections, & de Refutations. On les érige en Original[20], & quelquefois auſſi en Abrégé dans toutes les Places publiques[21], pour les expoſer à la curioſité & à l’admiration de tous ceux qui paſſent. De-là les principaux, & les plus grands, ſont tranſportez dans certains Magazins qu’on apelle Bibliotheques, où on leur aſſigne un quartier à part, dans lequel ils commencent à briller ſous le Nom de Livres de Controverſes.

Ces Livres conſervent, d’une maniere preſque miraculeuſe, le Caractere & l’Eſprit, qui a animé les Heros eux-mêmes, pendant qu’ils étoient en vie ; ſoit que l’ame de ces Guerriers s’y vienne loger après leur mort, par une Metampſicoſe aſſez naturelle, comme c’eſt l’opinion la plus generalement reçûë ; ſoit qu’il arrive dans les Bibliotheques ce qui eſt ordinaire dans les autres Cimetieres, où l’on prétend qu’un certain Efprit, ou une certaine Ombre, rode autour du Monument, juſqu’à ce que le Cadavre ſoit entierement réduit en pouſſiere[22].

Ces Eſprits, qui hantent les Bibliotheques, ſont généralement d’un naturel fort inquiet : &, ſur-tout, ceux, qui appartiennent aux livres de controverſes, ſont d’une violence, & d’une fougue ſi épouvantable, que les Bibliothecaires ſont obligez de les releguer dans quelque coin à part ; la prudence de nos Ancêtres eſt allé même juſqu’à les lier de Chaines de fer[23], pour empêcher leurs violences, & pour les forcer à la Paix. Voici le motif qui leur inſpira cette penſée ſalutaire. Dès que les Ouvrages de Scot parurent dans le monde, on les plaça dans une certaine Bibliotheque très-fameuſe, & on leur aſſigna leur quartier ; mais, à peine cet Auteur fut-il établi dans ce ſéjour, qu’il ałla faire une viſite à ſon Maitre Ariſtote. Après les complimens ordinaires ils firent une Conſpiration contre Platon qu’ils réſolurent de ſaiſir par force, & d’aracher du poſte qu’il avoit ocupé parmi les Theologiens, depuis plus de huit cens ans, ſans avoir jamais été troublé dans cette poſſeſſion.

L’entrepriſe réüſſit ; &, depuis ce tems-là, ces Uſurpateurs ont joui paiſiblement du fruit de leur crime ; mais, pour empêcher de pareilles violences à l’avenir, on prit la reſolution d’enchainer tous les Ouvrages Polemiques d’une taille un peu au-deſſus de la médiocre.

Par cet expédient, la Paix auroit pu être maintenue dans les Bibliotheques, s’il ne s’étoit pas levé depuis peu une nouvelle eſpece de livres de controverſe, animez de l’eſprit le plus brouillon, à cauſe de la diſpute ſuſdite entre les Savans touchant la colline la plus élevée du Parnaſſe.

Je me ſouviens, que lorſque ces Ouvrages furent admis dans les Bibliotheques publiques, je dis à pluſieurs perſonnes intereſſées dans cette affaire, que j’étois perſuadé, qu’ils exciteroient des troubles, de quelque coté qu’on les placât, à moins qu’on ne le prevint, avec tout le ſoin imaginable. Mon avis étoit qu’on enchainât enſemble les chefs de chaque parti, afin que par ce mélange leurs exhalaiſons malignes s’émouſſaſſent, & ſe détruiſiſſent à la fin, ſans nuire à perſonne ; comme on voit des poiſons d’une differente nature perdre leurs forces, quand on les mêle enſemble. Je ne fus, dans cette occaſion, ni faux Prophete, ni mauvais Conſeiller ; & ce n’eſt que faute de cette précaution, que s’eſt donnée Vendredi paſſé cette terrible Bataille, entre les Anciens & les Modernes, dans la Bibliotheque de Sa Majeſté.

Ce combat eſt devenu le ſujet general de toutes les converſations de la Ville ; & comme on eſt dans une impatience extraordinaire d’en ſavoir toutes les particularitez, me trouvant les qualitez requiſes à un bon Hiſtorien, & n’étant aux gages d’aucun des partis, je me ſuis laiſſé aller à l’importunité de quelques Amis très-conſiderables & j’ai reſolu d’en faire un Recit exact & impartial.

Le Chatelain de la Bibliotheque Roïale[24], un Chevalier renommé par ſa grande valeur, & ſur-tout par ſa politeſſe, & par ſes belles manieres, s’étoit declaré pour les Modernes, & en avoit été un des plus fiers champions. Dans une Eſcarmouche, qui étoit arrivée ſur le Parnaſſe, il avoit fait vœu de terraſſer de ſes propres mains deux chefs du parti oppoſé, qui gardoient un défilé au haut du roc : mais, en s’efforçant de grimper juſque-là, il avoit été extrémement traverſé par fa Peſanteur, & par ſa Force centripete ; qualité fort ordinaire parmi ceux, qui ont embraſſé le parti des Modernes.

Comme ils ont la tête fort legere, ils ont une grande vivacité dans leurs ſpeculations. Il n’y a rien de ſi élevé, où ils ne s’imaginent pouvoir atteindre ſans peine ; mais, quand ils veulent mettre leurs ſpeculations en pratique, ils ſentent un poids extraordinaire autour de leur talons, & de toutes les parties inférieures de leur corps.

Aïant manqué de cette maniere un deſſein ſi glorieux, le Heros diſgracié de la fortune, en eut une rancune prodigieuſe contre les Anciens. Il ne négligea rien pour en donner des marques, en plaçant dans les apartemens les plus magnifiques du Château les Ouvrages de leurs Adverſaires, dans le tems que tout Livre, qui oſoit ſe déclarer fauteur des Anciens, étoit enterré tout vif dans quelque reduit obſcur, & menacé d’être jetté par les fenêtres, dès qu’il donneroit la moindre marque d’être mécontent d’un traitement ſi inhumain.

Il arriva environ le même tems, que parmi tous les Livres de cette fameuſe Bibliotheque il regnoit une grande confuſion de rang, dont on donnoit plufieurs raiſons differentes. Quelques-uns l’attribuoient à une bonne quantité de pouſſiere ſavante, qu’un tourbillon de vent avoit enlevé d’une planche remplie de Modernes, & jettée dans les yeux du Seigneur Chatelain.

D’autres aſſeuroient, qu’il ſe faiſoit un plaiſir d’éplucher les vers des Auteurs Scolaſtiques, & de les manger tout en vie à ſon déjeuner ; & que, par malheur, quelques-uns de ces inſectes s’étoient gliſſez dans ſa ratte, dans le tems que d’autres étoient montez dans ſon cerveau : ce qui ne pouvoit que cauſer de grands troubles dans l’une & dans l’autre de ces parties. Il y en avoit enfin, qui ſoutenoient, qu’à force de ſe promener dans les ténébres, par les Galeries de la Bibliotheque, il en avoit abſolument oublié la ſituation ; & que, par-là, quand il s’agiſſoit de remettre les Livres dans leurs niches, il étoit ſujet à ſe méprendre, & à placer DesCartes à côté d’Ariſtote. C’eſt ainſi que le pauvre Platon ſe trouvoit entre Hobbes, & entre l’Hiſtoire des ſept Sages ; & que Virgile avoit, pour plus proches voiſins, Dryden d’un côté, & Withers de l’autre.

Les affaires ſe trouvant dans cette ſituation, les Livres, qui s’étoient déclarez les patrons des Modernes, choiſirent un d’entr’eux pour faire le tour de la Bibliotheque, afin d’examiner le nombre & la force de ceux de leur parti.

Le Deputé s’acquitta de ſa commifſion avec beaucoup d’adreſſe, & aporta avec lui une liſte de tous leurs Partiſans qui étoient en état de porter les armes. Ils étoient en tout cinquante mille, la plûpart Chevaux-legers, Infanterie peſamment Armée, & Troupes Mercenaires. Il eſt vrai que les Fantaſſins avoient d’aſſez mauvaiſes armes, & de plus mauvais habits. Les Cavaliers étoient d’une grande taille, mais ſans vigueur, & ſans feu, excepté quelques-uns, qui étoient devenus d’aſſez bons Guerriers, en voïageant parmi les Anciens.

Tout étoit alors dans une grande criſe. La Diſcorde, qui poſe ſes pieds à terre, & qui leve ſon front juſques dans les Cieux, s’étoit ſaiſi du cœur des Heros ; le ſang leur bouillonnoit dans les veines, & leur haine commença à éclater par des invectives.

Dans ces circonſtances, un Ancien, ſe trouvant tout ſeul de ſon parti ſur une planche, qui ſe courboit ſous les Modernes, offrit avec beaucoup de moderation, de plaider la cauſe de ſon parti, & de faire voir par de bonnes preuves, qu’il méritoit le premier rang, par ſa longue poſſeſſion, par la prudence de ſa conduite, par ſon antiquité, & ſur-tout, par les bienfaits, dont il avoit comblé les Modernes. Les autres niérent hardiment toutes ces propoſitions : ils s’étonnerent ſur-tout de ce que les Anciens oſoient inſiſter ſur leur Antiquité, pendant qu’il étoit de la derniere évidence, que c’étoient préciſement les Modernes, qui étoient les plus anciens. D’ailleurs, continuerent-ils, vous avez grand tort de parler des obligations, que nous avons à ceux de votre parti. Il eſt vrai que nous ſommes informez, que quelques-uns, d’entre nous, ont été aſſez lâches, pour vous emprunter leur ſubſiſtance ; mais les autres, qui ſont le plus grand nombre ſans comparaiſon, & ſur-tout nous autres Anglois & François, nous ſommes ſi éloignez d’imiter un exemple ſi honteux qu’à peine avons-nous eu jamais un quart d’heure de converſation avec vous autres. Nos Chevaux ſont nourris dans nos propres haras, nos armes ſortent de nos propres forges, & c’est à notre propre adreſſe, que nous devons l’étoffe & la façon de nos habits. Par haſard, Platon ſe trouva ſur la planche voiſine ; & voïant que ceux, qui venoient de parler, étoient tout en guenilles, comme je l’ai tantôt inſinué, que leurs Chevaux, n’étoient que des haridelles que leurs Armes n’étoient que de bois pourri ; & que la rouille couvroit leurs cuiraſſes d’un bout à l’autre ; il ſe mit à rire : &, prenant cet air ironique qu’il avoit herité de Socrate, il jura par le Génie de ſon Maître, qu’il étoit de leur ſentiment.

Les Modernes ne s’étoient pas conduits, dans leurs brigues, avec allez de ſecret, pour en dérober la connoiſſance à leurs adverſaires. Ceux, qui avoient commencé la querelle, en voulant diſputer le rang aux Anciens, avoient parlé ſi haut d’en venir à une Bataille, que Temple l’ayant entendu en avoit averti ſes bons Amis, qui là-deſſus raſſemblerent leurs forces diſperſées, dans l’intention d’agir défenſivement ; ce qui fit deſerter pluſieurs Modernes, & entre autres Temple lui-même, pour ſe ranger ſous les Etendarts des Anciens. Il avoit été élevé parmi eux, & les habitudes, qu’il avoit contractées avec leurs chefs, avoient établi entre eux & lui un Commerce d’amitié étroite. Auſſi leur rendit-il dans cette célébre action des ſervices ſignalez.

Dans ces entrefaites, il arriva par haſard un Accident très-remarquable. Au haut d’une grande Fenetre vivoit une certaine Araignée enflée juſqu’à la premiere grandeur, par la deſtruction d’un nombre infini de mouches, dont les dépouilles étoient répanduës devant la porte de ſon Palais, comme les os de pluſieurs corps humains déchirez ſont étalez devant la caverne de quelque Geant. Les Avenues de ſon Château étoient toutes fortifiées à la moderne, & renduës de difficile aproche, par un grand nombre de Piquets, & de Paliſſades. Après avoir paſſé par differentes Cours, on venoit au centre de la Citadelle, où l’on voïoit l’Heroïne elle-même dans ſon apartement, dont les fenêtres répondoient à chaque avenuë, & où il y avoit force portes, par leſquelles elle pouvoit faire des ſorties, pour aller à la petite Guerre, ou pour repouſſer ſes ennemis.

Dans cette demeure, elle avoit vécu long-tems au milieu de la Paix & de l’Abondance, ſans avoir rien à craindre des attaques des hyrondelles, & des balais. Elle étoit encore dans cette agréable ſituation, quand l’aveugle Fortune conduiſit de ce côté-là le vol d’une Abeille, qui, voïant une vitre caſſée offrir une ouverture à ſa curioſité, ſe gliſſa dans l’apartement, &, après l’avoir traverſé pluſieurs fois d’un bout à l’autre, ſe percha par haſard ſur un Ouvrage de dehors de la Citadelle que je viens de dépeindre. Le foible édifice pliant ſous ce poids ſuperieur fut ébranlé juſqu’aux fondemens. Trois fois l’Abeille emploïa toutes ſes forces pour ſe fraïer un paſſage, & trois fois le Château menaça de crouler ſur ſa baze. L’Araignée, qui étoit placée dans le centre, ſentant ces terribles ſecouſſes, s’imagina que l’Univers alloit rentrer dans le Cahos, ou que Lucifier, avec toutes ſes Legions, étoit venu pour vanger le meurtre de tant de milliers de Couſins, & de Mouches, qui, par les maux qu’ils cauſent à la race humaine, peuvent fort bien paſſer pour ſes Amis & ſes Alliez.

La guerriere ne laiſſa pas de ramaſſer tout ſon courage, & de ſortir vaillamment de ſon apartement, pour aller à la rencontre de ſa deſtinée ; mais, l’ennemi étoit déja bien loin : l’Abeille s’étant enfin tirée de ce labyrinthe, s’étoit poſtée à quelque diſtance de-là, ocupée à ſe débaraſſer les ailes des reſtes du piége qu’elle avoit briſé, & dont elle avoit emporté une grande partie. L’Araignée étoit ſortie cependant de ſa niche, &, voïant le déſordre & les ruines de ſes fortifications, penſa perdre l’Eſprit. Elle ſe mit à renier avec beaucoup d’Emphaze, & fut ſur le point de créver à force d’enfler ſa bedaine. Jettant à la fin les yeux ſur l’Abeille, & devinant la cauſe par l’effet, comme une perſonne d’une grande Sageſſe : La peſte t’étouffe, dit-elle, double Fille de Chiénne ; c’eſt toi aparemment qui a cauſé ici tout ce Diable de fracas. Ne pouvois-tu pas voir où tu allois, impertinente étourdie, que tu ès ? Crois-tu que je n’ai rien à faire qu’à reparer tes ſottiſes ? Tout doucement, tout doucement, ma grande Amie, répondit l’Abeille qui étoient déja netoïée, & que la ſatisfaction de s’étre tirée des Pates de Dame Araignée rendoit fort diſpoſée à la Raillerie : je vous donne ma parole d’honneur, que de ma vie je ne mettrai plus les pieds dans votre magnifique Palais ; foi d’honnête Abeille, ma curioſité eſt pleinement ſatisfaite. Malheureuſe, repliqua l’Araignée, ſi ce n’étoit pas une coutume inviolable de toute notre illuſtre Maiſon de ne pas ſervir en raze Campagne, pour combattre un ennemi, j’irois t’aprendre à étre plus circonſpecte dans ta conduite. Fi donc Madame ne vous fachez pas, repartit l’Abeille : ſi la colere vous enfle de cette force-là, vous perdrez abſolument tous les materiaux, dont votre centre eſt le Magazin ; & je crois que vous n’en aurez pas trop, pour reparer votre Chateau, & pour lui rendre ſon premier éclat. Comment donc, Scelerate ! dit la Fille d’Arachné. Tu as encore l’effronterie de faire la railleuſe ? Tu ferois bien d’avoir un peu plus de reſpect pour une perſonne qui t’eſt ſi fort ſuperieure, de l’aveu de tout le monde. En verité, Madame, dit l’Abeille, le Parallele entre vous & moi ſeroit une piéce d’eſprit des plus divertiſſantes. Vous m’obligeriez fort, ſi vous vouliez bien l’entreprendre, & me communiquer les raiſons, qui portent tout le monde à vous mettre ſi fort au-deſſus de moi.

A ce diſcours, l’Araignée s’étant donné, à force de s’enfler, le veritable volume d’un Diſputeur ardent & impetueux, commença à argumenter dans le veritable eſprit de la controverſe, bien réfoluë de pouſſer ſes preuves avec toute la ſeurrilité d’une harangere, de n’avoir aucun égard aux objections, & de ne point changer de ſentiment à quelque prix que ce fût.

Je crains bien, dit-elle, de me faire tort, en me comparant à une malheureuſe comme toi. Tu n’ès qu’une vagabonde, une gueuſe, qui n’as ni feu, ni lieu, ni proviſions, ni heritage ; tes parens ne t’ont donné qu’une paire d’ailes, & un impertinent baſſon dont le bourdonnement te fait donner au Diable. Tu ne trouves ta ſubſtance, que dans un brigandage univerſel ; tu n’ès que la flibuſtiere des Campagnes & des Jardins ; & tu as tant de panchant pour le larçin, que tu dérobes les orties comme les violettes, ſimplement pour le plaiſir de dérober. Pour moi, je ſuis une heritiere conſiderable, enrichie par la nature même ; &, c’eſt de mon propre corps, que je tire tout ce qui m’eſt néceſſaire, pour ma ſubſiſtance. Mon habileté égale mes thréſors, & pour te faire voir quel progrès j’ai fait dans les Mathematiques[25], examine bien ce Chateau. Non ſeulement tous les materiaux en ſont emanez de ma ſubſtance même ; mais, mes propres mains l’ont bâti : j’en ſuis l’Architecte moi-même.

Je ſuis bien aiſe, repartit l’Abeille d’une maniere gaie & tranquille, que vous daigniez avoüer, que j’ai acquis mes ailes, & ma muſique, par des voies legitimes ; & que je n’en ſuis redevable, qu’à la Nature. Il eſt à croire pourtant, que la Providence ne m’auroit pas accordé ces deux dons conſiderables, ſans les deſtiner aux fins les plus nobles.

Je vous avoue volontiers, que je vais chercher ma ſubſiſtance dans les Campagnes, & dans les Jardins, & que je n’en épargne par les moindres fleurs ; mais, ce que j’en recueille m’enrichit, ſans leur rien faire perdre de leur beauté, de leur gout, & de leur odeur. Je dirai peu de choſe de votre habileté dans l’Architecture, & dans les Mathematiques. Je vois aſſez que dans cet Edifice, dont vous êtes ſi fiere, il y a du travail & de la methode ; mais, il eſt évident par une ſeule Experience, également facheuſe pour vous & pour moi, que les materiaux n’en valent rien : & j’eſpere que deſormais vous aurez autant d’égard à la ſolidité de la matiere, qu’à la Methode & à l’Art. Vous vous vantez avec beaucoup d’oſtentation, que vous n’avez pas la moindre obligation à aucune autre créature, & que vous tirez de vous même tout ce qui vous eſt néceſſaire. S’il eſt permis de juger de la liqueur contenuë dans un Vaiſſeau, par celle qui en ſort, tout ce Diſcours pompeux veut dire ſeulement, que votre poitrine eſt un magazin d’ordure & de poiſon : &, quoique je n’aie pas le moindre intérêt à diminuer la proviſion, que vous poſſedez, de l’une & de l’autre de ces richeſſes, je doute pourtant, que, pour les entretenir toujours dans une abondance égale, vous n’aiez beſoin de quelque ſecours étranger. Les exhalaiſons, qui viennent de la Terre, ſuppléent indubitablement aux Vilenies, que vous diſſipez continuellement ; & la mort d’un inſecte vous fournit du poiſon pour en détruire quelque Autre.

Pour ne me pas étendre beaucoup ſur un ſujet auſſi déſagreable, je vous dirai que toute la diſpute entre nous ſe réduit à ceci : Quel Etre doit paſſer pour le plus noble, ou celui, qui, enflé d’un ſot orgueil s’amuſe à une contemplation, qui ne s’étend qu’à l’eſpace de quatre pouces à l’en-tour de lui, & qui, tirant tout de ſoi-même, convertit tous les alimens en excremens & en venin, & ne produit rien qu’une toile ſale & inutile ; ou bien celui, qui, par le moien d’une agitation continuelle, d’une recherche penible, d’une aplication aſſidue, d’un jugement ſolide, & d’un diſcernement délicat, enrichit ſa maiſon de Cire & de Miel ?

Ce ſujet fut débatu avec tant de chaleur, & d’un ton de voix ſi haut, & ſi aigre, que les deux partis qui étoient en armes au-deſſous de ces animaux, ſuſpendirent leurs animoſitez, pour attendre la fin de cette diſpute. Elle ne fatigua pas leur patience ; car l’Abeille, ménagére du tems, n’eut pas plutôt fini ſon plaidoïé, qu’elle s’envola vers un bocage de roſiers, ſans attendre la replique de ſon Antagoniſte, qui étoit alors préciſement dans la ſituation d’un Avocat, qui médite une réponſe à des raiſons, qu’il ne s’eſt pas donné la peine d’écouter.

Les deux partis ennemis ſe remirent à ſonger là-deſſus à leurs propres affaires, dont ce qui venoit de ſe paſſer étoit dans le fond une image aſſez reſſemblante. Æſope fut le prémier, qui rompit le ſilence. Il avoit été fort maltraité depuis peu par un étrange effet de la politeſſe du Chatelain, qui avoit déchiré ſon Titre, effacé la moitié de ſes Pages, & qui l’avoit enchainé, dans cet état déplorable, au milieu d’une grande troupe de Modernes[26].

Prévoïant qu’on en viendroit bientôt aux extrémitez les plus fâcheuſes, il ſe fervit de toute ſon induſtrie, & il revetit mille formes differentes pour échaper de ſes fers. A la fin, aïant emprunté la figure d’un Ane, il fut pris par le Seigneur Châtelain pour un Moderne ; &, par-là, il trouva l’occaſion de s’échaper, & d’aller joindre ſes Compagnons les Anciens, juſtement dans le meme inſtant que l’Araignée, & l’Abeille, entroient en matiére ſur la ſuperiorité de leur rang, & de leur mérite. Il leur prêta l’attention la plus forte, & écouta leurs Harangues avec tout le plaiſir imaginable. Quand elles furent finies il jura qu’il n’avoit jamais vû deux ſujets auſſi exactement paralleles, que celui qui ſe traitoit au haut de la fenêtre, & l’autre dont il s’agiſſoit dans les Galeries. Les Antagoniſtes que nous venons d’entendre ont admirablement bien fait valoir leurs avantages dit-il, & ils n’ont rien négligé de tout ce qui étoit capable de donner de la vraiſemblance à leurs preuves ; on peut dire qu’ils ont épuiſé la matiere : il ne s’agit que d’apliquer leurs raiſonnemens à notre querelle, & de comparer enſemble les travaux, & les productions de ceux de notre parti & de ceux du parti contraire. Si nous voulons bien ſuivre cette methode judicieuſe de l’Abeille, notre plaidoïer eſt fait, & la Sentence peut étre prononcée dans le moment même.

Dites-moi, Meſſieurs, je vous prie, peut-on s’imaginer quelque choſe, qui repreſente mieux les Modernes, que l’Araignée, & qui en atrape mieux les manieres, le tour d’eſprit, & les paradoxes ? Elle plaide pour elle-même, & pour ſes bons Amis les Modernes, en faiſant une grande parade de ſes tréſors naturels, de ſon grand Genie, & de ſon talent à tirer d’elle-même tout ce qui lui eſt néceſſaire, ſans être obligée du moindre ſecours à qui que ce ſoit : elle étale encore la grande habileté dans l’Architecture, & les progrès qu’elle a faits dans les Mathematiques. L’Abeille, Avocat de nous autres Anciens lui répond, que s’il faut juger du Génie & de l’Invention des Modernes par leurs productions, il n’eſt pas poſſible de ne pas éclater de rire, en entendant de pareilles Gaſconnades. Dreſſez les plus beaux plans du monde, avec tout ce que l’Art & la Methode peuvent fournir de plus exact & de mieux arrangé. Cependant, ſi vous n’elploiez à vos édifices, que des ordures tirées de vos propres entrailles, ou des chimeres émanées de votre propre cerveau moderne, tout ce beau plan n’aboutira qu’à une toile d’Araignée ; &, ſi elle n’eſt pas d’abord détruite, il ne faudra l’attribuer qu’a l’oubli, à la négligence, ou à l’obſcurité de l’endroit qui lui tient lieu d’Aſyle. Voilà tout ce qu’on peut attendre du grand Génie des Modernes, ſi l’on y ajoute une riche reine de Chicanes, & de Satyres, qui ne répond pas mal à la ſource abondante de venin, dont ſe glorifie Dame Araignée. Ils prétendent, comme elle, ne devoir à perſonne ce fond inépuiſable de poiſon ; &, comme elle, ils l’entretiennent continuellement par la nouriture, qu’ils tirent des inſectes & de la vermine du ſiécle. Pour nous autres Anciens ſommes contens, comme l’Abeille, de n’avoir à nous, que nos ailes & nos voix, c’eſt-à-dire, nos courſes & notre langage ; tout ce que nous acquerons d’ailleurs nous coute des travaux, des recherches, des voïages penibles dans toute l’étenduë de la Nature : mais, au lieu de ne nous fournir par-là que de Venin, nous rempliſſons nos Ruches de Miel & de Cire ; &, ainſi, nous communiquons au genre humain ce qu’il a de meilleur & de plus noble, la Douceur & la Lumiere.

Il eſt très-difficile d’exprimer le tumulte horrible, qui ſuivit ce long Commentaire d’Æſope : les deux differens partis, quoique les impreſſions, qu’ils en reçûrent, fuſſent d’une nature fort differente, furent par-là également excitez à decider la Querelle par une Bataille. D’abord, tous les Guerriers ſe rangérent ſous leurs drapeaux, dans les deux extrémitez opoſées de la Sale, où l’on ſe mit à déliberer, de coté & d’autre, ſur les moïens de remporter l’honneur de cette grande & importante journée.

Les Modernes avoient toutes les peines imaginables à s’acorder ſur le choix de leurs Commandans, & rien n’étoit capable d’empêcher des mutineries parmi eux, ſi-non le péril prochain, dont les menaçoit un ennemi puiſſant. La diſcorde ſur ce ſujet fut terrible, ſur-tout dans la Cavallerie, où le moindre Guerrier prétendoit à la dignité de Generaliſſime depuis le Taſſe & Milton, juſqu’à Dryden & Withers[27]. Ces troubles furent enfin apaiſez : la Cavalerie légere fut confiée à la prudence & à la valeur de Cowley & de Perrault[28] ; le Commandement des Archers fut donné à Des-Cartes, Gaſſendï, & Hobbes, Chefs d’une bravoure & d’une conduite experimentées. Leur force étoit ſi grande, qu’ils pouvoient faire voler leurs fleches, au-deſſus de l’Atmoſphere de la Terre, ſans qu’elles y retombaſſent jamais. A cette hauteur, elles ſe changeoient en Meteores, ſemblables à la fleche d’Evandre, ou aux fuſées, qui dans l’air ſe metamorphoſent en étoiles[29]. Paracelſe menoit, des Montagnes de la Rhétie, toujours couvertes de nege, un Bataillon fort adroit à jetter des Carcaſſes très-puantes[30] & un grand Corps de Dragons, compoſé de differens Peuples, ſuivoit les enſeignes de leur Capitaine Harvey[31]. Ils étoient armez en partie de faux, les armes de la mort, en partie de lances, & de longs couteaux tous trempez dans le poiſon ; & en partie ils tiroient des Balles d’une nature très-pernicieuſe[32] : ils ne ſe ſervoient que de Poudre blanche, qui tuoit infailliblement tous ceux qu’elle touchoit[33]. Il y avoit encore pluſieurs gros Bataillons de Fantaſſins peſamment armez, tous étrangers & mercenaires, commandez par les Capitaines Guicciardin, Davila, Polydore Vergile, Buchanan, Mariana, Camden, & d’autres de la même reputation. Les Ingenieurs avoient pour Chefs Regiomontanus & Wilkins[34]. Il y avoit encore de grandes Troupes, qui dans le fond n’étoient qu’une multitude confuſe menée par Scot, St. Thomas, & Bellarmin[35]. C’étoient des Gens d’une taille énorme, mais deſtituez d’armes, de courage, & de diſcipline militaire. Le reſte de l’Armée ne conſiſtoit que dans une foule mal reglée de Valets & de Marodeurs, conduits par l’Eſtrange[36] Ce n’étoit que des Faquins, qui ſuivoient le Camp, uniquement pour faire quelque butin : à peine avoient-ils quelques lambeaux pour le couvrir.

L’Armée des Anciens étoit beaucoup inferieure en nombre. Homere commandoit la Cavallerie, & Pindare les Chevaux-legers. Euclide étoit Ingenieur general. Platon & Ariſtote commandoient les Archers, Herodote & Tite-Live les Fantaſſins, & Hypocrate les Dragons[37]. Les Alliez avoient pour Chef Voſſius ; & le Corps de reſerve étoit ſous le commandement de Temple.

Dans le tems qu’on ſe préparoit à en venir aux mains, la Renommée, qui faifoit autrefois ſon ſéjour d’un grand appartement de la Bibliotheque Roïale, voila à tire-d’ailes vers le Palais de Jupiter, à qui elle fit un raport fidelle de tout ce qui s’étoit paſſé entre les deux partis ennemis. Cette Déeſſe, quoiqu’accoutumée à ſemer de ſaux-bruits parmi les hommes, dit toujours la verité, quand elle parle aux Dieux. Le Pere des Dieux & des Hommes, conſterné de cette mauvaiſe nouvelle, aſſemble auſſi-tot dans la voie lactée le Conſeil des Divinitez du prémier ordre : il leur déclare le motif, qui le portoit à les aſſembler, & les inſtruit de la cruelle Bataille, qui étoit ſur le point de ſe donner entre des Créatures anciennes & modernes, apellées Livres ; affaires de la derniere importance, où l’Olympe devoit prendre le plus grand intérêt. Momus, Patron des Modernes, fit une Harangue excellente en leur faveur, qui fut auſſi-tôt réfutée par la ſage Minerve, Protectrice des Anciens.

La diſcorde alloit diviſer toute l’Aſſemblée en deux factions differentes, quand Jupiter ordonna qu’on apportât le Livre des Deſtinées. Mercure mit auſſi-tôt devant le Maître du Monde quatre grands volumes, qui contenoient tous les Evenemens paſſez, préſens, & futurs. Dès que Jupiter eut lû tout bas le Decret, qui regardoit cette fatale journée, il referma le Livre, ſans communiquer à qui que ce fut ce qu’il venoit d’apprendre.

Hors des portes du Palais, où ſe tenoit le Conſeil, il y avoit une grande troupe de Divinitez légeres, Domeſtiques du Pere des Dieux. C’eſt par leurs moïens, qu’il regle toutes les affaires ſub-lunaires ; ces Dieux voïagent d’ordinaire enſemble en guiſe de Caravane, tantôt plus tantôt moins nombreuſe. Ils ſont atachez enſemble, comme une Troupe de Galeriens, par des chaines extrémement deliées, qui ſont atachées au grand orteuil de Jupiter. Quand ils lui font quelque raport, ils n’aprochent jamais que juſques au degré le plus bas de ſon Trône, & ils ne lui parlent que par un long tuiau, afin que leur Maître ſeul puiſſe entendre ce qu’ils ont à lui dire. Ces Divinitez ſont nommées par les hommes Accidens, ou Hazards ; mais, les Dieux les appellent Cauſes ſecondes.

Jupiter ayant inſtruit de ſes ordres quelques-uns de ces Miniſtres de ſes volontez abſolues, ils s’envolérent avec rapidité, & ſe poſérent ſur le faite de la Bibliotheque Roïale, d’où, après avoir conſulté enſemble pendant quelques minutes, il ſe gliſſerent, ſans être vûs, dans les Galeries, & ſe préparérent à executer les commandemens du Souverain du haut Olympe.

Momus, ſaiſi d’aprehenſion, & ſe rapellant dans l’eſprit une ancienne Prophetie, qui ne prognoſtiquoit rien de bon à ſes chers Enfans les Modernes, dirigea ſon vol vers le ſéjour d’une Divinité maligne apellée Critique. Elle a ſon Palais dans la Nouvelle Zemble, au haut d’une Montagne couverte de Neges éternelles. Il la trouva étenduë dans ſa Caverne, ſur les dépouilles d’un nombre infini de volumes à moitié devorez. A ſa droite étoit aſſis le Dieu de l’Ignorance, ſon Pere, & en même tems ſon Epoux, aveuglé par l’age. Elle avoit à ſa gauche l’Orgueil ſa Mere, qui ornoit la tête de ſa Fille d’une coeffure de papier qu’elle avoit déchiré elle-même. Près d’elle étoit ſa Sœur l’Opinion au pied leger : elle a les yeux bandez, la tête dure, & peſante ; & cependant elle eſt pleine de vivacité, & dans un mouvement perpetuel.

Il vit badiner autour d’elle ſes Enfans, le bruit & l’impudence, la ſtupidité & la vanité, la déciſion, la pedanterie, & la groſſiereté. La Déeſſe avoit des griffes ſemblables à celles d’un chat. Sa tête, ſa voix, & ſes oreilles, repreſentoient celles d’un Ane : & ſa prunelle étoit tournée en dedans, comme ſi elle ne ſe plaiſoit qu’à ſe conſiderer elle même. Elle avoit pour nourriture les écoulemens de ſa propre bile, & ſa ratte étoit d’une ſi prodigieuſe groſſeur, qu’elle cauſoit une élevation, de ce côté de ſon corps, égale à une mamelle de la prémiere grandeur. Sur le dehors de cette eſpece de boſſe, il y avoit pluſieurs bouts, que quelques monſtres afreux venoient ſucer, avec une grande avidité, & ce qu’il y a de difficile à concevoir, c’eſt que cette ratte prodigieuſe ſe rempliſſoit de nouveau, plus vite que ces monſtres n’étoient capables de la vuider. Déeſſe, lui dit Momus, à quoi ſongez vous ? Avez-vous le cœur de vous plonger ici dans l’indolence, dans le tems que vos chers Adorateurs, les Modernes, vont entrer dans une cruelle Bataille ? Que dis-je ? Peut-être dans cet inſtant même tombent-ils déja ſous le glaive redoutable de leurs fiers ennemis. Quel homme voudra à l’avenir dreſſer des autels, & faire des ſacrifices, à l’honneur de nos Divinitez ? Hâtez-vous Déeſſe, précipitez votre vol vers l’Ile Britannique, & prévenez, s’il eſt poſſible, la deſtruction de nos favoris ; tandis que je remplirai tout l’Olympe de brigues, & que je ne négligerai aucun artifice, pour mettre les Dieux dans notre parti.

Momus, s’étant expliqué de cette maniere, ne s’arrêta pas pour atendre une reponſe ; mais, il livra la Déeſſe à ſes propres réfléxions. Furieuſe, elle ſe leve précipitamment ; &, comme il eſt ordinaire dans ces ſortes de cas, elle évapore ſa colere dans le Soliloque ſuivant.

C’eſt moi, qui donne la Sageſſe aux Enfans & aux Idiots. Par mon ſecours, les Fils ſont plus habiles que leurs Peres ; par moi, les Petits-Maitres deviennent profonds Politiques, & les Ecoliers Arbitres de la Philoſophie ; par moi, des Sophiſtes diſputent & décident ſur les profondeurs des Sciences ; les beaux-Génies des Cafez, inſpirez par moi, ſavent corriger le ſtile d’un Auteur, & déveloper ſes moindres mepriſes, ſans entendre, ni ſon ſujet ni ſon langage. Animez de mon Eſprit, les jeunes gens dépenſent leur jugement, comme ils dépenſent leur heritage, avant que d’en avoir la poſſeſſion. C’eſt moi, qui ai araché à l’Eſprit & à l’Erudition l’Empire, qu’ils exerçoient ſur la Poëſie, & qui ai ſu me placer & me maintenir ſur leur Trône… Et un petit nombre d’Anciens ſeditieux oſera ſe ſoulever contre mon pouvoir deſpotique ? Allons, chers Auteurs de mes jours, chaſſez pour un moment l’indolence de la vieilleſſe, qui vous accable ; venez, mes Enfans cheris, & vous ma charmante Sœur ; montons ſur mon Char & volons au ſecours des Modernes, qui ſe ſont devouez abſolument à mon ſervice, & qui dans ce même moment s’ocupent à m’offrir une Hecatombe, dont l’agréable odeur frape déja mes narines.

Elle dit ; & ſe jettant rapidement ſur ſon Char tiré par des Oiſons aprivoiſez, elle vole par deſſus une grande étenduë de Païs, en répandant ſes influences partout où elle les croïoit néceſſaires. Elle arriva bientôt à ſon Ile cherie ; &, en perçant l’Atmoſphere épais qui en couvre la Capitale, elle répandit ſes faveurs les plus précieuſes ſur ſes deux Seminaires de Gresham & de Covent-garden[38]. Elle aprocha juſtement de la plaine fatale de la Bibliotheque de St. James, dans le tems que les deux Armées alloient ſe choquer avec fureur. Elle y entra avec tout ſon train ſans être apperçûë, & ſe perchant ſur une planche alors deſerte, mais habitée autrefois par une Colonie d’Illuſtres du prémier rang, elle s’occupa pendant quelques momens à obſerver la poſture des deux Armées.

Auſſi-tôt, la tendreſſe maternelle commença à troubler ſon imagination, & à remplir ſon cœur des paſſions les plus vives. A la tête d’une Troupe d’Archers modernes, elle vit ſon Fils Wotton, pour lequel les Parques filoient une trame trop courte : tels étoient les ordres de la deſtinée. Ce jeune Heros devoit la naiſſance aux embraſſemens derobez de la Déeſſe & d’un Pere de race mortelle. Elle cheriſſoit ce fruit de ſes amours clandeſtins plus que tous ſes autres Enfans, & elle reſolut d’aller verſer dans ſon ame la valeur & l’allegreſſe ; mais, avant que d’en aprocher, elle trouva bon, ſelon la noble coutume des Divinitez, de changer ſa figure, de peur que l’éclat de ſa Majelté n’éblouit les yeux mortels du Heros, & ne lui ota l’uſage de tous les autres ſens. Elle ramaſſa toute ſa perſonne divine dans les bornes étroites d’un volume in Octavo. Sa peau devint blanche & aride, & tout ſon corps ſe fendit & ſe ſepara en cent & cent pieces[39] , comme la ſechereſſe de l’été ride la ſurface de la terre alterée. Sa Chair ſe convertit en Carton, & ſes Membranes en Papier. Ses Enfans y verſérent adroitement une décoction de noix de galle & de ſuïe, en guiſe de Lettres. Sa ratte ſe repandit par tout ; la peau, qui l’avoit couverte auparavant, continua à la couvrir, & la voix reſta ce qu’elle fut autrefois.

Sous ce déguiſement elle avança vers les Modernes, en tout ſemblable au divin Bentley, uni à ſon Fils Wotton par les liens les plus étroits de la ſainte Amitié. Brave Wotton, dit la Déeſſe pourquoi nos Troupes ſe tiennent-elles ici dans l’inaction ? Pourquoi conſument-elles leur vigueur dans l’indolence ? Faut-il qu’elles perdent lachement la Gloire qui les atend dans cette grande journée ? Courage, précipitons nos pas vers les Chefs de nos Troupes, pour leur conſeiller de donner au plûtót le ſignal de la Bataille.

Ayant parlé ainſi, elle ſaiſit le plus afreux de ces monſtres qui s’enflent du ſuc de ſa ratte, & le lui jetta dans la bouche d’une maniere inviſible. Dans le même moment, les yeux du Heros s’enflent ; les prunelles ſemblent lui ſortir de la tête ; elles ne lancent que des regards furieux ; des nuages noirs & épais couvrent ſon cerveau, où le monſtre, qui s’y étoit gliſſé, avoit fait des ravages épouvantables. Peu contente encore du ſecours, qu’elle venoit de lui donner, la Déeſſe ordonna à deux de ſes Enfans Stupidité & Groſſiereté, de ſuivre par-tout les pas du Guerrier, & de l’aſſiſter dans toutes les rencontres. Aïant pris de cette maniere tout le ſoin poſſible de ſa chere Progeniture, elle s’évanouit dans un brouillard, & le Heros la reconnut pour la Déeſſe ſa Mere.

L’Heure fatale étant enfin arrivée, le combat s’engagea ; mais, avant que d’oſer entreprendre d’en raporter les évenemens differens, & les revolutions merveilleuſes, je dois, à l’exemple de pluſieurs autres fameux Auteurs, demander aux Dieux cent langues, & autant de plumes. Encore n’y en auroit-il pas aſſez, pour executer, comme il faut, une pareille entrepriſe.

Dis-moi, Déeſſe qui préſide ſur l’Hiſtoire, dis-moi qui fut le premier qui s’avança au milieu du champ de Bataille.

Paracelſe, étant à la tête de ſes Troupes, aperçut Galien dans l’aîle qui lui étoit opoſée. Il ſaiſit un javelot noüeux, & le lui lance avec une force preſque ſurnaturelle. Le vaillant Ancien le reçoit ſur ſon bouclier, & la pointe ſe briſe dans la ſeconde doublure, faite du cuir d’un puiſſant taureau.
 
Hic pauca deſunt.
 
 
Ils portérent leur Chef dangereuſement bleſſé dans ſon Char.
 
Deſunt nonnulla
 
 

Ariſtote voïant Bacon[40], qui ſe pouſſoit dans la plaine d’un air furieux, place ſur ſon arc une fleche bien acerée ; il aproche la fatale corde juſqu’à ſa tête ; la fleche aîlée fend l’air avec la rapidité de la foudre ; elle manque le brave Moderne, & vole par-deſſus ſa tête en ſiflant, mais elle frape le grand Des-Cartes. La pointe trouve le défaut de ſon caſque ; elle perce le cuir, qui l’atache, & lui entre dans l’œil droit. La violence de la douleur fait pirouetter, le vaillant Archer, comme une tempête agite les branches d’un jeune ſapin. Il accuſe les aſtres de ſa deſtinée, juſqu’à ce que la mort, comme une étoile d’une force ſuperieure, l’envelope dans ſon tourbillon.

 
 
 
Ingens hiatus hic
  in M S.
 
 

Homere parut alors à la tête de la Cavalerie, monté ſur un Cheval fougueux, que le Cavalier lui-même avoit de la peine à gouverner, mais dont un autre mortel n’oſeroit aprocher ſeulement. Il ſe jette au milieu des rangs les plus ſerrez des ennemis, & renverſe tout ce qui s’opoſe à ſon paſſage, comme un tourbillon d’eau, pouſſé par un ouragan, abat une foible digue qu’on lui opoſe. Raconte-moi, Déeſſe, qui fut le prémier qui tomba ſous ſa main foudroïante, & qui fut le dernier, qui eut la gloire de perir par ſes armes invincibles. Gondibert eut la temerité de vouloir l’arrêter. Ce Guerrier, couvert d’une Cuiraſſe peſante, montoit un foible Hongre, moins fameux par ſon agilité, que par la docilité qu’il montroit en ſe mettant à genoux toutes les fois que ſon Maître vouloit monter ou deſcendre. Il avoit fait vœu à la Guerriere Pallas de ne pas quitter le Champ de Bataille, avant que d’avoir dépouillé Homere de ſes armes. Inſenſé ! il ne connoit pas celui qui les porte, il n’a pas la moindre idée de ſa force. Homere le renverſe avec ſon cheval dans la pouſſiere, où il eſt foulé aux pieds des Courſiers. Saiſiſſant enſuite une puiſſante lance, il abat Denham, un Moderne plein de courage : il étoit deſcendu d’Apollon du coté paternel ; mais, ſa Mere étoit de race mortelle[41]. Le Dieu en prend la partie celeſte, & en fait une étoile ; mais, ce qu’il y avoit de terreſtre dans ce malheureux Heros ſe vautre à terre dans ſon propre ſang.

Tandis que le cheval d’Homere tue Weſtley[42] d’un coup de ſon pied nerveux, le Guerrier lui-même ſaiſit Perrault, l’arrache de deſſus ſon cheval, le jette contre Fontenelle, & du même coup il leur fait ſauter la cervelle à l’un & à l’autre.

A l’aile gauche, Virgile parut à la tête de la Cavallerie, vétu d’armes d’un éclat extraordinaire, & admirablement bien proportionnées à ſes membres. Il preſſoit les flancs d’un puiſſant Courſier gris-pommelé, qui marchoit d’un pas lent, mais dont la lenteur n’étoit qu’un effet de fierté & de vigueur[43] Ce Heros jetta les yeux ſur l’Eſcadron qui lui étoit opoſé, impatient d’y découvrir un objet digne de ſa valeur. Bientôt il vit ſur un Hongre d’une taille monſtrueuſe un Guerrier ſortir des Eſquadrons les plus épais de l’Armée ennemie. Il avançoit lentement, mais avec un bruit effroïable. Son cheval vieux & maigre conſumoit la lie de ſes forces dans un grand trot, qui, ſans faire beaucoup de chemin, faiſoit réſonner les armes du Cavalier, de la maniere la plus terrible.

Deja les deux Guerriers s’étoient aprochez juſqu’à la portée du javelot, quand l’inconnu demanda une tréve, & fit ſigne, qu’il ſouhaitoit de parler à ſon illuſtre ennemi. Il leve auſſi tôt la viſiere de ſon caſque, au fond duquel on aperçut à peine un viſage, qui, après un long examen, fut enfin reconnu pour celui de Dryden. A ce ſpectacle, le brave Ancien parut ſaiſi d’étonnement ; car, le caſque avoit neuf fois plus de volume que la tête[44], qui, dans cet enfoncement, avoit l’air d’une ſouris placée ſous un dais, ou du front ridé d’un vieux Petit-Maître enterré dans le vaſte contour d’une Perruque quarrée. La voix de ce Champion répondoit à ſon viſage ; le ſon en étoit maigre & foible. Il fit une longue Harangue, pour s’inſinuer dans l’eſprit de ce bon Ancien ; &, par une longue ſuite de Généalogies, il lui fit paroitre avec évidence, qu’ils étoient unis enſemble par les liens reſpectables du ſang. Il propoſa enſuite un troc d’armes comme une marque éternelle d’Hoſpitalité entre eux.

Virgile y conſentit ; car, une Divinité ennemie vint, d’une main inviſible, répandre devant ſes yeux un noir brouillard ; & il donna des armes d’or, de la valeur de cent Bœufs, pour des armes de fer mangées par la rouille[45]. Il eſt vrai, que cette Cuiraſſe brillante convenoit encore moins aux foibles membres du Moderne, que celle qu’il venoit de quitter.

Ils convinrent enſuite de faire un échange de leurs chevaux ; mais, quand Dryden voulut monter celui de Virgile, il fut effrayé ; une ſueur froide.
 
alter hiatus hic in
M S.
 
 


Lucain pouſſa au devant de ſon Eſcadron, lachant la bride à un cheval plein de feu & d’une beauté parfaite, mais ſi indocile, que ſouvent n’obéiſſant point à la main de ſon Maitre il le portoit à travers la Campagne, comme s’il avoit pris le mords aux dents[46]. Il fit un carnage terrible, dans la Cavalerie ennemie ; & il auroit détruit des Troupes entieres, ſi Black-more[47], fameux Moderne, ne s’étoit jetté au devant de lui, pour empêcher la deſtruction totale de ſon Eſcadron. Ce fier Guerrier lança à Lucain un javelot, qui, bien que dardé d’une main vigoureuſe, ne parvint pas juſqu’au but, mais entra bien avant dans la terre[48]. Le Heros ancien lance ſon javelot à ſon tour ; mais Eſculape, caché dans un nuage, détourne la pointe terrible du corps de ſon favori. Brave Moderne, dit Lucain, je vois que quelque Divinité vous protege, car, jamais mon bras ne m’a trompé de cette maniere. Mais, que peut un foible mortel contre une Divinité ? Ne pouſſons pas le combat plus loin, & donnons-nous des preſens mutuels. Là-deſſus, il donna à ſon ennemi une paire magnifique d’Eperons ; & Black-more lui fit preſent d’une Bride très-artiſtement faite[49].
 
 
Pauca deſunt
 
Creech ; mais, la Déeſſe Stupidité ſe ſervit d’un nuage, auquel elle donna la figure d’Horace ; & elle le plaça devant le Moderne, dans la poſture d’un

fuïard[50]. Le Guerrier, charmé d’entrer en combat avec un ennemi qui lui tournoit le dos, pourſuivit cette vaine image, avec vigueur, en l’accablant de menaces, juſqu’à ce qu’elle l’eut conduit juſqu’à la Ferme paiſible de ſon Pere Ogleby[51], par lequel il fut deſarmé, & placé ſur un lit, pour ſe refaire de la fatigue de cette journée.

Pindare tua… &…, & Oldham, & l’Amazone Afra au pied leger[52]. Il n’alloit jamais à l’ennemi, en ligne directe ; mais, caracollant avec une agilité étonnante[53], il fit un terrible carnage parmi la Cavalerie legere de l’Ennemi. Quand Cowley remarqua ſes grandes actions, le ſang lui bouillonna dans les veines, & ſon cœur genereux s’anima d’un feu nouveau. Il pouſſa ſon Courſier vers le fier Ancien ; &, imitant ſes Détours, & ſes Caracolles, autant que la vigueur de ſon Cheval & ſon habileté le lui permettoient, il s’en aprocha bientôt de la longueur de trois javelots. Cowley darda ſa lance le prémier ; mais, il manqua ſon ennemi, & le javelot tomba ſans effet aux pieds des Chevaux, Alors Pindare ſaiſit un dard ſi grand, & d’une peſanteur ſi prodigieuſe, qu’à peine dix Cavaliers, tels que notre âge les produit, ſeroient capables de le lever de terre. Cependant, il le lança ſans peine ; & la poutre, dirigée d’une main ſure, auroit indubitablement accablé le Moderne, s’il n’avoit pas heureuſement opoſé au coup le Bouclier qu’il avoit reçu de ſa Mere Venus[54]. Là-deſſus, les deux Heros mirent l’Epée à la main ; mais, le Moderne étoit dans un tel deſordre, qu’à peine étoit-il le maître de ſes actions. Le bouclier échapa de ſes doits tremblants. Trois fois il voulut fuir, & trois fois ſon ennemi lui coupa le paſſage. A la fin, il fit ferme ; &, levant vers ſon ennemi ſes mains ſuppliantes, O Pindare, ſemblable à un Dieu, lui dit-il, épargnez ma vie ; & ſoiez le Poſſeſſeur de mon Cheval, & de mes armes. Mes Amis ne manqueront pas de vous donner une rançon conſidérable, quand ils ſauront que je ſuis en vie, & votre Priſonnier.

Pindare lui répondit ainſi : Que ta rançon reſte avec tes Parens ; ton cadavre va ſervir de proye aux Chiens, & aux Vautours. Il dit, &, levant ſon épée invincible, il ſepara, d’un coup afreux, le Corps de ſon ennemi en deux parties : l’une tomba à terre toute palpitante, expoſée aux pieds des Chevaux ; & l’autre fut emportée au travers de la plaine par le courſier effraïé. Venus la prit, elle la lava ſept fois dans l’Ambroiſie, & la frotta trois fois d’une branche d’Amarante. Aufi-tôt, le cadavre mutilé prit la figure d’une colombe, & la Déeſſe l’attela à ſon Char.
 
 
Hiatus valdè deflendus
in M S.
 
 


Le Char du blond Phébus penchoit déja vers la Mer, & les forces des Modernes ſembloient ſe préparer à la retraite, quand, d’un Bataillon épais de leur Infanterie péſamment armée, ſortit un Capitaine dont le nom étoit Bentley, le mortel le plus difforme d’entre tous les Modernes. Il étoit grand ſans taille, épais ſans force & ſans proportion : ſes armes étoient un amas de mille piéces incapables d’être jointes enſemble avec exactitude. Quand il marchoit, elles donnoient un ſon affreux & ſec, ſemblable à la chute d’un morceau de plomb, qu’une tempête précipite du haut d’un Clocher. Son caſque étoit d’un fer tout rouillé ; mais, la viſiere étoit d’un Airain, qui, empoiſonné par ſon haleine, s’étoit changé en couperoſe. Quand le Guerrier étoit haraſſé par le travail, ou agité par la colere, on lui voïoit découler des levres une eſpece d’encre d’une nature très-maligne. De ſa main droite il ſaiſit un Torchon ; &, pour ne pas manquer d’armes offenſives, il munit ſa gauche d’un Vaiſſeau rempli d’Ordures[55]. Se trouvant de cette maniere armé dans les formes, il avança, d’un pas lourd & tardif, vers l’endroit, où les Chefs des Modernes conſultoient enſemble. Quoi qu’ils fuſſent dans un terrible embaras, ils ne purent pas néanmoins s’empêcher de rire, en voïant ſes jambes cagneuſes, & ſon épaule haute, qui étoient expoſées à la vuë, malgré ſes Guêtres & ſa Cuiraſſe forcées à prendre le pli de ſon corps.

Les Généraux de ſon Parti l’eſtimoient pour ſon talent d’invectiver, qui, lorſqu’il reſtoit dans certaines bornes, étoit ſouvent d’un très-grand ſervice pour la cauſe commune, mais qui, dans d’autres occaſions leur faiſoit plus de mal que de bien. A la moindre offenſe, & quelques fois même ſans aucun motif, ſemblable à un Elephant bleſſé, il tournoit ſa fureur contre les Conducteurs mêmes.

Il étoit alors préciſement dans cette diſpoſition. Aigri de voir l’avantage du côté des ennemis, & mécontent de la conduite de tout le monde, hormis de la ſienne, il déclara à ſes Généraux, d’une maniere auſſi gracieuſe que ſoumiſe, qu’ils n’étoient qu’un tas de Marauts de Fous, de Fils de Chiennes, de Poules mouillées, de Têtes dures, & de Faquins deſtituez de Sens-commun. Si l’on m’avoit établi Generaliſſiſme, continua-t-il, les Anciens, ces Chiens préſomptueux, auroient été bientôt forcez à chercher leur ſalut dans la fuite. Vous reſtez ici, vous autres, les bras croiſez ; &, quand moi, ou quelqu’autre vaillant Moderne, nous tuons quelque ennemi, d’abord vous vous en appropriez les dépouilles : mais, ſoïes ſurs, que je ne marcherai pas, ſi vous ne me jurez tous, que vous m’accorderez la poſſeſſion tranquille des armes de tous ceux que je ferai Priſonniers, ou que j’enverrai dans le noir Tartare. Quand il eut parlé de cette maniere, Scaliger, lui jettant un regard mépriſant : Miſerable Babillard, dit-il, unique Admirateur de ton propre Merite, ſache que dans tes invectives, il n’y a, ni eſprit, ni prudence, ni verité : la malignité de ton temperamment paſſe les bornes de la nature même ; ton érudition te rend plus barbare, & les humanitez plus inhumain. Par ton Commerce avec les Poëtes, tu n’as attrapé que plus de baſſeſſe & de ſtupidité ; tout ce qui civiliſe les autres hommes te rend farouche, & intraitable. La Cour t’a donné de la groſſiereté, & la converſation des gens polis t’a affermi dans la Pédanterie : d’ailleurs, tu és un poltron fieffé, s’il y en a un dans l’Armée. N’aie pas peur qu’on t’envie le fruit de tes victoires ; je te réponds, que toutes les dépouilles, que tu prendras, t’appartiendront : mais, je m’attends bientôt à voir ta vile Carcaſſe devenir la Proie des Corbeaux & des Vers.

Bentley n’oſa pas repliquer : mais, crevant de dépit & de rage, il ſe retira dans la réſolution de faire parler de lui par quelque haute entrepriſe. Il prit pour ſon Compagnon d’armes ſon cher Wotton, & ils formérent enſemble le deſſein de tomber ſur quelque quartier négligé du Camp ennemi. Ils marchent ſur les cadavres de leurs Amis maſſacrez ; & enfin, par pluſieurs detours tortueux, ils parviennent tout tremblans aux Gardes avancées des Anciens. Ils jettent les yeux de tous cotez, pour voir s’ils ne découvriroient pas quelques Guerriers bleſſez, ou quelque Heros que la laſſitude ait enſevelis dans un profond ſommeil. Tels deux Chiens Domeſtiques, que leur Gourmandiſe naturelle & la Diſette de la maiſon aſſocient, ſe preparent, malgré leur lâcheté, à attaquer pendant les tenebres de la nuit le bercail de quelque riche Paſteur. La Lune, témoin de leur deſſein criminel, darde perpendiculairement ſes raïons ſur leurs têtes coupables. Quoique de tems en tems ils en découvrent le brillant viſage dans quelque Bourbier, ils n’oſent pas y abboïer ; mais, taciturnes, & la queuë baſſe, ils avancent vers la proïe, d’un pas lent & circonſpect. L’un s’arréte, pour voir s’il ne découvre rien dans la plaine d’alentour ; pendant que l’autre va reconnoître par-tout, eſperant trouver à quelque diſtance du bercail les membres de quelqu’agneau à demi devoré, reſtes mépriſables des Loups affamez, ou des Corbeaux ſiniſtres.

Avec la même crainte, & la même circonſpection, marchoit ce couple de tendres Amis, quand de loin il découvrit deux Cuiraſſes brillantes ſuſpenduës à un Cheſne, & près de-là leurs Poſſeſſeurs enſevelis dans un agréable ſommeil. Les deux Amis décidérent par le ſort, à qui cette entrepriſe tomberoit en partage ; & la deſtinée ſe déclara pour Bentley. Il ſe met auſſi-tôt en marche : devant lui vont la confuſion & l’étonnement ; l’horreur & la fraïeur ſuivent ſes pas. Quand il fut tout près du butin, il vit Phalaris & Elope[56], deux Héros de marque parmi les Anciens, profondement endormis. Il bruloit d’envie de les dépêcher l’un & l’autre, & déja il ſe préparoit à lancer vers la poitrine de Phalaris ſon redoutable Torchon attaché à une longue perche : mais, la Déeſſe Fraïeur retint ſon favori entre ſes bras glacez ; &, voïant le danger qui menaçoit ſes jours, elle le força à ſe retirer au plus vite. Dans le même moment, les deux Guerriers, ſans ſe reveiller, ſe tournerent avec impetuoſité ; le mouvement de leurs corps répondant aux images trompeuſes qui les amuſoient pendant le ſommeil. Phalaris ſongeoit qu’un vil Poëtereau l’aïant ſatiriſé, il l’avoit enfermé dans ſon Taureau d’airain, ou le malheureux rempliſſoit l’air de ſes meuglemens. Pour Æſope, il révoit qu’il étoit étendu à terre avec d’autres Chefs des Anciens ; & qu’un Ane, s’étant détaché, les fouloit aux pieds, & les ataquoit par des ruades redoublées. Le divin Bentley, effraïé du mouvement involontaire de ces deux Capitaines, n’oſa rien entreprendre contre eux : il ſe contenta de ſaiſir leurs armes ; & il ſe retira, pour aller rejoindre ſon cher Wotton.

Ce jeune Heros, cependant, avoit traverſé les Campagnes, pour chercher quelque Avanture digne de lui. Il parvint à la fin au bord d’un petit ruiſſeau, dont la ſource n’étoit pas éloignée. Les mortels l’apellent Hypocrene. Il s’y arrêta ; &, preſſé de la ſoif, il voulut l’apaiſer dans ce criſtal liquide. Trois fois ſes mains portérent l’eau ſacrée à ſa bouche, & trois fois elle s’écoula à travers ſes doits. Il ſe jette à terre, pour ne plus tromper ſa cruelle ſoif ; mais, ſes levres n’avoient pas encore baiſé cette onde pure, quand Apollon arriva près de-là. Ce Dieu plaça ſon bouclier entre la ſource & le ruiſſeau ; & Wotton, plongeant ſa tête juſqu’au fond, ne ſe remplit la bouche que d’une bouë épaiſſe.

Quoiqu’aucune fontaine de l’univers n’oſe comparer la pureté de ſes eaux, avec celle de ſes ondes ſacrées, il ne laiſſe pas d’y avoir au fond une eſpece de ſediment de limon & de bouë[57]. Jupiter a donné cette qualité à l’Hypocrene, à la priere d’Apollon, afin que la punition fût toute prête pour ceux, qui oſeroient y toucher d’une bouche impure ; & pour les imprudens, qui ſe hazarderoient à s’y plonger trop avant.

Près de la ſource même, Wotton apperçut deux Heros d’entre les ennemis. Il ne reconnut pas le premier, mais il diſtingua clairement les traits de Temple, Général des Alliez des Anciens. Il étoit ocupé à puiſer cette onde pure dans ſon caſque, & à la boire à coups redoublez. A cette vûë, Wotton ſentit ſes mains trembler, ſes genoux chancellerent & cependant il ſe parla ainſi à lui-même : 0 ! ſi je pouvois terraſſer ici ce Deſtructeur fatal de nos Troupes, quelle ne ſeroit pas ma réputation parmi nos Chefs ! Mais, de l’ataquer de front, d’opoſer poitrine à poitrine, bouclier à bouclier, lance à lance, quel Moderne oſeroit y penſer ſeulement ; car, il combat comme un Dieu : Apollon, ou la guerriere Pallas, ſe trouvent toûjours à ſes côtez. O ! ma Mere, continua-t-il, ſi la Renommée ne trompe pas les foibles mortels, en publiant que je ſuis fils d’une ſi grande Déeſſe, acordez-moi d’atteindre Temple avec ce javelot. Que le coup l’envoye ſur les rives du noir Cocyte, & que chargé de dépouilles je retourne triomphant à l’Armée que vous favoriſez.

Les Dieux éxaucérent une partie de ſa priere, par l’interceſſion de ſa Mere & de Momus ; mais, un vent excité par la deſtinée diſſipa le reſte dans les airs.

Wotton ſaiſit ſon javelot, & après l’avoir branlé avec toute la force dont il étoit capable, & que ſa Mere augmentoit encore, il le lance au Heros, qui ne s’y attend pas. Le dard perce l’air en ſiflant, parvient à peine juſqu’au baudrier du grand Temple, & tombe à terre comme un fardeau inutile. Le Heros ne ſentit pas ſeulement que le javelot le touchoit : il ne l’entendit pas même tomber ; & Wotton auroit pu regagner ſes Troupes, avec la gloire d’avoir lancé impunement ſon dard contre un Chef de cette reputation. Mais Apollon, courroucé de ce qu’un javelot, lancé par l’aſſiſtance d’une Divinité ſi infame, avoit profané les bords de ſa fontaine, prit la figure d’un Il aprocha d’une démarche lente du jeune Boyle, qui ſe trouvoit auprès de Temple : il lui montra le javelot & le Moderne, qui avoit eu l’audace de le jetter ; & ordonna au jeune Guerrier d’en prendre une promte vengeance.

Boyle, couvert d’Armes, que les Habitans du haut Olimpe lui avoient données d’un commun acord, avance auſſi-tôt ſur l’ennemi tremblant, qui n’oſe l’attendre de pied ferme. Tel un jeune Lion des plaines de la Lybie, que ſon Pere accablé d’âge envoïe à la chaſſe ou pour chercher de la proie, ou pour exercer ſa vigueur, & pour augmenter ſes forces, traverſe d’une courſe impetueuſe les Collines & les Vallons ; il ſouhaite avec ardeur de voir deſcendre des montagnes quelque Tigre carnaſſier, ou quelque Ours furieux. Par hazard, la voix importune d’un Ane ſauvage choque l’oreille de l’animal magnanime. Quoique peu avide de tremper ſes griffes dans un ſang ſi vil, fatigué pourtant de ce bruit desagreable, que l’Echo auſſi peu judicieuſe que le reſte de ſon Sexe, repete avec plus de plaiſir que le chant de Philomele, il ſe reſoud à vanger l’honneur de la forêt ; &, d’un ſeul coup de ſes griffes invincibles il déchire la Bête bruïante. Tel Boyle pourſuivit Wotton, qui, fuïant devant lui, auroit ſouhaité d’égaler la rapidité du vent. Mais, accablé d’armes peſantes, & lourd de ſon naturel, il commença à rallentir ſa courſe, quand il apperçut ſon cher Bentley chargé des dépouilles des deux Heros Anciens, dont la valeur étoit enſevelie dans le ſommeil. Boyle le vit venir : &, remarquant d’abord le Caſque & le Bouclier de ſon Ami Phalaris, que le jeune Heros avoit depuis peu poli & doré de ſes propres mains [58], il s’anima d’une noble fureur ; &, les yeux enflammez de colere, il laiſſa-là Wotton, pour ſe jetter ſur ce nouveau venu. Il deſiroit ardemment de vanger ſes Amis offenſez ſur tous les deux ; mais, ils avoient pris leur fuite de differens cotez. C’eſt ainſi qu’une Femme ruſtique, à qui la quenouille fournit dans ſa cabane une maigre fubſiſtance, ſi par hazard ſes oyes ſont répandus par le village, court tantot d’un coté & tantôt de l’autre pour forcer ces animaux vagabonds à rentrer dans la hute. Ils rempliſſent l’air de leurs cris, ſe jettent dans la Campagne, & en remuant leurs aîles ils s’efforcent à rendre leurs corps plus legers pour leurs pieds chancellans. C’eſt ainſi que Boyle pourſuivit ; c’eſt ainſi que ce Couple d’Amis ſe conduiſit dans leur fuite. Voïant à la fin, que leurs efforts étoient vains, ils ſe joignent courageuſement, s’arrêtent, & attendent le terrible ennemi. D’abord, Bentley lui lance un javelot de toutes ſes forces ; mais, Minerve en aïant araché la pointe d’acier, au milieu de l’air, y en mit à la place une autre de plomb, qui, après avoir choqué le bouclier du Heros, tomba à terre toute émouſſée. Alors Boyle, prenant ſon tems avec beaucoup de juſteſſe, ſaiſit un dard d’une longueur & d’un poids extraordinaire ; &, comme ce couple d’Amis étoit ſerré cote contre cote, il tourna du coté droit, & avec une force ſurnaturelle il lança le javelot fatal. Bentley voit aprocher ſa malheureuſe deſtinée : il couvre ſes cotés de ſes bras, dans l’eſperance de ſauver du moins ſon corps de ce coup terrible ; mais, la pointe entre, elle paſſe par les bras & par le flanc, & ne perd pas ſa force, avant qu’elle ait auſſi percé de part en part le vaillant Wotton, qui, voulant ſoutenir ſon ami expirant, partage ſon triſte ſort. Tel un habile Cuiſinier perce d’un ſeul coup de ſa broche aigue les corps d’une couple de cocqs de bruiere, dont les ailes ſont fermement atachées à leurs tendres flancs. De la même maniere la lance du divin Boyle traverſe les deux amis : ils tombent à terre avec un bruit horrible unis dans leur mort, comme ils l’avoient été dans leur vie. Ils étoient tellement atachez l’un à l’autre, que, ne paſſant que pour un ſeul corps, ils auront ſauvé ſans doute la moitié du paſſage de l’avarice de Caron. Adieu, couple lié par les plus ſaints nœuds de l’amitié mutuelle ; adieu, Oreſte & Pylade de notre âge ; vous quittez un ſejour où peu d’amis vous reſſemblent. Si l’Eſprit & l’Eloquence ont encore quelque force, vous ſerez heureux, vous ſerez immortels.

 
 
 
Defunt cætera.

REFLEXION
SUR UN
BALAY.

Dans le goût des Meditations
de Meſſire Robert Boyle.



  Ontemplez ce Balay jetté ignominieuſement dans un coin. Je l’ai vu autrefois dans un état floriſſant. Il ocupoit une place honorable dans une grande forêt. il étoit plein de ſuc, couvert d’une verdure riante, & de rameaux épais. En vain l’induſtrie de l’homme veut combatre la nature, en atachant à ce trône deſeché l’ornement étranger de quelque branches fletries. Ce n’eſt tout au plus qu’un arbre renverſé, qui porte ſes branches vers la terre, & ſa racine en l’air. Il eſt manié à préſent par les ſervantes les plus mauſſades, condamné à ſervir d’inſtrument à leurs viles occupations ; &, par le ſort le plus capricieux, il eſt deſtiné à ſe ſalir, dans le tems qu’il nettoïe toute autre choſe. Uſé à la fin dans ce triſte ſervice, il eſt jetté dans la ruë, ou bien il eſt mis en piéces, pour allumer le feu. Quand je l’examine, je ſoupire, & je ne ſaurois m’empécher de me dire à moi-même : Certainement, l’Homme mortel n’eſt qu’un Balay.

La nature envoie l’homme dans le monde, vif & robuſte, ſa tête eſt ornée de ſes propres cheveux, branches naturelles des végétaux raiſonnables, juſqu’à ce que la hache de l’intemperance coupe ces rameaux ſi gais & ſi riants, & le laiſſe un tronc deſeché. Alors, il a recours à l’Art ; il ſe charge le front d’un vil amas de cheveux étrangers tous couverts de poudre ; il en paroit fier, comme d’une dépouille glorieuſe. Si ce Balay, que nous voïons-là, vouloit ſe donner des airs ſur ce faiſſeau de branches, qui ne ſont pas de ſon cru, & qui ſont tous couverts de pouſſiere, quoi qu’elles ſervent peut-être à donner de la propreté à la chambre de la plus belle Dame, ſa vanité ne nous paroitroit-elle pas ridicule, & mépriſable au ſuprême dégré ? Nous ſommes des juges également aveugles de notre propre mérite, & des défauts d’autrui.

Mais, dira-t-on, un Balay eſt l’embleme d’un Arbre appuïé ſur ſa tête. Eh ! je vous prie, qu’eſt-ce que l’homme, qu’une créature toûjours tournée ſens deſſus deſſous ? Ses facultez animales ont toujours le deſſus ſur ſa raiſon ; ſa tête eſt placée où devroient être ſes pieds, elle ſe vautre toujours dans la terre. Avec tous ces défauts il veut être le Réformateur general des erreurs & des vices, il fouille continuellement dans tous les égouts de la nature, il met en lumiere des villenies cachées, il excite une épaiſſe pouſſiere où l’on n’en voïoit point auparavant, & en même tems il ſe plonge dans les ordures, dont il veut débaraſſer les autres. Ses derniers jours ſont conſumez dans l’eſclavage des femmes, & d’ordinaire de celles, qui le meritent le moins, juſqu’à ce qu’uſé juſqu’au bout, comme ſon Frere le Balay, il ſoit chaſſé de la maiſon, à moins qu’il n’ait dequoi allumer un feu, auprès duquel les autres s’échaufent.[59]

 

 

PENSEES DETACHEES,
MORALES
ET
DIVERTISSANTES.



  Ous avons juſtement autant de Religion, qu’il nous en faut, pour nous haïr les uns les autres ; nous n’en avons pas aſſez, pour nous porter à la tendreſſe mutuelle.


2. Quand nous réfléchiſſons ſur les évenemens paſſez, les Guerres, les Emeutes, les Negociations ; nous nous étonnons de ce que les hommes ſe ſont donné tant de mouvemens, pour des choſes ſi paſſagéres : ſi nous conſiderons le tems préſent, nous voïons préciſement la même humeur intrigante, qui s’occupe ſur les mêmes Evenemens ; & nous ne nous en étonnons point du tout.

3. L’Homme ſage tire des conjectures & des concluſions de l’examen de toutes les circonstances des choſes ; mais, le moindre incident, qu’il n’eſt pas poſſible de prévoir, eſt capable de donner aux affaires, des tours ſi peu attendus, & traine aprés lui des revolutions ſi ſurprenantes, que le ſage eſt ſouvent auſſi peu en état de juger des évenemens, que l’homme du monde le plus ignorant, & le moins expérimenté.

4. L’Eſprit déciſif eſt une excellente qualité pour les Prédicateurs & pour les Avocats, parce que celui qui veut obtruder ſes penſées & ſes raiſons à une multitude, n’en peut perſuader les autres, qu’à proportion qu’il en paroit fortement convaincu lui-même.

5. Comment peut-on s’atendre à voir les hommes recevoir de bonne grace les Conſeils qu’on leur donne ſur leur conduite, quand on les voit rejetter avec dédain les avertiſſemens qui regardent un danger préſent qui les menace.

6. J’ai oublié, ſi parmi les choſes qui ſont perduës ſur la Terre, & qui ſe conſervent dans la Lune, Arioſte met les Conſeils ; il auroit du les y placer auſſi bien que le Tems.

7. Le ſeul Prédicateur, dont on profite, c’eſt le Tems. Il nous donne préciſement le même tour d’eſprit, que les gens d’âge ſe ſont efforcez en vain de nous inſpirer.

8. Quand nous deſirons ou recherchons certaines choſes, notre ame ne s’attache qu’à leur face lumineuſe, & riante : quand nous les poſſedons, nous ne les conſiderons, que de leur coté ſombre & ténébreux.

9. On remarque dans une verrerie, qu’un artiſan ; qui jette quelques poignées de charbons froids dans le feu, ſemble l’étouffer ; mais, un ſeul moment après, la flamme ſe ranime, & prend une nouvelle vigueur, Ce Phenomene peut étre une Emblême juſte de l’utilité des paſſions, qui, judicieuſement atiſées, ſemblent traverſer les operations de l’ame, quoique dans le fond elles l’empêchent de tomber dans une langueur lethargique.

10. Il ſemble que certaines gens croient que la Religion eſt tombée en enfance, & qu’elle doive ſe nourrir de Miracles, comme du tems qu’elle étoit encore au Berceau.

11. Tous les accès du plaiſir ſont contrebalancez par un degré égal de chagrin, & de douleur ; celui, qui s’y abandonne, reſſemble à un prodigue, qui dépenſe pendant l’année courante la moitié du revenu de celle qui ſuit.

12. Les derniers jours de l’homme ſage ſe paſſent entierement à ſe guerir des folies, des préjugez, & des fauſſes opinions, qu’il a contractées dans ſa jeuneſſe.

13. Si un Auteur veut ſavoir, par quelles routes il ſe rendra agréable à |a poſterité ; qu’en examinant les Livres nos Prédeceſſeurs, il prenne garde à ce qui l’y charme le plus, & à ce qu’il y regrette davantage.

14. Que les Grands Seigneurs ne ſoient pas les dupes des magnifiques Promeſſes des Poëtes. Il eſt certain qu’ils ne donnent l’Immortalité qu’à eux-mêmes. Nous admirons Homere & Virgile, & non pas Achille ou Ænée. Il en eſt tout autrement des Historiens : nos penſées s’ocupent entierement des Evenemens, des Actions, des Perſonnes, dont ils nous parlent ; à peine avons-nous le loiſir de ſonger à celui qui nous les dépeint.

15. Une marque certaine qu’un homme, qui paroit avec éclat dans le Monde, eſt véritablement un grand Genie, c’eſt la Conſpiration, que tous les petits EſPrits trament contre lui.

16. Les perſonnes, qui poſſedent tous les avantages de la vie humaine, ſont dans un état, où un grand nombre d’accidens peuvent les troubler & leur donner du chagrin, & où peu de choſes ſont capables de leur donner du plaiſir.

17. Il eſt ridicule de punir les Poltrons par l’Infamie : s’ils l’avoient crainte, ils n’auroient pas été poltrons. Le ſupplice qui leur convient c’eſt la mort ; puiſqu’il n’y a que la mort qu’ils craignent.

18. Les plus belles Inventions ſont trouvées d’ordinaire dans les ſiècles les plus ignorans ; tels ſont l’uſage de la Bouſſole, de la Poudre-à-canon, & l’Imprimerie, qui ont été tirez des tenébres de l’Ignorance, par la Nation la plus ſtupide, les A.

19. Une preuve, qui eſt ſeule capable de faire voir la fauſſeté de ce qu’on débite d’ordinaire ſur les ſpectres, & ſur les apparitions, peut être tirée de l’opinion generale, qui veut, que les Eſprits ne ſe montrent jamais, qu’à une ſeule perſonne à la fois. Si on explique ces paroles par une interprétation ſenſée, elles ne veulent dire, ſi-non qu’il arrive rarement, que dans une Compagnie il ſe trouve plus d’une perſonne hypocondriaque à un certain degré.

20. Je m’imagine qu’au jour du Jugement, il y aura peu de connivence pour les gens éclairez, qui auront manqué du coté de la Morale, & pour les ignorans qui auront failli du coté de la Foi. C’eſt ainſi que les avantages de l’habileté & de l’ignorance ſeront égaux. Je crois encore que quelques doutes, dans les habiles gens, & quelques vices, dans les ignorans, ſeront facilement pardonnez à la force de la tentation.

21. La valeur de pluſieurs circonſtances dans l’Hiſtoire eſt extrémement diminuée par l’éloignement des Epoques. Il y en a pourtant de très-petites en aparence, qui répandent un grand jour ſur les évenemens ; & il faut un Eſprit très-judicieux dans l’Hiſtorien, pour en faire un bon choix.

22. Cet Age Critique eſt une Expreſſion devenue auſſi fort en vogue parmi les Auteurs, que ce Siecle Corrompu l’eſt parmi les Théologiens.

23. Il y a quelque choſe de comique, à obſerver les obligations, que le ſiecle préſent impoſe aux ſiécles ſuturs. Les ſiecles futurs parleront ce ce fait. C’eſt une affaire qui s’attireras l’attention de toute la poſterité. On ne ſonge pas, que la poſterité ſera comme nous, & qu’elle n’emploiera ſon tems & ſes penſées, qu’aux choſes préſentes.

24. Le Camaleon, qui, ſelon les ſentimensdes Naturaliſtes, ne le nourrit que d’air, a de tous les animaux la langue la plus deliée, & la plus vive dans ſes mouvemens.

25. Il arrive dans les Diſputes ce qui eſt ordinaire dans les Armées. Le Parti le plus foible étale des lumieres trompeuſes, & fait un bruit exceſſif, pour donner à l’ennemi une haute idée de ſes forces.

26. Quand quelqu’un en Angleterre eſt fait Pair ſpirituel du Roïaume, il perd ſon Nom de Famille : ſi quelqu’un devient Pair temporel, il perd ſon Nom de Batême.

27. Certaines gens, ſous prétexte d’extirper les préjugez, déracinent la vertu, la probité, & la religion.

28. Dans pluſieurs Républiques bien reglées, on a eu ſoin autrefois de borner par des Loix les Poſſeſſions des Particuliers. Pluſieurs fortes raiſons y ont porté les Legiſlateurs ; une entr’autres, à laquelle on fait le moins d’attention. Quand on renferme les deſirs des hommes dans certaines bornes, il arrive que, dès qu’ils ont acquis tout ce que les loix leur permettent de poſſeder, leur intérêt particulier n’occupe plus leurs paſſions ; & ils ſont obligez de leur donner pour objet l’interêt public.

29. L’Homme n’a que trois moïens de le vanger de la Cenſure du Public ; de la mepriſer, d’uſer de répréſailles, & de ſe conduire avec tant de précaution qu’il n’y donne deſormais aucune priſe. On fait oſtentation de la prémiere de ces methodes ; la derniere eſt preſque impoſſible ; c’eſt la ſeconde qui a |a vogue.

30. Herodote nous dit que, dans les païs froids, les Animaux ont rarement des Cornes ; mais que, dans les païs chauds, ils en ont de fort grandes : on pourroit faire de cette remarque une application allez plaiſante.

31. Ceux qui font la ſatire la plus fine de tout ce qui regarde les Procès, ce ſont les Aſtrologues, quand, par les regles de leur Art, ils prétendent déterminer, quand ils ſeront finis, & à l’avantage de quel parti ils ſeront décidez. De cette maniere, ils font dépendre tout le ſuccès de l’influence des étoiles, ſans avoir le moindre égard à la juſtice de la cauſe.

32. J’ai fort ſouvent entendu tourner en ridicule ce qui eſt dit dans les Livres Apocryphes, touchant Tobie, & ſon Chien qui le ſuivoit. Cependant, Homere s’exprime plus d’une fois de la même maniere à l’égard de Telemaque. Virgile dit encore quelque choſe de fort aprochant d’Evandre ; & je m’imagine, que le Livre de Tobie eſt en partie écrit en vers.

33. J’ai vû des hommes, qui avoient d’excellentes qualitez, être d’un grand ge pour les autres, & trés-inutiles pour eux-mêmes. C’eſt ainſi qu’un quadran placé au frontiſpice d’une maiſon, fait ſavoir quelle heure il eſt à tous les voiſins d’alentour, ſans rendre le même ſervice aux proprietaires, qui ſont dans la maiſon même.

34. Si quelqu’un avoit fait un Catalogue exact de toutes les opinions, qu’il a euës depuis ſon enfance juſqu’à ſa vieilleſſe, ſur l’Amour, la Politique, la Religion, & le Savoir, quel afreux Cahos de Contradictions n’y trouveroit-il pas ?

35. Nous ne ſavons rien de ce qui ſe fait dans le Ciel, mais nous ſavons ce qui ne s’y fait pas. On ne s’y marie point, & l’on n’y donne point en mariage.

36. Quand on obſerve le choix de nos Dames ; & leur maniere de diſpoſer de leurs faveurs, on ne ſauroit que reſpecter la memoire de ces Cavalles, dont parle Xenophon. Tant qu’elles conſervoient leur criniere, c’eſt-à-dire leur beauté & leur jeuneſſe, elles ne vouloient pas ſoufrir les careſſes d’un Ane.

37. La ſituation la plus miſerable, c’eſt d’être ſuſpendu entre l’Éſperance, & la crainte : c’eſt vivre dans une perpetuelle incertitude ; c’eſt-là le triſte état auquel fut condamnée Arachné changée en Aragnée par Minerve. Vive quidem, pende tamen, improba, dixit.

38. Vouloir trouver le moïen de ſuppléer à les beſoins, en retranchant ſes paſſions, c’eſt ſe couper les pieds quand on a beſoin de ſouliers.

Les Médecins ne devroient point opiner ſur les matieres de Religion, par la même raiſon qui nous oblige, en Angleterre, de ne point admettre les Bouchers parmi les Juges jurez, quand il s’agit de la vie ou de la mort de quelqu’un[60].

40. La raiſon, pourquoi il y a ſi peu de mariages heureux, c’eſt que la plûpart des jeunes Dames s’apliquent à faire des Filets, & non à faire des Cages.

41. Un homme, qui prête quelque attention aux objets qui frapent ſes yeux dans les ruës, trouvera les viſages les plus gais dans les caroſſes de deuil.

42. Rien ne rend un homme plus incapable d’agir avec prudence, qu’un deſaſtre accompagné de crime & d’infamie.

43. Le pouvoir de la fortune n’eſt reconnu que par les miſerables. Les gens fortunez attribuent tout leur bonheur à leur prudence, ou à leur merite.

44. On s’acquite quelquefois des emplois les plus bas & les plus vils, par un principe d’Ambition. C’eſt ainſi qu’un homme qui monte eſt préciſement dans la même attitude, qu’un homme qui rampe.

45. Les Amis d’un mauvais caractere reſſemblent aux chiens, qui ſaliſſent le plus ceux à qui ils veulent marquer le plus de tendreſſe.

46. La cenſure eſt une taxe qu’un grand homme païe au public pour la ſuperiorité de ſes lumieres & de fon merite.

 

 

ESSAY
DANS LE GOUT LE PLUS MODERNE
SUR LES
FACULTEZ DE L’AME,
EN FORME DE LETTRES.

MONSIEUR,



V Ous êtes un ſi grand Amateur des Antiquitez, que je crois pouvoir ſuppoſer raiſonnablement, qu’on ne ſauroit que vous faire plaiſir, en vous offrant quelque choſe de nouveau. Irrité depuis long-tems contre ces petits Auteurs, qui, dans leurs Eſſays, & dans leurs Diſcours Moraux, ſe jettent dans les Lieux-communs, s’égarent loin de leur ſujet, cachent leurs Livres tout entiers ſous les Citations les plus uſées, j’ai reſolu de ſaire un Eſſay debaraſſé de toutes ces Fautes, & propre à ſervir de modelle aux jeunes Ecrivains. Vous verrez ici des Penſées & des Remarques abſolument neuves, des Citations où aucun autre n’a touché ſeulement, enfin un ſujet de la plus grade importance traité avec toute la methode & avec toute la clarté poſſibles. Cet Ouvrage m’a couté un tems conſiderabie : je vous conjure de le recevoir & de le regarder comme le dernier effort de mon Genie.

Les Philoſophes diſent que l’Homme eſt un Microcoſme, ou petit Monde en miniature, qui repreſente le grand dans toutes ſes parties. Je ſuis encore perſuadé, que le Corps naturel peut parfaitement bien être comparé au Corps Politique. Et ſi cette Comparaiſon eſt juſte, comment eſt-il poſſible que les Epicuriens diſent la verité, en ſoutenant que l’Univers a été formé par un concours fortuit d’Atomes ? Je ſerai prêt à embraſſer leur opinion, quand je verrai les Lettres de l’Alphabet, jetées à tout hazard, former un Traité de Philoſophie auſſi ſavant qu’ingenieux. Riſum teneatis amici. Hor.

Cette fauſſe opinion en doit de neceſſité produire pluſieurs autres, de la même manière, qu’une mauvaiſe digeſtion eſt ſuivi d’autres digeſtions plus mauvaiſes.

Tout batiment, qu’on s’eforce à élever ſur une baze foible, doit crouler néceſſairement. C’eſt ainſi que les aveugles mortels ſont conduits d’erreur en erreur, juſqu’à ce qu’enfin, avec Ixion, ils embraſſent un Nuage, au lieu d’une Déeſſe, ou qu’avec le Chien de la Fable ils prennent la réalité pour l’ombre. Des opinions de cette nature n’ont aucune cohérence ; mais, ſemblables à la terre & au fer, unis enſemble dans les pieds de la Statue de Nabucodonozor, elles doivent ſe ſéparer, & tomber en pieces.

J’ai lû dans un certain Auteur, qu’Alexandre pleura un jour, parce qu’il n’y avoit qu’un Monde à conquerir ; & il auroit fort bien pu s’épargner ces larmes, ſi le concours fortuit des Atomes étoit capable de produire des Mondes. Auſſi, ce ſentiment ridicule eſt plus à la portée du vulgaire, cette Hydre à pluſieurs têtes, qu’à celle d’un Homme auſſi ſage qu’Epicure : & je croi fort, que les plus corrompues de la Secte n’ont fait qu’emprunter le nom de leur illuſtre maître, pour donner cours à cette opinion impertinente ; ſemblables au ſinge, qui ſe ſervoit des griffes du chat ; pour tirer les chataignes des cendres chaudes.

Cependant, le premier pas qu’il s’agit de faire pour guérir un malade, c’eſt de bien connoître la nature de ſon indiſpoſition : &, quoique la Verité soit difficile à trouver, parceque, ſelon le ſentiment d’un Philoſophe, elle demeure au fond d’un Puits, il n’eſt pas neceſſaire de ſe fermer les yeux de propos déliberé ; & il me ſera permis, j’eſpere, d’offrir ma pite au milieu d’un ſi grand nombre de perſonnes, qui me ſurpaſſent en Érudition. Quelquefois un Spectateur voit mieux les coups, que les Joueurs eux-mêmes. D’ailleurs, je ne croi pas, qu’un Philoſophe ſoit obligé de rendre compte de tous les Phenomenes de la Nature, ou de ſe noïer avec Ariſtote, faute de ſavoir expliquer le flux & le reflux. Sa meilleure ſentence n’eſt pas celle, à coup ſeur, qu’il s’apliqua à ſoi-même dans cette facheuſe conjoncture : Quia te non capio, tu capies me. On peut dire, qu’il fut dans cette occaſion le Juge & le Criminel, l’Accuſſateur & le Bourreau.

Sa faute fut d’autant plus grande, que Socrate oſa bien avouer, qu’il ne ſavoit rien ; lui, que l’Oracle avoit declaré le Sage par excellence.

Pour finir cette longue Digreſſion, je dirai qu’il me paroit auſſi clair qu’une Démonſtration d’Euclide, que la Nature ne fait rien en vain. Si nous étions capables de fouiller dans ſes tréſors les plus cachez, nous verrions, que le plus petit brin d’herbe, & les végétaux les plus mépriſables en aparence, ont leur utilité particulière. Elle eſt ſur-tout admirable, dans ſes plus petites productions. Le moindre & le plus vil des inſectes en découvre le mieux l’Art, s’il m’eſt permis de parler ainſi, quoi qu’il ſoit ſur, que Prenant plaiſir à varier ſes Ouvrages, elle laiſſe l’Art bien loin derriere elle, comme obſerve parfaitement bien un Poëte.

Naturam expellas furçâ, tamen uſque recurret.

Il eſt vrai, que les differentes Opinions des Philoſophes ont répandu dans le Monde autant de maladies de l’ame, qu’il eſt ſorti de maladies du corps, de la Boëte de Pandore ; avec cette difference pourtant, qu’elles n’ont pas laiſſé l’eſperance au fond.

Si la Vérité n’a pas quitté la Terre avec Aſtrée, du moins eſt-elle auſſi cachée ; que la ſource du Nil ; & l’on ne ſauroit la trouver que dans l’Utopie. Je ne prétends pas par-là avancer une propoſition injurieuſe pour les Sages de l’Antiquité : ce ſeroit une eſpece d’ingratitude ; & celui qui apelle un homme ingrat le charge de tous les vices imaginables.

Ingratum ſi dixeris, omnia dicis.

Mais, quand je devrois paſſer pour un Auteur, qui aime à debiter des Paradoxes, j’oſerai ſoutenir, que ce qu’il y a de plus blamable dans les Philoſophes c’eſt l’orgueil. Ipſe dixit ; en voila aſſez, pour obliger quelqu’un à s’atacher aveuglement à leurs idées. Quoique Diogene vecût dans un Tonneau, peut-être cachoit-il autant d’orgueil, ſous ſes Guenilles, que le Divin Platon ſous ſa Robbe ſuperbe.

On nous raporte de ce Philoſophe Cynique, que quand Alexandre le vint voir, & lui promit tout ce qu’il voudroit demander, il lui répondit ainſi : Tirez vous d’entre moi & le Soleil, & ne m’otez pas ce que vous ne ſauriez me doner. Et par-là il ſe montra auſſi extravagant, que cet autre Philoſophe, qui jetta toutes ſes richeſſes dans la Mer, en prononçant ces paroles remarquables…

Quelle difference ne remarque-t-on pas entre cet Homme, & cet Uſurier, qui, étant averti que ſon Fils dépenſeroit tout ce qu’il avoit amaſſé, répondit : Il ne trouvera pas plus de plaiſir à le prodiguer, que je n’en ai ſenti en l’accumulant.

Ces ſortes de gens voient les fautes d’autrui, & ſont aveugles pour leur propres défauts, qu’ils portent dans le ſac qu’ils ont derriere le dos. Non videmus id manticæ, quod in tergo eſt.

Je crains bien d’être cenſuré, pour la liberté de mes ſentimens, par ces Momus envieux, que les Auteurs adorent par un principe de crainte, comme les Indiens ſacrifient au Diable. Ils feront tous leurs efforts, pour donner autant de playes à ma reputation, qu’on en voit à l’image, qui eſt placée au frontiſpice de l’Almanac.

Mais, je mépriſe leurs coups, & peut-être ces viles mouches voleront ſi longtems autour de la chandelle, qu’à la fin elles y bruleront leurs ailes. Ils me le pardonneront bien, ſi j’oſe leur donner cet avis, & ſi je les prie de ne point invectiver contre des choſes, qui ſont au-deſſus de leur Sphere. Leurs critiques ridicules ne font que découvrir leur vile jalouzie, cette paſſion qui ſe déchire elle-même, & qui ſurpaſſe tous les tourmens inventez par les tyrans, dont la cruauté a été la plus ingénieuſe :

Invidiâ, Siculi non invenêre Tyranni Tormentuin majus. Juv.

Je ne crois pas me donner ici des airs, en aſſeurant mes Cenſeurs, & certains apprentiſs Beaux-Eſprits, qu’ils ſont auſſi peu en état de juger de mes Ouvrages, qu’un homme né aveugle eſt capable de diſtinguer les couleurs. J’ai toûjours obſervé, que les tonneaux vuides faiſoient le plus de bruit ; & je me ſoucie des coups de fouet de pareilles gens, auſſi peu que la mer ſe mit en peine de ceux de Xerxes. Je ſai bien, que la plus grande faveur, qu’on puiſſe atendre d’eux, eſt celle que Polypheme promit à Uliſſe ; d’être devoré le dernier. Ils s’imaginent vaincre un Auteur à la maniere de Céſar, par un Veni, vidi, vici.

J’avouë, que je fais un cas extraordinaire du jugement d’un petit nombre de gens ſenſez, d’un Rhymer, d’un Denys, d’un Welsh[61] ; mais, pour dire mon ſentiment des autres en fort peu de mots, je crois, qu’on peut aſſeurer, que le vide, dont les Philoſophes ont ſi longtems diſputé, ſe trouve dans le cerveau de ces petits Eſprits. Ils ne ſont que les Guépes du Monde ſavant ; ils dévorent le miel, & ils ne veulent pas travailler eux-mêmes. Un Auteur ne doit pas s’en embaraſſer d’avantage, que la Lune ne ſe met en peine des abboïemens d’un Dogue. En dépit de leurs terribles rugiſſemens, il eſt facile de découvrir chez eux l’Ane ſous la peau du Lion.

J’en reviens à mon ſujet. Qu’elle eſt la premiere partie de l’Orateur ? demanda quelqu’un à Demoſthene. L’Action, dit-il : la ſeconde ? l’Action : la troiſiéme ? l’Action ; & ainſi juſqu’à l’infini. Ce Principe peut être veritable par raport à l’Art Oratoire ; mais, il eſt certain, que la contemplation s’étend bien au de-là de l’Action. C’eſt pourquoi un homme ſage n’eſt jamais en meilleure Compagnie, que quand il eſt ſeul.

Nunquam minus ſolus, quàm cum ſolus.

Archimede, ce fameux Mathematicien, étoit ſi attentif à ſes Problèmes, qu’il n’apperçut pas ſeulement le Soldat, qui étoit venu pour le tuer.

Je n’ai pas la moindre envie d’ôter quelque choſe à la Gloire, qui eſt duë aux Orateurs, & à leur Art ; mais il eſt bon de conſidérer pourtant, que la Nature, qui nous a donné deux yeux pour voir, & deux oreilles pour écouter, ne nous a donné qu’une ſeule langue pour parler. Il eſt vrai que certaines gens ſavent donner tant d’exercice à cette petite partie du corps humain, que les virtuoſi, qui ont fait tant d’efforts, pour trouver le mouvement perpetuel, peuvent le découvrir là ſans peine.

Il y a des gens, qui ont une haute idée des Républiques, parce que les Orateurs y fleuriſſent le plus, & qu’ils ſe ſont toujours montrez ennemis jurez de la Tyrannie mais, à mon avis, un ſeul Tyran vaut mieux qu’une centaine. Ces beaux-parleurs ne font qu’animer la multitude, dont pourtant la colere n’eſt qu’un court accès de ſureur : Ira ſuror brevis eſt.

Après tout, les Loix ne ſont que des toiles d’Araignées, qui prennent les Mouches, & qui ſont briſées par les Guêpes. Cela ſoit dit en paſſanr. Pour ce qui regarde l’habileté de l’Orateur, il eſt certain que ſon grand Art conſiſte à cacher l’Art.

Artis eſt celare artem.

Mais, ce talent ne s’acquiert qu’avec le tems, & à force de reflechir, & de profiter de toutes les occaſions qui ſe preſentent. Si on ne s’en ſaiſit point, on ne fait que travailler à la toile de Penelope, qui défaiſoit pendant la nuit, tout ce qu’elle avoit tiſſu pendant le jour. Ce qui confirme encore ce que je viens d’avancer, c’eſt l’obſervation que j’ai faite, que l’Occaſion eſt repreſentée chauve par derriere, & avec un toupet de cheveux au front. Cette Emblème ſignifie, qu’il faut la prendre aux cheveux, parce qu’on l’appelle en vain, quand elle eſt une fois paſſée.

Fronte capillata., poſt eſt occaſio calva.

L’Ame humaine reſſemble d’abord à une table raſe, S’il m’eſt permis de parler ainſi, où à une cire, qui, pendant qu’elle eſt molle, eſt ſuſceptible de toutes ſortes d’impreſſions : elle contracte peu à peu plus de conſiſtance, & de dureté, juſqu’à ce qu’enfin la mort vient l’arrêter au milieu de ſa carriere. Les plus grands Conquerans ont enfin ſuccombé ſous les coups de la Parque, qui n’épargne perſonne depuis le Sceptre juſqu’à la Houlette.

Mors omnibus communis.

Toutes les Rivieres ſe jettent dans la Mer, mais aucune n’en revient. Quand Xerxes fit la revue de ſes Troupes innombrables, il pleura en conſiderant, que, de tant de millions d’hommes, perſonne ne ſeroit en vie dans l’eſpace de cent ans. Anacreon fut ſuffoqué par un pepin de raiſins ; & l’on meurt de joie, auſſi bien que de douleur. Rien n’eſt conſtant dans le monde, que l’inconſtance ; ce qui n’empêcha pas le divin Platon de ſoutenir, que, ſi la vertu paroiſſoit aux yeux des humains, avec tous les ornemens naturels, ils ſeroient tous charmez de ſa beauté. Neanmoins, l’intéret gouverne tellement le monde à préſent ; & ce que les Anciens apelloient, aurea mediocritas, eſt tellement mépriſé parmi nous ; que nous ferions une fort mauvaiſe reception à Jupiter lui-même, à moins qu’il ne deſcendit ſur nous, comme une pluie d’or, de la même maniere, qu’il trouva l’entrée de la tour de Danaé. Les mortels, dans ce ſiecle de fer, laiſſent le Soleil couchant, pour n’adreſſer leur Culte, qu’au Soleil qui ſe leve.

Donec eris felix multos numerabis amicos.

Je mets ici des bornes à ma Diſſertation, que je n’ai entrepriſe, que pour obéir à vos ordres. Il me falloit un motif de cette force, pour m’expoſer aux cenſures de cet Age Critique. Si j’ai ſatisfait à ma matiere, ou non, c’eſt ce qu’il faut laiſſer à décider aux lumieres du Lecteur ſavant & judicieux. Quoiqu’il en ſoit, je puis eſperer du moins, que cet Eſſay encouragera quelque Génie d’un autre ordre que le mien à traiter le même Sujet, avec plus de ſuccès.

 

 
DISSERTATION
OÙ L’ON PROUVE QUE
L’ABOLISSEMENT
DU
CHRISTIANISME
EN
ANGLETERRE
pouroit, dans les Conjonctures préſentes, engager nos Roïaumes dans quelques Inconveniens, & peut-être ne pas produire tous les Avantages qu’on ſemble en atendre.


Cet Ouvrage a été fait l’an 1708.



  E ſai parfaitement bien, que l’Eſprit humain ne donne jamais des marques plus ſenſibles de ſa ſaibleſſe, & de ſa préſomption, que lorſqu’il veut emploïer le raiſonnement, contre les opinions généralement reçûes, contre les modes, & contre les habitudes, qui ont pris le deſſus. Je me ſouviens, qu’on a conſidéré avec beaucoup de juſtice, comme une choſe extrémement favorable à la Liberté du Peuple, & de la Preſſe, la deſenſe qui a été faite, de parler, d’écrire, ou de faire des gageures, contre l’Union[62], avant qu’elle eut été confirmée par le Parlement. On menaça même les transgreſſeurs d’une punition ſevere, avec beaucoup de raiſon : on ne ſauroit conſiderer ceux qui s’opoſent au torrent des idées communes, que comme des Peturbateurs du Repos public. Sans parler de l’Extravagance, qu’il y a à former toutes ſortes de projets évidemment inutiles, il eſt certain, que ces gens-là commettent un crime de Lèze-Societé, en péchant contre ce principe fondamental, la voix du Peuple eſt la voix de Dieu.

Je crains bien, que, par les mêmes raiſons, il n’y ait de l’imprudence à argumenter contre l’Aboliſſement du Chriſtianiſme, dans une Conjoncture, où l’on remarque, que tous les partis, & toutes les differentes Sectes, y ont le même panchant ; comme il paroit clairement, par leurs Diſcours, leurs Ecrits, & leurs Actions. Malgré cette conſidération ſi forte, ſoit par une ſingularité affectée, ſoit par la perverſité ordinaire de la nature humaine, ſoit par une force ſuperieure de ma deſtinée, il m’eſt impoſſible d’être entierement de cette opinion. J’avouë même, que quand je ſerois ſur, que le Procureur-General me pourſuivroit en juſtice, je ne ſaurois m’empêcher de ſoutenir, que, dans la ſituation préſente de nos affaires, il n’y a pas une neceſſité abſoluë de déraciner entierement le Chriſtianiſme dans notre Patrie.

Cette Propoſition paroitra peut-être ſurprenante, dans un ſiécle ſi ſage, & ſi amateur même des Paradoxes ; &, pour cette raiſon, je manierai ce ſujet avec toute la délicateſſe, & toute la précaution imaginable, en manquant, auſſi peu qu’il me ſera poſſible, au reſpect qui eſt dû à la pluralité des voix.

J’obſerverai ici en paſſant juſqu’à quel point le génie univerſel d’une nation eſt ſujet à changer en moins d’un demi-ſiècle. J’ai entendu dire à des gens d’âge, qu’ils ſe ſouviennent d’un tems où le ſentiment contraire à celui, qui eſt à préſent généralement adopté, avoit abſolument la vogue, & où le projèt d’abolir le Chriſtianiſme auroit paſſé pour auſſi abſurde, que le paroit à préſent la hardieſſe d’écrire contre une pareille entrepriſe.

J’avoue ingenument, que toutes les aparences ſont contre moi. Le Syſtême de l’Evangile, aïant parmi nous la deſtinée de tous les autres Syſtêmes, eſt décrié generalement ; & il eſt trop vieux, pour conſerver encore quelque reſte d’Autorité. Toute la maſſe même du petit Peuple, où le credit du Chriſtianiſme s’eſt ſoutenu le plus long-tems, en a à préſent tout autant de honte, que les perſonnes de naiſſance. Je ne m’en étonne pas ; les opinions, comme les modes, deſcendent par caſcade du noble juſqu’au bourgeois ; de-là, elles tombent au milieu du vulgaire, comme dans un canal ou elles s’écoulent, & diſparoiſſent à la fin entierement.

Avant que d’entrer dans la tractation de ma matiere, je ſuis obligé, pour ôter toute ambiguité, d’emprunter une dinſtinction de certains Auteurs, qui font une difference entre Trinitaires de Nom, & Trinitaires réels. J’eſpere qu’aucun Lecteur ne ſera aſſez injuſte à mon égard, pour ſe mettre dans l’eſprit que mon deſſein eſt de défendre le Chriſtianiſme réel, qui, dans les premiers ſiecles, s’il en faut croire les Auteurs de ces tems-là, influoit ſur les idées & ſur les actions des hommes. Je conviens, que ce ſeroit-là le projet du monde le plus abſurde & le plus pernicieux. Ce ſeroit vouloir détruire d’un ſeul coup toute l’Erudition du Roïaume, tous les Arts, toutes les Sciences, & tous ceux qui les enſeignent. Ce ſeroit vouloir renverſer toute la Conſtitution de notre Patrie, ruiner notre Commerce, & changer en Deſerts la Cour & la Bourſe.

Il y auroit la même abſurdité, que l’on découvre dans le Conſeil, que donne Horace aux Romains, de ſe tirer de leurs vices, & de la corruption de leurs mœurs en abandonnant leur Ville, & en cherchant une nouvelle demeure, dans quelque coin reculé de l’Univers.

Quoique dans le fond cet avertiſſement ne ſoit pas des plus néceſſaires, j’ai trouvé bon de le faire, pour éviter toute chicane. Pour le Lecteur éclairé & benevole, il comprendra facilement, que le but de mon Diſcours ne ſauroit être, que de défendre le Chriſtianiſme de Nom ; puiſqu’il y a déja bien du tems, que le Chriſtianiſme réel a été aboli, par un conſentement unanime, comme abſolument incompatible avec nos Syſtêmes de Richeſſe & de Grandeur. Mais, j’avoue, qu’il m’eſt impoſſible de comprendre, qu’il doive ſuivre de-là néceſſairement, qu’il faut abjurer le nom de Chrétiens. Je vois que tout le monde s’y accorde ; mais, je ne ſaurois convenir de la ſolidité des raiſons qui les y portent. Je ſais bien que les Entrepreneurs de cette affaire prétendent, que la Nation recevra des Avantages conſiderables de la réüſſite de leur projet, & qu’ils font des Objections allez plauſibles contre nos Syſtêmes du Chriſtianiſme ; mais, je crois, qu’il n’eſt pas impoſſible de les réfuter. J’en fais ma tache aujourd’hui : je conſidererai brievement la force de leurs Argumens, & je promets de la mettre dans tout ſon jour. Enſuite, je ferai voir les Inconveniens, que cette innovation pouroit trainer après elle, dans la ſituation preſente de nos affaires. C’eſt-là tout le Plan de ma Diſſertation.

Un des plus grands Avantages, qu’on atache à l’Extirpation du Chriſtianiſme, c’eſt que par-là on élargiroit beaucoup les bornes de la liberté de conſcience, ce grand boulevard de la Nation, & de la Religion Proteſtante, auquel les Fraudes pieuſes font de frequentes breches malgré la bonne intention de nos Legiſlateurs. Nous en avons vu un terrible Exemple depuis peu. Deux jeunes Cavaliers de grande eſperance, d’un eſprit vif, & d’un jugement profond, aïant meurement examiné les Cauſes & les Effets, avoient découvert par la ſeule force de leurs Lumieres naturelles. débaraſſées de toute rouille d’Erudition[63], qu’il n’y a point de Dieu ; & ils avoient généreuſement communiqué aux autres cette Découverte ſi importante, & ſi néceſſaire au bien public. On eut la barbarie de leur en faire un crime, & tirant de la pouſſiere quelque vieille loi, à qui la coutume avoit ôté toute autorité, on pouſſa la ſeverité juſques à les caſſer comme Blaſphemateurs. Voilà ce qu’on ne ſauroit apeller autrement, qu’un commencement de Perſécution, qui s’étend toûjours avec rapidité, dès qu’on lui permet d’entamer ſeulement la Societé humaine.

A cela je repons, en ſoumettant pourtant mon ſentiment à celui d’autres eſprits plus éclairez, que cet exemple même fait voir évidemment la neceſſité d’une Religion de Nom parmi nous. Les grands Genies aiment à traiter cavalierement les objets les plus élevez ; &, ſi en aboliſſant toute Religion, on leur ôte une Divinité, ſur laquelle ils puiſſent exercer la force de leur eſprit, ils ſe jetteront ſur les perſonnes de diſtinction ils parleront mal du gouvernement, & ils diront des ſotiſes du Miniſtere : ce qui ſera aſſeurément d’une conſequence infiniment plus dangereuſe, que les traits qu’ils lancent à preſent contre Dieu. Une Sentence de Tibere eſt formelle là-deſſus : Deorum offenſa Diis curæ.

Pour ce qui regarde le fait particulier, dont je viens de faire mention, on m’accordera facilement, qu’on ne ſauroit fonder une propoſition générale ſur un ſeul exemple. On peut dire à la conſolation de tous ceux, qui craignent une pareille intolerance, qu’il n’eſt pas poſſible d’en alleguer un autre. Ne ſait-on pas, que des diſcours blaſphematoires ſont prononcez tous les jours, avec toutes la liberté imaginable, dans les Cabarets, & dans tous les autres lieux, où les honnêtes-gens ſe voïent.

J’avouë ingenument, que de punir le Blaſpheme en dépouillant de ſon Employ un Officier Anglois né libre, eſt un Acte de Depotiſme aſſez vif, pour en parler dans les termes les plus modeſtes ; & qu’il eſt difficile de juſtifier le General[64], qui s’en eſt rendu coupable. Peut-être craignoit-il, que ces ſortes de diſcours ne fuſſent propres à ſcandaliſer les Alliez, parmi leſquels c’eſt peu-être la mode de croire en Dieu : c’eſt tout ce qu’on peut alleguer de plauſible en ſa faveur. Car, ſe fonder ſur un principe, que d’autres ont admis, ſavoir, qu’un Officier, capable d’inſulter la Divinité, pourroit bien un jour aller aſſez loin, pour exciter une mutinerie contre ſon Chef, c’eſt en verité ſe méprendre groſſierement. Le Général d’une Armée Angloiſe courreroit riſque d’être fort mal obéï, ſi ſes Soldats n’avoient pas plus de reſpect pour lui, que pour la Divinité.

On objecte encore contre cette eſpéce de Chriſtianiſme dont il s’agit ici, qu’elle oblige les hommes à croire des choſes trop difficiles à comprendre, pour des eſprits forts, & pour tous ceux qui ont ſecoué les préjugez, & qui s’atachent à une éducation bourgeoiſe & ordinaire. Mais, il me ſemble, qu’on devroit être trop prudent, pour faire des objections qui paroiſſent tendre à donner de foibles idées de la Sageſſe de la Nation. Quoi ! n’eſt-il pas permis à chacun d’entre nous de croire tout ce qu’il veut & de rendre public ce qu’il croit, quand il le trouve à propos, ſur-tout quand ſes opinions ſervent à affermir le parti, qui a raiſon dans ce tems-là ? Qu’on me diſe de bonne-foi : Un Etranger, qui liroit les fadaiſes, qui ont été écrites depuis peu par Aſgil, Tindale, Toland, & Coward[65], & par cinquante autres, croiroit-il, que l’Evangile eſt une Regle de notre Foi confirmée par un Acte du Parlement ? Où eſt l’homme dans cette Ile, qui ſe fait un devoir de croire à l’Evangile, de dire qu’il y croit ou de ſouhaiter ſeulement qu’on diſe qu’il y croit ? On peut s’en moquer, ſans en être plus mal reçu dans les bonnes Compagnies, & ſans manquer par-là les emplois civils & militaires. Qu’importe, qu’il y ait quelques vieilles Loix, contre ces ſortes de gens ? Elles ſont ſi fort oubliées, qu’il ſeroit ridicule de ſonger ſeulement à vouloir les mettre en exécution.

On allegue encore contre le Chriſtianiſme, que, par une ſupputation fort modeſte, on trouve dans ces Roïaumes plus de dix mille Curez, dont les revenus, joints à ceux de Milords les Evêques, pourroient ſervir à entretenir du moins deux cens jeunes Cavaliers, gens d’eſprit & de plaiſir, & ennemis jurés des Fourberies des Prêtres, de l’auſterité, des jugés, & de la Pédanterie ; en un mot, gens à faire l’ornement de la Cour & de la Ville. D’ailleurs, dit-on, un ſi grand nombre de Théologiens maſſifs, & bien découplez, feroit une recrue impaïable pour nos Flottes, & pour nos Armées.

J’ai trop de bonne foi, pour ne pas convenir que cette difficulté merite notre attention ; mais, on peut y oppoſer d’autres difficultez d’un poids tout auſſi conſiderable. N’eſt-il pas aſſez néceſſaire, par exemple, que dans chacun de ces territoires, qu’on apelle Paroiſſes, il y ait du moins un ſeul homme, qui ſache lire, & écrire ? De plus, il me ſemble, qu’on compte, comme on dit, ſans ſon hôte, quand on s’imagine, que les Revenus des Egliſes de toute notre Ile ſeroient ſuffiſans, pour entretenir, de la maniere dont les honnêtes-gens vivent dans nos jours, je ne dis pas deux cens jolis Cavaliers, mais ſeulement la moitié de ce Nombre. N’eſt-ce pas tomber dans la derniere des abſurditez, que de prétendre, qu’il y auroit-là de quoi les mettre à leur aiſe, ſelon le ſens le plus moderne de ces expreſſions ? Il y a encore dans ce petit projèt-là, quelque aimable qu’il paroiſſe à la prémiere vuë, un inconvenient caché, mais un inconvenient terrible. N’imitons pas, je vous en prie, l’Extravagance de cette Femme, aſſez imprudente pour couper la gorge à la Poule, qui lui pondoit tous les matins un œuf d’or. Etendons un peu nos vuës juſqu’à l’avenir, & ſongeons à ce que deviendroient les races futures. Quelle eſpece de Poſterité pouvons-nous attendre de la mauvaiſe Conſtitution de ces gens d’eſprit & de plaiſir, qui, étant venus à bout de leur vigueur, de leur ſanté, & de leur bien, ſont forcez de reparer leur fortune, par quelque mariage desagreable, & de produire des Enfans héritiers de leurs belles manieres & de leur pouriture ?

Au lieu de ces Meſſieurs-là, nous avons à préſent dix mille hommes, réduits par les ſages Reglemens de Henry VIII. à un petit revenu, qui les force à conſerver leur ſanté par la diéte, & par la continence. On leur feroit le plus grand tort du monde, ſi on ne les reſpectoit pas, comme le fond aſſuré & comme la baſe la plus folide d’une Poſterité vigoureuſe. Il eſt certain que, ſans eux, tout le Roïaume deviendroit, dans deux générations d’ici, un Hôpital univerſel.

On propoſe encore, comme un Avantage très-conſiderable de l’Abolition du Chriſtianiſme, le gain clair d’un jour de la ſemaine, dont la perte rend à préſent tout le païs moins conſiderable d’un ſeptiéme, pour le Commerce, les Affaires, & les Plaiſirs. On y ajoûte que, par la Religion, le public perd tant d’édifices magnifiques qui ſont entre les mains du Clergé, & dont on pourroit faire des Sales pour la Comedie, des Bourſes, des Halles, des Maiſons de Plaiſir, & d’autres Edifices publics.

On me le pardonnera bien, j’eſpere, ſi je prends la liberté de traiter cet argument de chicane dans les formes. Je veux bien avoüer, qu’il y a eu au tems jadis une coutume parmi nos Concitoïens d’aller tous à l’Eglife, les Dimanches ; & je crois que c’eſt, pour en conſerver la memoire, qu’il y a encore des gens, qui, ce jour-là, ferment leurs Boutiques.

Mais, quel obſtacle imaginable trouve-t-on là-dedans pour les affaires, & pour les plaiſirs ? Eſt-ce un ſi grand malheur, pour les gens qui ſavent vivre, de jouer dans leurs maiſons, un ſeul jour de la ſemaine ? Les Caffez, & les Cabarets, ne ſont-ils par ouverts les Dimanches, comme les autres jours ? Y a-t-il un tems plus convenable, pour prendre Médecine ? Les Filles de Joie ſont-elles alors plus chiches de leurs faveurs que de coutume ? N’eſt-ce pas un tems très-utile au Négocians, pour ajuſter les comptes de la ſemaine paſſée ; & aux Gens de Robbe, pour préparer leurs Piéces ?

Par raport aux Egliſes, je ne comprends pas comment on peut prétendre, que ce ſont à préſent des bâtimens, dont le public ne tire pas le moindre uſage. Ce ſont les lieux du monde les plus propres pour les Rendez-vous amoureux. Les bancs, qu’on y a placez vis-à-vis de la chaire, ſont les endroits de l’Univers, où un habit magnifique paroit le plus à ſon avantage ; & il n’y a point d’édifice dans tout le Roïaume, où l’on faſſe de plus grandes affaires, & où l’on dorme mieux.

Un Avantage infiniment plus conſiderable paroit devoir ſuivre de l’Abolition du Chriſtianiſme : c’eſt l’Extinction generale de toutes nos Factions, enflammées ſur-tout, par les Noms odieux & efficaces de Haute & Baſſe Egliſe, de Whigs & de Toris, d’Anglicans & de Presbyteriens. Tous ces Partis ſervent à préſent d’entraves à nos compatriotes : ils bornent toutes leurs actions, à chercher les avantages d’une telle faction, & l’abaiſſement de telle autre, ſans leur permettre de faire la moindre attention au bien public.

Si j’étois ſûr que l’Extirpation du Chriſtianiſme calmât toutes ces animoſitez pernicieuſes, je me rendrois d’abord, & je ne dirois plus un ſeul mot contre le projèt en queſtion ; mais, peut-on dire, que ſi aujourd’hui un Acte du Parlement chaſſoit du langage les mots, paillarder, s’enyvrer, fourber, mentir, voler, nous nous leverions tous demain ſages, temperans, juſtes, integres, amateurs de la verité ? La conſequence eſt-elle bien exacte ? Quoi ! ſi les Medecins nous défendoient de prononcer les termes de Goute, de Gravelle, de Rheumatiſme, &c. cet expédient ſeroit-il un Talisman aſſez efficace, pour détruire toutes ces maladies mêmes ? L’eſprit de parti & de faction fait dans les cours des impreſſions trop fortes, pour être effacées ſi facilement, par la ſuppreſſion de quelques termes empruntez de la Religion. Si ces expreſſions odieuſes perdoient parmi nous le droit de Bourgeoiſie, l’envie, l’orgueil, l’ambition, & l’avarice ſont des Dictionaires aſſez complets, pour nous en fournir d’autres. En cas de beſoin, Heyduks, Mameluks, Mandarins, Bachas, ou quelque autre terme formé à tout haſard pourroient ſervir à diſtinguer ceux, qui ſont dans le Miniſtere, d’avec ceux qui voudroient bien y être, s’ils pouvoient. Qu’y a-t-il de plus aiſé que de changer quelques Phrazes, & au lieu de parler de l’Egliſe, de propoſer comme un Probleme ſi le Monument eſt en danger, ou non ? Si la Religion a été aſſez officieuſe pour offrir la prémiere à nos eſprits factieux quelques termes cauſtiques, s’en ſuit-il que notre imagination n’eſt pas aſſez riche, pour nous dédommager de leurs perte ? Suppoſons que les Toris ſe déclaraſſent pour la Signora Margarita ; les Whigs, pour Mademoiſelle Tofts ; & les Moderez, pour Valentini[66] : Margaritiens, Toftiens, & Valentiniens, ne ſeroient-ce pas d’aſſez beaux Noms de Parti ? La Faction des Praſini & des Veneti, la plus turbulante qui ait jamais troublé l’Italie, a tiré ſon nom, ſi je m’en ſouviens bien, de quelques rubans de differente couleur. Eſt-ce que chez nous le bleu & le vert ne peuvent pas rendre le même ſervice, & partager auſſi bien la Cour, le Parlement, & tout le Roïaume, qu’aucune Dénomination empruntée de l’Egliſe ? Par conſequent, cette Objection contre le Chriſtianiſme, malgré cette apparence plauſible dont elle nous éblouit d’abord, eſt dans le fond peu de choſe ; & l’Avantage, dont elle nous flatte, n’eſt qu’une pure chimere.

Nos Entrepreneurs ſoutiennent encore, que c’eſt une coutume d’une abſurdité très-ridicule, de louër & de païer une troupe de gens, pour brailler, une fois par ſemaine, contre les methodes, dont on ſe ſert le plus communément, pour ſe procurer de la Grandeur, de la Richeſſe, & du Plaiſir. Cette Objection fait pitié : elle eſt indigne, en verité, des Lumiéres d’un ſiecle auſſi éclairé, que le nôtre. J’en apelle au gout rafiné de tout Eſprit fort ; & je lui demande, ſi, en cherchant à ſatisfaire quelque paſſion favorite, il n’a pas toûjours ſenti un merveilleux ſurcroit de plaiſir, en ſongeant que ce qu’il faiſoit étoit défendu ? Ce n’eſt uniquement, que pour cette raiſon, que la Sageſſe de nos Legiſlateurs prend un ſoin ſi particulier de faire porter aux Dames des Etoffes défenduës, & de faire boire à nos gourmets du Vin dont on ne permet pas l’entrée[67]. Il ſeroit à ſouhaiter même qu’on augmentât ces ſortes de défenſes, pour donner de la pointe aux plaiſirs des ſujets ; qui, faute de pareils expediens, commencent à tomber en langueur, & à devenir de plus en plus acceſſibles aux Maladies de la Ratte.

On propoſe encore, comme un Avantage très-conſiderable, que, ſi on bannit une fois l’Evangile de nos Roïaumes, elle envelopera dans ſa ruïne toute Religion en général, avec tous ces préjugez pernicieux de l’éducation, qui, ſous les noms de Vertu, de Conſcience, d’Honneur, & de Juſtice, ne font que troubler le repos de l’homme, & que ce qu’on apelle veritable raiſon & force d’eſprit eſt preſque incapable de déraciner pendant tout le Cours de la Vie.

J’obſerverai d’abord, qu’il eſt plus difficile, qu’on ne penſe, de défaire le langage d’une phraze dont le public s’eſt une fois entêté ; telle eſt cette expreſſion qui eſt ſi fort en vogue, Préjugez de l’Education. Il y a quelques années, que quand on voïoit à quelqu’un un nez de mauvaiſe augure, on attribuoit cette deformité aux Préjugez de l’Education. C’eſt de cette même ſource, qu’on dérive toutes nos idées ridicules de la Juſtice, de la Pieté, de l’Amour de la Patrie, de la Divinité, d’une Vie future, d’un Ciel & d’un Enfer, &c. Il ſe peut bien, qu’autrefois cette prétention n’étoit pas ſans fondement mais, on a depuis peu tellement changé la methode de l’éducation ; on a eu ſi grand ſoin d’éloigner de l’Eſprit de la jeuneſſe ces ſortes de Préventions, que je dois avouer à l’honneur de notre âge, ſi poli & ſi éclairé, que les jeunes Cavaliers, qui ſont à préſent ſur la Scene, ne paroiſſent pas avoir la moindre teinture de ces petiteſſes d’eſprit. Ces racines de credulité, & de ſuperſtition, ne ſe trouvent pas dans leurs cœurs, & par conſequent il n’eſt pas néceſſaire d’abolir le Chriſtianiſme de nom, pour les extirper.

Peut-être même pourroit-on nier, qu’il ſoit utile de bannir de l’eſprit du vulgaire toute idée de Religion. Ce n’eſt pas que je fois du ſentiment de ces Réveurs, qui prétendent, qu’elle n’eſt qu’une Invention des Politiques, pour tenir le petit Peuple en bride, par la crainte de certaines puiſſances inviſibles. Si leur ſentiment eſt fondé, les hommes d’alors doivent avoir été bien differens de nos Contemporains. Je ſuis perſuadé, que toute la maſſe de notre Peuple Anglois peut diſputer aux perſonnes de la prémiere qualité le rang de l’Incredulité, & de l’Irreligion. Ce qui me fait avancer le problème ſuſdit, c’eſt que je conçois, que quelques notions vagues d’un Etre ſupreme peuvent fournir des moïens excellens, pour apaiſer les Enfans qui font les mutins, & des Lieux-communs admirables, pour nous amuſer pendant les ennuieuſes ſoirées de l’Hyver.

Le dernier avantage, qu’on prétend tirer de l’Abolition du Chriſtianiſme, c’eſt qu’elle contribuera beaucoup à reünir toutes les differentes parties du Corps Proteſtant, en faiſant main baſſe ſur tous les Syſtêmes de Théologie, & ſur toutes les Confeſſions de Foi. Par-là, dit-on, on donnera l’entrée à tous les Nonconformiſtes, qu’on éloigne à preſent, pour l’amour d’un petit nombre de Ceremonies, qui paſſent pour indifferentes parmi les gens ſenſez de tous les partis. C’eſt le ſeul moïen de venir à bout de cette Union ſi impratiquable juſqu’à préſent ; & tout le monde pourra entrer ſans peine par la large porte, qui leur ſera ouverte de tous cotez. A préſent, en marchandant & en chicanant avec les Nonconformiſtes, ſur un petit nombre de formalitez, on entr’ouvre ſeulement un petit nombre de guichets, où l’on ne ſauroit entrer, qu’un à un, non ſans faire de violens efforts, & ſans courir riſque d’étouffer.

Je réponds à cette Objection ſpecieuſe, qu’il y a dans le cœur humain une paſſion favorite, qui prétend avoir des liaiſons étroites avec la Religion, quoique celle-ci ne ſoit, ni ſa Mere, ni ſa Maraine, ni ſa bonne Amie : c’eſt l’Eſprit de Contradiction, qui a été au monde long-tems avant le Chriſtianiſme, & qui peut aiſement ſubſiſter ſans lui. Examinons, par exemple, ſurquoi s’exerce l’Eſprit de Contradiction, parmi les Sectaires de notre Ile ; nous verrons que le Chriſtianiſme n’y influe en aucune maniere. L’Evangile nous prêche-t-il un air morne, une démarche roide, un habilement particulier, un langage different de celui des gens raiſonnables ? Non, il prête ſeulement ſon nom à ces ſortes de fadaiſes ; &, s’il n’en étoit pas le prétexte, la ſource, dont elles ſe repandent, ſe jetteroit ſur les loix du Roïaume, & troubleroit la paix publique. Il y a une doze d’Enthouſiaſme aſſignée à chaque Nation, & ſi on ne lui fournit pas des objets convenables, elle eſt capable d’éclater, & de mettre tout en feu. Si l’on peut acheter le repos d’un Etat, en l’amuſant par quelques Cérémonies, & par quelque formalitez dans le culte, il me ſemble, qu’il eſt d’un homme ſage, de ne le pas négliger. Que les Matins ſe divertiſſent, & s’exercent ſur une peau de mouton remplie de foin, pourvû qu’on les détourne de ſe jetter ſur le troupeau.

L’intention des Couvents, qu’on trouve en ſi grand nombre dans d’autres païs, n’eſt pas ſi deſtituée de Sageſſe, comme on pourroit bien le croire. Il y a fort peu de paſſions irregulieres, & de penchans fougueux, qui ne puiſſent trouver le moïen d’avoir leurs coudées franches, & d’éclater librement, dans quelque Ordre Religieux. Tous les Cloîtres font autant d’Aſyles de Réveurs, de Mélancoliques, d’Orgueilleux de Grondeurs de profeſſion, & de gens à complot. Ils ſont les Maitres d’y évaporer les particules, qui ſeroient ſi pernicieuſes dans des membres ordinaires de la Societé ; au lieu que, dans notre Ile, nous ſommes obligez d’aſſigner à chacune de ces humeurs peccantes & dangereuſes une Secte à part, pour les empêcher de ſe jetter ſur l’Etat. Si jamais on abolit le Chriſtianiſme, il faudra de neceſſité, que les Legiſlateurs trouvent quelque autre moïen, pour en détourner le cours. Qu’importe de quelle largeur ſoit une porte que vous ouvrez, ſi vous étes ſûr, qu’il y aura un grand nombre de gens, qui ſe feront un honneur, & un merite, de n’y pas entrer, à quelque prix que ce ſoit.

Aïant de cette maniere conſideré les Objections les plus fortes qu’on peut faire contre le Chriſtianiſme en queſtion, & les principaux avantages, qu’on ſe promet du projet de l’abolir, je vais à préſent, avec la même ſoumiſſion pour des gens plus habiles que moi, expoſer au jugement du public un petit nombre d’Inconveniens, que cette Abolition pourroit bien trainer après elle, & auxquels il ſemble que les Entrepreneurs n’ont pas fait aſſez d’atention.

Je ſuis perſuadé que nos Gens d’Eſprit & de Plaiſir, nos jolis Gens, ſont fort ſujets à murmurer, dès que leur vuë eſt choquée par quelque Eccleſiaſtique crotté. Mais, ils ne conſidérent pas, ces ſages Réformateurs, quel avantage, quelle felicité, c’eſt pour de grands Eſprits d’être toujours ſuffiſamment pourvus d’objets de mépris, & de raillerie. Rien n’eſt plus propre à exercer & à augmenter leurs Talens, & à détourner leur bile de leurs Compagnons & d’eux-mêmes. Tant qu’il y aura des Gens d’Egliſe, ces beaux Génies auront dequoi turlupiner, & dequoi invectiver, &, ce qui n’eſt pas un avantage mépriſable, d’invectiver ſans expoſer leur vie au moindre péril.

Voici encore un argument tiré de la même ſource. Si le Chriſtianiſme étoit un jour aboli, comment les Eſprits forts, les profonds Raiſonneurs, trouveroient-ils un autre ſujet ſi exactement proportionné à leur tour d’eſprit, & ſi capable d’en étaler toute la force, & toute la beauté ? De quelles merveilleuſes productions d’eſprit ne ferions-nous pas privez, ſans pouvoir nous atendre à quelque Ouvrage équivalent de la part de ces Génies, qui, s’étant uniquement exercez ſur la maniére de tourner la Religion en ridicule, ſe ſont mis hors d’état de briller ſur tout autre ſujet ? Nous nous plaignons tous les jours de la décadence du Bel-Eſprit : voudrions-nous en retrancher la branche la plus fleuriſſante, & la plus féconde ? Auroit-on jamais ſoupçonné, que Aſgil fût un beau Génie, & Teland un Philoſophe[68], ſi la Religion, ce ſujet inépuiſable, ne les avoit pourvus abondamment de Syllogiſmes, & de traits d’eſprit ?

Quel autre ſujet renfermé dans les bornes de la Nature, & de l’Art, auroit été capable de procurer à Tyndal le nom d’Auteur profond, & de le faire lire ? Il n’y a que le choix de la matiere, qui fait qu’un Auteur ſe diſtingue, & ſe ſignale dans le Monde ſavant. Si cent plumes de cette force avoient été employées pour la défenſe du Chriſtianiſme, elles auroient été d’abord livrées à un oubli éternel.

Ce qu’il y a de bien plus important encore, c’eſt que je crains bien, que l’Aboliſſement du Chriſtianiſme ne devienne un pernicieux moyen de mettre l’Egliſe en danger. Je voudrois me tromper là-deſſus ; mais, je crois fermement, que mes apprehenſions ne ſont que trop bien fondées. Je ſuis bien ſur que, dans la ſituation preſente de nos affaires, l’Egliſe n’eſt pas en danger ; mais, je prévois, qu’elle le ſera, dès qu’on aura banni le Chriſtianiſme de notre Ile. Et que fait-on ſi ce n’eſt pas-là un deſſein pernicieux, que nos Entrepreneurs cachent ſous les fleurs de leur beau projet ?

Il eſt déja de notorieté publique, que les Athées, les Deïſtes, les Sociniens, les Antitrinitaires, & d’autres Sectes ſubdiviſées d’Eſprits forts, ſont des gens très-peu zelez pour l’Egliſe établie. Ils ſe déclarent ouvertement contre le Teſt[69], ils ſe ſoucient très-peu de nos Cérémonies ; & ils avouent franchement, qu’ils ne croient pas le Droit divin de l’Epiſcopat. Ils peuvent par conſequent être ſoupçonnez, ſans trop d’injuſtice, d’en vouloir à la Conſtitution établie de l’Egliſe Anglicane, & d’être capables de mettre le Presbyterianiſme à ſa place. Je laiſſe à juger à ceux, qui ſont à la tête des affaires, ſi un changement pareil ne pouroit pas influer ſur la forme même de notre Gouvernement.

Voici encore une Conſidération tout auſſi importante. Il n’eſt que trop apparent, qu’en donnant dans le projet dont il s’agit, nous nous jetterons à corps perdu préciſement dans le même inconvenient, qu’on a principalement en vue d’éviter, & que l’extirpation de la Religion Chrétienne nous menera tout droit au Papiſme.

Nous ſavons que c’eſt une Pratique conſtante des Jeſuites, de nous détacher des Emiſſaires, avec ordre de jouer le rôle de Membres de chacune de nos Sectes. Des Peres de cette pieuſe Societé ont paru ſouvent au milieu de nous, comme Presbyteriens, Anabatiſtes, Quakres, & Indépendans, ſelon que chacune de ces Sectes étoit le plus en vogue. Il eſt certain même, que, depuis que la Religion a commencé à être décreditée dans notre Ile, il y a eu un bon nombre de Miſſionnaires Papiſtes, qui s’eſt mêlé parmi nos Eſprits forts. Par exemple, Toland, ce fameux Oracle des Anti-Chrêtiens, eſt un Prêtre Irlandois, Fils d’un Prêtre Irlandois ; & le ſavant Auteur du Livre intitulé les Droits de l’Egliſe Chrétienne, qui eſt du même Caractere que les beaux Ouvrages du grand Toland, s’eſt reconcilié ſous main avec l’Eglife Romaine, & continue toujours à en être le tendre Fils. Je pourrois en ajoûter d’autres ; mais, la choſe eſt hors de conteſte : auſſi le motif de leur conduite eſt parfaitement bien raiſonné. Ils ſont perſuadez, que ſi jamais le Chriſtianiſme eſt aboli parmi nous, le Peuple ne manquera pas de ſe ménager quelque autre Culte ; ce qui ne peut que le jetter dans la Superſtition, & de-là dans le Papiſme.

J’en conclus que ſi, malgré tout ce que je viens d’alleguer, on s’obſtine à propoſer un Bil, touchant l’Aboliſſement du Chriſtianiſme, il ſera bon d’y faire une legere correction, & de mettre le mot de Religion, au lieu de celui de Chriſtianiſme ; ce qui ſatisfera beaucoup mieux aux veritables vues des Entrepreneurs. Tant que nous ſoufrirons dans la nature un Dieu & une Providence, avec toutes les conſequences que pouront tirer de-là certains raiſonneurs curieux, nous ne toucherons point à la racine du mal, quelque meſures que nous prenions contre le Chriſtianiſme, tel qu’il eſt établi parmi nous. A quoi ſert la liberté de la penſée, ſi elle ne produit point la liberté de l’action, qui en eſt l’unique but ? Quoi qu’elle ſemble n’avoir rien à démêler avec les Objections qu’on fait contre la Religion Chrétienne, cette liberté de l’action ne ſauroit jamais être complette, tant qu’il reſtera, parmi les hommes, la moindre idée d’un Legiſlateur Souverain. Auſſi les Eſprits forts en veulent-ils réellement à la Religion en général : ils la conſidérent comme un Edifice, dont toutes les parties ſont ſi fort dépendantes les unes des autres, qu’il ne peut que crouler ſur ſes fondemens, dès qu’on en arrache le moindre clou.

Leur penſée là-deſſus a été très-heureuſement exprimée par un homme qui, entendant énerver un Paſſage ſur lequel on prétendoit fonder la Trinité, conclut par une longue ſuite de Syllogiſmes, que ſi ce Paſſage ne prouvoit rien, il étoit permis de donner dans le crime & dans la débauche, ſans ſe mettre en peine des invectives des Prédicateurs.

Il n’eſt pas néceſſaire d’alleguer pluſieurs autres preuves, pour faire voir évidemment, que l’intention des Eſprits forts n’eſt pas d’ataquer quelque Article de la Foi Chrétienne, qui leur paroit de dure digeſtion ; mais, de renverſer toute la Religion, qui, reſſerant les actions humaines dans certaines bornes peut être conſiderée comme l’ennemie de la liberté de penſer, & d’agir.

Si néanmoins on ſonge à faire paſſer ce Bil ſans y rien changer, & qu’on en attende de ſi grands avantages pour l’Etat & pour l’Egliſe, je ſerois du moins d’avis de le differer juſqu’à la Paix, afin de ne nous point brouiller avec tous nos Alliez, qui par malheur ſont tous Chrétiens, & parmi leſquels ils s’en trouve, que les préjugez de l’éducation rendent aſſez bigots, pour ſe faire une gloire de porter ce nom. Ceux qui pourroient s’imaginer, qu’une alliance avec le Turc ſeroient propre à nous dédommager de la perte de nos confédérez, ſe trompent groſſierement. Non ſeulement cette Nation eſt trop éloignée de nous, & preſque continuellement en Guerre avec le Roi de Perſe ; mais, elle ſeroit encore plus ſcandaliſée de notre Force d’Eſprit, que nos Voiſins & nos Alliez eux-mêmes. Non ſeulement ces Infidelles reconnoiſſent un Culte Religieux ; mais, qui pis eſt, ils croïent en Dieu, ce qui eſt fort au de-là de tout ce qu’on exige de nous même dans le tems que nous portons encore le titre de Chrêtiens.

Je finirai par la Remarque que voici. Quelques avantages, que ce projet magnifique promette à notre Commerce, je ſuis ſur que, ſix mois après que l’Acte poux l’Éxtirpation du Chriſtianiſme ſera paſſé, lez Actions de la Banque, & des Indes Orientales, tomberont du moins d’un pour cent ; &, puiſque la Sageſſe de la Nation n’a jamais été d’humeur à hazarder la cinquantiéme partie d’une pareille perte, pour la Conſervation du Chriſtianiſme, je ne vois pas pourquoi elle voudroit nous expoſer à cette perte entiere, ſimplement pour avoir le plaiſir de le détruire.

 

 
PROJET
Pour l’Avancement de la Religion,
& pour la Reſormation des
MOEURS,
Adreſſé à Madame la Comteſſe
de Berkeley.
L’an 1709.
MADAME,



  N plaçant le Nom de Votre Grandeur devant ce Diſcours, je n’ai pas l’intention de vous prier de le protéger. Je croirois cette priere fort déraiſonnable, puiſque vous ne ſauriez recommander, ſans être ſoupçonnée de quelque partialité, un Ouvrage qu’on vous dedie, quoique ce ſoit ſans votre aveu, & qu’il vienne d’une perſonne qui ne ſe nomme pas. Mon deſſein veritable eſt celui-là même, que j’ai ſi ſouvent cenſuré dans d’autres Préfaces ; & j’ai reſolu de faire votre Eloge. Je ne m’arrêterai pas à Votre Naiſſance, il y a d’autres perſonnes auſſi Nobles que vous ; ni à la grandeur de votre fortune, il y en a qui ſont bien plus riches encore ; ni à cette charmante famille, image parfaite de ceux, à qui elle doit ſa naiſſance ; peut-être que d’autres ſiécles, & d’autres païs, en ont produites de ſemblables. D’ailleurs, aucun de ces avantages ne donne une perfection réelle à ceux qui les poſſedent ; ils ne font que donner plus d’éclat au merite réel. Ce que je veux louer en vous, Madame, c’eſt la pieté, la candeur, le bon-ſens, l’heureux naturel, l’affabilité, & la charité. Je voudrois, que, par raport à toutes ces excellentes qualitez, il y eut beaucoup de perſonnes, qui vous égalaſfent, & qui vous ſurpaſſaſſent même. Peut-être qu’en ce cas Votre Grandeur échaperoit à l’importunité de cette Epitre. Mais, puiſque ces vœux ſont aſſez inutiles, je crois qu’il eſt avantageux pour la Vertu, & pour la Religion, que tout le Roïaume connoiſſe votre Caractere, & qu’il ſache, que la politeſſe la plus aiſée, jointe à la pieté la plus ſolide, brille en votre Grandeur, d’un éclat auſſi naturel, que celui qu’on admire le plus dans chacune de ces qualitez ſeparées, lorſqu’on les trouve dans le caractere d’autres perſonnes. Malgré les traverſes de la fortune, votre prudence a conſervé la ſplendeur de l’illuſtre Maiſon, dans laquelle vous étes entrée ; ſplendeur, qui avoit été ſi fort éclipſée, par la prodigalité exceſſive de pluſieurs générations. Vous vous acquittez avec toute l’exactitude poſſible des devoirs differens, que la Providence vous impoſe ; témoin l’Education de vos deux incomparables filles dont la conduite eſt ſi généralement admirée ; témoin ce ménagement judicieux, ſi convenable à une épouſe circonſpecte, complaiſante, & tendre ; & ces ſoins exacts, qui s’étendent juſque ſur le moindre de vos Domeſtiques ; témoin enfin cette bonté, & cette charité pour les pauvres, dirigée par la raiſon la plus ſure.

Il eſt utile au public, dis-je, d’être informé de ces grandes qualitez, qui entrent dans le Caractere de Votre Grandeur : il lui ſeroit utile encore de le connoitre entierement ; mais, par malheur il ne voudroit pas ajouter foi à celui qui ſe hazarderoit à l’en inſtruire, & il le traiteroit ſans doute d’Adulateur.

Pour éviter un reproche ſi odieux, je declare que ceci n’eſt pas une Dédicace, mais uniquement une Introduction à un petit Diſcours, qui traitte de l’Avancement de la Religion & de la Morale : rien n’eſt plus naturel, que d’entamer cette matiere par quelques traits du Caractere d’une Dame, dont la conduite a le même but, que ma Diſſertation. Je remarque avec une grande mortification, que, parmi tous les plans qu’on a propoſez au public, dans cet Age ſi fécond en projets, il n’y en a pas un ſeul, qui concerne l’Avancement de la Religion, & de la Vertu ; quoique, ſans parler ici des conſequences avantageuſes d’un tel Projèt pour la vie à venir, ce ſoit le moïen le plus naturel & le plus facile d’avancer le bonheur de tout l’Etat, & la felicité temporelle de chaque particulier. Il eſt bien vrai, que la foi & les bonnes mœurs ſont prodigieuſement alterées parmi nous ; & néanmoins je croi que, ſans beaucoup de peine, on pourroit les mettre bientôt dans le plus haut degré de perfection, où elles puiſſent atteindre, dans l’eſprit & dans le cœur de tout un Peuple. La methode m’en paroit ſi aiſée, que, pour la mettre heureuſement en pratique, il ſuffit, à mon avis, d’en donner une idée à ceux qui y ſont le plus intereſſez, par l’Honneur, par le Devoir, & par l’Amour-propre.

Comme il ſeroit abſurde de propoſer des Remedes, avant que d’être aſſeuré qu’il y a des Maladies qui les demandent, & de s’effraïer, ſans être convaincu de quelque danger ; je commencerai par faire voir en general, que la Nation eſt extraordinairement corrompuë, tant par raport à la Religion, que par raport aux Mœurs : enſuite, je tracerai d’une maniere auſſi abregée, qu’il me ſera poſſible, un plan de reforme, à ces deux égards.

Je ſais bien que les Plaintes des Théologiens, ſur la corruption du ſiecle, ne paſſent que pour des Phraſes favorites, deſtituées de ſens ; mais, je ne ſuis nullement de cette opinion : & je croi fort, qu’en comparant ſans partialité les vices de nos compatriotes d’à préſent, avec ceux d’autres siécles, & d’autres Nations, on ne ſauroit que trouver ces plaintes très-fondées.

Je n’alleguerai ici que des faits denuez de toute exaggeration, & de tous traits de Satyre ; & je croi que tout le monde m’accordera ſans peine ce que je vais avancer. Il eſt d’abord certain, que parmi nos Nobles, & nos Gens aiſez, il y en a à peine un ſeul entre cent, qui paroiſſe reconnoître la Religion pour le Principe de ſa Conduite, & que la plus grande partie en eſt tout prête à avouër naturellement, dans les converſations ordinaires, ſon Irreligion, & ſon Incredulité.

Il en eſt de même à peu près à l’égard du petit Peuple ; ſur-tout dans nos grandes Villes, où la profanation & l’ignorance des Artiſans, des Marchands du plus bas ordre, & des Domeſtiques, ſont montées au plus haut degré qu’on puiſſe s’imaginer.

On remarque encore dans les Païs étrangers, qu’il n’y a pas dans tout l’Univers une Race de Créatures raiſonnables, qui paroiſſe auſſi peu ſuſceptibles de Sentimens Religieux, que nos Soldats Anglois ; & j’ai entendu aſſeurer à des Officiers de diſtinction, que parmi tous ceux de notre Armée, qu’ils avoient frequentez, ils n’en avoient pas connu trois, qui, par leurs diſcours, & par leur conduite, paruſſent croire un ſeul mot de l’Evangile. On peut hardiment avancer la même choſe, par raport à nos Forces Navales.

Les Actions de ces Incredules ne repondent que trop juſte à leurs Sentimens. On ne ſait plus ce que c’eſt que d’affecter du moins la Sageſſe, & de pallier les Vices. On les expoſe hardiment aux yeux de tout le monde, comme les choſes les plus indifferentes de la vie humaine, ſans le moindre remord de conſcience, & ſans craindre de s’attirer par-là une mauvaiſe reputation. Tout homme vous dira, qu’il a été ivre le jour précedent, ou qu’il va s’enivrer dans le moment même ; & même il vous le dira d’un air auſſi Cavalier, que s’il vous diſoit, qu’il va faire un tour de promenade. Il vous racontera, qu’il s’en va dans un lieu infame, ou qu’il en eſt revenu en fort mauvais état, avec la même indifference, dont il vous débiteroit une nouvelle : vous l’entendrez jurer, renier, profaner, blaſphemer, ſans être animé par la moindre paſſion.

Il eſt vrai que le Beau-Sexe eſt un peu plus reſervé, & qu’il ne renonce pas abſolument aux ſoins, qu’on doit avoir naturellement de la réputation ; néanmoins, ces ſoins n’inquietent pas beaucoup nos Dames, & elles ne paroiſſent pas trop convaincuës, que la Vertu & la Sageſſe ſoient des moïens neceſſaires, pour gagner l’eſtime du public. Elles n’ont pas grand tort, puiſque l’on voit des Femmes galantes auſſi bien reçûës par-tout, que celles, qui ſe diſtinguent par la Sageſte la plus auſtere, & qui ne ſont pas aſſez delicates, cependant, pour ne pas honorer les autres de leurs viſites. Cette maniere d’agir n’eſt à la mode parmi nous, que depuis peu d’années ; mais, elle eſt d’une très-dangereuſe conſequence : elle ſemble établir une eſpéce d’accommodement & de Capitulation entre le Vice, & la Vertu, & permettre aux femmes d’être vicieuſes juſqu’à un certain point, pourvu qu’elles ne ſoient pas abſolument proſtituées. On diroit, qu’il y a un certain point fixe, où la Galanterie finit, & où l’Infamie commence ; & que cinquante Intrigues criminelles ſont impardonnables dans une femme, mais qu’on peut bien lui en paſſer une douzaine.

Sans m’étendre d’avantage ſur ces ſortes de Vices, qui s’arachent effrontement le maſque à eux-mêmes, je prie le Lecteur de jetter ſeulement en paſſant la vue ſur les irregularitez & ſur les excès, qui ſortent du Jeu comme d’un goufre, & qui ſe repandent ſur les femmes auſſi bien que ſur les hommes. Parmi les derniers, il eſt fécond en fourberies, querelles, juremens, & blaſphemes ; parmi les autres, il produit la négligence des affaires du menage, une liberté ſans bornes, des paſſions indecentes, & fort ſouvent la débauche, quand la perſonne même eſt reduite à la neceſſité de ſuppléer aux défauts de la bourſe. Le Jeu, à cet égard, peut être mis en parallele avec la Juſtice, qui a pour maxime, quod non habet in crumenâ luat ia corpore.

Mais, ce ne ſont-là que des Bagatelles, en comparaiſon d’autres Crimes, qui ſont devenus familiers à notre Nation. Jettons les yeux ſur les fraudes & ſur les fourberies des Marchands ; ſur la Juſtice, cet abime d’injuſtices & d’extorſions ; ſur le trafic ouvert, qu’on fait des Employs Civils, & Militaires, & qui pourroit bien s’étendre en peu de tems aux Dignitez Ecclefiaſtiques ; ſur l’infame maniere, dont on exerce toutes les Charges ; ſur les abus déteſtables, qui ſe ſont gliſſez dans l’Election de ceux qui doivent repreſenter tout le Corps du Peuple, & ſur les factions & les brigues, qui ſemblent être l’unique objet de l’attention de ces Députez. J’oſe y ajouter l’Ignorance de quelques Membres du bas Clergé, la baſſeſſe & le cœur ſervil de quelques autres & la conduite bruſque & brouillonne de quelques jeunes Eccleſiaſtiques ridiculement bourſouflez d’un ſot orgueil. Je laiſſe-là d’autres particularitez trop odieuſes, qui influent extrémement ſur les irregularitez du Clergé, & qui ont attiré, quoiqu’à tort, les mépris du public ſur tout l’Ordre.

Voilà une eſpece de Sommaire des Vices, qui ſe font generalement répandus parmi nous ; & je n’aurois jamais fait, ſi je voulois entrer dans le détail. Néanmoins, quelque profondes racines, qu’ils paroiſſent avoir jettées dans les ames de nos Compatriottes, je ſuis le plus trompé des hommes, s’il n’eſt pas poſſible d’y aporter des remedes efficaces. Le Projet, que j’ai formé là-deſſus, n’eſt pas vague, ou uniquement propre pour la ſpéculation ; mais, je le crois fort aiſé dans la pratique.

Tant que le droit de diſpoſer de tous les Emplois reſte ataché à la Couronne, il eſt au pouvoir du Souverain de rendre la Vertu & la Pieté à la Mode, en les faiſant conſidérer comme des Qualitez neceſſaires, pour la faveur, & pour l’avancement.

Il eſt évident, par une éxperience que nous faiſons dans nos jours, que le ſeul exemple du meilleur des Souverains n’influe pas d’une maniere fort efficace ſur les mœurs des ſujets, dans un ſiécle extraordinairement corrompu. A-t-on jamais vu le Trone occupé par une Perſonne plus excellente que notre Reine. d’à-préſent ? Je ne m’étendrai pas ici, ſur ſon talent pour le Gouvernement des Peuples, ſur ſa tendreſſe pour ſes Sujets, en un mot ſur toutes ſes Vertus purement Roïales. Je ne parle que de ſa Pieté, de ſa Charité, de ſa Temperance, de ſon Atachement pour ſon Auguſte Epoux, en un mot de toutes ces Vertus, qui relèvent le caractere d’un particulier, & dans leſquelles on peut dire ſans flaterie, que perſonne ne la ſurpaſſe. Cependant, on peut avancer ſans ſe faire ſoupçonner d’un tour d’eſprit malin, & ſatirique, que notre corruption n’eſt pas beaucoup diminuée depuis ſon avenement à la Couronne ; & qu’il n’y arrivera aucun changement avantageux, ſi elle ne ſe ſert pas de meſures plus efficaces que ſon exemple.

Une preuve certaine de la perverſité de la Nature humaine, c’eſt que le ſeul éxemple d’un Prince vicieux entrainera en peu de tems la maſſe generale de ſes ſujets ; & que la Conduite exemplaire d’un Monarque vertueux n’eſt pas capable de les reformer, ſi elle n’eſt pas ſoutenuë d’autres expédiens. Il faut donc que le Souverain, en exerçant avec vigueur l’Autorité, que les Loix lui donnent, faſſe en forte, qu’il ſoit de l’interêt, & de l’honneur, de chacun, de s’atacher à la Vertu & à la Pieté ; & que l’infamie & la diſgrace ſuive toujours le Vice, & prive les vicieux de toute eſperance d’avancement. Pour établir ces utiles maximes avec ſuccès, il devroit commencer par les introduire, dans ſon Domeſtique, & dans ſa Cour. Ne pourroit-on pas, par exemple, obliger les Domeſtiques, & les Officiers ſubalternes de Sa Majeſté, d’aſſiſter une fois par ſemaine au Service divin, avec des manieres décentes, de communier quatre fois par An, d’éviter les imprécations & les diſcours profanes, & de ſe conduire, du moins en aparence, avec Sobrieté, & avec Sageſſe ? Ne pourroit-on pas les aſſujettir à ces devoirs, en puniſſant les Transgreſſeurs, par la ſuſpenſion, ou par la perte, de leurs Emplois ; & en établiſſant des Officiers honnêtes gens, pour prendre garde de près à leurs actions ?

Pour les perſonnes d’un rang plus élevé, qui exerçent les Emplois Domeſtiques de la Cour, & qui aprochent Sa Majeſté même, ne peuvent-ils pas recevoir de pareils commandemens de ſa propre bouche ; & ne recevoir des marques de ſa bonté, qu’à proportion qu’ils lui obéiſſent exactement à cet égard ? Elle pourroit d’ailleurs ordonner aux Evêques, & à dautres perſonnes d’une Pieté reconnuë, d’être attentifs à la conduite de ſes Officiers, & de l’avertir de leur libertinage, tant à l’égard des ſentimens, que par raport aux actions.

De plus, ceux, qui entreroient dans les charges domeſtiques de la Reine, pourroient être obligez de faire un ſerment parallele à celui dont on impoſe la neceſſité aux perſonnes, qu’on honore de quelque Emploi Eccleſiaſtique, & par lequel on défend l’Egliſe contre la Simonie. Si l’on obſervoit de pareils Reglemens, il eſt évident que la Religion, & les bonnes-mœurs, deviendroient des Vertus à la Mode, & qu’elles paſſeroient pour l’unique moïen de parvenir aux Emplois, & de les conſerver ; ce qui ne manqueroit pas de faire de ſalutaires impreſſions ſur la Nobleſſe, & ſur toutes les perſonnes de condition.

Si on mettoit en uſage la même methode, avec toute la ponctualité poſſible, à l’égard de ceux, qu’on honore des grandes Charges de l’Etat, il eſt évident, qu’avec le tems elle introduiroit dans la Nation une Réforme entiere & generale. Dès que la Pieté & la Vertu ſeroient une fois eſtimées comme des qualitez neceſſaires pour l’avancement ; ceux, qui, par des moïens ſi grands & ſi nobles, ſeroient parvenus aux premieres Dignitez, ne manqueroient pas d’imiter l’exemple de la Reine, dans la diſtribution des Emplois ſubalternes, qui ſeroient à leur diſpoſition ; ſur-tout, ſi la moindre faveur, ou la moindre partialité, pour des ſujets indignes, paſſoit pour un manque de devoir, propre à attirer au coupable la Diſgrace de la Cour.

Il y a un ſi grand nombre de petits Emplois répandus par tout le Roïaume, que ſi tous ceux, qui les exerçent, menoient une vie exemplaire, tout prendroit bientôt une face nouvelle parmi nous, & la Religion y ſeroit en peu d’années dans l’état le plus fleuriſſant.

Il ne faut pas s’imaginer que les Revenus de l’Etat ſoufriroient d’une pareille Reforme, puiſque de dix Emplois, qui ſont mal exercez, il y en a du moins neuf, dont il faut attribuer la mauvaiſe adminiſtration, à un manque de probité, plutôt qu’à un défaut de lumieres. Pour moi, je ne connois point de Charge, de laquelle la Pieté puiſſe rendre un homme incapable ; &, quand cela ſeroit, ce n’eſt pas la raiſon de faire contre mon projet une objection de cette nature ; à préſent, qu’en diſpoſant des charges, on ne ſe donne pas la peine de ſonger ſeulement aux qualitez qui rendent une perſonne propre à s’en acquiter comme il faut.

Je me ſuis imaginé fort ſouvent, qu’une Dignité, ſemblable à celle de la Cenſure chez les Romains, pourroit être introduite chez nous avec ſuccès, & renfermée dans les bornes néceſſaires, pour l’empêcher de tomber dans des excès pernicieux. Les Romains connoiſſoient auſſi bien que nous les avantages de la Liberté, & les moïens néceſſaires pour la maintenir. Ils en étoient auſſi jaloux que nous : dans toutes les occaſions ils s’en montroient auſſi hardis defenſeurs. Cependant, je ne me ſouviens pas d’avoir vu, dans leurs Hiſtoires, de grandes plaintes, ſur les inconveniens atachez à cette Dignité : elles nous ont informez, au contraire, de mille effets extraordinairement utiles de cette Charge ſalutaire.

Il s’eſt repandu dans notre Nation un grand nombre de Vices, qui ne ſont que trop connus de tout le monde quoi qu’ils échapent à la rigueur de toutes nos Loix. Tels ſont l’Atheïſme, l’Ivrognerie, la Fraude, l’Avarice, & pluſieurs autres de la même nature, qui pourroient être de la compétance de cette nouvelle Dignité. Suppoſons, par exemple, qu’on établit des Commiſſaires, pour aller dans tous les Cantons du Roïaume s’informer de la conduite, pour le moins, de ceux qui ſont dans les Emplois, & s’éclaircir de leurs mœurs, comme de leur capacité.

Ces perſonnes ſeroient obligées de recevoir toutes les informations, & toutes les plaintes, qu’on leur préſenteroit, & d’en faire leur raport, ſous ſerment, à la Cour, ou bien au Miniſtére, afin de leur fournir des moïens de couper la racine à ces ſortes de maux, par une diſtribution équitable, de peines, & de récompenſes.

Je n’entre point là-deſſus dans un plus grand détail de mon Syſtême, qui, venant d’un ſimple particulier, pourroit être ſujet à pluſieurs inconveniens, mais dont l’idée recevroit aiſement ſa forme néceſſaire de la Sageſſe de ceux qui ſont à la tête des affaires. Ce que j’oſe aſſeurer avec confiance, c’eſt que ſix mille livres ſterling ne ſeroient pas mal emploïées à l’entretien de ſix Commiſſaires dûement qualifiez pour cet Emploi, & qui ſeroient obligez d’aller deux à deux faire toutes les années le tour du Roïaume, dans le deſſein que je viens d’indiquer.

Mais, ce dernier Article ne touche pas directement l’intention que j’ai de faire voir, que, ſans le moindre effort du côté du Pouvoir Legiſlatif, la Reine ſeule eſt la Maitreſſe de réformer ſes Sujets ; ce qu’Elle eſt obligée de faire en conſcience, en y emploïant ſon Autorité, auſſi bien que ſa Conduite exemplaire.

On m’acordera, je crois, ſans peine, que l’exemple de cette grande Ville influë extrémnement ſur tout le Roïaume ; & que cette Ville eſt également dominée par les influences de la Cour, du Miniſtere, & de tous ceux qui en dépendent par leurs Charges, ou par leurs Eſperances. Or ſi, ſous une auſſi excellente Princeſſe que la nôtre, nous voions tous les Officiers de la Cour reglez dans leur conduite, & un Miniſtre qui ſe diſtinguật par la pieté ; ſi nous voions toutes les Charges de l’Etat & de la Robbe remplies de perſonnes du même caractere, ſoigneuſes à ne placer dans les emplois ſubalternes, que des gens de mérite, & obligées de faire de pareilles choſes, & par l’exemple de notre Souveraine, & par la crainte de perdre leurs Dignitez ; ne m’avouera-t-on pas, que l’Empire du Vice, & de l’Irreligion, ſeroit bientôt détruit dans notre Capitale, & qu’il chancelleroit en peu de tems dans tout le Roïaume, qui a avec elle de ſi grandes liaiſons, & qui affecte ſi fort d’en ſuivre les manieres ?

Si l’on ſe met une fois fortement dans l’Eſprit, que la Religion eſt un degré neceſſaire, pour parvenir à la faveur & à l’avancement, peut-on comprendre, que des perſonnes devouées à leur leur réputation, & à leur fortune, ôſeroient ſe déclarer contre les maximes, & ſe conduire comme ſi elles les mépriſoient ? Il n’y a point de qualité ſi contraire au naturel de l’homme, qu’il ne ſe l’aproprie, pour ménager ſes intérets, ou pour favoriſer les paſſions dominantes. Le mortel le plus fier devient humble, l’Eſprit le plus farouche s’adoucit, le plus pareſſeux ſe rend induſtrieux & actif, quand il s’agit d’ateindre l’objet de ſes vœux les plus ardens. Avec quelle vivacité, par conſequent, n’entreroit-on pas dans les routes de la Vertu, & de la Pieté, ſi elles menoient infailliblement à la faveur, & à la fortune ?

Si dans nos Armées on mettoit quelques bornes aux imprécations, aux diſcours profanes, à la débauche dont on tire vanité, au jeu exceſſif, & à l’intemperance, je ne vois pas, que les conſequences d’une telle Réforme pourroient être dangereuſes. Je ſuis très-perſuadé, que la corruption n’y ſeroit, ni ſi générale, ni ſi exorbitante, ſi on obligeoit du moins les Militaires à quelque bienſéance extérieure dans leur conduite, ſi leur libertinage n’étoit pas un moïen de s’avancer, & ſi la pieté ne leur ſervoit pas d’un obſtacle preſque inſurmontable, pour faire leur chemin. J’ai été informé par des Officiers d’une très-grande diſtinction, que, dans toutes les Armées des Alliez, il n’y a point de troupes auſſi mal diſciplinées, que les nôtres ; & je comprends fort bien, qu’il eſt impoſſible, qu’elles le ſoient mieux. Les Soldats ont continuellement devant leurs yeux le mauvais exemple de leurs Chefs ; & ils ne ſauroient donner dans aucun Crime, dont leurs Officiers ne ſoient infiniment plus coupables qu’eux, ſans y être portez par des tentations également fortes.

On accuſe généralement nos Officiers d’avoir rétabli parmi nous le vice brutal de boire avec excès, qui étoit diſparu preſque entierement en Angleterre, il y a quelques années. Il eſt certain, qu’ils ont réüſſi merveilleuſement bien. Pluſieurs jeunes gens de Famille, & même un grand nombre de Nobles du premier ordre, ont fait de grands progrès, ſous de ſi habiles Maîtres : ils n’ont pas le moindre ſoin de cacher leur talent ; &, s’ils n’en ont aucune honte, c’eſt qu’ils ſont perſuadez, qu’il ne les expoſera à aucun reproche.

Ce mal ſeroit bientôt deraciné, ſi la Reine trouvoit bon de déclarer ouvertement, qu’aucun jeune homme, de quelque qualité qu’il pût être, adonné à un vice ſi honteux, ou à quelqu’autre également infame, n’auroit accès à ſa faveur, ni même à ſa preſence ; & ſi elle ordonnoit poſitivement à ſes Miniſtres, & à tous ceux qui poſſedent les premieres Dignitez de l’Etat, de les traiter avec le même mépris. Dès que cette déclaration ſeroit généralement connuë, tous ceux qui ont le moindre atachement pour leur réputation, & pour leur fortune, éviteroient avec ſoin le Commerce de pareils débauchez. Par-là le Vice deviendroit tellement infame, que ceux, qui ne voudroient pas ſe donner la peine de l’aracher de leur cœur, s’efforceroient du moins de ſauver les aparences.

Cette même methode pouroit arêter dans ſa courſe la coutume impetueuſe de bruſquer ſa ruine, en jouant des ſommes immenfes. La cauſe, qui fait faire tant de progrès dans la Nation au Jeu immoderé, c’eſt qu’on le ſoutient, & qu’on paroit l’animer, par une conduite toute opoſée à celle que je recommande ici ; ce qui ôte abſolument l’autorité aux Loix qui ont été faites pour le tenir en bride.

On ne ſauroit me nier encore, que le défaut de diſcipline exacte & ſevere, dans nos Univerſitez, n’ait été d’une dangereuſe conſequence pour notre jeuneſſe, qui y eſt preſque entierement abandonnée à ſa propre conduite : ſur-tout, la Nobleſſe, qui, ne conſidérant pas l’Erudition comme néceſſaire à ſa ſubſiſtance, y vit à ſa Fantaiſie, & y prend ſes degrès, ſans qu’elle ſoit obligée de faire quelques progrès dans les Siences ; ce qui eſt le plus grand, & le plus pernicieux, de tous les abus. Si l’on ne gagne pas dans les Univerſitez quelques notions du Savoir, & des belles Lettres, il eſt certain qu’on y perd abſolument ſon tems ; puiſque tout ce qui ſert d’ornement à une belle éducation eſt infiniment mieux enſeigné par-tout ailleurs. Le ſéjour, que les jeunes gens y font, ne ſauroit ſervir à les détourner de la route du vice, ou à les éloigner des occaſions de ſe débaucher : ils s’y trouvent enſemble en trop grand nombre, & ils ſont trop Maitres de leurs Actions, pour qu’une ſemblable intention puiſſe promettre la moindre réuſſite.

Cependant, de quelle nature que puiſſent être les abus qui ſe ſont gliſſez dans les Univerſitez, par la négligence, & par la longue ſuite des tems, qui a fait perdre aux anciens Statuts toute leur vigueur, on peut y remedier, par des Ordres ſeveres de la Cour, adreſſez aux Chefs & aux Inſpecteurs des Colléges ; ſans parler ici de l’Autorité particuliere de Sa Majeſté dans quelques-unes de ces Maiſons, fondées par ſes Prédéceſſeurs.

Au ſortir des Univerſitez, la jeune Nobleſſe, & d’autres Ecoliers d’une Fortune conſidérable, ſont d’abord envoïez dans la Ville, de peur de contracter des Airs de Pédanterie, par un trop long ſéjour dans les Colléges. Pluſieurs jeunes Gentilshommes ſont placez dans les Apartemens de la Cour[70], où ils ont toute liberté de ſuivre aveuglement leurs paſſions, & leurs caprices.

Les mauvaiſes conſequences de tous ces relâchemens dans l’éducation paroiſſent évidemment, en ce que de dix perſonnes, qui parviennent, & qui ſe diſtinguent, dans l’Egliſe, dans la Cour, dans la Politique, & dans les Armées, il y a neufs Cadets de Famille, ou gens ſans naiſſance, qu’une Fortune bornée a animez au travail, & à l’application.

Pour ce qui regarde ces Appartemens de la Cour, à moins que de ſupoſer qu’ils ſont fort dégénérez de leur inſtitution primitive, il faut avouer que jamais aucun Seminaire n’a été plus mal reglé dans un Païs Chrêtien. Si l’on peut y remedier ſans l’interpoſition du pouvoir legiſlatif, c’eſt ce que je ne ſaurois déterminer, faute d’avoir fait des recherches aſſez exactes là-deſſus. Ce que je ſai très-bien, c’eſt que toutes les Nations éclairées ſe ſont acordées, en établiſſant des Seminaires, à obliger la jeuneſſe à l’obſervation exacte de certains devoirs moraux ſur-tout de la Juſtice, de la Temperance, & de la Sageſſe ; & de n’en pas borner les obligations aux Sciences, & aux exercices du corps : au lieu que, chez nous, on ſe moque ouvertement de cette partie eſſentielle d’une bonne éducation.

On me permettra de dire ici, ſans avoir le moindre deſſein de choquer le Clergé, que, par une prévention auſſi commune que pernicieuſe, les Eccleſiaſtiques eux-mêmes détruiſent les Services, qu’ils pouroient rendre à la Religion, & à la Vertu : ils affectent de n’avoir aucun Commerce, ſinon les uns avec les autres, & de ne ſe point meler avec les Laïques ; ils ont leurs Societez particulieres, leurs Caffez particuliers, où ils paroiſſent toûjours pour ainſi dire en troupe. Un Miniſtre tout ſeul oſe à peine ſe montrer dans une Compagnie de gens polis : &, s’il s’y trouve par malheur, il eſt taciturne, la défiance eſt peinte ſur ſon viſage, il eſt dans des apprehenſions continuelles d’être turlupiné, & d’être en butte à des railleries offenſantes.

Cette conduite du Clergé me paroit auſſi ſenſée, que le ſeroit celle des Médecins, s’ils mettoient tout leur tems, à viſiter leurs Apoticaires, ou à ſe viſiter les uns les autres, ſans ſe mettre en peine de leurs malades. A mon avis, le Commerce avec les Laïques eſt l’afaire principale des Gens d’Egliſe ; & je ne crois pas, qu’ils puiſſent trouver un moïen plus efficace de ſauver les ames, que de ſe rendre propres à plaire dans la Converſation des gens du monde : leur érudition pourroit y contribuer beaucoup, s’ils s’apliquoient à la polir, & à la débaraſſer de la Rudeſſe, & de la Pédanterie. Il eſt ordinaire à préſent, que ceux qu’on apelle bons-vivans, qui ne vont jamais à l’Egliſe, & qui ne s’amuſent point à parcourir les Livres de dévotion, forment leur idée de tout le Clergé, ſur quelques pauvres Miniſtres vagabonds, qui ſe crottent dans les rues, ou qui ſemblent ſe dérober de quelque Maiſon de Qualité, où ils font l’Office de Chapelain pour dix Shellings par mois. Cette idée n’eſt pas rectifiée par la vuë d’autres Eccleſiaſtiques, qui ont des talens plus relevez, & une figure plus revenante.

Que certains Raiſonneurs penſent ce qu’ils trouvent à propos, il eſt certain qu’il faut porter la maſſe generale des hommes à aimer & à eſtimer les Gens d’Egliſe, ſi l’on veut leur inſpirer de la tendreſſe pour la Religion. On fait d’ordinaire fort peu de cas d’un Remede, quelque excellent qu’il puiſſe être, s’il eſt donné par un Médecin, qu’on hait, ou qu’on mépriſe.

Or, ſi les Eccleſiaſtiques avoient autant de penchant à frequenter les bonnes Compagnies, qu’en ont d’autres honnêtes gens ; s’ils vouloient étudier un peu l’Art de la Converſation, ils ſeroient les bien-venus par-tout, où l’on a quelqu’égard pour le bon-ſens, & pour la politeſſe ; &, par conſequent, ils previendroient mille diſcours impertinens & prophanes, & mille actions du même caractere. Il ne ſeroit pas à craindre même, que des gens, qui auroient la moindre idée du ſens-commun, ſe plaigniſſent d’être génez par la Compagnie d’un Homme d’Egliſe, parce qu’ils n’oſeroient prononcer devant lui des blaſphemes, & des railleries obſcenes.

Pendant que le Peuple eſt ſi jaloux de l’Autorité & de l’Ambition des Eccleſiaſtiques, qu’il ne ſauroit penſer qu’avec horreur au Rétabliſſement de l’ancienne Diſcipline de l’Egliſe, je ne vois pas, pour le Clergé, d’autre methode de reformer le monde, que de faire tous les efforts, que la vertu avouë, pour ſe rendre agréable aux Laïques. C’eſt-là ſans doute une partie de la Prudence du Serpent, recommandée dans l’Evangile ; & c’eſt préciſement le procedé dont ſe glorifie St. Paul, qui devenoit tout à tous, Juif aux Juifs, & Grec aux Grecs.

Je ſuis perſuadé, qu’il ſeroit difficile de faire gouter cet expedient aux Gens d’Egliſe, qui ſe font mis généralement dans l’Eſprit, que cette coutume de ſe bannir de la Societé des gens du monde eſt une partie eſſentielle de leur devoir. Je ſai même, qu’on s’eſt efforcé de leur inſpirer cette idée, dans pluſieurs Lettres Paſtorales des Evêques. Il y a même un de ces Prélats diſtingué par ſes lumieres & par ſon mérite, qui leur a donné de pareils préceptes, quoique, pendant toute ſa vie, il ait pris lui-même un chemin tout opoſé ; mais, je me trompe fort pourtant, ſi ces Conſeils ſont les motifs les plus forts d’une telle conduite, & ſi les Eccleſiaſtiques n’y ſont pas portez plus efficacement, par une certaine honte atachée à une mauvaiſe éducation, & par la crainte d’être inſultez par les gens du monde.

Ces deux motifs perdroient bientôt toute leur force, ſi la Vertu, & la Religion, ſoutenuës par la Cour, étoient en vogue parmi tous ceux, qui ocupent les grandes Charges, & qui les briguent, ou qui ſe flatent d’y parvenir un jour. Une eſtime, extérieure du moins, pour le Clergé, ſeroit la conſequence infaillible d’une telle Réforme ; & les Gens d’Egliſe auroient aſſez de bon ſens, pour trouver leur devoir & leur intérêt à ſe rendre propres à une converſation polie, dès qu’ils ne craindroient plus d’être offenſez & choquez par des obſcénitez & des profanations.

J’ai une autre Conſidération encore à communiquer au Public, ſur le même ſujet ; mais, je crains bien qu’elle ne paſſe pas pour orthodoxe.

Le Clergé eſt parmi nous le ſeul ordre de perſonnes, qui porte conſtamment un habit diſtingué du reſte des hommes. Une experience, fort contraire à la raiſon, nous en fait voir cette pernicieuſe conſequence ; que, tandis qu’il ſe trouvera des perſonnes d’une conduite ſcandaleuſe ſous cet habit diſtingué, il ſera mépriſé par-tout où on le trouvera. Un homme du monde, voïant par hazard un faquin, qui, couvert de cette robbe, tache au milieu de la nuit de regagner ſa maiſon d’un pas chancellant, (ſpectacle, qui n’eſt pas extrémement frequent parmi nous, mais qui ne tient pas pourtant du miracle,) aura d’abord mauvaiſe opinion de tout le Clergé ; & il ſera par cela même confirmé dans ſes propres vices. On y pouroit remédier en quelque ſorte, ſi l’on avoit ſoin d’envoïer ces Théologiens vagabonds dans les Indes Occidentales, où il y a pour eux de l’Ouvrage de reſte, & plus de moiens de faire fortune qu’ici. Mais, un Remède plus général, & plus efficace, ſeroit de ne permettre l’uſage de la Robbe, qu’à ceux, qui auroient quelques bénéfices, ou aſſez de bien pour ſe tirer du mépris ; & il vaudroit encore mieux, à mon avis, qu’excepté les Evêques, tous les Eccleſiaſtiques s’habillaſſent modeſtement, comme les autres hommes, hormis dans les occaſions, où ils ſeroient obligez d’exercer leur miniſtere.

Il s’eſt gliſſé dans cette Ville un autre abus, qui contribue extrémement aux progrès du vice. On donne ſouvent la Charge importante de Juge de Paix ou de Commiſſaire, à des gens, dont l’intérêt eſt de bannir la Vertu d’au milieu de nous ; à des gens, qui ſubſiſtent, & qui s’enrichiſſent, en ſoutenant les excès les plus afreux, & en vendant leur protection à toutes les femmes de médiocre vertu, qui ravagent leurs differens quartiers. C’eſt ainſi, que ces dignes Magiſtrats, au lieu de mettre des bornes aux crimes les plus énormes, les redoublent, & cauſent dix fois plus de debauches, qu’il n’y en auroit ſans leur Magiſtrature. Non hoc inventum munus in uſum.

Rien n’eſt plus évident. Ces femmes pernicieuſes, aïant une double charge à ſoutenir, leur propre ſubſiſtance, & celle du Juge, doivent redoubler leur induſtrie criminelle, & leurs infames artifices.

Il eſt certain, que la Reine, & le Miniſtere, pouroient facilement redreſſer ce deteſtable abus de la Juſtice, en augmentant le nombre de ces Commiſſaires, en ne choiſiſſant que des gens vertueux & integres, en ne donnant cet emploi qu’à des perſonnes riches, & peut-être en mêlant parmi eux quelques Ecleſiaſtiques du premier rang, ſans permettre à qui que ce fût de refuſer cette Charge, quand elle lui ſeroit offerte.

La Reforme du Théatre dépend abſolument de Sa Majeſté : &, par les impreſſions, qu’il fait ſur l’eſprit de la jeuneſſe, il merite bien qu’on y prête la plus grande attention. Je ne parlerai pas ici de certains Paſſages de nos Comedies, indecens, ou profanes ; ni des turlupinades, dont on accable la dignité même du Clergé ; ni d’autres irregularitez criantes, dont on accuſe avec raiſon nos Piéces de Théatre, & ſur-tout les plus modernes.

J’obſerverai ſeulement la Juſtice diſtributive de Meſſieurs les Auteurs, qui ne manquent jamais de punir la Vertu, & de recompenſer le Vice, contre les regles de critique les plus ſenſées, & contre la pratique conſtante, de tous les ſiécles, & de tous les autres Peuples.

On verra d’ordinaire ſur la Scene un Gentilhomme Campagnard, qui n’a d’autres défauts, que de l’Impoliteſſe, & un accent Provincial, qu’il n’eſt pas le maître de quitter, condamné à épouſer une Courtizane uſée, ou une Fille de Chambre, qui a fait banqueroute à ſon honneur. En recompenſe, un Scelerat de profeſſion, à qui on donne pour qualitez brillantes la Prodigalité, la Profanation, l’Intemperance, & la Débauche la plus exceſſive, devient l’Epoux d’une riche Heritiere, propre à reparer les bréches qu’il a fait dans ſon Patrimoine, par les excès les plus honteux. Comme, dans une Tragedie, on releve & on embellit le Caractere d’un Heros dans l’Eſprit des Spectateurs, en lui attribuant pluſieurs grandes Victoires, nous repreſentons les Heros de nos Pieces Comiques chargez des Dépouilles de pluſieurs Femmes conquiſes, par la Ruſe, & par l’Effronterie.

Je ne me ſouviens pas que nos Auteurs Dramatiques aïent jamais donné ſur le Théatre un Succès avantageux à une Intrigue criminelle, avant Charles II. ; mais, depuis ſon Regne, un Echevin ne manque jamais d’être cocu ſur la Scene, ni une Vierge innocente d’être dupée, dans le tems que le Spectateur eſt obligé de ſuppoſer, que la Fornication & l’Adultere ſont commis derriere les Couliſſes, & de garder pour ainſi dire les manteaux.

Ces Irregularitez criminelles du Théatre, & pluſieurs autres particulieres à notre Age, & à notre Païs, ne ſubſiſteront, que tant que la Cour voudra bien les tolerer, & y conniver ; &, certainement, une Penſion ne ſeroit pas mal emploïée à quelque homme vertueux, ſavant, & ſpirituel, à qui on donneroit la commiſſion de retrancher les paſſages ſcandaleux des Piéces, qui ont déja cours parmi nous, & de celles qu’on offre de tems en tems, pour être repréſentées. Par-là, & par d’autres Reglemens ſenſez, le Théatre pouroit devenir un Divertiſſement innocent & utile au lieu de jetter du ſcandale ſur notre Patrie & ſur notre Religion.

Les Propoſitions, que j’ai faites juſqu’ici, pour l’Avancement de la Religion, & de la Vertu, ne ſont pas vagues, & de pure ſpeculation : elles peuvent être miſes en uſage, par un Prince pieux & actif, fermement réſolu à en profiter, & à y donner toute ſon attention. Je ne croi pas même, qu’on puiſſe faire contre elles les moindres Objections, ſi-non, qu’en faiſant de la Religion un degré vers les Dignitez & vers la Fortune, on augmenteroit le nombre des Hypocrites parmi nous. Je le crois effectivement ; mais, pourvu que, par les Methodes que j’ai indiquées, une ſeule perſonne d’entre vingt devint réellement vertueuſe, je penſe pourtant que notre Roïaume y gagneroit. D’ailleurs, la ſimple Affectation de la Vertu vaut mieux que le Vice demaſqué, & que le Libertinage qui marche à decouvert : elle porte du moins les livrées de la Religion, en reconnoît l’autorité, & évite le ſcandale. Je m’imagine même, qu’un deguiſement continuel gêne trop la Nature humaine, & ſur-tout le temperamment Anglois.

Il eſt probable que nos Compatriotes abandonneroient leurs vices, par pure laſſītude, plûtôt que de s’ocuper toûjours à ſauver les aparences, & à chercher des biais, pour s’y livrer en particulier, & pour les dérober aux yeux du public. Je crois, que bien ſouvent il eſt de la Religion, comme de l’Amour, qui, à force d’affectation, peut devenir réel. Par raport aux ſentimens, il n’y a qu’un pas de la fiction à la réalité.

Tous les autres Projets, qui tendoient au même but, on été juſqu’ici inutiles. Toutes les Loix, contre les mauvaiſes mœurs, ont manqué du coté de l’exécution ; & les Edits, qu’on a faits de tems en tems, pour leur donner une nouvelle force, n’ont paſſé, que pour de ſimples formalitez.

On dit même que certaines Societez Religieuſes, établies dans la meilleure intention du monde, & par des perſonnes d’une Pieté exemplaire, ſe ſont changées avec le tems en Aſſemblées factieuſes, ocupées à un Commerce honteux, uniquement propre à enrichir d’infames Délateurs.

Cependant, par raport à la Politique, même, il eſt d’une plus grande neceſſité, qu’on ne penſe d’ordinaire, de prendre des meſures vigoureuſes & efficaces, pour executer une pareille reforme. La ruine d’un Etat eſt ordinairement précédée, par une corruption generale, & par un mépris univerſel de la Religion ; & c’eſt-là par malheur notre triſte cas.

Dîs te minorem quod geris, imperas.

Ce Projet n’eſt pas d’une nature à être differé juſqu’à un tems de Paix & de Loiſir : une heureuſe réforme dans les ſentimens, & dans la conduite, eſt le meilleur moïen, que la Nature, & la Religion puiſſent nous fournir, pour finir avantageuſement la préſente Guerre ; car ſi ceux, qui rempliſſent les Charges, s’acquittoient de leurs devoirs, par un Principe de Conſcience, nos affaires n’auroient rien à eſſuïer de la fraude, de la négligence, de la corruption. D’ailleurs, ſi nous croiïons en Dieu & ſa Providence, & ſi nous nous conduiſions conſequemment à cette perſuaſion, nous pourrions nous attendre à l’aſſiſtance du Ciel, aïant une cauſe auſſi juſte qu’eſt la nôtre.

Jamais auſſi la Majeſté de la Couronne de la grande Bretagne ne pourroit ſe revetir d’une plus grande ſplendeur, aux yeux des Sujets & des Etrangers, que par l’exécution d’un projet, qui, produiſant des effets ſi admirables, donneroit la plus grande idée du pouvoir de nos Souverains. Le Pouvoir eſt le centre des Vœux de tous les Princes ; & un Monarque d’une puiſſance limitée ne peut jamais mieux ſatisfaire à une Ambition reglée, qu’en faiſant valoir des Loix ſalutaires.

Il faut remarquer encore, que tous les differens partis s’acorderoient à pouſſer une fi excellente entrepriſe, pour ſe donner de la Réputation. Il eſt même naturel de croire, que ce ſeroit le meilleur expédient pour calmer leurs animoſitez. J’ai obſervé, que les Eſprits les plus factieux ſont préciſement ceux qui font voir, dans toutes leurs actions, le moins d’atachement pour la Religion, & pour la Vertu. Si de telles gens, du moins ceux qui ſont les plus incorrigibles entr’eux, ne veulent pas reconnoitre l’utilité de nos meſures, & reſter en proie aux inquietudes de leur propre naturel, le mal ne ſera pas grand ; & il ne ſera pas fort dificile de gagner les autres, & de les reconcilier.

A préſent, les corruptions exceſſives, qui ſont répandues dans l’adminiſtration de nos affaires, paſſent l’Imagination. Des perſonnes d’une grande habileté ont fait voir par un calcul exact, que de ſix millions, qu’on leve tous les Ans ſur le Peuple, pour le bien public, un bon tiers s’abime dans les differentes Claſſes & Subordinations de ceux qui adminiſtrent nos Deniers avant que le reſte puiſſe être emploïé pour l’utilité de la Patrie. C’eſt-là un inconvenient accidentel de notre Liberté : &, tandis qu’on confiera nos affaires à des gens, qui ne ſont ſuſceptibles d’aucun remords, & qui n’ont d’autre vuë qu’un vil intérêt, la ſeule choſe, qui pouroit nous défendre, contre leurs rapines, ce ſeroit le pouvoir arbitraire d’un Prince, qui les feroit pendre, dès que leurs Fraudes ſeroient découvertes. Mais, chez nous, le Souverain ne peut rien ſans les Loix ; & le ſeul danger, où ces Scelerats s’expoſent, en cas qu’on découvre leurs vols, c’eſt la perte de leurs emplois ; danger, qu’on peut éviter de mille differentes manieres. Quand la fourberie eſt parvenue au plus haut point, elle tire de ſon propre ſein des armes pour ſe défendre. Tout ce qui peut arriver de plus chagrinant à ces malhonnêtes gens, c’eſt que, quand leurs crimes ſont ſi énormes, & ſi généralement connus, que les Miniſtres ſont obligez, par pure honte, de les priver de leurs charges, ils en ſortent accablez des dépouilles de la Nation, & fruuntur Diis iratis. Je pourrois nommer ici une Commiſſion, dans laquelle pluſieurs perſonnes, n’aïant pour toute penſion que cinq cens livres ſterling, ſans autres revenus conſiderables, ont vecu comme s’ils en avoient deux mille par an, & ont acheté des Terres, & des Annuitez, pour plus de quarante ou de cinquante mille livres.

Il ne ſeroit pas dificile de citer cent autres exemples de la même nature. Quel remede peut-on trouver à de pareilles mal-verſations, dans une Conſtitution comme la nôtre, que de mettre la Religion en vogue, & de remplir les Charges de perſonnes portées, par l’eſperance d’une recompenſe éternelle, & par la crainte d’une punition ſans bornes, à ſe conduire avec Juſtice, & avec Integrité ?

Le Souverain, comme je l’ai déja dit, en eſt abſolument le Maître : il n’a qu’à regler exactement ſes Miniſtres, & les perſonnes honorées des plus grandes Dignitez du Roïaume, & les favoriſer ſelon que leur atachement pour la Pieté, & pour les bonnes mœurs, les en rendra dignes ; afin que, par leur exemple, & par leur autorité, ils reduiſent à la même reforme tous ceux, qui dépendent d’eux, & qui ſont intereſſez à chercher leur protection.

Il eſt certain, qu’une telle reforme executée avec ſuccès ſe répandroit bientôt dans tout le Roïaume, puiſque la plûpart de la Jeuneſſe de quelque diſtinction paſſe dans cette capitale la partie de la vie la plus ſuſceptible de fortes impreſſions, & qu’elle s’y aſſemble de tous cotez, pour atraper de belles manieres, ou pour faire fortune. Ceux de ces jeunes gens, qui retournent enſuite dans leurs Provinces, y ſont imitez comme les plus parfaits modéles d’eſprit & de politeſſe.

Si une fois on étoit en train de conſidérer la Religion, & la Vertu, comme des qualitez neceſſaires pour la réputation, & pour l’avancement ; ſi le Vice & l’Irreligion n’étoient pas ſeulement chargez d’Infamie, mais encore un obſtacle invincible à toutes les eſperances de fortune ; notre devoir, devenant la même choſe que notre intérêt, jetteroit de profondes racines dans nos Ames. Il ſeroit tellement enté ſur le Génie de toute la Nation, qu’il ſeroit difficile à un Prince peu vertueux de nous faire retourner à notre prémiere corruption.

Je me ſuis borné aux moïens d’avancer la Pieté, qui ſont au pouvoir d’un Souverain limité dans ſa puiſſance, comme le nôtre, & qui conſiſtent dans une exécution vigoureuſe des Loix établies. En voilà aſſez pour un Projet qui n’eſt pas recommandé par un nom illuſtre. Si l’on en voïoit une fois le ſuccès, je ne doute point, qu’on ne mit encore en œuvre d’autres meſures, qui ne dépendent pas entierement du Prince, & que le Pouvoir Legiſlatif ne négligeroit rien, pour y mettre la derniere main. J’indiquerai ſeulement ici un petit nombre de moïens, dont il pourroit ſe ſervir avec fruit.

Pour reformer les Vices de la Ville, qui ont une ſi grande influence ſur tout le Roïaume, il ſeroit fort utile de faire une Loi, pour ordonner à tous les Cabaretiers de renvoïer leur chalands chez eux, & de fermer leur porte à minuit ; & pour défendre à toute femme, quelle qu’elle pût être de mettre jamais le pied dans un Cabaret, ſous quelque prétexte que ce fût. On comprend facilement, qu’une pareille Loi préviendroit un tres-grand nombre d’Inconveniens, comme Querelles, Débauches, Vols, Maladies infames, & un grand nombre d’autres maux, qu’il eſt inutile de mentionner. Il ſeroit bon même d’enjoindre aux Maîtres de ces maiſons, ſous des peines ſeveres, de ne donner à chaque Compagnie qu’une certaine quantité de boiſſon, & de leur refuſer tout ce qui pourroit les jetter dans des excès.

Je croi qu’il y a à peine dans toute la Chrétienté une ſeule Nation, où toutes ſortes de Fraudes ſont pratiquées dans un auſſi haut degré que chez nous. L’Homme de Robbe, le Negociant, & l’Artiſan, ont trouvé chacun dans ſa vocation tant de moïens de tromper, & tant d’artifices ſubtils, qu’ils paſſent la portée de la prudence humaine, incapable de ſe précautioner contre tant de piéges. Nos Legiſlateurs ne pouroient jamais rendre un plus important ſervice au Public, qu’en apliquant un remède efficace à ce mal, qui, dans pluſieurs cas, mérite des chatimens plus rigoureux, que certains crimes, que nos Loix puniſſent par la mort du coupable. Le Marchand de Vin mêle du Poiſon à ſes liqueurs frélatées, & tuë par-là plus de ſujets, qu’une maladie contagieuſe. L’Avocat vous perſuade d’entrer dans un Procès, dans lequel il prévoit votre ruine, & celle de toute votre Famille. Le Banquier prend tout votre capital, & il vous en promet des rentes conſiderables, reſolu de faire banqueroute le jour après. Tous ces Scelerats meritent infiniment mieux la Potence, que ce Malheureux qu’on y atache, pour avoir volé un Cheval.

On ne ſauroit gueres répondre devant Dieu, & devant les Hommes, de ce qu’on ne fait point quelque Loi ſevere, contre la Liberté exceſſive de la Preſſe. Du moins devroit-on prévenir l’Impreſſion de ces Ouvrages, qui, ſous prétexte de la Liberté de Penſer, renverſent tous les Articles de la Religion, qui ont toujours paſſez pour inconteſtables parmi tous ceux qui ſe ſont fait une gloire de porter le nom de Chrétiens. Par conſequent, ces Dogmes ne doivent point être regardez, comme des Matieres de Controverſe, ou comme des Sujets de ſimple Spéculation. Les Dogmes de la Trinité, de la Divinité de J. Chriſt ; l’Immortalité de l’Ame, & même la Verité de toute la Révélation ; ſont tous les jours combattus, & niez ouvertement, dans des Livres faits exprès dans ce deſſein : quoiqu’il n’y ait point de Secte parmi nous, qui admette les principes, qu’on poſe dans ces dangereux Ouvrages, ou qui les croïe néceffaires à ſon Syſtême.

Je n’aurois jamais fait, ſi je voulois entrer ici dans le détail de tous les Inconveniens, où le Pouvoir Legiſlatif ſeul eſt en état de remédier. Peut-être ceux, dans lequel ce pouvoir réſide, feront peu de cas de quelques Propoſitions, qui ne ſortent pas de leur propre Corps. Cependant, quoique perſuadé de la foibleſſe de mes lumieres, je ſuis ſûr, que les penſées ſinceres d’un homme éclairé & intègre, qui n’a en vuë que le bien de ſa Patrie, peuvent aller plus au fait, que les Déliberations d’une Aſſemblée nombreuſe, où la faction, & l’intérêt, ne prévalent ſouvent que trop. Un ſeul guide montrera mieux le chemin, que cinq cens, qui ont des idées differentes, ou qui marchent à tatons, en ſe fermant les yeux.

Dans la défiance où je ſuis touchant la reception qu’on fera à mes Propoſitions, je ne ferai encore qu’une ſeule Remarque, qui mérite, ce me ſemble, toute l’attention du Parlement.

N’eſt-ce pas une honte pour notre Païs, & un ſujet de ſcandale pour toutes les Nations Chrétiennes, que dans pluſieurs Villes, où le nombre des Habitans augmente tous les jours, on ait ſi peu ſoin de bâtir de nouvelles Egliſes, qu’il eſt impoſſible à la cinquiéme partie du Peuple d’aſſiſter au Service Divin ? Dans notre Capitale même, un ſeul Miniſtre, aſſiſté de deux chetifs Vicaires, eſt ſouvent chargé du ſoin de plus de vingt mille Ames. Ce manque d’égards & de reſpect pour la Religion me paroit ſi abominable, que je ne croi pas, qu’aucun Siécle, ou aucun autre Peuple, en puiſſe fournir des exemples.

En voilà aſſez pour ce qui regarde les nouvelles Loix qu’on pouroit faire pour reformer le Genre-Humain. J’en reviens à mon Sujet principal, l’exécution exacte & rigoureuſe des Loix déja faites, qui dépend abſolument du Souverain, en vertu d’un droit ataché à la Couronne. Je conclus de tout ce que j’ai avancé à cet égard, que ſi les Poſtes d’Autorité, de Pouvoir, d’Honneur, & de Profit, devenoient les Recompenſes de la Vertu, & de la Pieté, un établiſſement ſi falutaire influeroit puiſſamment ſur les Mœurs, & ſur la Foi de tous les Sujets. C’eſt alors, que des gens éclairez, & habiles, feroient tous leurs efforts, pour exceller dans la pratique des devoirs de la Religion, afin de ſe mettre en état de parvenir aux plus grandes Dignitez.

Je pourrois bien me tromper, par raport à quelques moïens, que j’ai propoſez comme néceſſaires à l’exécution d’un ſi grand deſſein ; mais, on ne ſauroit tirer de-là aucune Objection eſſentielle contre le deſſein même. Que ceux qui ſe trouvent à la tête des affaires prennent des meſures plus juſtes ; rien ne leur eſt plus aiſé. Il ſuffit, que tout le monde m’acorde, que le mal, dont il s’agit, eſt réel, & d’une très-dangereuſe conſequence ; qu’il exige de prompts remedes ; & que tous ceux, qu’on y a apliquez juſqu’à préſent, n’ont produit aucun effet ſenſible.

Ces veritez inconteſtables autoriſent ſuffiſamment un Amateur de ſa Patrie & qui n’a pas d’autre but que le bien public à communiquer à la Nation les penſées ſur un ſujet ſi important.

Notre Reine eſt une Princeſſe auſſi reſpectable par ſes vertus, qu’aucun Souverain qui ait jamais rempli le Trone. De quel nouvel éclat ne brilleroit pas ſon admirable caractere aux yeux de ſes contemporains, & de la poſterité la plus reculee, ſi Elle emploïoit toute ſon autorité à communiquer une partie de ſes vertus à ſes ſujets trop abatardis, pour devenir meilleurs, par ſon ſeul exemple ? Qu’il me ſoit permis de dire, avec toute la vénération que l’on doit à cette Princeſſe incomparable, que les efforts qu’elle peut faire, pour parvenir à ce grand but, ſont une partie eſſentielle de ſes devoirs, de ſon intérêt, & de ſa gloire.

A préſent, un homme croit avoir tout le mérite neceſſaire, pour prétendre aux plus éminentes Dignitez, pourvû qu’il ait crié pluſieurs fois contre ceux, qui forment de pernicieux deſſeins contre le Gouvernement. Il eſt vrai que c’eſt un homme devoué à ſes plaiſirs, & un Eſprit fort, c’eſt-à-dire un Débauché dans les formes, & un Ennemi de la Religion. Qu’importe, c’eſt un homme utile, propre à ſoutenir le Parti qu’il a embraſſé ; il en mérite toute la confiance. Il eſt vif Defenſeur de la Liberté & des Droits du Peuple : il déclame contre le Papiſme, contre le Pouvoir Arbitraire, contre les Fourberies du Clergé, & contre la Haute Egliſe ; en voilà aſſez : c’eſt un Perſonnage dûment qualifié, pour quelque charge que ce ſoit, à la Cour, dans l’Armée, dans la Flotte, ou dans la Politique ; & bientôt il ſe voit en état de pouſſer, juſqu’aux derniers rafinemens, les Fourberies, la Fraude, la Corruption, l’Oppreſſion, l’Injuſtice, & tous les Crimes, qu’il eſpere de pouvoir commettre avec impunité. Faut-il s’étonner, que de pareilles gens s’atachent ſi fort à un Gouvernement, où la Liberté eſt ſi exceſſive, & où les Sujets ſont ſi ſurs de la Proprieté de leur Bien, de quelque maniere, qu’ils l’aïent acquiſe ? Ils ne pouroient jamais choiſir une autre Conſtitution, ſans y perdre conſiderablement.

Une exacte Fidélité pour un Gouvernement établi eſt en effet le moïen principal de le défendre contre les entrepriſes des ennemis de dehors ; mais, ſi elle n’eſt acompagnée d’autres vertus, elle ne préviendra jamais les vices, qui en ſappent les fondemens, & qui ruinent plus ſurement un Etat, que ne fait l’Ambition des Princes voiſins.

Si mes Propoſitions, qui tendent à réformer le Roïaume, ſont les plus ſenſées, & les plus convenables ; c’eſt ce qui peut être traité comme une Queſtion problematique : mais, il eſt inconteſtable, qu’une telle Réforme eſt abſolument néceſſaire ; parce qu’on peut conclure de la nature des choſes mêmes, que des abus, auxquels on n’aporte point de remede efficace, s’augmentent de jour en jour, juſqu’à ce qu’ils aïent renverſé entierement la Societé. Comme il n’eſt pas poſſible, qu’il n’y ait dans le cœur des hommes des ſemences de Corruption, il faut dans un Etat bien reglé, que ceux, qui ſont armez du pouvoir d’exécuter les Loix, s’ocupent continuellement à s’opoſer à ſes progrès, & à reduire tout à ſes premiers Principes, comme s’exprime Machiavel. Ils ne doivent jamais permettre, que les abus vieilliſſent, & ſe multiplient, d’une maniere à rendre les remedes inutiles.

Celui, qui veut empêcher la ruïne de ſa maiſon, doit prendre garde à chaque fente, & la boucher dans le moment. A moins d’y veiller ſans relache, le tems ſeul la fera crouler, ſans le ſecours des orages, & des tremblemens de terre ; il ſera dans un danger perpetuel d’être envelopé ſous les ruines de cet Edifice. Il n’eſt plus tems de ſonger à l’étaïer, & à le raffermir : il lui en coutera moins à l’abbatre, & à en conſtruire un Nouveau, qui ne ſera peut-être, ni ſi ferme, ni ſi commode, que celui qu’il a laiſſé dépérir par ſa négligence.

 

 
PREDICTIONS
Pour l’Année M. DCC. VIII.
Où les grands Evenemens ſont raportez ſelon leur ordre, avec les Noms des Perlonnes, & le Jour du Mois ;
Publiéés, pour précautionner la Nation Angloiſe contre les Impoſtures des Faiſeurs d’Almanacs :
PAR
ISAAC BICKEERSTAF, Ecuïer.



  Près avoir long-tems & meurement conſideré l’Abus, qu’on fait de l’Aſtrologie dans ce Roïaume, j’ai vu évidemment, qu’au lieu d’en accuſer l’Art même, il ne faut s’en prendre, qu’à ceux qui le profeſſent. Je ſais, que des perſonnes très-éclairées ont prétendu prouver, que toute cette célébre Science n’eſt qu’une Fourberie complette & qu’il eſt du dernier abſurde de ſe mettre dans l’Eſprit, que les Etoiles puiſſent avoir la moindre influence ſur les Penſées, les Penchans, & les Actions des Hommes.

J’avouë que ce Sentiment eſt très-excuſable dans des perſonnes, qui n’ont pas tourné leurs études de ce côté-là ; ſur-tout quand ils obſervent, comment cet Art ſi noble eſt manié par quelques idiots. Ces miſerables prétendent avoir établi une eſpéce de Négoce dans le Monde Planétaire ; & ils n’en raportent toutes les années, qu’une ample Cargaiſon de Galimathias, de Menſonges, & d’Impertinences, qui, bien loin de venir directement des Aſtres, ont tout l’air de ne deſcendre pas de plus haut, que de leur impertinente Imagination.

J’ai reſolu de publier bientôt une Apologie détaillée de cette célébre Science, où je tire toutes mes preuves des principes inconteſtables de la Raiſon. Tout ce que je dirai à préſent, pour en donner une idée avantageuſe, c’eſt que dans tous les siécles elle a eu pour Partiſans des Savans du premier ordre, parmi leſquels je range Socrate, qui a été indubitablement le plus ſage de tous les hommes non-inſpirez. Si j’y ajoute, que ceux, qui ont condamné cet Art, quoi que d’ailleurs gens d’une habileté inconteſtable, ne s’y ſont jamais apliquez, ou bien n’ont pas réuſſi dans leurs recherches, on verra que leur témoignage ne doit pas être d’un grand poids, puiſqu’ils ont condamné ce qu’ils n’entendoient pas.

D’ailleurs, je ne ſuis pas fort choqué de voir ceux, qui étudient l’Aſtrologie, & qui n’y ont fait que des progrès mediocres, traitez par les gens ſages avec le dernier mépris. Je ſuis bien plus mortifié, en voïant les Gentilshommes Provinciaux dûment qualifiez, par leurs richeſſes, à être un jour Membres du Parlement, creuſer dans l’Almanac de Partrige, pour y trouver les Evenemens de chaque Année, & n’oſer propoſer une partie de Chaſſe, ſi cet habile Homme, ou ſon Compagnon Gadbury, n’ont pas fixé le beau-tems.

Je ſuis prêt à jurer, que ces deux Meſſieurs, & tous leurs Collégues, ne ſont pas ſeulement de grands Aſtrologues, mais encore des Enchanteurs dans les formes, ſi je ne prouve papier ſur table, par mille Paſſages tirez de leurs Almanacs, qu’ils n’ont pas ſeulement une idée ordinaire de la Grammaire & de la Syntaxe ; qu’ils ne ſavent pas épeler un ſeul mot, qui ſorte un peu de la Sphere de la converſation la plus commune ; & que, dans leurs Préfaces, ils ne ſavent, ni parler Anglois, ni penſer Sens-commun.

Pour leurs Obſervations, & leurs Prédictions, ce ſont des ſelles à tous chevaux, & elles peuvent convenir à tous les Siécles, & à tous les Peuples. Dans ce Mois, certaine Perſonne de diſtinction eſt menacée de la Mort, ou d’une dangereuſe Maladie. Ils n’ont qu’à conſulter la Gazette, pour en être perſuadez ; on y voit clairement, à la fin de l’Année, qu’aucun Mois ne s’eſt paſſé, ſans la Mort de quelque Perſonne de marque. Il n’eſt pas poſſible même, que la choſe ſoit autrement, puiſqu’il y a du moins dans ce Roïaume deux mille Perſonnes de diſtinction, parmi leſquelles il faut de neceſſité qu’il y en ait de fort âgées ; &, pour deviner à coup ſur, l’Auteur n’a qu’à fixer ſa Prédiction ſur le Mois de l’Année le plus fécond en Maladies. Ce Mois, un célébre Eccléſiaſtique parviendra aux Dignitez de l’Egliſe. Eh ! qui en doute ? Il y a parmi nous un grand nombre de Prélats, dont pluſieurs ont déja un pied dans la foſſe ; &, s’ils meurent, il n’eſt pas naturel qu’on laiſſe leurs Charges vacantes. Une telle Planete dans une telle Saiſon, fait voir des Complots, & des Conſpirations très-conſiderables, dont on ſouroit bien voir de funeſtes ſuites. Si dans le tems prédit on découvre la moindre Machination, voilà notre Aſtrologue érigé en Prophete du premier rang.

Ils ſe ſervent encore d’un tour admirable, qui d’ordinaire couronne l’œuvre ; Dieu preſerve le Roi Guillaume de tous ſes Ennemis déclarez & ſecrets. Amen. Si après cela ce Monarque meurt, il eſt certain que l’Almanac l’a prognoſtiqué clairement : s’il reſte en vie, cette Phraze ne paſſe que pour une petite Ejaculation d’un fidéle Sujet.

Ce qu’il y a de plaiſant, c’eſt que, dans quelques-uns de nos Almanacs, on a fait cette digne Priere pour le pauvre Roi Guillaume, pluſieurs mois après ſa Mort ; parce que, malheureuſement pour ces pauvres Aſtrologues, il déceda au commencement de l’Année, quand ces belles Piéces étoient déja publiées.

Pour laiſſer-là leurs impertinentes Propheties, je voudrois bien ſavoir, à quoi nous ſervent leurs Avertiſſemens, touchant des Pillules, & des Ptiſannes, pour les maux Vénériens ; & leurs Querelles en Vers & en Profe, ſur les Whigs, & ſur les Thoris ; & d’autres Fadaiſes, dont les Planetes n’ont garde de ſe mêler ?

Aïant long-tems remarqué, avec toute la mortification poſſible, ces indignes Abus de cet Art reſpectable, j’ai reſolu de lui ouvrir une nouvelle Route, & de m’y prendre d’une maniere qui ne ſauroit que plaire généralement à toute la Nation. Je ne donnerai cette Année qu’un Eſſay, parce que j’ai été obligé d’emploïer preſque tout mon tems à revoir & à corriger des Calculs, que j’ai faits autrefois ; réſolu de ne rien donner au Public, dont je ne ſois auſſi perſuadé, que de ma propre exiſtence. Pour ce qui regarde mes Prognoſtics touchant les Evenemens des deux dernieres Années paſſées, je ne me ſuis trompé que dans deux particularitez de peu d’importance. J’ai prédit exactement le mauvais ſuccès du Siege de Toulon, avec toutes ſes circonſtances comme auſſi le naufrage de l’Amiral Shovell. Il eſt vrai que je m’étois mépris de 36. heures par raport au tems fixe de ce triſte accident ; mais, en revoïant mon calcul, j’en ai d’abord découvert l’erreur.

J’ai prédit encore la Bataille d’Almanza, avec les circonſtances du jour, de l’heure, de la perte de côté & d’autre, & des ſuites : &, pour faire voir, que je ne ſuis pas de ces gens, qui devinent après coup, j’ai donné à mes amis des billets ſcélez, qui contenoient ces Prédictions, avec ordre de les ouvrir dans un certain tems fixe, & ils les ont trouvées exactement vraies, à quelques petites minuties près.

Pour ce qui regarde le petit nombre de Prédictions ſuivantes, j’ai differé à les rendre publiques, juſqu’à ce que j’euſſe examiné les Almanacs de l’Année où nous ſommes entrez Je n’y ai trouvé que le tour ordinaire ; & je conjure le Lecteur de comparer leur Méthode avec la mienne, J’oſe bien hazarder tout le credit de mon Art, ſur le ſuccès des Prédictions, que j’offre ici au Public ; & je permets à Partrige, & à tous ceux de ſa bande, de me décrier comme le dernier des Impoſteurs, ſi je me trompe ici, dans la moindre particularité de quelque importance. Je m’imagine que ceux, qui voudront bien lire cette Brochure, me ſuppoſeront pour le moins autant de Lumieres, & de Probité, qu’à un Faiſeur d’Almanacs. Je ne me cache pas : je ſuis un homme de quelque Réputation dans le monde ; & j’ai mis ici mon Nom tout du long, afin qu’il me ſoit une marque éternelle d’Infamie, ſi j’en impoſe au Public.

Au reſte, j’eſpere, qu’on ne trouvera pas mauvais, que je parle avec menagement des Affaires Domeſtiques de la Nation. Il eſt indiſcret & imprudent de dévoiler les Miſteres d’Etat ; & il y a du danger pour ceux, qui ſont aſſez étourdis, pour vouloir ſe ſignaler par-là : mais, je me donnerai carriere ſur des particularitez, qui n’ont rien de commun avec le Gouvernement ; & la ſureté de mon Art paroîtra, avec tout autant d’éclat à l’égard de ces Evenemens ordinaires, qu’à l’égard des Revolutions de la plus grande conſequence. Pour ce qui doit ſe paſſer de plus remarquable hors de la Patrie, comme en France, en Flandre, en Italie, & en Eſpagne, je ne me ferai pas le moindre ſcrupule d’en parler ouvertement, & en termes clairs ; & je me fais fort de ne me jamais tromper ſur les Dates. Afin que le Lecteur puiſſe me rendre juſtice là-deſſus, je l’avertis, que je me ſervirai par-tout du Vieux Stile ; & je prie le public de s’en ſouvenir, en voïant dans les Gazettes les Evénemens, que je pronoſtique ici.

Je ſai, qu’on peut me faire une Objection, qui n’eſt pas ſans fondement, & qui merite toute mon attention. Une Perſonne, dit-on, peut-être diſpoſée, par la force d’une Planete dominante, à la Volupté, à la Colere, ou à l’Avarice ; & vaincre par ſa Raiſon ces mauvaiſes Influences, comme fit autrefois Socrate. Les Aſtres inclinent, mais ne forcent point, la volonté des hommes ; &, par conſéquent, on a beau ſuivre les Regles les plus certaines de l’Aſtrologie, il eſt impoſſible d’être parfaitement ſur que les Evenemens répondront juſte aux Prédictions, J’avoue que cette Objection eſt très ſolide par raport à tel, ou à tel individu humain ; mais, comme les grandes révolutions dépendent d’ordinaire des diſpoſitions d’un grand nombre de perſonnes, il eſt impoſſible de croire, qu’elles s’acorderont toutes à s’opoſer à leurs penchans, & à les détourner d’un deſſein général, qui eſt conforme à leurs inclinations. D’ailleurs, l’influence des Etoiles s’étend à un grand nombre d’Evenemens, qui ſont indépendans de la Raiſon, comme les Maladies, la Mort, & en un mot tout ce qu’on apelle dans le monde Accidens.

J’ai commencé mes Prédictions par le tems que le Soleil entre dans le Belier, ce que je prends pour le veritable commencement de l’Année naturelle ; & je les ai pouſſées un peu plus loin que le tems, auquel il entre dans le ſigne de la Balance : c’eſt-là préciſement la Saiſon des grandes Affaires. Je n’ai pas encore arangé ce qui regarde le reſte de l’Année ; parce que j’en ai été détourné par pluſieurs occupations, qui n’ont rien de commun avec le Public. D’ailleurs, j’ai déja inſinué, que ce n’eſt ici qu’un Echantillon d’un grand nombre de Pronoſtics, que je prépare pour les Années ſuivantes, ſi l’on veut bien me le permettre, & m’encourager à l’éxécution d’un ſi grand deſſein.

Ma prémiere Prédiction n’eſt qu’une Bagatelle, & je ne la donne ici, que pour faire voir l’Ignorance des prétendus Aſtrologues, dans les choſes qui les regardent directement eux-mêmes. Elle a pour objet Partrige, le Faïſeur d’Almanacs. J’ai fait ſon Horoſcope ſelon ma méthode particuliere ; & je trouve qu’il mourra infailliblement d’une Fiévre chaude le 29. de mars environ à onze heures de nuit. Je le prie d’y ſonger, & de mettre ordre à ſes affaires.

Le Mois d’avril ſera remarquable par la mort de pluſieurs perſonnes du premier rang. Le Cardinal de Noailles mourra le 4 ; & le 11. le Prince des Aſturies, Fils du Roi Philippe. Le 14. un des premiers Pairs de ce Roïaume mourra à ſa maiſon de Campagne. Le 19. l’Angleterre perdra un vieux Laïque diſtingué par ſa grande Erudition ; & le 23. on verra mourir un fameux Banquier demeurant dans la Ruë du Lombard. j’en pourois nommer un plus grand nombre de ce Païs, & d’autres, ſi je ne croïois pas ces ſortes de cas particuliers peu intereſſans pour le Lecteur. Pour ce qui regarde les Affaires publiques, il y aura le 7. une Emeute dans le Dauphiné, cauſée par l’Oppreſſion du Peuple ; & cette Affaire ne ſera pas apaiſée de pluſieurs mois.

Le 15. Il y aura une violente Tempête, ſur les Côtes de France, qui regardent le Sud-Eſt. Elle détruira beaucoup de Vaiſſeaux dans les Ports mêmes.

Le 19. fera célébre par la Révolte de tout un Roïaume, à l’exception d’une ſeule Ville ; ce qui donnera un tour très-avantageux aux Affaires d’un des Princes Alliez.

Le Mois de may ſera contre toutes les aparences fort ſtérile en grand événemens : il ne ſera remarquable que par la mort du Dauphin, qui arrivera le 7, après une courte maladie, & de violentes douleurs cauſées par une Retention d’Urine. Il meurt plus regreté par le Roïaume, que par la Cour.

Le 9. Un Maréchal de France ſe caſſera la jambe, en tombant de ſon Cheval. Il m’a été impoſſibie de découvrir s’il en mourra, ou non.

Le 11. On commencera un Siége de grande importance, qui attirera les yeux de toute l’Europe. Je n’en prédirai point les Particularitez. Pluſieurs Raiſons, qu’on devinera aiſément, m’obligent à ne pas n’étendre beaucoup ſur des Affaires, qui touchent de ſi près les Hauts-Alliez, & par conſéquent ce Roïaume.

Le 15. On recevra la Nouvelle d’un Evénement le plus ſurprenant, & le moins attendu, qu’on puiſſe s’imaginer.

Le 16. Trois grandes Dames de ce Roïaume ſe trouveront enceintes contre leur attente, à la grande ſatisfaction de leurs Epoux.

Le 23. Un fameux Boufon de la Comédie mourra d’une Mort comique, très-bien aſſortie à ſa Profeſſion.

juin. Ce Mois ſera illuſtre par la Déroute de certains Enthouſiaſtes ridicules connus ſous le nom de Petits Prophetes. Elle ſera cauſée, par l’arrivée du Tems où leurs Prédictions devroient être vérifiées, & par la découverte de leur Sottiſe, ou de leur Fourberie. C’eſt une choſe admirable, qu’il y ait des Impoſteurs aſſez extravagans, pour prédire des choſes, qui doivent arriver en peu de tems, & pour s’expoſer à être ſiflez par tout le monde, dans l’eſpace de quelques mois. Ces gens-là ſont moins prudens encore, que les Faiſeurs d’Almanacs, qui ont la fineſſe de s’enveloper d’épaiſſes ténébres, & de ne parler que par Enigmes, en laiſſant au Lecteur le ſoin de l’Intreprétation.

Le premier de ce Mois, un Général François ſera tué d’un coup de Canon tiré à tout hazard.

Le 6. il y aura dans un des Faux-bourgs de Paris un grand Incendie, qui conſumera plus de mille Maiſons, & qu’on pourra conſiderer comme l’avant-coureur d’une Nouvelle, qui étonnera toute l’Europe, vers la fin du mois ſuivant.

Le 10. il ſe donnera une grande Bataille, qui commencera à quatre heures après diner, & durera juſqu’à 9. heures du ſoir, avec beaucoup d’opiniâtreté, ſans que la fin en ſoit fort déciſive pour toute la Guerre. Pour les Raiſons déja dites, je ne nommerai pas l’Endroit qui ſera le Champ de Bataille ; mais je dirai que, de côté & d’autre, ceux qui commanderont l’Aile gauche ſeront tuez. Je vois des feux de joye, & j’entends des coups de canon, qui annonçent une Victoire.

Le 14. Il ſe répandra un faux bruit de la mort du Roi de France.

Le 20. Le Cardinal Porto-Carrero finira ſes jours par une Dyſſenterie non ſans ſoupçon d’être empoiſonné : mais, on trouvera, que tout ce qu’on aura débité de ſon Deſſein de prendre le Parti du Roi Charles eſt abſolument faux.

juillet. Le 6. de ce Mois, un certain Général recouvrera, par une Action des plus glorieuſes, la Réputation qu’il avoit perdue par quelques mauvais ſuccès.

Le 12. Un Chef d’Armée mourra Priſonier parmi ſes Ennemis.

Le 14. On découvrira le Deſſein infame d’un Jéſuite François d’empoiſonner un Général étranger ; &, quand il ſera apliqué à la Queſtion, il déclarera les choſes les plus ſurprenantes.

En un mot, ce Mois ſera fecond en grands Evénemens, dont il ne m’eſt pas permis de détailler toutes les particularitez.

Dans le Roïaume, un vieux Senateur de grande Réputation mourra à ſa Maiſon de Campagne, extenué par l’âge, & par les maladies.

Mais, ce qui doit rendre ce Mois à jamais fameux, c’eſt la Mort du Roi de France, Louis quatorze, qui finira ſa vie à Marli, le 26, environ à ſix heures du ſoir, après une Maladie d’une Semaine. Ce ſera, ſelon tout ce que j’en puis découvrir, d’une Goutte remontée, ſuive d’un Flux de Sang. Trois jours après, M. de Chamillard ſuivra ſon Maître, en mourant d’Apoplexie.

Dans le même Mois, un Ambaſſadeur mourra à Londres ; mais, je n’en ſaurois dire préciſement le jour.

août. Les Affaires de France paroîtront pendant quelque tems ne pas ſoufrir la moindre altération, ſous le Régne du Duc de Bourgogne ; mais, le Génie, qui animoit toute la Machine, étant diſparu, elles ſeront ſujettes à des Révolutions extraordinaires l’Année ſuivante. Juſqu’ici le jeune Roi laiſſe à peu près tout ſur le même pied, dans le Miniſtere, & dans les Troupes ; mais, les Libelles & les Satyres, qui ſe répandent contre ſon Grand-Pere, & qui volent, pour ainſi dire autour de ſon Palais même, mortifient cruellement le nouveau Monarque.

Je vois un Courier fort empreſſé, & les yeux pleins de vivacité & de joye, arriver au point du jour le 28. de ce Mois, aïant fait un Voïage prodigieux, par Mer & par Terre, en trois jours de tems. Vers le ſoir j’entends les Cloches, & les coups de Canon ; les illuminations, & les feux de joye, font paroître la Ville en feu.

Un jeune Admiral, d’une très-noble extraction, acquiert ce même Mois une Gloire immortelle, par une Action des plus héroïques.

Les Affaires de Pologne ſont entiérement reglées. Auguſte renonce à ſes Prétentions, qu’il avoit voulu pendant quelque tems faire valoir de nouveau, Staniſlas eſt paiſible Poſſeſſeur de la Couronne, & le Roi de Suede ſe déclare pour l’Empereur.

Je ne ſaurois paſſer ſous ſilence un Accident particulier, qui doit arriver dans ce Mois à Londres ; c’eſt qu’à la Foire de St. Barthelemy, un grand déſaſtre ſera cauſé par la chûte d’une Tente.

septembre. Ce Mois commencera par une Gelée extraordinaire dans cette ſaiſon : elle durera près de 12. jours.

Après que le Pape aura langui longtems, le Mois paſſé, les enflures de ſes jambes creveront, la Gangrene s’y mettra, & il finira ſes jours le 11. Trois ſemaines après ſa mort, il ſera ſuccédé, par le moïen des Brigues les plus violentes, par un Cardinal de la Faction Impériale, né en Toſcane, & âgé à préſent de 61. ans.

L’Armée des François ſe tient à préſent entierement ſur la défenſive, & elle ſe retranche juſqu’aux dents. Le jeune Roi envoïe des ouvertures pour }a Paix, par le moïen du Duc de Mantoüe ; mais, comme c’eſt-là une Affaire d’Etat, qui touche de près notre Gouvernement, je n’en dirai pas d’avantage.

Je n’ajouterai encore qu’une Prédiction, en termes miſtérieux. Elle eſt compriſe dans ce Paſſage de Virgile :

Alter erit tun Tiphys, & altera quæ vehat Argo

Delectos Heroas.

Le 25. de ce Mois, tout le monde verra cette Prédiction, parfaitement accomplie.

Je n’ai pas pouſſé plus loin mes Calculs pour l’Année préſente. Je ne prétends pas, que ce ſoient-là tous les grands Evenemens, que nous verrons ; mais, je prétends que ceux, dont je viens de parler, arriveront infailliblement. Peut-être m’accuſera-t-on encore, malgré les raiſons que j’ai alleguées avant que d’en venir à mes Pronoſtics, de ne m’être pas plus étendu ſur nos Affaires Domeſtiques, & ſur le Succès de nos Armes. Je conviens que j’étois le Maitre de donner là-deſſus des Lumieres fort ſures ; mais, notre Miniſtere éclairé ne trouve pas à propos, qu’on entre dans les Miſteres d’Etat ; & je ne ſuis pas homme à lui donner le moindre mécontentement.

Tout ce que j’ôſe prendre la hardieſſe de dire, c’eſt que cette Campagne ſera très-glorieuſe pour les Alliez, & que les Forces Britanniques par Mer, & par Terre, auront une bonne part dans les Lauriers, dont la Victoire couronnera la grande Alliance ; que la Reine Anne continuera de vivre en ſanté, & en proſpérité ; & qu’il n’arrivera aucun deſaſtre aux prémieres têtes du Roïaume.

Pour ce qui concerne les Evénemens dont j’ai fait mention, le Public verra par leur Accompliſſement, ſi je dois être mis de niveau avec les Aſtrologues ordinaires, qui, par leur pitoïable Jargon, & par certaines Figures tracées à tout hazard, ſe ſont trop long-tems jouez de la Crédulité du Vulgaire. Mais, il ne faut pas mépriſer un habile & ſage Médecin, parce qu’il y a des Charlatans dans le Monde.

Peut-être croira-t-on, que je ne ſonge ici qu’à me divertir, aux depends des Sots ; mais, on me fera tort. J’ai quelque eſpece de Reputation dans le Monde, que je ne hazarderois pas volontiers, uniquement pour ſatisfaire à un caprice de cette nature. J’oſe me flatter encore, que tout homme ſenſé, qui lira cet Ecrit, n’aura garde de le confondre avec les miſerables Brochures qui font les Délices du petit Peuple. Heureuſement pour moi, je ſuis au-deſſus du ſort de ces miſerables Ecrivains, qui ſont obligez d’inſulter le Bon-Sens, pour ſe procurer dequoi vivre. Ma Fortune fait que je n’ai pas beſoin d’un gain ſi mince, & mon naturel me le fait mépriſer.

Que des gens éclairez ne condamnent pas, avec trop de précipitation, cet Eſſai deſtiné à rendre ſon ancienne Réputation à un Art, qui n’eſt tombé en diſgrace, que par l’Ignorance, & par la Fourberie, de ceux qui le profeſſent. Un court eſpace de tems décidera, ſi je me ſuis trompé moi-même, ou ſi j’ai voulu tromper les autres ; & ce n’est pas, ce me ſemble, exiger quelque choſe de fort déraiſonnable, que de prier le Public de vouloir bien ſuſpendre ſon Jugement, pendant un petit nombre de Mois.

Autrefois, je me ſuis vû confondu avec les habiles gens, qui mépriſent toutes les Prédictions fondées ſur les Etoiles ; & j’étois encore de leur Opinion l’An 1686, quand un Homme de Qualité me fit voir dans ſon Album une Déclaration du très-éclairé Aſtronome le Capitaine H…, par laquelle ce grand Home aſſuroit, qu’il ne croiroit jamais rien des Influences des Aſtres, s’il n’arrivoit pas en Angleterre une très-célébre Révolution l’An 1688. Depuis l’Accompliſſement de ces Pronoſtics je me ſuis tiré de mon Erreur : &, après une Etude aſſiduë de dix-huit ans, j’ai trouvé la veritable Méthode de parvenir à cette Science ; &, par-là, je me crois païé avec uſure d’une Application ſi longue, & ſi penible. Pour n’arrêter pas le Lecteur plus long-tems, je finirai, en l’aſſeurant, que les Predictions, que j’ai deſſein de lui communiquer, pour les Années ſuivantes, comprendront les principales Affaires de toute l’Europe ; &, ſi l’on ne me veut pas permettre de les rendre publiques dans ma Patrie, j’apellerai de cette rude Sentence au Monde Savant, en les donnant en Latin, & en les faiſant imprimer en Hollande.

 

 
L’ACCOMPLISSEMENT
de la prémiere Prédiction
DE M. BICKERSTAF;
ou
Lettre à une Perſonne de Qualité,
contenant la
RELATION CIRCONSTANCIÉE
de la Mort de
M. PARTRIGE,
Faiſeur d’Almanacs,
arrivée le 29 de Mars 1708.
MILORD,



  Our obéir aux Commandemens de Votre Grandeur, auſſi bien que pour ſatisfaire ma propre Curioſité, je me ſuis conſtamment informé ces jours paſſez de la ſituation, où ſe trouvoit M. Partrige Faiſeur d’Almanacs, qui, ſelon les Predictions de M. Bickerſtaf, publiées il y a un mois, devoit mourir d’une Fievre chaude le 29. environ à 11. heures de nuit. Je l’avois vu quelquefois, pendant que j’étois emploïé dans les Affaires ; parce que toutes les années il me faiſoit préſent de ſon Almanac, dans l’Eſperance d’une petite gratification, ſelon ſa conduite ordinaire avec les gens, qui étoient dans les Emplois. Je le rencontrai par hazard deux ou trois fois, dix jours à peu près avant ſa mort ; & j’obſervai, qu’il tomboit extrémement, quoique, à ce que j’apris alors, ſes amis ne le cruſſent pas en danger. Ce n’eſt que depuis trois jours, que ſe trouvant fort mal, il s’eſt retiré dans ſa chambre. On l’a mis au lit, & on a fait venir le Médecin, & l’Apoticaire, pour lui ordonner des remedes. Sur cette Nouvelle, j’ai envoyé, deux ou trois fois par jour, un Laquais chez lui, pour m’informer de ſa ſanté ; & hier, environ à quatre heures après midi, on m’apprit, qu’il étoit abandonné des Médecins. Là-deſſus, pouſſé par la Pitié, & ſur-tout par la Curioſité, je pris la réſolution de l’aller voir. Il me reconnut parfaitement bien, parut ſurpris de ma condeſcendance, & m’en temoigna ſa gratitude, autant que ſa foibleſſe pouvoit le lui permettre. Ceux, qui étoient autour de ſon lit, me dirent, qu’il avoit été en délire quelque tems auparavant ; mais, il étoit alors dans ſon Bon-Sens, s’il le fut jamais, & il avoit la parole libre & forte. Après lui avoir exprimé mon chagrin de le voir dans un ſi triſte état, & dit pluſieurs autres choſes obligeantes, je le priai de me dire naturellement, ſi les Prédictions, que M. Bickerftaf avoit publiées touchant ſa mort, n’avoient pas opéré ſur ſon Imagination avec trop de force ? Il m’avoüa, qu’il les avoit eues fort ſouvent dans l’eſprit, ſans en être extrémement effraïé ; mais, qu’il y avoit quinze jours, qu’elles avoient commencé à faire de profondes impreſſions ſur ſon cerveau ; qu’elles s’en étoient entiérement emparées ; & qu’il croyoit, que c’étoit-là effectivement la veritable Cauſe de ſa Maladie. Je ſuis très-perſuadé, pourtant, continua-t-il, que M. Bickerſtaf n’a parlé que par Conjecture, & qu’il ne ſait pas mieux ce qui doit arriver dans le Cours de cette Année, que moi-même. Je lui dis, que ſon Diſcours me ſurprenoit, & que je ſerois ravi que ſa ſanté lui permit de me communiquer les Raiſons, qui le convainquoient de l’Ignorance de M. Bickerſtaf. Helas ! Monſieur, me répondit-il, je ne ſuis qu’un pauvre Idiot, élevé dans le Métier le plus bas[71] ; mais, j’ai aſſez de bon-ſens, pour ſavoir, que toutes les Prétentions des Aſtrologues ſur l’Avenir ne ſont que des Chimeres. La raiſon en eſt évidente ; toutes les perſonnes éclairées, & ſavantes, qui ſont ſeules capables de connoitre le fort & le foible de cette Science s’accordent unanimement à la mépriſer, & à la tourner en ridicule. Il n’y a que l’ignorant Vulgaire, qui y donne ; & cela, ſur la Foi de Gens comme moi, & mes Camarades, trop ignorans pour ſavoir bien lire, & écrire.

Je lui demandai là-deſſus, s’il n’avoit jamais tiré ſon propre Horoſcope, pour voir s’il s’accorderoit avec le Pronoſtic de M. Bickerftaf. Monſieur, Monfieur, me repliqua-t-il, en ſecouant la tête : il ne s’agit pas de railler à préſent, mais de me repentir de ces petites Fourberies, comme je le fais du fond de mon ame.

Ainſi donc, repliquai-je, ces Obſervations, & ces Prédictions, que vous avez fait imprimer dans votre Almanac, ne ſervoient qu’à duper le ſot Peupie. S’il n’en étoit ainſi, repartit-il, j’en ſerois moins coupable devant Dieu, & devant les Hommes. Nous avons une Méthode generale pour toutes ces choſes. A l’égard de notre maniere de prédire le Tems, nous en laiſſons le ſoin aux Imprimeurs qui ne font que copier à tout haſard quelques vieux Almanacs. Les Prédictions d’une autre nature étoient de ma propre Invention, & ne tendoient qu’à faire vendre mon pauvre Calendrier. Je n’avois pas d’autre moïen de gagner du pain, pour moi, & pour ma Femme ; car, c’eſt un Métier bien maigre, que celui de rappetaſſer de vieux Souliers. Helas ! ajouta-t-il en ſoupirant, heureux encore ! ſi mes Remedes n’ont pas fait plus de mal aux Hommes, que mes Pronoſtics. Il eſt vrai que j’avois hérité quelques bonnes Recettes de ma Grand-Mere, & que j’ai eu ſoin que, dans mes propres Compoſitions, il n’entrât aucun Ingrédient dangereux.

J’eus encore avec lui quelques autres Diſcours, dont je ne me ſouviens pas. Le mal n’eſt pas grand, & peut-être mon Recit ennuïe-t-il déja votre Grandeur. J’ajoûterai ſeulement à ce que je viens de dire, que dans ſon Lit de Mort il s’eſt déclaré Non-conformiſte, & qu’il avoit un Miniſtre fanatique pour Conſolateur & pour Guide ſpirituel.

Après une demi-heure de Converſation, je pris congé de lui, à moitié étouffé par l’air renfermé de ſa petite chambre. Perſuadé, qu’il n’en avoit pas pour long-tems, j’entrai dans un petit Caffé près de-là, après avoir laiſſé chez le Malade un Laquais, avec ordre de me venir avertir de l’inſtant de la Mort le plus éxactement, qu’il ſeroit poſſible. Il m’en vint aporter la nouvelle deux heures après : &, tirant ma Montre, je vis, qu’il étoit à peu près ſept heures & cinq minutes ; ce qui fait voir clairement, que M. Bickerſtaf s’eſt trompé dans ſon calcul de quatre heures. En recompenſe, ſa Prédiction eſt fort exacte, par raport aux autres Circonſtances de cette Mort.

La queſtion eſt s’il n’a pas été la Cauſe de cet Evénement, auſſi bien que le Prophete. Quoiqu’il en ſoit, la choſe eſt aſſez extraordinaire, ſoit qu’elle ſoit un effet du Haſard, ou de la Force d’Imagination du pauvre Partrige : &, quoique je ſois des plus incredules ſur ces ſortes de matiéres, j’attends avec impatience la Réuſſite de la ſeconde Prédiction de notre Aſtrologue. Elle nous annonce, que le Cardinal de Noailles doit mourir le 4. d’Avril ; &, ſi ce Pronoſtic eſt verifié auſſi exactement que l’a été celui qui concernoit Partrige, je vous avouë que j’en ſerai dans une grande ſurpriſe, & que je ſerai très-porté à attendre l’Accompliſſement de toutes ſes autres Propheties.

 

 
JUSTIFICATION
DE
M. BICKERSTAF, Ecuïer,
contre ce qui lui a été objecté par
M. PARTRIGE
dans ſon ALMANAC pour l’Année
courante 1709 ;
Par le dit
ISAAC BICKERSTAF, Ecuïer.



  Partrige a trouvé bon, il y a quelque tems, de me traiter de la maniere du monde la plus rude, dans l’Ecrit, qu’il apelle ſon Almanac pour l’Année préſente. Un pareil Procédé ne convient en aucune maniere à des Gens de Lettres, & ne contribue rien à la découverte de la Vérité, qui doit être le grand But de toutes les Diſputes des Savans.

Il me ſemble, qu’un homme de l’éducation de M. Partrige devroit ſonger un peu à polir ſon ſtile, & ne point donner à un homme, dont tout le crime conſiſte à differer de lui dans un point de pure ſpéculation, les noms odieux de fou, de faquin, & d’impudent. J’en apelle au Monde ſavant, & je lui demande, ſi, dans mes Predictions de l’Année paſſée, je l’ai traité d’une maniere à m’attirer de pareils Epithetes. Les Philoſophes ont eu des Diſputes dans tous les siécles ; mais, les plus polis dentr’eux ont toujours diſputé en vrais Philoſophes. La fougue, & les manieres harangeres, dans la Controverſe, ne font rien à la queſtion, & ne ſont tout au plus, qu’un aveu tacite, qu’on ſe défie de la bonté de ſa cauſe.

Ce qui me touche le plus dans cette affaire, ce n’eſt pas ma propre Réputation, c’est le Bien général de la République des Lettres, que le Sieur Partrige a bleſſée à travers mon flanc. Si des gens, qui travaillent pour le bien public, doivent être traitez d’une maniere ſi indigne, comment peut-on eſperer, que les Sciences les plus utiles faſſent jamais des progrès conſiderables ?

M. Partrige auroit certainement honte de ſa Conduite peu généreuſe à mon égard, s’il ſavoit ce qu’en penſent les Univerſitez étrangéres ; mais, je m’intereſſe trop à la Réputation d’un ſi illuſtre Compatriote, pour rendre public tout ce que je ſai là-deſſus. Cet Eſprit d’Envie & d’Orgueil, qui ſuffoque en leur naiſſance tant de beaux Genies, qui ſans elles s’éleveroient dans notre Païs, n’eſt pas encore extrémement en vogue parmi les Savans étrangers ; & la néceſſité de faire mon Apologie m’excufera, ſi j’oſe déclarer ici au Lecteur, que j’ai reçû plus de cent Lettres de felicitation ſur mon Eſſay Aſtrologique, de differentes Parties de l’Europe, juſqu’à la Moſcovie incluſivement. J’ai même lieu de croire, qu’aux Bureaux, on en a retenu, & ouvert, un bon nombre d’autres. J’avoue que l’Inquiſition de Lisbone a trouvé à propos de bruler mes Prédictions, & de condamner d’Hereſie l’Auteur, & les Lecteurs. Mais, j’eſpere, qu’on voudra bien s’en prendre au triſte état où les Belles Lettres ſont réduites dans ce Roïaume. J’ôſe dire même, avec tout le profond Reſpect qu’on doit aux Têtes Couronnées, que Sa Majeſté Portugaiſe auroit bien fait d’emploïer ſon Autorité, en faveur d’un Savant de quelque naiſſance, Sujet d’une Souveraine, avec laquelle ce Prince eſt ſi étroitement allié. En recompenſe, les autres Roïaumes & Républiques de l’Europe m’ont comblé d’Eloges ; &, ſi je voulois faire imprimer les Lettres Latines, que j’ai reçûës des Païs étrangers ſur le ſujet en queſtion, elles feroient un volume dans les formes, propre à detruire abſolument tout ce qui peut m’être objecté par M. Partrige, & par ſes complices les Inquiſiteurs Portugais, qui ſont les ſeuls Antagoniſtes, pour le dire en paſſant, que mes Prédictions ſe ſoient juſqu’ici attirez. Mais, le Sujet eſt trop délicat, & trop ſcabreux, pour rendre public les ſentimens, qu’ont là-deſſus mes illuſtres Correſpondans. J’eſpere pourtant, qu’ils ne trouveront pas mauvais, que, pour me défendre contre mes Adverſaires, je copie ici quelques Paſſages de leurs Lettres. Le très-docte M. Leibnits m’adreſſe ainſi ſa troiſiéme Lettre, Illuſtriſſimo Bickerſtaffio Aſtrologiæ Inſtauratori, &c. M. le Clerc, en citant mes Predictions, dans un Traité qu’il a mis au jour l’an paſſé, a la bonté de dire, Ita nuper Bickerſtaffius, magnum illud Angliæ Sidus, &c. Un autre Profeſſeur d’une grande Réputation ſe ſert de ces termes en parlant de moi : Bickerſtaffius, nobilis Anglus, Aſtrologorum hujuſce ſeculi Princeps. Et le Signor Magliabecchi, Bibliothecaire du Grand Duc, m’a écrit une grande Epitre toute remplie de Complimens & d’Eloges. Il eſt vrai, qu’un fameux Savant d’Utrecht, Profeſſeur en Aſtronomie, ſemble differer de moi dans un point ; mais, il s’exprime avec toute la Modeſtie, qui eſt naturelle à un vrai Philofophe : Pace tanti Viri dixerim : &, page 55, il paroit rejetter toute la faute ſur l’Imprimeur en quoi il a raiſon : vel forſan Error Typographi, cum alioquin Bickerſtaffius Vir doctiſſimus, &c.

Si M. Partrige avoit ſuivi cet exemple, il m’auroit épargné la peine de faire mon Apologie d’une maniere ſi publique. Je puis dire, ſans vanité, que je ſuis l’homme du monde le plus prêt à reconnoître mes Mépriſes, & le plus reconnoiſſant envers ceux qui me les découvrent, quand on s’y prend d’une maniere honnête. Mais, il ſemble que le fameux M. Partrige, au lieu d’être charmé des progrès de ſon Art, regarde tous ceux, qui veulent y contribuer, comme des Uſurpateurs. Il eſt vrai, qu’il a été aſſez prudent, pour ne rien objecter contre mes Prédictions ſi l’on en excepte le ſeul Article qui le regarde. Mais, pour faire voir dans quel Aveuglement l’Eſprit de Partialité jette ceux qui en ſont poſſedez, je proteſte ici ſolemnellement, qu’il eſt le ſeul homme au monde, qui ſoit entré là-deſſus en diſpute avec moi. Cette ſeule Conſideration ſuffit, ce me ſemble, pour énerver toutes ſes Preuves.

Je n’ai jamais pû découvrir que deux Objections, qui ont été faites contre mes Predictions de l’An paſſé. La premiere eſt d’un François, qui trouve bon d’avertir le public, de ce que le Cardinal de Noailles eſt encore en vie, nonobſtant le prétendu Pronoſtic de M. Bickerſtaf : mais, je laiſſe à juger au Lecteur benevole & impartial, ſi un François, un Papiſte, & un Ennemi, doit être cru dans ſa propre Cauſe, aux dépens d’un Proteſtant Anglois, qui eſt du Parti du Gouvernement.

La ſeconde Objection eſt le triſte Sujet de la préſente Diſpute. Elle roule ſur un Article de mes Prédictions, ſelon lequel M. Partrige devoit mourir le 29. de Mars 1708. Il a le front de ſoutenir dans ſon Almanac pour l’Année préſente, que ce Pronoſtic eſt abſolument faux ; & il le ſoutient, comme je l’ai déja dit, de cette maniere rude & brutale, qui ſiéd ſi mal à une perſonne de quelque naiſſance. Il déclare ouvertement dans le ſuſdit Ouvrage, que non ſeulement il eſt en vie à préſent, mais qu’il l’êtoit encore le même 29. de Mars, que j’avois fixé pour ſa Mort. Voilà préciſément l’état de la Queſtion ; & j’ai reſolu de la traiter, avec toute la brieveté, toute la clarté, & toute la tranquillité poſſible. Je ſuis perſuadé, que cette Diſpute s’attirera l’attention de toute l’Angleterre, & même de toute l’Europe : les Savans de chaque Nation ne manqueront point ſans doute de prendre parti, & de ſe déclarer pour ce qui leur paroîtra le plus vraiſemblable, & le plus ſolide.

Sans entrer ici dans un examen critique de l’heure préciſe de la mort du Sieur Partrige, je me contenterai de prouver, qu’il n’eſt pas au nombre des vivans, & de le faire voir par l’Autorité d’un prodigieux nombre de Témoins irreprochables. Plus de mille perſonnes de naiſſance, qui ont acheté ſon Almanac, uniquement pour y voir les Invectives qu’il vomit contre moi, s’écrient à chaque ligne, en levant les yeux au Ciel, & en crevant, moitié de rire, & moitié de dépit, qu’ils ſont perſuadez, que jamais homme vivant n’écrivit de pareilles Fadaiſes. Je ſuis convaincu même, que perſonne au monde, qui ſoit au fait, puiſſe en parler autrement. Par conſequent, M. Partrige, preſſé par un Dilemme formidable, doit, ou deſavouer ſon Almanac, ou bien convenir, qu’il n’eſt pas un homme vivant.

Je veux bien croire, qu’une certaine Figure inanimée ſe donne les airs de courir les ruës ſous le Nom de Partrige : mais, I. Bickerſtaf ne s’en croit pas reſponſable ; & il ſoutient que ladite Figure n’a pas eu le moindre droit d’étriller le pauvre Garçon, qui crioit, en paſſant par devant lui, La véritable & éxacte Relation de la Mort du Docteur Partrige.

D’ailleurs, M. Partrige ſe mêle de dire la bonne Avanture, & de faire retrouver les Hardes volées. Or, tout ſon voiſinage aſſeure, qu’il le fait par le moïen du Diable, & des malins Eſprits, qu’on ne ſauroit fréquenter, de l’aveu de tous les gens éclairez, que lorſqu’on n’eſt plus en vie.

En troiſiéme lieu, je prétends prouver ſa Mort par ſon Almanac même, & par ce même Paſſage, qui ſert à nous faire croire qu’il vit encore. Il dit, qu’il n’eſt pas ſeulement en vie à préſent ; mais qu’il l’étoit encore le même 29. de Mars, que j’avois fixé pour ſa Mort. Par-là, il fait entendre évidemment, qu’un homme peut-être en vie à l’heure qu’il eſt, quoi qu’il ait été mort, il y a douze mois. Et voilà préciſement ce qu’il y a de Sophiſtique dans cette Propoſition. Il n’oſe pas aſſeurer, qu’il a été en vie depuis le 29. de Mars : il déclare ſeulement, qu’il vit à préſent, & qu’il vivoit ce jour-là. La derniere partie de ſa Déclaration eſt hors de conteſte ; car, il ne mourut que le ſoir, comme il paroit par une Relation de ſon Décès dans une Lettre à un Lord. S’il a vecu depuis ce tems-là, c’eſt ce que je laiſſe à décider au Public. En vérité, ce ſont-là de pures Chicanes, & j’ai honte de m’y arrêter.

En quatrieme lieu, j’en apelle à M. Partrige lui-même, & je lui demande s’il eſt probable, que j’aie été aſſez imprudent, pour commencer mes Prédictions par la ſeule Fauſſeté, qu’on leur ait reprochée juſqu’ici ? Eſt-il vraiſemblable, que je me fois trompé, par raport à un Evénement, qui devoit arriver, pour ainſi dire, ſous mes yeux, & par raport auquel il m’étoit infiniment plus aizé d’être exact, qu’à l’égard de tout le reſte ? Eſt-il naturel, que, preſque de propos délibéré, j’aïe voulu donner un tel Avantage ſur moi à un Homme de l’Eſprit & de l’Erudition de M. Partrige, qui, s’il lui avoit été poſſible de faire encore quelqu’autre Objection contre mes Pronoſtics, ne m’auroit certainement pas épargné ?

Je ſaiſis ici l’occaſion de réfuter l’Auteur de la Relation de la Mort de M. Partrige, dans une Lettre à un Lord. Il s’eſt donné les airs de m’acuſer de m’être trompé, à l’égard de cet Evénement, de quatre heures entieres. J’avoue que cette Critique avancée d’un air de triomphe, par un Auteur grave, & judicieux, touchant une Matiere, qui me touche de ſi près, m’a mortifié de la maniere la plus cruelle. J’étois hors de la Ville, lors de cette Mort, & j’étois ſi convaincu de la juſteſſe de mon Calcul, que je ne daignois pas ſeulement y penſer un moment. Cependant, pluſieurs de mes Amis, qui, pour ſatisfaire leur Curioſité, n’ont rien négligé pour en être inſtruits à fond, m’ont aſſeuré que je ne me ſuis mépris que d’une petite demi-heure. S’il m’eſt permis de parler naturellement, il me ſemble que cette Mépriſe n’eſt pas d’une nature, à m’attirer des Cenſures ſi pleines de Vivacité & d’Amertume. Cet Auteur me permettra de lui dire, qu’une autrefois il ne feroit pas mal d’avoir plus d’égard pour ſa propre Réputation, en ménageant d’avantage celle de ſon Prochain. Je ſuis bien heureux, que dans mes Prédictions il n’y ait pas d’autres Erreurs de Calcul. S’il y en avoit, il eſt a préſumer que ce Critique bilieux me les reprocheroit du même ton cavalier.

J’ai vu encore des Gens, qui font une autre Objection contre la vérité de la Mort de M. Partrige, mais ils ne la propoſent, que d’une maniere timide. Ils s’imaginent, qu’il doit être encore en vie, parce qu’il continue à faire des Almanacs. Mais, il faut faire peu de réfléxion ſur ce qui ſe paſſe ſous nos yeux, pour propoſer une pareille Difficulté. C’eſt un Privilege très-commun à tous les Faiſeurs d’Almanacs. Gadburi, Robin, Dove, & Wing, ne publient-ils pas tous les Ans leurs Almanacs, quoi qu’ils aient été déja morts, avant la Révolution[72]. Voici la Raiſon véritable d’un Phenomêne, qui paroit d’abord ſurprenant. Tous les Auteurs peuvent vivre après leur Mort, excepté uniquement les Auteurs des Almanacs. Leurs Ouvrages ne roulent que ſur les minutes, à meſure qu’elles paſſent ; & ils deviennent abſolument inutiles, quand l’Année eſt finie. Pour les en dédommager, le Tems, dont ces Meſſieurs ſont les Regiſtres vivans, leur accorde la Prérogative de continuer leurs Journaux, après leur mort.

J’aurois épargné au Public, & à moi-même, cette Apologie, ſi pluſieurs Perſonnes ne s’étoient ſervies de mon Nom, ſans que j’aïe jamais eu la moindre intention de le leur prêter. Il y a un homme, par exemple, qui m’a voulu faire adopter malgré moi, depuis peu, un bon nombre de fades Prédictions dont je ne fus jamais le Pere. A lui parler franchement, ce ne ſont pas-là des choſes à ſervir de Plaiſanterie, & de ſimple Amuſement. Elles ſont très-ſerieuſes ; & j’avouë même, que j’ai été touché au vif, quand j’ai vû mes Prédictions, qui m’ont couté tant de travail & de veilles, criées dans les Rues, & être débitées indifferemment au Peuple ; au lieu que je ne les avois deſtinées qu’à la réflexion des Perſonnes les plus graves. Cette eſpece de Proſtitution a tellement prévenu le Public d’abord, que pluſieurs de mes Amis ont été aſſez mal aviſez, pour me demander très-ſerieuſement, ſi mon unique But n’avoit pas été de badiner avec mes Lecteurs ? Je me contentai de leur répondre froidement, que l’Evenement les en inſtruiroit. Certainement, je leur en aurois voulu du mal, ſi je n’avois pas ſu, que c’eſt le grand talent de notre siécle, & de notre Nation, de tourner en ridicule les choſes du plus grand poids.

Lorſque la fin avoit vérifié toutes mes Prédictions, voilà l’Almanac de Partrige, qui ne ſemble ſortir de la Preſſe, que pour me diſputer l’Article de la Mort de ſon Auteur ; &, par-là j’ai le Sort de certains Heros de Roman qui étoient obligez de tuer deux fois de ſuite leurs Ennemis reſſuſcitez par des Enchanteurs.

Si le Sieur Partrige a été aſſez habile, pour ſe rendre un pareil Service à lui-même, grand bien lui faſſe : mon Pronoſtic n’en eſt pas moins véritable. Je crois avoir prouvé par des Demonſtrations en forme, qu’il eſt mort une demi-heure avant le tems, que j’avois fixé pour ſon Décès ; ce qui deſabuſera le Public, de ce qui lui a été débité effrontement par l’Auteur de la Lettre à un Lord, qui ne prétend que je me ſuis trompé de quatre heures, que pour me décréditer, en m’accuſant d’une Erreur ſi groſſiere.

FIN
 

 

TABLE
DES
 MATIERES

DU TOME SECOND.
(L’entrée qui suit ne fait pas partie de l’ouvrage original.)

x60px|D Dissertation en forme de Lettre sur l’Operation Mecanique de l’Esprit.
L’Auteur eſt embaraſſé du choix d’un Titre : il prend celui, qui eſt le plus en vogue, ſavoir, Lettre à un Ami :...p. 1. 2.
p. 1. 2.
Excuſes modernes propres à obtenir grace pour les fautes de Méthode, & de Stile....3. 4.
3. 4.
SECTION I. Fantaiſie de Mahomet de vouloir être porté au Ciel par un Ane : elle est imitée par un grand nombre de Chrétiens, surtout dans la Grande-Bretagne....5.
5.
Grandes Vertus de cet Animal, & ſa relation étroite avec l’homme. Son talent de porter ſon Cavalier au Ciel est le veritable ſujet de cette Dissertation....6.
6.

Au lieu d’Ane, & de Cavalier, l’Auteur trouve à propos de ſe ſervir des termes ſynonimes de Docteur Illuminé, & d’Auditoire Fanatique....7.
7.
Une Teinture d’Enthouſiaſme ſe diſtingue dans tous les Hommes, & dans toutes les Sciences, mais elle domine le plus dans les matieres de Religion....8. 9.
8. 9.
L’Art devient ſouvent une ſeconde Nature ; cette Maxime eſt confirmée par l’exemple des têtes longues parmi les anciens Scythes, & des têtes rondes ſi fameuſes dans la Grande-Bretagne....11. 12. 13.
11. 12. 13.
Pour faciliter l’opération de cette ſorte, il faut impoſer ſilence aux Sens, & à la Raiſon....14.
14.
Différence eſſentielle entre l’Eſprit qui vient de dehors, & celui qui vient de dedans....15. 16.
15. 16.
La methode dont ſe ſert utilement l’Aſſemblée pour contribuer à l’operation de l’Eſprit en queſtion....17. 18. 19. 20.
17. 18. 19. 20.
SECTION II. Differens Cultes adreſſez par les Hommes à un Etre ſouverainement bon, & à un Etre ſouverainement mauvais....21.
21.
Ces deux Cultes diſtinguez exactement par les Païens, & confondus indignement par pluſieurs Chrétiens....22. 23.
22. 23.
Vanité ridicule de pluſieurs Chrétiens, qui croyent la Divinité intereſſée dans leurs actions les pluſ viles....24. 25.
24. 25.
Malheureuſe perte du Plan general de toute l’Operation Mechanique de l’Eſprit....25.
25.

Grande utilité de certaines Calottes matelaſſées propres à retenir au dedans du cerveau les Vapeurs de l’Eſprit....26.
26.
Le cerveau est compoſé d’un grand nombre de petits animaux dont les différentes morſures produiſent les differens tours d’Eſprit....27. 28.
27. 28.
Dans l’Opération de l’Eſprit comme dans la Muſique, le Son est d’une plus grande efficace que le Bon-Sens....29.
29.
Une memoire, chargée de Phrazes Theologiques, fait la partie essentielle de ce qu’on appelle Lumière intérieure....30.
30.
L’Eloquence ſpirituelle extrémement rehauſſée par une voix trainante, & par l’art de ſe moucher, & de rotter à propos....31. 32.
31. 32.
Grande Vertu du Naſillonement ; ſon origine dérivée d’un Combat entre l’Eſprit & la Chair....33. 34. 35. 36.
33. 34. 35. 36.
Les Vaïſſeaux inſpirez comparez à des Lanternes, qui plus elles ſont illuminées en dedans, plus elles ſont ſales par dehors....38.
38.
L’Amour pour le Beau Sexe eſt le centre du Fanatiſme, la choſe paroit évidemment dans la conduite des Anciens Fanatiques & des Inſpirez modernes....45. 46. 47. 48. 49. 50.
45. 46. 47. 48. 49. 50.
La Bataille des Livres donnée dans la Bibliotheque de St. James....51.
51.
Avertiſſement du Libraire, qui contient les particularitez qui ont été l’origine de cette piéce ; ſavoir une fameuſe Diſpute ſur les Anciens & ſur les Modernes ; entre le Chevalier Temple & le Comte d’Orery d'un coté, & Wotton & Bentley de l'autre....52. 53. 54.
52. 53. 54.

55. 56.
La Guerre & les Invaſions, Filles du Beſoin réel ou imaginaire ; elles s’étendent la plûpart du tems du Nord vers le Sud, de la Pauvreté vers la Richeſſe.…57. 58.
57. 58.
Les Modernes envoient une Ambaſſade aux Anciens, pour leur demander de ceder la plus haute Colline du Parnaſſe, ou de permettre qu’elle ſoit mife de Niveau avec la Colline ocupée par leſdits Modernes.…60. 61.
60. 61.
Les Anciens le refuſent, mais en recompenſe ils offrent aux Modernes leur ſecours, pour elever la Colline la plus baſſe à la même hauteur que celle qu’ils poſſedent. Cette propoſition eſt rejettée par les Modernes.…62.
62.
La Guerre s’enſuit, on y répand des fleuves entiers d’Encre, chaque parti celebre ſes triomphes en ſe dreſſant des Trophées ; ce que c’eſt que les Livres de Controverſe.…63. 64. 65.
63. 64. 65.
Les Livres de Controverſe ſont hantez de certains eſprits fort turbulens, quoique les Livres mêmes ſoient d’ordinaire enchainez dans les Bibliotheques.…66. 67. 68.
66. 67. 68.
Le mepris qu’on a fait d’un Conſeil de l’Auteur pour les tenir en paix, cauſe une ſanglante Bataille dans la Bibliotheque de St. James.…69.
69..
Le Docteur Bentley Bibliothecaire, ennemi juré des Anciens, réüſſit mal dans une entrepriſe qu’il a formée contre eux ; la haine en devient plus implacable.…70. 71.
70. 71.
Les Modernes font la revuë de leurs forces, ſe trouvent cinquante-mille Combatans, & fiers de cette ſuperiorité ils maltraitent les Anciens de paroles.…72. 73..74
72. 73. 74.

Epiſode : Diſpute entre une Araignée & une Abeille ſur la ſuperiorité du merite....76. juſques 82.
76. juſques 82.
Eſope fait une Harangue, pour appliquer ces deux plaidoiers à l’affaire en queſtion....83. 84. 85. 86.
83. 84. 85. 86.
Les deux Armées ſe rangent en bataille. Les Modernes ont bien de la peine à s’accorder ſur le choix de leurs Commandans ; ils en conviennent à la fin, les noms de leurs Généraux....87. 88. 89. 90..
87. 88. 89. 90.
Juipter aſſemble le Conſeil des Dieux, conſulte le Livre des Destinées, & fait deſcendre ſur la Terre les Genies Exécuteurs de ſes Ordres....92. 93.
92. 93.
Momus Protecteur des Modernes vole vers le Palais de la Déeſſe Critique. Deſcription de cette Divinité, de ſon Palais, & de ſes Courtiſans ; Harangue de Momus, pour animer la Déeſſe à la défenſe des Modernes....94. 95. 96. 97.
94. 95. 96. 97.
Elle vole vers la Bibliotheque de St. James, & en chemin faiſant elle répand par tout les malignes influences, & ſur ſon fils Wotton, qu’elle encourage au combat....98. 99. 100.
98. 99. 100.
Deſcription de la Bataille ; Paracelſe combat Galien ; Ariſtote lançant ſon Javelot à Bacon, le manque, & tue Des-Cartes....101. 102.
101. 102.
Rencontre de Virgile & de Dryden, qui par ſes flateries appaiſe ſon ennemi & troque ſes Armes contre celles du Héros Ancien....104. 105. 106.
104. 105. 106.

110. 111.
Les Bataillons des Modernes commencent à chanceler. Entrepriſe de Bentley & de Wotton ; ils ſont comparez à deux Chiens Domeſtiques, qui ſortent enſemble pour trouver quelque Charogne....112. juſques 116.
112. juſques 116.
Les deux Compagnons ſe ſeparent, Bentley ſe ſaiſit furtivement des Armes d’Eſope, & de Phalaris....117.
117.
118. 119. 120.
Boyle le pourſuit, & le voïant joint à Bentley, il les perce tous deux du même Javelot....121. juſques 125.
121. juſques 125.
126. 127. 128. 129.
130. juſques 143.
Essay dans le Gout le plus Moderne, ſur les Facultez de l’Ame, &c....144. juſques 157.
144. juſques 157.
L’Auteur poſe l’Etat de la Queſtion ; il diſtingue entre Chriſtianiſme réel, & Chriſtianiſme de nom ; il eſt queſtion du dernier, puiſqu’il y a deja long-temss que l’autre n’eſt plus en vogue....162. 163.
162. 163.

Refutée....165. 166.
165. 166.
Objection contre le Chriſtianiſme tirée de la difficulté de certains Dogmes ; Refutation....167. 168.
167. 168.
Autre tirée de l’inutilité des Eccleſiaſtiques, du revenu deſquels on pourroit entretenir deux cens Petits-Maîtres : Réponſe tirée de l’utilité des Prêtres pour donner à la Nation une Poſterité vigoureuſe....169. 170.
169. 170.
Objection tirée de la perte d’un des ſept jours de la ſemaine, & de l’inutilité d’un grand nombre de Bâtimens nommez Egliſes ; ſolution,...171. 172.
171. 172.
Objection tirée de l’abſurdité de louer exprès certaines gens pour brailler contre les Vices ; ſolution....174. 175.
164.
Objection fondée ſur les préjugez que le Chriſtianiſme nous donne par raport aux Vices, & aux Vertus ; refutée....177. 178.
177. 178.
Inconveniens, qui ſuivroient l’Aboliſſement du Chriſtianiſme ; ſans le Chriſtianiſme les Eſprits-forts n’auroient pas dans les Eccleſiaſtiques un objet commode de mépris, & de raillerie....182.
182.
Autre inconvenient, l’Aboliſſement du Chriſtianiſme priveroit les Eſprits-forts du ſeul ſujet qui les rends grands hommes & beaux-eſprits....183.
183.

Scandaliſeroit les Alliez de la Nation, & même l’empêcheroit de faire une Alliance avec le grand Turc....189.
189.
Projet pour l’Avancement de la Religion, & pour la Reformation des Moeurs. Eſpece de Dédicace à la Comteſſe de Berkeley. Caractere de cette Dame....191. 192. 193.
191. 192. 193.
Tableau Général des Vices qui ſe ſont répandus, & qui ſont montez au plus haut degré, dans la Gr. Bretagne, de ſorte qu’ils ont gagné également toutes les Claſſes differentes du Peuple....195. 196.
195. 196.
198.
Il faut qu'il y ajoute des réglemens utiles, qu’il faſſe conſiderer la Vertu comme la route des honneurs, & le Vice comme un obſtacle invincible ; il doit commencer par les Officiers de ſa Maiſon....202. 203. 204. 205.
202. 203. 204. 205.
Uſage qu’on pourroit tirer de certains Cenſeurs en titre d’office, qu’on obligeroit à parcourir tout le Roïaume....206. 207.
206. 207.

La réforme dans l’Armée ne diminueroit la bravoure, ni des Officiers, ni des Soldats....206. 207.
209. 210.
On pouroit deraciner l’Ivrognerie en empêchant les gens de qualité qui y donnent, de paroitre devant le Souverain, & devant les Miniſtres. Il ſeroit bon d’agir de même avec les joueurs....211. 212.
211. 212.
Neceſſité de réformer les Univerſitez ; & les ſeminaires de jeunes Juriſconſultes....213. 214.
213. 214.
La Politeſſe, la bonne conduite du Clergé, & ſon Commerce avec les gens du Monde avanceroit beaucoup la reforme générale....215. juſqu’a 220.
215. juſqu’a 220.
Neceſſité de reformer le Theatre, qui encourage les crimes, loin de les montrer de leur coté ridicule....223. 224.
223. 224.
En réglant les Cabarets & les Auberges, & en prévenant les fraudes par de bonnes Loix exécutées avec ſeverité....233. 234.
233. 234.
Raiſons plus particulières qui doivent pouſſer le Souverain à entreprendre fortement cette réforme ;...238.
238.
Fauſſes idées, qu’on a du Merite ſuffiſant pour remplir les Charges....239. 240.
239. 240.

Pour remplir les Charges....239. 240.
239. 240.
Prédictions pour l’année 1708. &c, par Isaac Bickerstaf ; prognoſtiquant entre autres choſes la mort de Partrige Faiſeur d’Almanacs....243. juſqu’à 264.
243. juſqu’à 264.
Lettre à une Perſonne de Qualité, contenant une Relation de la Mort de M. Partrige ...265. juſqu’à 271.
265. juſqu’à 271.
Justification de M. Bickerstaf, contre ce qui lui a été objecté dans l’Almanac pour l’Année 1709....272. & ſuivantes.
272. & ſuivantes.

FIN.
 

  1. Cette Diſſertation ſe trouve dans le Tome I, Sect. VIII.
  2. Certains Fous, qui ont courus la Hollande & l’Angleterre au commencement de ce Siécle.
  3. Il eſt aparent que l’Auteur recommande ici la Méthode d’aller au Ciel, établie par l’Egliſe Anglicane.
  4. Ceux, qui ont lu avec quelque attention l’Hiſtoire Angloiſe, ou du moins l’Ouvrage de M. Rapin ſur les Whigs & les Torys, entendront facilement ce Paſſage. Pour les autres, je leur dirai en peu de mots, que, pendant les Troubles, qui arriverent en Angleterre, ſous le regne du malheureux Charles I., ceux qui ſuivoient le Parti du Roi furent appellez Cavaliers, au lieu que les partiſans du prétendu Parlement furent appellez Têtes rondes. Ce nom leur vint ſans doute de ce qu’étant Presbyteriens pour la plûpart, & ennemis du luxe, ils ſe coeffoient fort uniment, & ſe faiſoient couper les cheveux près de l’oreille ; ce qui fait paroitre une tête dans toute ſa rondeur. Les Torys d’à-préſent ſont venus des Cavaliers, comme les Whigs, des Têtes rondes.
  5. L’Auteur badine ici ſur la coûtume des Presbyteriens & d’autres Nonconformiſtes, qui ſont toûjours à l’Egliſe le chapeau ſur la tête ; ce qui ne paroit pas fort reſpectueux aux Anglicans, & à d’autres honnêtes gens.
  6. Bernier, Memoires du Mogol.
  7. Gaguini Hiſt : Sarin.
  8. Tartares & Scythes, c’eſt la même Nation.
  9. Les Presbyteriens, & d’autres Sectes encore plus bigottes, ont en horreur tout ce qui ſert d’ornement au corps,

    Et de péché mortel traitent chaque perruque.

    Cependant, pour défendre une tête chenue contre les injures de l’air, il faut quelque Couvre-chef ; & ils en trouvent un fort bon & fort devot dans une Calotte double.

  10. Une des grandes parties de la Rhétorique devote, c’eſt le ſimple mouvement de la langue, & de la main droite, dirigées l’un & l’autre uniquement par le hazard.
  11. J’avoue, que je n’entends rien dans le ſentiment de ces Naturaliſtes ; & je ne vois dans ces morſures hexagonales, circulaires, & coniques, aucun raport naturel avec la Poeſie, l’Eloquence, & les Spéculations politiques.
  12. Il eſt fort naturel de croire qu’effectivement ce Lord Maire pouſſoit l’Extravagance devote, juſqu’à ſanctifier les lanternes, & qu’il alleguoit le paſſage cité ici, pour y fonder ſa biſarrerie.
  13. Voyez, devant la I. Partie, le Catalogue des livres, que l’Auteur promet au Public.
  14. On a déja vu dans le Conte du Tonneau, que la Muſique eſt la choſe du monde, qui choque le plus les Oreilles devotes des Enthouſiaſtes. L’Auteur dit ici, que les Muſettes tomberent en Angleterre avec la Monarchie. Il veut parler du Regne du Fanatiſme, qui fut preſque deſpotique, dans la Grande-Bretagne, ſous Olivier Cromwel, apres la mort de Charles Premier, qui entraina avec elle celle de l’Egliſe Anglicane.
  15. C’eſt un Jeu fort uſité parmi les jeunes Garçons, qui ſautent les uns ſur les autres, & qui de cette maniere font tour à tour les chevaux, & les Cavaliers.
  16. Herodote & d’autres Hiſtoriens nous apprenent, qu’après la mort des Mages, qui par fourberie avoient placé un d’entreux ſur le Trone de Cyrus, ſous le nom de Smerdis, Frere de Cambyſe, Darius, Fils d’Hyftaſpe, & ſix autres Seigneurs, qui avoient délivré leur Patrie de cette Tyrannie infame, reſolurent de donner la Royauté à celui des ſept, dont le Cheval auroit hanni le premier. Pour abandonner de cette maniere ce choix important au ſort, ils devoient s’aſſembler tous hors de la Ville au lever du Soleil. L’Ecuier de Darius, inſtruit de cette convention, y mena, le ſoir avant l’élection, le Cheval de ſon Maitre, & le fit aprocher d’une Cavalle ; ce qui porta la Bête à faire de grands Hanniſſemens, des que le lendemain il fut arrivé dans le meme endroit.
  17. Ce ſont de petites Sectes ſubdiviſées de Fanatiques dans la Grande-Bretagne.
  18. C’eſt le Gouvernement d’un petit nombre.
  19. C’eſt du côté de l’Orient, que les Arts, les Sciences, & le Bel-Eſprit, ſe ſont répardus dans le Monde.
  20. Les Ouvrages mêmes.
  21. Les Titres affichez aux coins des Ruës.
  22. Toute cette Allégorie eſt pleine de Beautez ; & il eſt difficile de trouver aucune Production de l’Eſprit humain, où il y ait tant de feu tant de force d’imagination, & une ironie auſſi fine. Il faut pourtant avouër, qu’elle eſt extrémement forcée, & que l’Imagination du Lecteur a de la peine à ſe prêter à des Livres, qui ſont armez de Cuiraſſes, de Javelots, &c., qui montent à Cheval, qui ont des bras, des jambes, une tête. La Vraiſemblance eſt l’Ame de la Fiction. On pourroit pourtant diminuer un peu cet Inconvenient, ſi l’on vouloit ſupoſer, que toutes ces Actions guerrieres, & tout cet Equipage, eſt attribué ici à ces Ombres, qui hantent les Bibliotheques, à ce que dit l’Auteur, comme les Ombres des Corps humains rodent autour des Cimetieres. S’il avoit voulu un peu mieux déveloper cet Expedient, l’Imagination du Lecteur en auroit été extrémement ſoulagée. C’eſt dommage que dans certains endroits il paroit boucher lui-même l’ouverture, qu’il nous donne ici, en mettant un Livre veritable à la place d’un Cavalier, avec tout ſon équipage. J’ai trouvé bon de tourner ces endroits un peu autrement, pour ne pas choquer la Critique délicate du Public François.
  23. Les Livres, dans les Bibliotheques publiques en Angleterre, ſont atachez aux planches par de petites Chaines, afin qu’on ne les emporte pas
  24. Le Dr. Bentley
  25. C’eſt le grand Fort des Modernes. C’eſt au Public à juger ſi l’Auteur a raiſon de les turlupiner la-deſſus.
  26. On a vu dans la Préface du Libraire, que Bentley avoit extrémement maltraité Æſope & Phalaris. Il avoit fait tous ſes efforts, pour dégrader Æſope, pour lui ôter ſa grande Antiquité, & pluſieurs Ouvrages, qu’on lui a toujours attribuez.
  27. Le Taſſe, & Milton, ſont deux Poëtes Epiques modernes, dont l’Auteur fait le plus de cas ; au lieu qu’il mépriſe fort Dryden, & Withers, qui ont écrit dans le même genre. Milton a fait un Poëme intitulé le Paradis perdue, Sujet biſarre, qu’il n’a pas laiſſé de manier avec une tres-grande habileté. Il y a de merveilleuſes beautez dans ce Poëme.
  28. Cowley eſt un fameux Poëte Anglois, célébre par ſa Poëſie lyrique, & ſur-tout par ſes Odes tendres. Dans l’Original on lui donne pour Compagnon Deſpreaux : j’ai mis Perrault à la place ; parce que je conjecture qu’il doit être dans le MS. Deſpreaux a pris trop de peines pour défendre les Anciens, pour qu’il ne doive pas avoir pris leur parti auſſi bien que Temple.
  29. Virgile dit dans l’Eneïde, que, dans les Jeux celebrez à l’honneur d’Anchiſe, la Fleche d’Evandre fut changée en Aſtre. L’Auteur turlupine ici le Syſtême des Tourbillons.
  30. Paracelſe, fameux Medecin Chimiſte de Suiſſe : il a pris toute une autre methode, que celle de Galien & il a fait tous ſes efforts pour le décréditer. Ces Carcaſſes puantes indiquent ici les Remedes Chimiques.
  31. Harvey étoit Medecin du Roi Charles I. On lui attribue généralement d’avoir découvert la Circulation du Sang.
  32. Pilulles.
  33. Cette Poudre blanche eſt de la mort-aux-rats. L’Auteur traite ici les Medecins modernes d’Empoiſonneurs & d’Aſſaſſins : c’eſt pour cette raiſon, qu’il les arme de faux, de couteaux envenimez, &c.
  34. Mathematiciens de réputation.
  35. Les Scolaſtiques, Auteurs confus, & qui donnent dans le Verbiage.
  36. C’eſt un Traducteur de pluſieurs Ouvrages de Morale. On parle ici des Livres de ces ſortes de gens comme indignes de la relieure ; & on les apelle Marodeurs, parce qu’ils ne ſe parent que des dépouilles d’autrui.
  37. Par la Cavallerie l’Auteur entend les Poëmes Epiques. Par les Chevaux-legers, les Odes, & d’autres Pieces de petite étenduë. Par les Archers, les Philoſophes. Par les Dragons, les Médecins. Par les Ingenieurs, les Geometres. Par les Fantaſſins, les Hiſtoriens.
  38. Aſſemblées de Beaux-Eſprits & de Savans modernes.
  39. Les feuilles d’un Livre.
  40. C’eſt ce fameux Chancelier d’Angleterre.
  41. Denham, Poëte aſſez fameux, mais qui a des endroits tres-foibles. C’eſt pour cette raiſon qu’on lui donner une Mere mortelle, & Apollon pour Pere.
  42. Poete mépriſable.
  43. Le Caractere de Virgile moins fougueux & plus exact qu’Homere.
  44. Stile magnifique de Dryden, qui cache un Sens fort mince.
  45. Dryden a traduit Virgile ; &, en troquant, pour ainſi dire, ſon Eneïde Angloiſe contre l’Original, il donne des armes de Fer contre des armes d’Or. Cet endroit eſt une Imitation d’un Paſſage d’Homere, où Glaucus troque ſes armes d’Or contre les armes d’Airain de Diomede.
  46. Par les Chevaux il faut entendre le Génie ou l’Imagination des Auteurs. Lucain a le Génie beau ; mais, il n’eſt pas aſſez judicieux, pour en retenir toujours la fougue.
  47. Poëte estimé : il a fait un Poëme de la Création du Monde, où il détruit les Principes de Lucrece.
  48. L’Auteur veut indiquer ici, que Black-more n’a pas dans l’Eſprit aſſez de force & d’élevation.
  49. Rien n’eſt plus ingenieux que ce Paſſage. Lucain manque d’Exactitude & de Juſteſſe : Black-more n’a pas aſſez de Feu de Vivacité. Lucain reçoit une Bride, & il donne à ſon Antagoniſte des Epérons.
  50. Creech a paſſé pour un fort bon Poëte. Il s’étoit acquis de la reputation par une Edition Latine de Lucrece, & ſur-tout par une Traduction du même Auteur, qui fut admirée de tous ſes Compatriotes. Encouragé par ce ſuccès, il entreprit de traduire Horace en Vers Anglois. N’y aïant pas reüſſi, il ſe pendit de deſeſpoir.
  51. Il a traduit Homere & Virgile. L’Auteur l’apelle le Pere de Creech, parce qu’il a écrit avant lui. Par la Ferme paiſible d’Ogleby, on entend le Tombeau.
  52. C’eſt indubitablement quelque Dame Angloiſe, qui s’eſt melée de faire des Odes : il s’en eſt trouvé plus d’une en Angleterre ; & j’ignore qui eſt celle que l’Auteur a ici en vue.
  53. Le beau Deſordre qu’on admire dans les Odes de Pindare.
  54. Cowley a brillé ſur-tout dans ſes Odes amoureuſes.
  55. Il en fait les armes de Bentley, parce que ce ſavant a un Talent particulier pour effacer les Ouvrages des Anciens ; je veux dire, pour leur ôter les Livres, qu’on leur a attribué de tout tems. Par le Vaiſſeau plein d’Ordures, il faut entendre les Invectives dont il accable ſes Antagonistes.
  56. Voïez l’Avertiſſement du Libraire.
  57. L’Auteur prétend ici turlupiner l’exacte Critique des Modernes, qui creuſent trop dans la Poëſie des Anciens, & qui l’examinent avec beaucoup de rigueur par les Regles ſtériles du Bon-Sens.
  58. Voïez l’Avertiſſement du Libraire. Boyle avoit publié une nouvelle Edition de Phalaris.
  59. C’eſt ici une Satyre des Vieillards amoureux, qui, comme on dit, donnent les Violons, pour faire danſer les autres.
  60. On ſait peut-être, qu’en Angleterre, quand il s’agit de condamner quelqu’un à mort, on choiſit douze Perſonnes d’entre le Peuple, qu’on appelle des Jurez ; parce qu’ils font ſerment de juger ſelon leur conſcience. On leur expoſe le Fait dans toutes ſes circonſtances, & on le confronte avec les Loix du Païs. Enſuite, on les laiſle enſemble, juſqu’à ce qu’ils ſoient tous du même ſentiment. On n’admet pas les Bouchers au nombre de ces Jurez ; à cauſe de la cruauté qu’ils contractent par le Sang, qu’ils répandent journellement. L’Auteur ne veut pas, par une Raiſon ſemblable, qu’on permette aux Médecins de décider ſur la Religion, où il s’agit de la Vie & de la Mort éternelle ; parce qu’il les conſidere comme les Bouchers du Genre-humain. D’ailleurs, l’habitude de voir ſoufrir des miſerables les rend durs : & la ſenſibilité eſt une excellente diſpoſition du cœur, pour adherer à la Religion.
  61. Auteurs médiocres.
  62. La fameuſe Union de l’Ecoſſe & de l’Angleterre.
  63. L’Auteur fait par tout ailleurs un ſi grand cas du Savoir, qu’on voit évidemment, par ce ſeul Paſſage, que ſon deſſein eſt de tourner en ridicule les Libertins, qui décident d’ordinaire effrontement ſur la Religion, ſans avoir ni Logique ni Lecture.
  64. Le Duc de Marlborough.
  65. Auteurs, qui ont écrit auſſi cavalierement que ridiculement, ſur la Religion.
  66. Actrices, & Acteur, de l’Opera de Londres.
  67. En faiſant des Edits contre les Etoffes étrangeres, & contre les Vins de France.
  68. Petits Eſprits, qui ont brillé en écrivant contre la Religion.
  69. C’eſt un Serment établi par Acte de Parlement, par lequel on renonce à la Suprematie du Pape, & au Dogme de la Tranſubſtantiation.
  70. C’eſt un Endroit à Londres où les jeunes Juriſconſultes prennent d’ordinaire des Chambres.
  71. Il avoit été Savetier.
  72. La même choſe arrive auſſi en Hollande, où tous les ans on voit éclore des Almanacs ſous le nom d’Antonio Magino ; & l’on dit qu’il y a déja cent ans, que ce Nom y brille.