Le Conte du tonneau/Tome 1/05

Henri Scheurleer (Tome premierp. 148-160).

SECTION V.

Digreſſion à la moderne.


NOus, que le monde honore du titre d’Auteurs Modernes, nous ne nous mettrions jamais dans l’eſprit la flatteuſe idée d’une réputation immortelle, ſi nous n’étions perſuadez de l’utilité infinie, que nos ſavans efforts procurent au genre-humain.

O vous, vaſte Univers, c’eſt ce glorieux deſſein de vous prodiguer mes bienfaits, qui m’oblige à prendre le titre de votre Secretaire. C’eſt ce but, qui

Quemvis perferre laborem
Suadet, & inducit noctes vigilare ſerenas.

C’eſt dans cette vue, que je travaille il y a quelque tems, avec des peines inexprimables, à la diſſection de la nature humaine, & que j’ai fait pluſieurs leçons curieuſes ſur ſes differentes parties, tant contenantes, que contenues, juſqu’à ce qu’enfin ce corps a commencé à ſentir ſi mauvais, qu’il m’a été impoſſible de le conſerver plus long-tems. J’ai pourtant réüſſi, non ſans des frais conſiderables, à en placer tous les os dans leur connexion, & dans leur ſimétrie naturelle ; en ſorte que je ſuis tout prét à en faire voir le Squelette complet à tous les curieux.

Mais, pour ne m’écarter pas davantage au milieu d’une Digreſſion, à l’exemple de pluſieurs Auteurs, qui mettent les Digreſſions les unes dans les autres, comme un nid de boetes, ou comme les peaux d’un oignon ; je me contenterai de déclarer ici, qu’en m’occupant à cette Anatomie, j’ai fait une découverte auſſi extraordinaire qu’importante : ſavoir, qu’il n’y a que deux moïens d’être utile à la Societé humaine, l’Inſtruction, & le Divertiſſement. Pourvu que les leçons que j’ai faites ſur ce ſujet ſoient aſſez fortunées pour être volées par quelqu’un, ou qu’un ami me force par ſes importunitez à les rendre publiques, on y verra clairement demontré que le genre humain, diſpoſé comme il eſt à preſent, a plus beſoin d’être diverti, que d’etre inſtruit. La raiſon en eſt, que ſes maladies les plus ordinaires ſont le dégoût, l’ennui, & l’indolence.

Néanmoins, j’ai voulu ſuivre un précepte fort ancien & d’une grande Autorité, & j’y ai réüſſi dans la derniere perfection dans toute l’étendue de ce divin Ouvrage. Je veux dire, que j’y ai mis par-tout, avec une proportion exacte, tantôt une couche d’utile, & tantôt une couche d’agréable.

Nos illuſtres Modernes ont éclipſé & écarté du Commerce du monde poli les foibles lumieres des Anciens, juſqu’à un tel point, que nos beaux eſprits les plus diſtinguez révoquent en doute ſi les Anciens ont jamais exiſté[1]. C’eſt un Problême, ſur lequel nous attendons de grands éclairciſſemens de la ſavante plume du fameux Bentley ; & je n’y reflechis jamais, ſans m’étonner, qu’aucun Moderne pour faire valoir la prodigieuſe ſupériorité de notre ſiécle, n’ait pas entrepris de renfermer, dans quelque petit volume de poche, un Syſteme général de tout ce qu’il faut ſavoir, croire, & mettre en pratique. Je dois avouer pourtant, que j’en ai vu une legere idée, dans l’écrit d’un grand Philoſophe du Brezil Oriental, qu’on a trouvé parmi ſes papiers aprés ſa mort. C’eſt une eſpece de Recepte, que la tendreſſe que je me ſens pour les Savans Modernes, me porte à leur communiquer, afin d’animer quelqu’un d’entr’eux à la mettre en œuvre, & à rafiner ſur les uſages qu’on en peut tirer.

Prenez de belles Editions, bien reliées en veau, ayant leur titres au dos en lettres d’or, & contenant toutes sortes de matieres, en toutes ſortes de langues ; faites les fondre enſemble au Bain Marie : infuſez y une doze ſuffiſante de la Quinteſſence de Pavots, avec Pinte d’eau de Lethé, qu’on peut trouver chez tous les Apoticaires : otez en ſoigneuſement le Caput mortuum, & laiſſez évaporer tout ce qu’il y a de volatil.

Vous n’en garderez que le premier extrait, que vous diſtillerez de nouveau dix-ſept fois, jusqu’à ce que le reſte ne montera qu’à demi-chopine. Vous le conſerverez, dans une bouteille hermetiquement fermée, pendant vingt & un jours. Après cela, vous pouvez commencer votre Traité Univerſel, en prenant tous les matins à jeun trois goutes de cet Elixir. Notez qu’il faut premierement bien ſecouer la bouteille, & prendre leſdites trois goutes par le nez. Elles ſe dilateront par toute votre cervelle, ſi vous en avez, en quatorze minutes de tems ; &, tout d’un coup, vous aurez l’imagination remplie d’extraits, de ſommaires, d’abrégez, de recueils, de Medullæ, Excerpta, Florilegia, &c. tous diſpoſez dans l’ordre néceſſaire, & prêts à s’arranger ſur le papier.

Je ſuis obligé de convenir, que c’eſt par le ſecours de ce ſecrèt, que, malgré mon incapacité naturelle, je me ſuis haſardé à entreprendre ce préſent Ouvrage, qu’on peut apeller réellement la Moëlle de toutes les Connoiſſances imaginables.

Ce hardi deſſein n’a jamais été formé, que je ſache, avant moi, ſi-non par un certain Homere, dans lequel, quoi qu’il eut quelque talens, & que ſon genie fut paſſable pour un Ancien, j’ai découvert quantité de fautes groſſieres, qu’on ne ſauroit pardonner à ſes cendres mêmes, ſi elles exiſtent encore. On nous aſſure que ſon Ouvrage a été deſtiné à faire un corps complet de Sciences divines & humaines, politiques & mechaniques[2] ; mais, il eſt évident, qu’il y a des ſujets qu’il a négligez entierement, & d’autres qu’il n’a touché qu’en paſſant. Premierement, il faut avouer, que, pour un auſſi grand Cabaliſte qu’on prétend qu’il a été, ce qu’il nous dit du grand œuvre eſt pauvre & defectueux. On diroit qu’il n’a lu que ſuperficiellement tout ce qu’on trouve là-deſſus dans Sendivogus, dans Behmen, & dans l’Antropoſophia Theomagica[3]. D’ailleurs, il ſe trompe ſur la Sphére Pyroplaſtique, d’une maniere ſi impardonnable, que (le Lecteur me permettra bien une cenſure ſi ſévére) vix crederem Authorem hunc unquam audiviſſe ignis vocem.

Ses mepriſes ne ſont pas moins lourdes à l’égard de pluſieurs parties des Mechaniques ; car, aïant lu ſes Ouvrages, avec toute l’attention uſitée parmi mes illuſtres contemporains, je n’y ai rien trouvé du tout ſur la ſtructure de cet inſtrument utile qu’on apelle un Binet ; &, ſans les lumieres des Modernes, nous ſerions encore dans de profondes tenebres à cet égard.

Mais, voici une négligence tout autrement importante. Cet Auteur ſi vanté n’a pas dit un mot touchant les Loix Communes de ce Roïaume, non plus que ſur la Doctrine & ſur le Ceremoniel de l’Egliſe Anglicane : omiſſion pour laquelle, & Homere, & tous les autres Anciens, ſont cenſurez avec beaucoup de juſtice, par mon grand & illuſtre ami M. Wotton, Bachelier en Théologie, dans ſon Traité incomparable ſur l’Erudition ancienne & moderne. C’eſt un Livre, qu’on ne ſauroit jamais aſſez eſtimer, de quelque côté qu’on le conſidere. Ses tours d’eſprit ingenieux, ſes découvertes ſublimes ſur les mouches & ſur la ſalive, l’éloquence laborieuſe de ſon ſtile, tout en eſt merveilleux. Et je ne ſaurois m’empécher de témoigner ici publiquement ma reconnoiſſance à l’Auteur, pour les ſecours que j’ai tiré de cette Piéce ſans pareille, en compoſant le préſent Traité.

Il eſt aiſé de découvrir pluſieurs autres négligences dans les Œuvres du fameux Homere : mais, je croi qu’il n’en doit pas être auſſi reſponſable, que du reſte ; parce que, depuis ſon ſiecle, chaque branche des Sciences s’eſt étendue d’une maniere très-conſiderable, particulierement dans ces trois dernieres années. Ce qui fait voir évidemment, qu’il n’a pas pu pénétrer auſſi avant dans nos découvertes modernes, que ſes Partiſans le pretendent.

Nous le reconnoiſſons avec plaiſir pour l’Inventeur de la bouſſole, de la poudre à Canon, & de la circulation du ſang ; mais, je défie tous ſes Adorateurs de me faire voir dans tous ſes Ouvrages un détail exact de la Ratte. Nous dit-il ſeulement un mot touchant les Charlataneries Politiques ; & y a-t-il rien de plus défectueux, & de moins ſatisfaiſant, que ſa grande Diſſertation ſur le Thé ? Pour ce qui regarde ſa methode de ſaliver ſans Mercure, je puis informer le public, que j’ai appris à mes propres depens, qu’il n’eſt pas bon de s’y fier.

Ce n’a été que pour ſuppléer à des défectuoſitez ſi importantes, que j’ai mis la main à la plume, après en avoir éte longtems ſollicité ; & j’ôſe aſſeurer le Lecteur judicieux, qu’il trouvera ici tout ce qui peut être de la moindre utilité, dans toutes les circonſtances de la vie. Je ſuis perſuadé d’avoir épuiſé & renfermé dans mon Ouvrage tout ce qui peut être contenu dans l’eſpace immenſe de l’imagination humaine. Je recommande ſur-tout à la méditation des Savans certaines découvertes de ma façon, auxquelles mes Prédeceſſeurs n’ont pas ſongé ſeulement : telle eſt entr’autres mon nouveau ſecours pour la teinture du ſavoir, ou l’art de devenir profondement ſavant, par une Lecture ſuperficielle ; une invention curieuſe concernant les ſouricieres ; une regle univerſelle de raiſonnement, autrement intitulée, chaque homme ſon propre Ecuier tranchant ; une Machine utile pour prendre les hiboux ; & pluſieurs autres que le Lecteur curieux verra expoſées au large dans les differentes parties de ce Livre.

Je me crois obligé d’aider le public, autant qu’il m’eſt poſſible, à ſentir toutes les beautez de ce que j’écris ; parce que c’eſt-là la coutume des plus fameux Ecrivains de cet âge poli & ſavant, quand ils veulent corriger le mauvais naturel du Lecteur Critique, ou remédier à l’ignorance du Lecteur Benevole. D’ailleurs, on a rendu publiques depuis peu pluſieurs piéces en vers & en proſe, dans leſquelles, ſi les Auteurs, pouſſez par la charité qu’on doit au public, ne nous avoient pas donné un détail exact du merveilleux qu’elles contenoient, il y a à parier milles contre un, que nous n’en aurions pas apperçu un ſeul grain.

J’avoue que tout ce que je viens de dire, conformement à cette mode, auroit paru dans une Préface avec beaucoup plus de bienſeance : mais, je trouve à propos de me mettre ici en poſſeſſion du privilege attaché au bonheur d’écrire, après tous les autres ; &, comme le plus moderne entre les modernes, je me ſers du pouvoir deſpotique, que cette qualité me donne ſur tous les Auteurs mes devanciers. Autoriſé par ce titre, je declare, que je deſaprouve cette coutume pernicieuſe de détailler dans une Préface tous les matériaux qui doivent compoſer l’Ouvrage qui le ſuit. J’y trouve la même extravagance, qu’il y a dans la conduite de ceux, qui vont promener, dans les Foires, des monſtres & des animaux étrangers, & qui placent au-deſſus de leur porte un grand tableau de ce qu’ils ont à nous montrer, avec une ample & éloquente deſcription de toutes ſes proprietez. J’avoue que cet uſage m’a ſauvé mainte piéce de deux ſols. Il ſatisfait ma curioſité, au lieu de l’exciter d’avantage ; & je reſiſte ſans peine à la Rhetorique preſſante de l’Orateur, quand il m’attaqueroit par ce trait pathetique : ſur ma parole, Monſieur, nous allons commencer dans le moment.

Voilà préciſement la Deſtinée de nos Prefaces, Epitres, Introductions, Dedicaces, Avertiſſemens aux Lecteurs, Diſcours préliminaires, & autres Avant-coureurs des Livres. C’étoit d’abord un expedient admirable ; & notre grand Dryden en a ciré tout le ſervice poſſible. Il m’a dit ſouvent en confidence, que les hommes ne l’auroient jamais ſoupçonné d’être un Poëte du premier ordre, s’il ne le leur avoit pas ſi ſouvent apris dans ſes Préfaces, qu’il leur étoit impoſſible d’en douter, ou de l’oublier

Je n’ai garde de lui donner un démentir là-deſſus ; mais, je crains bien, qu’à force de ſe ſervir de cet expédient, il n’ait rendu à la fin les Lecteurs plus habiles, qu’il ne le ſouhaitoit. Ils ont été ſi ſouvent les Dupes de ces grands préparatifs, qu’il eſt douloureux de voir à preſent, avec quel air dédaigneux on ſaute, comme ſi c’étoit autant de Latin, les cinquante ou ſoixante pages, qui font à peu près l’étenduë moderne à d’une Préface, ou d’une Epitre Dedicatoire.

On ne ſauroit nier pourtant, d’un autre côté, qu’un nombre conſiderable de perſonnes ne deviennent Critiques & Beaux-Eſprits, par cette ſeule Lecture. La choſe eſt inconteſtable ; & l’on peut avec beaucoup de juſteſſe partager tous les Lecteurs d’à-préſent dans ces deux Claſſes. Les uns ne liſent que les Diſcours préliminaites, & les autres n’en liſent jamais. Pour moi, je fais profeſſion d’être de la derniere ; &, pour cette raiſon, me ſentant la démangeaiſon moderne de m’étendre ſur le mérite de mes propres productions, & d’en déveloper les parties les plus brillantes, j’ai jugé à propos de le faire dans le corps de l’Ouvrage même, ce qui en augmente conſidérablement le volume : profit, qui n’eſt point du tout à negliger pour un Auteur qui ſait un peu ſes intérêts.

C’eſt ainſi, que j’ai cru devoir marquer mon reſpect pour la loüable coutume des Auteurs de cet âge, par une Digreſſion, que perſonne ne me demandoit, & par une Cenſure générale, qu’ame qui vive n’avoit méritée de moi. C’eſt ainſi, que j’ai trouvé néceſſaire d’étaler, par un travail pénible, avec autant de charité pour moi-méme, que de franchiſe pour mon prochain, mes propres perfections, & les défauts d’autrui. A preſent, m’étant acquité de ce devoir important, je reprends le fil de mon Hiſtoire, à la grande ſatisfaction de l’Auteur & du Public.

  1. Certains Partiſans des Modernes. Fontenelle, par exemple, prétend que nous ſommes les Anciens. Je ne ſais pas trop s’il a tort.
  2. L’Auteur, quoique Partiſan zélé des Anciens, ne laiſſe pas de turlupiner vivement la prétention ridicule de ſes Collegues, qui prétendent tout trouver dans Homere.
  3. Auteurs, qui ont écrit des Réveries ſur la Pierre Philoſophale.