Le Consulat, l’Empire et leurs historiens/04

Le Consulat, l’Empire et leurs historiens
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 54-88).
◄  III
L’EMPIRE


ET SES HISTORIENS





LE ROI JOSEPH


ET SES MÉMOIRES.





En retraçant naguère le tableau de l’empire, en mettant en relief ses élémens de force et de faiblesse, nous avons suivi une première fois[1] dans ses phases principales la lutte engagée par la puissance du génie contre celle de la nature. Au sein de l’Europe soumise par les armes, renouvelée par les dynasties, nous avons entendu s’élever les premiers éclats de la tempête amassée par de longues humiliations. Après avoir montré comment des gouvernemens routiniers étaient tombés devant un homme doué au plus haut degré de l’intelligence politique et militaire, qui semblait s’être retirée d’eux, nous avons vu ce grand homme arrêté dans sa course à travers le monde sitôt que les nations eurent pris la place des cabinets, et qu’à la lutte des armées eut succédé la lutte des peuples. Les résultats les plus généraux de l’œuvre impériale ont pu seuls trouver place dans cette première étude, et je saisis une dernière fois l’occasion de pénétrer plus avant dans la vie et dans les réalités de cette grande ère historique. L’intérêt sérieux qu’une publication récente vient d’appeler sur un frère de Napoléon en fournit assurément une occasion naturelle[2]. Le portrait du roi Joseph, tel qu’on peut le tracer d’après ses Mémoires, aujourd’hui terminés, éclaire d’un jour singulier l’époque impériale et la politique même de l’empereur. Le frère de Napoléon nous fait toucher au doigt dans sa correspondance le fort et le faible du système napoléonien au dehors. Ce livre montre, d’un côté, la situation violente des peuples placés sous la suprématie française, et celle non moins pénible des lieutenans qui recevaient mission de la maintenir; il constate, de l’autre, les prodiges à peine croyables de surveillance, pour ne pas dire d’ubiquité, à l’aide desquels un seul homme résistait aux obstacles que lui opposaient chaque jour et les nationalités outragées et les princes nouveaux qui s’efforçaient de concilier leur dévouement à sa personne avec leurs devoirs envers leurs sujets.

Rarement révélations plus inattendues sont arrivées au public, et l’impression en a été universelle autant que profonde. Si cette longue correspondance ajoute encore à l’idée qu’on s’était faite d’une initiative personnelle et d’une vigilance partout présentes, comment méconnaître qu’elle entraîne la plus solennelle condamnation du système qui conduisait un grand homme à étouffer le cri de ses plus chères affections, et à repousser obstinément les leçons de l’expérience et les supplications du dévouement ? Le modeste Joseph est loin sans doute, dans ces pages, d’approcher de son formidable frère : c’est la lutte de l’observation sensée contre les conceptions d’un orgueil grandiose, de la douceur résignée contre la rudesse impitoyable. Le dirons-nous cependant ? c’est presque aussi le triomphe du bon sens sur le génie.

Si l’on prenait cette correspondance des deux frères au pied de la lettre, il faudrait en conclure que chez Napoléon l’esprit avait étouffé le cœur; mais la victime toujours soumise de ces dédains nous en suggère elle-même une explication plus consolante. Dans le fragment historique où Joseph raconte la jeunesse de celui auquel il dut toutes les gloires et toutes les épreuves de sa vie, il maintient que l’empereur Napoléon était né avec un cœur aussi chaud que son imagination était ardente; il affirme que pour n’être jamais arrêté par les obstacles et afin de décourager à l’avance toutes les supplications, il avait, sitôt son avènement au pouvoir, superposé à son caractère une impassibilité systématique très calculée, dont on ne parvenait à triompher qu’en communiquant directement avec lui. Ainsi s’expliquerait en effet le ton général de cette correspondance, toute de parti pris sur les personnes aussi bien que sur les choses, où l’on ordonne toujours sans discuter, où les plus amers reproches ne sont tempérés par aucun témoignage d’approbation.

Nul chef d’empire ne s’est identifié avec son rôle comme l’a fait Napoléon. Il s’est cuirassé de sa pourpre comme lie ses armes, et n’a jamais consenti à se séparer des attributs extérieurs de la souveraineté, même aux jours où ceux-ci n’étaient plus qu’un embarras pour sa personne et qu’une aggravation pour ses souffrances. Il imposait à Sainte-Hélène aux compagnons de son exil une étiquette aussi stricte qu’à Erfurt et à Dresde, et chacun sait que le refus du titre impérial par le gouvernement anglais devint la cause première des tortures où s’éteignit sa vie. Qu’il y a loin de ce personnage qui ne délasse jamais son front du poids de sa couronne d’épines au bon jeune homme dont les premières lettres de cette correspondance nous révèlent la laborieuse jeunesse et les naïves affections ! L’élève reconnaissant de l’abbé Recco, l’ami de Desmazis qui empruntait trente mille francs pour sauver sa mère, le jeune officier qui remplissait de la lecture du Contrat social ses soirées de garnison, et qui consignait les tendresses de son âme et les généreuses illusions de sa pensée dans des écrits d’une simplicité touchante, cet homme-là, tout entier à ses devoirs de famille et à ses rêves démocratiques, ne saurait être soupçonné dans le fier correspondant impérial qui transmet à celui qui avait été si longtemps son frère bien-aimé des ordres que ne tempère aucune expression de tendresse; il n’existe déjà plus dans le général Bonaparte, sitôt que celui-ci est appelé au commandement en chef de l’armée d’Italie. La transition entre la nature première et la nature artificielle s’opère soudainement, presque à vue d’œil, à l’instant même où Napoléon prend dans les affaires de son pays une place prépondérante et commence à pressentir ses destinées.

Ce qui domine d’abord dans le second fils de Charles Bonaparte, soit qu’on l’observe à Brienne dans les labeurs d’une adolescence sérieuse, ou qu’on le suive à son retour en Corse au milieu des soins qu’il consacre avec Joseph aux intérêts de sa nombreuse famille, ce sont d’une part des sollicitudes domestiques très actives, de l’autre des croyances fort ardentes, empruntées aux publicistes de son temps, sur la liberté politique et l’efficacité des formes républicaines pour assurer le bonheur des peuples. Fils dévoué d’une mère à laquelle une mort prématurée a légué un lourd fardeau, le jeune Napoléon pense beaucoup à ses affaires et davantage encore à celles des siens; au point de vue politique, c’est un disciple dogmatique de Rousseau et de Raynal. Tel on le voit à Toulon utilisant avec un savoir-faire tout méridional son premier succès et la bienveillance de quelques membres de la convention pour se grandir lui-même et pour assurer la position de tous ses frères, — tel on le retrouve à Paris au 13 vendémiaire, prenant possession de sa grandeur par un éminent service rendu à la cause républicaine, mais conservant encore devant les premiers sourires de la fortune une attitude remarquable de modération et de prudence. De touchans témoignages de confiance prodigues à celui qu’il nomme encore son frère bien-aimé, de piquantes incitations à sa belle-sœur pour qu’en lui donnant le plus vite possible un petit neveu, elle se procure le suprême bonheur de la vie, celui de nourrir et d’élever des enfans; des préoccupations très vives touchant le sort et l’avenir de sa famille, enfin des opinions républicaines fort prononcées, voilà quels sont les caractères de ces épanchemens heureux, où se révèle l’homme primitif avant sa transformation. Dans ces lettres d’un intérêt sans égal, quelques mots, en dissonance avec le ton général, permettent seulement, et comme par hasard, de constater l’identité des deux natures : c’est ainsi qu’après ses premiers succès militaires à Toulon et à Paris, et au sein du bien-être dont ils sont devenus la source, il se sent tourmenté de son repos, et qu’il éprouve, tout en jouissant beaucoup de la vie, une sorte de fiévreux besoin d’affronter la mort.


« Tu le sais, mon ami (écrit-il à Joseph en novembre 1795), je ne vis que par le plaisir que je fais aux miens. Si mes espérances sont secondées par le bonheur qui ne m’abandonne jamais, je pourrai vous rendre tous heureux et remplir vos désirs... Sois très insouciant de l’avenir, très content du présent, gai, et apprends un peu à t’amuser. Moi. je suis satisfait. Il ne me manque que de pouvoir me trouver à quelque combat : il faut que le guerrier arrache des lauriers ou meure au champ de gloire... Je suis peu attaché à la vie, la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation où l’on se trouve la veille d’une bataille, convaincu par sentiment que lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s’inquiéter est folie. Tout me fait braver le sort et le destin, et si cela continue, mon ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture. »


Dans cette introduction presque naïve à une vie pompeuse et théâtrale, il est facile de saisir la portée du trait final, et l’on peut pressentir que cet homme tenté de ne pas se déranger lorsque passe une voiture poursuivra bientôt sa fortune avec une sorte de sérénité olympienne à travers l’écroulement des empires et l’immolation des générations accumulées. C’est la fatalité qui se révèle et l’étoile de l’empire qui se lève.

Aussitôt que le général Bonaparte fut investi du commandement en chef de l’armée d’Italie, son premier soin fut d’appeler le cher confident de son enfance à partager ses naissantes grandeurs. L’homme qu’il aspirait quelques mois auparavant à pourvoir d’un consulat dans le pays même où il le ferait bientôt régner devenait en 1797 ministre plénipotentiaire à Rome. Joseph portait à Pie VI les premières ouvertures bienveillantes que le souverain pontife eût reçues de la France depuis la révolution, et l’on pouvait entrevoir déjà dans les habiles ménagemens prescrits par le jeune général envers la cour romaine ses profondes pensées d’avenir. Lors de l’insurrection populaire qui entraîna la mort du général Duphot, Joseph déploya une énergie tempérée par une grande prudence, et sa conduite dans ces conjonctures redoutables lui valut presque pour la dernière fois de son frère des éloges affectueux et partis du cœur. Déjà le vainqueur de l’Italie calculait la portée de toutes ses paroles; il commençait à prendre cette attitude impassible du commandement qu’il conservait encore sur le rocher de Sainte-Hélène, et qui fut l’un de ses moyens les plus puissans pour agir sur l’imagination des hommes.

La correspondance des deux frères est à peu près suspendue durant la campagne d’Italie, sauf quelques instructions adressées à Joseph, et qui revêtent une forme presque exclusivement diplomatique. Si l’on aspirait, ce qui n’est point du tout dans ma pensée, à écrire une monographie complète de Napoléon, et à le suivre dans les secrets épanchemens de son âme durant la période qui s’ouvre au premier passage des Alpes pour s’achever au retour d’Egypte, à la veille du 18 brumaire, ce serait donc à d’autres sources qu’il faudrait puiser. La plus abondante entre toutes est assurément sa correspondance avec Joséphine, soit que dans les premiers transports de sa passion Napoléon partage sa vie entre son amour et la guerre, écrivant chaque jour, et de tous les champs de bataille, à la femme qu’il a installée à Milan sur le pied d’une souveraine, soit que, malheureux par l’absence et irrité par les soupçons, il lui adresse du fond du désert des reproches aussi brûlans que les témoignages de sa tendresse. Dans cette piquante correspondance, le vainqueur de Mondovi apparaît comme un très jeune homme enivré des douceurs d’un premier amour, et il les exprime dans le style qui était depuis Rousseau celui des boudoirs et des salons. Ces lettres, où la passion vise un peu à l’effet, et qu’on dirait inspirées par les héroïdes de Colardeau, révèlent à chaque ligne l’influence de l’école déclamatoire et sensuelle dont le triste Saint-Preux était alors le maître et le héros[3].

Les expressions plus ardentes que naturelles dont se revêt le langage du jeune général, lorsqu’il parle à la femme qui l’enivre, sont remplacées dans les lettres des deux frères par quelques traits d’une vérité saisissante. Après avoir triomphé aux Pyramides et renversé un empire, il éprouve et confesse des douleurs contenues, mais profondes; du sein des palais d’Orient, les plus chers souvenirs le reportent vers la maison qui ne fut pas seulement celle de la victoire, mais l’asile sacré des premières amours; il déclare fade et triste la gloire qui sera pourtant désormais la seule idole de sa vie, et l’âme de bronze dont le lecteur va contempler durant dix longs volumes l’attitude impassible pousse un cri suprême comme pour se rattacher une dernière fois à la nature humaine. « J’ai beaucoup de chagrins domestiques... Ton amitié m’est bien chère : il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu’à la perdre et te voir me trahir... C’est une triste position d’avoir à la fois tous les sentimens pour une même personne dans un seul cœur. Fais en sorte que j’aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, soit en Bourgogne; je compte y passer l’hiver et m’y enfermer : je suis ennuyé de la nature humaine; j’ai besoin de solitude et d’isolement; les grandeurs m’ennuient; le sentiment est desséché. La gloire est fade à vingt-neuf ans; j’ai tout épuisé; il ne me reste plus qu’à devenir bien vraiment égoïste... Je compte garder ma maison, jamais je ne la donnerai à qui que ce soit... Je n’ai plus que de quoi vivre. Adieu, mon unique ami, je n’ai jamais été injuste envers toi. Tu me dois cette justice, malgré le désir de mon cœur de l’être : tu m’entends ? Embrasse ta femme et Jérôme[4]. »

Si la lassitude de la gloire fut aussi passagère chez Napoléon que l’accès de misanthropie jalouse par lequel cette lassitude était alors provoquée, toutes les pages de sa correspondance, à partir de cette époque, constatent que l’égoïsme ne tarda pas à prendre dans son cœur la large place qu’il menaçait déjà de lui donner. Devenu depuis Marengo maître de la France, et depuis Austerlitz maître du monde. Napoléon s’occupa sans doute beaucoup de sa famille : celle-ci ne tint pas dans ses préoccupations et dans ses projets une moindre place qu’elle ne l’avait fait durant la première période de sa vie; mais il s’en occupait tout autrement qu’au temps où, avec un si sérieux dévouement filial, il consacrait les premiers fruits de sa gloire à l’assister dans ses besoins. Au lieu de servir les intérêts de ses frères, il fit de ceux-ci les instrumens de sa propre puissance, et lia leurs destinées aux combinaisons d’une politique dont ils subissaient la responsabilité tout entière, bien qu’elle leur apportât plus d’épreuves que de grandeurs, de douleurs que de jouissances. Avec ce changement dans les dispositions du vainqueur de Marengo commence réellement la vie politique du roi Joseph, qui nous offrira, dans deux épisodes significatifs, la plus triste démonstration de ce qu’avait souvent d’inapplicable et d’excessif le système pratiqué par Napoléon vis-à-vis des peuples vaincus et des princes de sa famille placés à leur tête.


I.

Entré avec Lucien, durant la campagne d’Egypte, au conseil des cinq-cents, Joseph Bonaparte ne tarda pas à prendre, après le 18 brumaire, une situation fort importante dans les affaires. Ses précédentes missions diplomatiques, ses mœurs élégantes et douces le désignaient au choix de l’homme qui se préoccupait dès lors d’élever sa famille au niveau de sa propre position, et il devint, sans que personne eût le droit de s’en étonner, le signataire de ses grandes transactions avec l’Europe. Joseph négocia successivement avec le comte de Cobentzel à Lunéville et avec lord Cornwallis à Amiens ; il eut l’insigne honneur de signer le concordat, qui, après les négociations les plus ardues, résolut un problème que la gravité des circonstances put seule rendre soluble, celui de reconstituer l’église gallicane par l’application la plus hardie du principe ultramontain.

L’éditeur de la correspondance de Joseph et de Napoléon s’est réservé de publier à part les nombreuses dépêches qui se rattachent à ces graves transactions. M. Ducasse a pensé, non sans raison, que ces pièces touchaient plus à la politique générale du consulat qu’à la personnalité même des agens auxquels était attribuée la mission de l’appliquer. On sait déjà d’ailleurs que si Joseph Bonaparte, dirigé par M. de Talleyrand, se montra, aux congrès de Lunéville et d’Amiens, scrupuleusement dévoué à la volonté suprême dont le ministre des relations extérieures n’était lui-même que le très souple instrument, il sut plusieurs fois adoucir la rigueur de ses instructions par des ménagemens heureux et par des formes constamment bienveillantes. Doué de peu d’initiative, presque timide quand sa conscience et son honneur n’étaient pas directement engagés, Joseph était bien l’ambassadeur qu’il fallait au guerrier qui négociait à coups de canon, et dont les agens ne pouvaient guère avoir d’autre mérite que celui de tempérer le caractère impérieux de leurs instructions par une grande modération personnelle. Après qu’il eut attaché son nom à ces monumens immortels d’une grandeur que n’avait pas encore désertée la prudence, l’aîné des Bonaparte fut appelé dans les rangs de l’armée, et commanda un régiment au camp de Boulogne. La vie militaire devenait l’initiation nécessaire au rôle assigné déjà par le premier consul à ceux que le sang avait associés à sa destinée en les associant à sa personne. La pensée dynastique obséda Napoléon dès l’aurore de l’empire, car il conçut d’emblée et presque d’un seul jet, nous croyons l’avoir établi, les gigantesques plans qu’il allait mettre huit années à accomplir. Cet homme qui ne respirait à l’aise que sur un trône ne pouvait rien souffrir d’obscur autour de lui, car cette obscurité aurait rejailli sur lui-même. Force était ou de grandir avec lui ou de lui demeurer étranger, et pour rester son frère, il fallait devenir un roi.

Sous le consulat, Joseph avait refusé avec une persistance honorable la présidence du sénat, dont il était membre, s’effrayant d’un fardeau que d’autres lui paraissaient plus propres à porter. S’il avait le goût de l’influence, il n’avait point celui des affaires, et sa réserve naturelle repoussait la responsabilité qu’elles imposent. Il jouissait d’ailleurs avec plénitude de l’existence élégante et facile qu’un riche mariage lui permettait de mener à Mortefontaine. Il aimait le commerce des gens de lettres, et, selon l’esprit de la société formée sous l’influence de Jean-Jacques et de Bernardin de Saint-Pierre, il combinait ce goût-là avec celui de la vie champêtre : double disposition destinée à être étrangement trompée par le sort, mais qui, se réveillant chez Joseph Bonaparte à chacune des épreuves de sa vie, servit à consoler ses derniers jours.

L’empire était à peine constitué, que la république cisalpine proposait un trône au frère aîné de l’empereur, offre que Joseph déclina résolument, soit qu’il considérât comme précaire encore l’existence du nouveau royaume fondé dans la Haute-Italie, soit, ainsi qu’il le déclare, qu’il ne voulût point paraître infirmer, par l’acceptation d’une souveraineté étrangère, la valeur du plébiscite qui l’avait désigné pour la succession impériale.

Ce refus paraît d’ailleurs n’avoir aucunement contrarié Napoléon, dont la pensée était déjà de mettre sur sa propre tête cette couronne de fer qu’il alla bientôt prendre à Milan; mais l’empereur aurait été loin d’accueillir avec la même indifférence des objections qui seraient venues contrarier ses projets sur le royaume des Deux-Siciles, lorsqu’il entrevit, à la fin de 1805, la possibilité d’en disposer. En appelant une flotte anglo-russe à Naples au mépris d’une convention de neutralité récemment signée avec la France, la reine Caroline avait fourni au vainqueur d’Austerlitz l’une des occasions qu’il recherchait avec le plus d’ardeur; elle l’avait mis en mesure de profiter des fautes commises par les princes de la maison de Bourbon pour leur substituer sa famille, et pour commencer le vaste établissement dynastique dont le traité de Presbourg avait préparé l’avènement prochain.

Lorsque Napoléon confiait à son frère le commandement en chef de l’armée destinée à s’emparer de Naples, et qu’il le nommait son lieutenant dans ce royaume, laissant très clairement percer ses intentions définitives, il entendait bien moins assurément servir les intérêts des membres de sa famille que faire de ceux-ci les soutiens d’un système européen dont des royautés nouvelles étaient dans sa pensée les supports nécessaires. Joseph, le plus en vue par son importance personnelle entre les quatre frères de Napoléon, le plus dévoué en même temps que le plus soumis, se trouva donc, sous peine de rompre comme Lucien toute relation avec un homme auquel il avait voué autant d’admiration que de tendresse, conduit à devenir l’agent principal au dehors d’une politique qui, tout en paraissant servir les intérêts de son élévation personnelle, ne s’inspirait en réalité que d’une seule pensée : politique égoïste qui n’admettait pour personne ni le droit de la contredire, ni le droit de la conseiller, et qui, en poussant ses instrumens au sommet de toutes les grandeurs, infligeait à la dignité de ces rois de théâtre les épreuves les plus cruelles et les plus douloureuses humiliations.

La conquête du royaume de Naples s’opéra presque sans résistance dans les premiers mois de 1806, et le roi Ferdinand, réfugié en Sicile sous la protection d’une armée anglaise, ne compta plus de défenseurs que dans la forte place de Gaëte et dans les inaccessibles montagnes des Calabres. L’heureuse issue de cette expédition fut amenée par les habiles dispositions militaires de Masséna et Reynier, et Joseph assura le succès de nos armes par sa modération et sa bienveillance envers un pays dont toute l’Europe savait qu’il était appelé à placer la couronne sur sa tête. Le futur roi de Naples fît des efforts persévérans pour rétablir les traditions de la discipline et de l’honnêteté dans cette glorieuse armée d’Italie, dont les plus illustres chefs venaient de donner de tristes exemples de cupidité. Il s’efforça d’épargner aux vaincus la plupart des maux et des humiliations attachés à la conquête; aussi monta-t-il sur le trône avec l’assentiment non équivoque de la plus grande partie de la noblesse et du clergé, avec celui de la totalité de la bourgeoisie napolitaine. La situation des choses à Naples différait essentiellement de celle qu’il était malheureusement destiné à rencontrer en Espagne deux années plus tard. L’expédition française, provoquée par une violation flagrante des traités, avait été parfaitement légitime, au moins dans sa cause. Le but en était connu et avoué bien avant qu’elle ne s’accomplît, car dès la fin de 1805 le Moniteur avait annoncé au monde, avec la concision d’un arrêt du destin, que la maison de Naples allait cesser de régner. S’il pouvait paraître imprudent, dès l’avènement de l’empire, de procéder avec cette fière audace à la fondation du nouveau système européen dont le trône impérial devenait le centre, il n’y avait du moins dans un tel procédé rien de perfide ni de clandestin.

Si le caractère des événemens survenus à Naples et en Espagne fut tout différent, celui des deux peuples ne l’était pas moins. Le royaume de Naples ne possédait pas, comme l’Espagne, un esprit public énergique et une dynastie vraiment nationale. Les petits-fils de Philippe Ve qui régnaient depuis deux générations à Naples, n’étaient guère pour ce pays foulé depuis cinq siècles par les armées étrangères que les continuateurs de ces vice-rois contre lesquels s’étaient épuisés les derniers restes du patriotisme napolitain. De plus la maison de Bourbon avait été conduite dans les Deux-Siciles, pour résister à l’invasion des idées françaises depuis la révolution, à consommer cette étroite alliance du pouvoir absolu avec la démocratie qui, en Espagne et en Portugal, a été de nos jours le mobile de quelques-uns des plus curieux épisodes de l’histoire. Rentrée à Naples en 1799 après la chute du régime éphémère inauguré par nos soldats, une princesse — à laquelle ses passions étaient à la fois toute mesure et toute prévoyance — avait demandé aux classes élevées de la société un compte terrible des sympathies avec lesquelles elles avaient accueilli le gouvernement précédent, et la royauté avait eu l’irréparable malheur de recourir à des armes qui avaient été jusqu’alors à l’usage exclusif de ses ennemis. Les places publiques de Naples ruisselaient encore du sang versé par une aveugle réaction, lorsque Joseph arriva dans ce pays à la tête d’une armée victorieuse, donnant, par le seul fait de sa présence, aux nombreuses victimes de ces malheurs l’espérance de reprendre dans leur patrie l’importance inhérente à leur position sociale et à leurs lumières. Dès son avènement, le nouveau prince se trouva donc représenter à Naples un parti considérable qui avait été vaincu, et auquel il rendait la confiance. Il fut en mesure d’appliquer dans des conditions plus favorables que partout ailleurs ces innovations administratives et ces réformes intelligentes qui, dans la pensée de l’empereur Napoléon, devenaient simultanément pour la France le gage de sa prépondérance politique, et pour les peuples conquis la rançon de leur liberté. Joseph Bonaparte crut donc pouvoir s’asseoir sur le trône des Deux-Siciles en s’y présentant comme l’expression d’un principe original et fécond. Sans négliger l’appui que lui assurait l’armée française pour achever la soumission de son royaume, il s’efforça de tempérer l’œuvre de la conquête militaire par celle de la régénération politique, et en agissant ainsi, il devait se croire en pleine harmonie avec le système que l’empire prétendait représenter en Europe aussi bien qu’en France. Cette pensée fut celle de toute la vie de Joseph Bonaparte, à Naples comme en Espagne, et il avait à peine mis le pied sur le sol où on l’envoya régner, qu’il l’exprimait avec éclat, convaincu qu’en la révélant, il s’assurait à la fois et le droit et la force.


« Peuples du royaume de Naples, disait-il en pénétrant dans ces belles provinces, l’ancienne dynastie avait renoncé à votre amour et oublié que l’affection d’un peuple est le plus précieux des droits que puisse avoir un souverain à le gouverner. Je n’ai trouvé parmi vous que les impressions de la terreur que vous avaient inspirée les injustices de votre cour. Ne craignez plus; le cours de ses vengeances est terminé. Unissez-vous d’affection, de confiance et de zèle aux mesures que je prends pour améliorer vos finances, pour diminuer vos besoins, pour vous assurer la justice et la paix. Que la nation soit sans inquiétude et sans alarmes : elle éprouvera dans peu les effets des intentions bienfaisantes de l’empereur et des soins qui m’ont été recommandés pour rendre à ce peuple toute sa splendeur et toute son ancienne prospérité. Vos magistrats sont conservés. Je n’imposerai aucune contribution de guerre; je ne souffrirai pas que vos propriétés soient lésées en aucune manière; enfin il dépendra de vous de n’avoir connu de la guerre que le nom[5]. »


A peine proclamé roi, Joseph se mit résolument à l’œuvre, multipliant ses efforts pour concilier le rôle de commandant en chef d’une force armée étrangère, qui se considérait comme vivant en pays ennemi, avec celui d’un prince réformateur qui prétendait représenter dans les Deux-Siciles un intérêt puissant et légitime. L’appui non équivoque qu’il rencontra dans les hautes classes lui permit de constituer un ministère qu’il composa de seigneurs et de magistrats napolitains, en leur adjoignant quelques hauts fonctionnaires français dont l’empereur l’avait autorisé à utiliser les lumières et le dévouement. Il établit dans les provinces une administration qui jusqu’alors existait à peine en dehors de l’enceinte de la capitale; puis, abordant les difficultés par leur racine même, il supprima la féodalité, de l’avis unanime de son conseil. C’était faire rentrer sous la juridiction de la couronne quatorze ou quinze cents principautés, duchés et baronies, petites souverainetés que leurs seigneurs visitaient à peine une fois dans leur vie, tant l’abord en était inaccessible, et qui ne leur rapportaient guère que le droit d’y entretenir quelques hommes d’armes et d’y faire rendre en leur nom par leurs agens une justice odieusement vénale. Pour ces modifications profondes à un ancien ordre de choses qui ne se survivait que dans ses abus les plus révoltans, le nouveau roi obtint le concours de la noblesse presque tout entière, concours qui se conçoit d’autant mieux, que le système des propriétés inaliénables et le droit de dévolution réservé à la couronne, à défaut d’héritiers directs, ruinaient fréquemment l’aristocratie sans que cet inconvénient fût compensé pour elle par aucun avantage politique.

Le clergé, réduit dans la plupart des provinces à un état voisin de la misère, ne donna pas de moins grand cœur la main à des réformes qui, en échange de vastes propriétés d’un rapport à peu près nul, lui assuraient des revenus fixes et plus élevés. Enfin la restauration des finances concilia au nouveau gouvernement l’adhésion des petits propriétaires et des commerçans, très nombreux dans le nord du royaume. Sous l’ancienne dynastie, la perception des impôts frappés sur les objets de consommation avait été aliénée à de nombreuses compagnies de traitans, et les impositions territoriales étaient reçues par des spéculateurs qui achetaient à forfait le droit de les percevoir directement pour leur propre compte. À ces impositions tout arbitraires venaient se joindre celles que le peuple payait aux seigneurs de fiefs, et qui demeuraient en presque totalité aux mains de leurs intendans. Une véritable anarchie régnait dans la perception des revenus royaux, dont on comptait plus de cent espèces différentes, et cette perception plaçait aux ordres de simples particuliers, avec une force armée permanente, des administrations très nombreuses, indépendantes du gouvernement, et décidant souverainement toutes les questions auxquelles elles étaient elles-mêmes intéressées.

La perception de tous les revenus publics fut reprise par la couronne à titre de droit régalien, et ces revenus reçurent bientôt après un accroissement notable par la vente des terres communales, qui suivit comme une conséquence naturelle la suppression du système féodal. Ces terres, d’une vaste étendue et jusqu’alors stériles, furent acquises et cultivées moyennant une rétribution annuelle payée au trésor, et leur culture ne favorisa pas moins l’intérêt public que les intérêts privés.

Assuré de l’adhésion des capitalistes, appuyé par le clergé, servi dans son ministère et dans sa cour par la plupart des grandes familles, Joseph prit alors son rôle de roi au sérieux. Il entreprit d’organiser une sorte de garde civique et quelques régimens napolitains pour assurer la sécurité du royaume, tandis qu’il préparait, à l’aide de l’armée française, la soumission des Calabres et la conquête de la Sicile, occupée par les troupes anglaises. Il ne crut pas impossible de se faire accepter à un autre titre que celui de conquérant par un peuple qui n’avait conservé aucun respectueux souvenir du gouvernement précédent, et auquel il apportait des réformes utiles avec des intentions droites et loyales. Tout résolu qu’il était à subordonner ses projets à ceux de l’empereur, dont il ne cessa pas un moment de se considérer comme le sujet le plus soumis, il se persuada que le pays sur lequel on l’avait envoyé régner pouvait, même sous une occupation militaire qui ne devait être que temporaire, conserver des pouvoirs distincts et une sorte d’existence propre, — et en travaillant avec ardeur à cette œuvre, il crut demeurer fidèle à cette pensée de progrès continu sous la suzeraineté impériale qui était le fond même du programme napoléonien pour sa politique extérieure. Il aspira donc à se faire aimer plus encore qu’à se faire craindre, et ne crut pas impossible d’être roi de Naples en demeurant prince français.

Ce n’était malheureusement point ainsi que l’empereur comprenait l’application de son vaste système. Il entendait lier les pays tributaires à la France beaucoup moins par l’avantage qu’ils rencontreraient à la servir que par l’impossibilité matérielle où on les mettrait de lui résister. Joseph voulait ménager les Napolitains pour les amener à aimer la France; Napoléon entendait les écraser pour n’avoir jamais à les craindre. Il répugnait au roi d’imposer des contributions de guerre qu’il avait pris le solennel engagement d’épargner aux populations inoffensives; il entrait dans le plan très arrêté de l’empereur que ces contributions fussent frappées d’une part pour épuiser le pays, de l’autre pour améliorer le sort de son armée. L’un s’efforçait d’éviter les révoltes, et l’autre aspirait à les voir naître; le premier craignait, en répandant le sang, d’élever un obstacle entre lui et le pays; le second tenait avec Machiavel les révoltes et les exécutions militaires pour indispensables à la consolidation de toute conquête. Joseph travaillait à instituer un gouvernement appuyé sur l’assentiment des classes intelligentes, et se flattait de rattacher fortement celui-ci à la France par l’influence naturelle des institutions et des idées; Napoléon tenait un tel espoir pour ridicule et chimérique. Il déclarait n’avoir foi qu’en la force pour maintenir l’édifice que la force avait élevé. Inquiète de l’avenir, même dans la plénitude de sa puissance, sa pensée se reportait souvent sur un retour de fortune; il se supposait battu sur l’Isonzo, contraint d’évacuer Venise, menacé de perdre l’Italie, et avec une justesse de vues que les événemens ont pleinement confirmée, il faisait pressentir à Joseph la réaction inévitable sous le coup de laquelle tomberaient bientôt les créations artificielles par lesquelles la France croyait avoir transformé l’Europe. Étrange sagacité, qui devient la condamnation la plus éclatante du système dont on pénétrait aussi clairement les conséquences !

Convaincu qu’il n’y a nulle espérance de faire accepter sincèrement aux populations soumises la suprématie impériale. Napoléon ne demande qu’une chose aux princes de sa famille chargés d’appliquer ses instructions au dehors : augmenter à tout prix ses propres ressources maritimes et militaires pour soutenir la guerre contre l’Europe, dans laquelle il s’engage de plus en plus, et dont il entrevoit si bien les chances funestes au moment même où il semble, par la témérité de sa politique, prendre plaisir à les préparer. La correspondance des deux frères (de mars à mai 1806) montre quels pressentimens traversaient l’esprit du maître du monde au point culminant de sa fortune, et permet de juger sur pièces la politique qui, doutant à ce point de son avenir, imposait de telles tortures à son plus dévoué serviteur.


« Mon frère, je vois que vous promettez, par une de vos proclamations, de n’imposer aucune contribution de guerre, que vous défendez que les soldats exigent la table de leurs hôtes. A mon avis, vous prenez des mesures trop étroites. Ce n’est pas en cajolant les peuples qu’on les gagne, et ce n’est pas avec ces mesures que vous donnerez les moyens d’accorder de justes récompenses à votre armée. Mettez trente millions de contributions sur le royaume de Naples, payez bien votre armée, remontez bien votre cavalerie et vos attelages, faites faire des souliers et des habits : tout cela ne peut se faire qu’avec de l’argent. Quant à moi, il serait par trop ridicule que la conquête de Naples ne valût pas du bien-être et de l’aisance à mon armée. Il est impossible que vous vous teniez dans ces limites-là... Je n’entends pas dire que vous ayez fait fusiller aucuns lazzaroni; cependant je sais qu’ils donnent des coups de stylet. Si vous ne vous faites pas craindre dès le commencement, il arrivera des malheurs. L’établissement d’une imposition ne fera pas l’effet que vous imaginez; tout le monde s’y attend et la trouvera naturelle. Vos proclamations aux peuples de Naples ne sentent pas assez le maître. Vous ne gagnerez rien en caressant trop. Les peuples d’Italie, et en général les peuples, s’ils n’aperçoivent pas de maître, sont disposés à la rébellion et à la mutinerie

« Mon frère, je reçois votre lettre du 15 mai. Vous ne connaissez point le peuple en général, moins encore les Italiens. Vous vous fiez beaucoup trop aux démonstrations qu’ils vous font... La victoire produit sur tous les peuples le même effet qu’elle produit aujourd’hui sur les Napolitains. Ils vous sont attachés parce que les passions opposées se taisent; mais aux premiers troubles sur le continent, lorsque la nouvelle se répandrait que je suis battu sur l’Isonzo, que Venise est évacuée, vous verriez ce que deviendrait ce bel attachement. Et comment en serait-il autrement ? Qu’avez-vous fait pour eux ? Ils voient la puissance de la France, et ils croient que, parce que vous êtes nommé roi de Naples, tout est fini, parce que la nature des choses l’ordonne, parce que cela est de la nouveauté et parce que cela est sans remède... Vous comparez l’attachement des Français à ma personne à celui des Napolitains pour vous; cela paraîtrait une épigramme. Quel amour voulez-vous qu’ait pour vous un peuple pour qui vous n’avez rien fait, chez lequel vous êtes par droit de conquête avec quarante ou cinquante mille étrangers ?... Si vous n’aviez point d’armée française et que l’ancien roi n’eût point d’armée anglaise, qui serait le plus fort à Naples ? Il y a dans votre lettre de l’engouement, et l’engouement est très dangereux... Je vois avec peine le système que vous suivez. A quoi vous serviront cinquante mille gardes provinciaux armés ou organisés ? Au premier bruit de guerre sur le continent, ces individus seront au moins neutres, et leurs chefs ouvriront des négociations avec l’ennemi. A la nouvelle d’une bataille perdue sur l’Isonzo ou sur l’Adige, ils se tourneront contre vous. Suis-je en paix ou vainqueur, qu’en avez-vous besoin ?... Ces gens-là s’enorgueilliront et croiront n’être pas conquis. Tout peuple étranger qui a cette idée n’est pas soumis... Un seul cri italien; « Chassez les barbares au-delà des Alpes ! » vous arrachera toute votre armée. Si vous ne prenez point de mesures plus vigoureuses que celles que vous avez prises jusqu’ici, vous serez détrôné honteusement à la première guerre continentale. Vous êtes trop bon, surtout pour le pays où vous êtes. Il faut désarmer, faire juger et déporter... Si vous gouvernez votre pays avec vigueur et que vous en retiriez cent quarante à cent cinquante millions de contributions, vous aurez six vaisseaux de guerre et autant de frégates, qui, joints à ma marine de Toulon, rendront plus difficile et plus chanceuse aux Anglais leur domination sur la Méditerranée. N’employez pas trop les troupes napolitaines, qui vous abandonneraient si j’étais battu en Italie. Il faut calculer ainsi. Employez des troupes qui ne vous abandonneront pas. Souvenez-vous bien de ce que je vous dis : le destin de votre règne dépend de votre conduite à votre retour de Calabre. Ne pardonnez point; faites passer par les armes au moins six cents révoltés : ils m’ont égorgé un plus grand nombre de soldats. Faites brûler les maisons de trente des principaux chefs de villages, et distribuez leurs propriétés à l’armée. Désarmez tous les habitans, et faites piller cinq ou six gros villages de ceux qui se sont le plus mal comportés. Recommandez aux soldats de bien traiter les villes qui sont restées fidèles. Privez de leurs biens communaux les villages révoltés, et donnez-les à l’armée, surtout désarmez avec vigueur. »


Loin de s’affliger des résistances que Joseph rencontre dans les Calabres, l’empereur inclinerait, ce semble, à s’en féliciter, car ces résistances lui paraissent de nature à permettre dès lors une première et large application de ce système de colonisation militaire dont il a emprunté la pensée à César et à Octave. Il voudrait donc que l’on fît pour ces rudes contrées ce que l’Angleterre de Cromwell fit pour l’Irlande, et que la propriété du sol y passât, par droit de conquête, aux mains des soldats français. Napoléon propose à Joseph de rendre de sa pleine puissance impériale un décret pour confisquer la moitié des revenus publics et particuliers dans toutes les provinces insurgées. Cet acte permettrait d’établir dans le royaume de Naples trois ou quatre cents familles françaises investies de riches fiefs provenant, ou du domaine de la couronne, ou de la dépossession de ceux qui auraient pris les armes contre la France, ou des biens confisqués sur un certain nombre de couvens. L’empereur entend d’ailleurs que les chefs de cette nouvelle féodalité européenne, dont il rêve la création, aient tous une maison à Paris, parce que c’est là qu’est le centre de tout le système; il se propose d’entourer son trône d’un certain nombre de grandes fortunes élevées à son ombre et dispersées dans tous les pays tributaires, ces fortunes y demeurant seules considérables, par l’effet même des dispositions du code civil. Il présente enfin celui-ci comme l’instrument le plus puissant de la domination française au dehors.


« Puisque la Calabre s’est révoltée, pourquoi ne prendriez vous pas la moitié des propriétés du pays pour les distribuer à l’armée ? Ce serait une ressource qui vous serait d’un grand secours, et en même temps un exemple pour l’avenir. On ne change et on ne réforme pas un état avec une conduite molle; il faut des mesures extraordinaires et de la vigueur. Comme les Calabrais ont assassiné mes soldats, je rendrai moi-même le décret par lequel je confisquerai à leur profit la moitié des revenus de la province, particuliers et publics; mais si vous commencez par prendre pour principe qu’ils ne se sont pas révoltés, et qu’ils vous ont toujours été attachés, votre bonté, qui ne sera que faiblesse et timidité, sera très funeste à la France. »

« Envoyez-moi, écrit-il encore à Joseph en 1806, tous les matériaux sur les mesures odieuses dérivant du droit de conquête qu’il serait nécessaire de prendre, en faisant cependant le moins de mal possible au pays. Il faut établir dans le royaume de Naples un certain nombre de familles françaises, qui seront investies des fiefs, soit provenant de l’aliénation qui serait faite de quelques domaines de la couronne, soit de la dépossession de ceux qui ont des fiefs, soit des biens des moines en diminuant le nombre des couvens. Dans mon sentiment, votre couronne n’aurait aucune solidité, si vous n’aviez autour de vous une centaine de généraux, de colonels et autres, et des officiers attachés à votre maison, possesseurs de gros fiefs dans les royaumes de Naples et de Sicile. Je pense que Bernadotte, Masséna, devraient être fixés à Naples avec le titre de princes et avec de gros revenus qui assurassent la fortune de leur famille. Ce moyen, je le prends pour le Piémont, pour l’Italie, pour Parme; il faut qu’entre ces pays et Naples il ressorte la fortune de trois ou quatre cents officiers français, tous jouissant de domaines qui seraient dévolus à leurs descendans par droit de primogéniture. Dans peu d’années, cela se mariera dans les principales maisons, et le trône se trouvera consolidé de manière à pouvoir se passer de la présence d’une armée française. »

Lorsque l’on comprenait ainsi les droits issus de la conquête, il était fort naturel que l’on s’inquiétât beaucoup de l’avenir de celle-ci. Aussi n’est-il pas une des lettres de l’empereur à son frère qui ne fasse toucher au doigt tout ce que dans la pensée même du conquérant il y a d’artificiel et de menacé dans l’édifice si audacieusement élevé par son génie, et qui ne tende à présenter les peuples assujettis comme frémissant sous le joug et en disposition constante de s’en délivrer. « Lorsque vous employez un Napolitain, répète-t-il sans cesse à Joseph, demandez-vous toujours ce que ferait cet homme-là le jour où je serais défait par l’Autriche et où l’empire serait menacé ! » Mais cette question, que l’empereur posait à son frère comme devant déterminer la mesure de sa confiance, n’impliquait-elle pas aussi la plus irrécusable condamnation du système ? Joseph n’a besoin certainement d’aucune excuse devant la postérité pour avoir tenté d’appliquer celui-ci d’une manière moins complète et moins rigoureuse. Aux injonctions qui lui étaient adressées, aux reproches réitérés sur l’excès de sa confiance et de sa bonté, le roi de Naples pouvait, après une année de règne, répondre par des faits, car dès le commencement de 1809 la pacification du pays était à peu près consommée. Après un siège mémorable, Gaëte avait enfin cédé à l’ascendant des armes françaises. Les débarquemens opérés par les Anglais sur tous les points du littoral avaient été repoussés, et sauf les places de Scylla et de Reggio, protégées par des abords fort difficiles et par la proximité des côtes de Sicile, les Calabres étaient à peu près soumises. Joseph avait paru de sa personne dans ces provinces reculées, où quelques exemples de sévérité, qu’il avait grand soin de faire sonner bien haut à Paris, avaient produit moins d’effet que sa bienveillance et sa sollicitude pour tous les intérêts publics. Peu guerrier, quoique brave de sa personne, ce prince avait dû commencer dans ces âpres montagnes l’apprentissage du métier de général en chef nominal qu’il allait faire bientôt après en Espagne dans des conditions plus critiques et plus douloureuses. A Naples en effet, il avait moins à s’inquiéter des chances du champ de bataille, toujours à peu près assurées, que des exigences personnelles de l’homme prodigieux qui, des solitudes du Nord où l’avait alors porté sa fortune, entendait régler tous les mouvemens de son armée d’Italie jusque dans leurs plus minutieuses particularités, et qui, emprisonné dans les boues de la Pologne, préparait la conquête de la Sicile comme pour se délasser d’un repos forcé de quelques mois.

Il fallait que Joseph satisfit à toutes ces exigences, et qu’il répondît ponctuellement à toutes les questions d’un souverain qui connaissait le personnel de ses armées au point de juger lui-même l’aptitude des officiers les plus obscurs. Napoléon dévorait le temps comme l’espace; tout retard était un tort, quelque impérieuse qu’en fût la cause, et tout échec était un crime aux yeux de celui qui avait placé sa force dans son prestige, et n’avait encore connu de la fortune que ses faveurs. Le vainqueur d’Iéna et de Friedland, le formidable négociateur qui partageait en ce temps-là le monde à Tilsitt, entendait que ses lieutenans fussent heureux comme il l’était lui-même; manquer de bonheur, c’était presque manquer de fidélité, car c’était ébranler la foi des peuples en son étoile. Aussi quelles irritations et quels dédains lorsque Joseph hasardait une objection timide, lorsqu’il demandait de l’argent ou des hommes, comme si, dans ces temps de merveilles, le nom et la fortune de l’empereur ne devaient pas suffire à tout ! Quelles rudes leçons lorsque des irrégularités et des lacunes se glissaient parfois dans ces états hebdomadaires que l’empereur déclarait être les livres les phis agréables de sa bibliothèque ! Quelque soumis que Joseph fût à son frère et quelque bonne volonté qu’il y mît, il ne pouvait parvenir à prendre du plaisir là où il lui était textuellement prescrit d’en trouver[6].

Si Joseph recevait sans amertume et le plus souvent sans observation les reproches les moins fondés, on pouvait néanmoins pressentir déjà que dans les grandes occasions ce caractère doux et soumis s’élèverait à la hauteur de ses devoirs. Pendant que Napoléon, enivré par la victoire, marchait à la domination du monde, à la veille d’engager avec la Prusse une lutte dont l’issue, quelle qu’elle fût, ne pouvait être que funeste à la France, il recevait du roi de Naples des conseils dont la fermeté tranche d’une manière remarquable avec la réserve habituelle de Joseph en face de son frère :


« Sire, je suis dans cette situation d’esprit que votre majesté connaît en moi, et dans laquelle j’aime à dire tout ce que je crois bon : eh bien ! votre majesté doit faire la paix à tout prix. Votre majesté est victorieuse, triomphante partout ; elle doit reculer devant le sang de ses peuples : c’est au prince à retenir le héros. Quelque étendue de pays de plus ou de moins ne doit pas vous retenir ; toutes les concessions que vous ferez seront glorieuses, parce qu’elles seront utiles à vos peuples, dont le plus pur sang s’écoule, et que, victorieux et invincible comme vous êtes de l’accord de tous, nulle condition ne peut vous être supposée prescrite par un ennemi que vous avez vaincu. Sire, c’est l’amour que je porte à un frère qui est devenu un père pour moi, c’est ce que je dois à la France et aux peuples que vous m’avez donnés qui me dictent ce discours de vérité. Quant à moi, sire, pour atteindre ce but salutaire, tout ce que vous ferez me conviendra ; je m’estimerai heureux des dispositions qui me regarderont, quelles qu’elles puissent être. Sire, vous ne devez plus exposer au hasard d’une rencontre le plus beau monument élevé à la grandeur de la race humaine, je veux dire la masse de gloire et de grandeur inouie qui compose votre vie depuis dix ans[7]. »


Cette belle lettre est antérieure de plusieurs années aux jours de désastres durant lesquels la langue de tous les flatteurs se delia tout à coup pour demander la paix; elle impliquait d’ailleurs de la part de Joseph la chance de ne point obtenir la Sicile, que la paix maritime négociée au commencement de 1807 aurait probablement conservée au roi Ferdinand. A côté de ce document qui honore le prince, il serait facile de citer plusieurs lettres qui font aimer l’homme. Nous n’en choisirons qu’une, qui résume, dans l’effusion d’une tendresse charmante, les résultats obtenus et les espérances alors rêvées. C’est comme le testament de cette royauté de passage qui était à la veille d’aller payer sur un autre trône, par les plus atroces tortures, les joies rapides du succès relevées par celles d’une bonne conscience :


« Ma chère Julie, je suis venu passer le dimanche ici (à Sainte-Lucie, près Naples). Il est remarquable que ce sont les jours de fête que je choisis pour me reposer un peu. Cela te prouve que je suis forcé d’employer les autres jours au travail du cabinet. Au reste, la réponse à tout, c’est le résultat de ce qui se passe ici. Les billets de banque de Naples, qui perdaient 25 pour 100 à mon arrivée, sont au pair aujourd’hui. J’ai, avec mes propres moyens, fait la guerre et le siège de Gaëte, qui a coûté six millions de francs; j’ai trouvé le moyen de nourrir et de solder quatre-vingt-dix mille hommes, car j’ai, outre soixante mille soldats de terre, trente mille hommes en marins, invalides, pensionnés de l’ancienne armée, gardes-côtes, canonniers littoraux, et j’ai quinze cents lieues de côtes, toutes entourées, bloquées et attaquées souvent par l’ennemi. Et avec tout cela je n’ai pas assez surchargé les impôts pour que les propriétaires fonciers et le peuple soient mécontens; ils le sont si peu, que je puis sans imprudence voyager presque seul partout, que Naples est aussi tranquille que Paris, que je trouve à emprunter ici ce que l’on peut prêter, que je n’ai pas une seule classe de la société mécontente, et que l’on sait généralement que si je ne fais pas mieux, ce n’est pas ma faute; que je donne l’exemple de la modération, de l’économie; que je n’ai pas de luxe, que je ne fais aucune dépense pour moi, que je n’ai ni maîtresses, ni mignons, ni favoris, que personne ne me mène, et que l’on est dans le fait si bien ici, que les officiers et autres Français que je suis forcé de renvoyer se plaignent, quand ils sont dehors, de n’être pas restés à Naples. Lis donc ceci, ma bonne Julie, à maman, à Caroline, puisqu’elles ont de l’inquiétude, et dis-leur que, si elles me connaissaient mieux, elles seraient plus tranquilles. Dis-leur qu’on ne change pas à mon âge; rappelle à maman qu’à toutes les époques de ma vie, citoyen obscur, cultivateur, magistrat, j’ai toujours sacrifié avec plaisir mon temps à mes devoirs. Ce n’est pas moi certes, qui prise peu les grandeurs, qui puis m’endormir dans leur sein : je ne vois dans elles que des devoirs et jamais de droits. Je travaille pour le royaume de Naples avec la même bonne foi et le même abandon qu’à la mort de mon père je travaillais pour sa jeune famille, que je n’ai cessé de porter dans mon cœur... La justice veut que je rende ce peuple heureux autant que me le permet le fléau de la guerre. J’ose dire que, malgré sa situation, le peuple de Naples est peut-être plus heureux qu’aucun autre. Sois bien tranquille, ma chère amie, et sois convaincue que ces sentimens sont aussi invariables dans mon âme que l’immortel attachement que je te porte ainsi qu’à mes enfans; et s’il est un sacrifice qui me coûte, c’est celui de votre éloignement. L’ambition ne me ferait pas faire deux pas, cela est vrai, si j’avais pu rester tranquille; mais l’honneur et le sentiment de mes devoirs me feraient faire trois fois par an le tour de mon royaume pour soulager trois malheureux. Dans cet état de choses, je remercie le ciel de m’avoir donné une bonne conscience et une bonne femme pour me juger ce que je vaux. — Je vous embrasse tendrement tous les trois[8]. »


Au commencement de 1808, Joseph accomplissait le plus cher de ses vœux : il appelait sa famille autour de ce trône où l’avait porté le système de son frère plus que sa tendresse, et dont le développement ultérieur de ce même système allait bientôt le faire descendre. En liant la Russie à tous ses desseins, en berçant à Tilsitt son jeune empereur de l’espoir de partager avec lui la domination du monde, Napoléon s’était assuré la possibilité de disposer sans contrôle de l’Europe méridionale et d’en renouveler au besoin toutes les dynasties. La pensée carlovingienne qu’il caressait dès son avènement à l’empire avait déjà fasciné cet esprit puissant, et le maître du monde n’était plus maître de lui-même. Entendant substituer sur tous les trônes sa race à celle des Bourbons, l’établissement de sa famille en Espagne était devenu, depuis le congrès de Tilsitt, l’irrésistible tentation de sa vie.


II.

C’était une chose fort difficile assurément que d’opérer une telle révolution par la violence dans un pays où Napoléon était alors pour toutes les classes de la société l’objet d’un culte en quelque sorte religieux. Il semblait impossible même au vainqueur de l’Europe de briser un gouvernement contre lequel il était sans aucun grief, et qui épiait toutes ses volontés pour y déférer avec une humble soumission. Il paraissait plus impossible encore de chasser une dynastie où l’on voyait un vieux roi et son successeur, si tristement divisés, ne s’accorder que dans leur soumission empressée au puissant empereur, dont ils imploraient respectueusement l’amitié et l’alliance. Cependant, quelque insurmontables que parussent ces difficultés, la passion de Napoléon était trop excitée pour qu’il reculât devant elles, et plusieurs mois avant d’être arrêté sur les moyens, son esprit était manifestement fixé sur le but.

Dans l’une de ses courses rapides au sein de son vaste empire entreprise aux derniers jours de 1807, Napoléon avait rencontré le roi de Naples à Venise : il l’avait chargé de rattacher à ses projets dynastiques son frère Lucien, en lui offrant un trône sous la condition, honorablement repoussée par ce dernier, de rompre un mariage cher à son cœur et sacré pour sa conscience. Sans parler à Joseph des moyens d’exécution qu’il était loin d’avoir préparés à cette époque, et qui lui furent bientôt après fournis par les événemens d’Aranjuez, Napoléon fit entrevoir à son frère aîné qu’il serait conduit à changer l’ordre de choses existant en Espagne, et il obtint sans doute de son absolu dévouement l’assurance d’une déférence au moins éventuelle à ses vues. Quoique la correspondance des deux frères soit muette à cet égard, ceci ressort de l’empressement que mit Joseph à accepter la couronne d’Espagne peu de mois après, et à se rendre à Bayonne sur l’invitation de son frère, sans lui adresser une seule observation.

Si dans le cours de la carrière politique de ce prince il y a un reproche sérieux à lui adresser, c’est assurément d’avoir permis à l’empereur de disposer de lui pour un acte qui était la sanction même de cette théorie de monarchie universelle dont la modération et le sens droit de Joseph mesuraient si bien les inévitables conséquences. Engagé dans cette désastreuse aventure, lié par son honneur comme roi et comme Français au sort de la politique déplorable suivie en Espagne, on comprend fort bien que, malgré le désespoir que cette politique inspirait à ce prince et dont témoignait chacune de ses lettres, Joseph n’ait pas été jusqu’à rompre avec éclat par une abdication qui aurait affaibli son frère, déjà cruellement puni de ses fautes et déserté par la fortune; mais qu’à Venise il n’ait pas repoussé l’éventualité qui, de son aveu même, lui fut au moins indiquée, qu’il ait été moins énergique que Louis dans ses refus et moins fidèle aux Napolitains que celui-ci ne le fut aux Hollandais; qu’à la veille d’un acte qui ne pouvait s’accomplir que par un crime, Joseph n’ait pas opposé à son frère le double obstacle de ses conseils et de ses refus, — c’est ce qu’il est difficile de comprendre et plus difficile encore d’excuser.

Pour s’expliquer la conduite du roi de Naples et le sacrifice qu’il consentit à faire en quittant un royaume pacifié pour aborder une terre où l’attendaient de si implacables inimitiés, il faut se rendre compte des illusions qu’on entretint d’abord sur l’issue des événemens qui avaient eu pour résultat de placer sur la tête du prince des Asturies la couronne du roi son père. Ces événemens avaient quelque chose de si repoussant dans leur cause et de si odieux dans leur résultat final, ils avaient soulevé une indignation si profonde au sein de la généreuse nation qui assistait depuis quinze ans au déshonneur de ses maîtres, que Napoléon estima possible, en élargissant ces plaies au lieu de les fermer, de faire accepter à ce pays une dynastie nouvelle. L’empereur regarda même cette substitution comme facile du moment où Charles IV, rendu à la liberté, eut manifesté l’intention de reprendre la couronne et la ferme volonté de ne se séparer dans aucune circonstance de l’odieux favori qui lui était rendu. Cette illusion exista un moment à Rayonne, même parmi les grands d’Espagne et les nombreux personnages qui formaient la suite de Charles IV et de Ferdinand VII. Tout attristés que fussent en effet ceux-ci de l’attentat qui leur arrachait leurs princes, ils n’en avaient pas complètement mesuré l’effet sur l’opinion publique, et leur premier mouvement avait été d’accepter la dynastie choisie par un homme qu’on croyait alors assez fort pour l’imposer, en s’efforçant de faire sortir d’un changement réputé inévitable la régénération de leur malheureuse patrie par des institutions nouvelles.

Proclamé roi d’Espagne le 6 juin 1808, Joseph avait été salué en cette qualité à Bayonne, après le départ des princes espagnols, par leurs plus fidèles serviteurs; il avait conservé dans son conseil, sans éprouver un seul refus, les principaux ministres de Charles IV, et les plus grands personnages de la monarchie ne s’étaient pas refusés à composer sa cour. MM. Urquijo, Cevallos, O’ffarill, Azanza, Jovellanos, Mazaredo, étaient au nombre des ministres conservés, et ces ministres pronostiquaient au nouveau roi l’heureuse issue des premières difficultés; les ducs de l’Infantado, de Hijar, del Parque, beaucoup d’autres personnages qui allaient trois mois après fournir des chefs à la grande insurrection nationale, entouraient ce prince, et ne refusaient pas de sacrifier leur attachement personnel à l’œuvre réparatrice dont Joseph s’occupait avec ardeur depuis son arrivée à Bayonne. La nouvelle constitution avait été délibérée durant dix longues séances; elle tendait à donner des garanties à tous les intérêts qui en avaient manqué jusqu’alors, et à mettre l’administration de l’Espagne en harmonie avec la nôtre. Cette constitution reçut les plus honorables signatures, et le curieux portefeuille que nous a ouvert l’éditeur des Mémoires du roi Joseph contient de nombreuses lettres d’adhésion à cette royauté de la veille, au premier rang desquelles il est triste d’avoir à citer, comme exprimant les sentimens les plus cordiaux et les plus chaleureux, celle même du roi Ferdinand, si peu digne des héroïques efforts que son nom inspirait alors à sa patrie.

Durant quelques jours, et tant qu’il n’eut pas franchi la frontière, Joseph crut n’avoir pas changé de terrain, et se considéra comme appelé à continuer en Espagne l’œuvre qu’il avait à peu près terminée à Naples. Cette illusion était profonde comme l’erreur qui l’inspirait. La dynastie tenait dans les respects et les affections de toutes les classes de la société espagnole autant de place qu’elle en occupait peu dans le royaume des Deux-Siciles. Les turpitudes des derniers temps avaient exalté dans la Péninsule le sentiment monarchique, bien loin de l’y affaiblir, car ces scandales avaient eu pour effet de reporter sur la tête d’un jeune prince le chevaleresque attachement que l’Espagne gardait à ses rois. La haine pour Godoï, l’amour pour Ferdinand, auquel la poésie populaire prêtait autant de vertus qu’il avait de vices, — dans ce double sentiment était concentrée la vie tout entière de cette étrange nation. Celle-ci avait entretenu pour Napoléon une admiration exaltée, parce qu’elle s’était expliqué l’occupation armée de l’Espagne par la pensée secrète attribuée à l’empereur de renverser le favori exécré; mais lorsqu’elle vit Godoï ménagé, Ferdinand captif et la couronne des rois catholiques escamotée dans un tour de gobelet, il n’y eut pas une classe de la société, de celles-là surtout qui vivent de la vie populaire, depuis le moine jusqu’au muletier, depuis le contrebandier jusqu’au soldat, qui ne se sentît atteinte dans son honneur, et où la colère ne s’exaltât jusqu’à la rage. Jamais peuple ne fut plus unanime, et jamais unanimité ne fut plus invincible.

On connaît les miracles de cette résistance, qui en quelques semaines fit sortir déterre dix armées et contraignit à Baylen vingt mille hommes des meilleures troupes de la France à ternir pour la première fois l’honneur de leur drapeau. Ce spectacle apparaissait avec autant d’éclat aux bords de la Bidassoa que sur ceux du Guadalquivir, car la résistance nationale n’était pas moins manifeste dans les provinces basques qu’en Andalousie. Voir cela n’était sans doute qu’un mérite assez vulgaire : ce mérite manqua néanmoins au génie, puisque nul n’entretint sur la portée des événemens de la Péninsule des illusions plus complètes et plus persistantes que Napoléon. Pour Joseph, s’il avait été fasciné un moment à Bayonne par l’espérance de se faire accepter comme représentant d’un principe nouveau de gouvernement et de progrès, si telle avait été la croyance première des hommes considérables dont il était entouré, il eut à peine mis le pied sur le territoire de son nouveau royaume, qu’il pénétra tout d’un coup et comme d’instinct la radicale incompatibilité qui existait entre lui et l’Espagne. Cette impression fut en quelque sorte foudroyante. Les lettres dans lesquelles elle est exprimée forment la partie la plus saisissante de cette correspondance, celle qui relève le plus la sagacité du malheureux prince. On le suit avec un intérêt douloureux dans ce voyage de Bayonne à Madrid, qui, après un séjour d’une semaine dans la capitale, se termine par une première retraite sur l’Ebre, conséquence immédiate du grand désastre de Dupont. Jamais observateur n’a vu plus juste, et jamais roi ne s’est fait moins d’illusions sur l’avenir de sa royauté.

Parti le 9 juillet de Bayonne, escorté de tous les ministres et de cette brillante cour qui suivit plus tard l’impulsion nationale sans l’avoir provoquée, Joseph écrivait trois jours après à l’empereur : « La situation des choses est telle que je me reproche le temps que j’ai perdu dans de misérables villages. Je me décide à partir pour Madrid par le chemin le plus court, pour y arriver le plus tôt possible. L’esprit est partout très mauvais[9]. » Le lendemain, il entrait à Vittoria, et l’aspect seul de cette ville constatait la profonde antipathie qu’on y éprouvait pour sa cause. A chaque heure, des désertions étaient signalées dans l’escorte royale. Les nouvelles des Asturies, de la Galice, de Valence, de l’Andalousie, ne permettaient plus de douter de l’immense étendue de la crise, et pendant que les masses le repoussaient par patriotisme, les fonctionnaires s’éloignaient par calcul.


« Sire, s’écriait déjà Joseph, personne n’a dit jusqu’ici toute la vérité à votre majesté. Le fait est qu’il n’y a pas un Espagnol qui se montre pour moi, excepté le petit nombre de personnes qui ont assisté à la junte et qui voyagent avec moi. Les autres, arrivés ici et dans les autres villages avant moi, se sont cachés, épouvantés par l’opinion unanime de leurs compatriotes... Je ne suis pas étonné de la gravité des circonstances; mais il est plus essentiel que jamais qu’il n’y ait qu’un centre d’autorité dans l’armée. Votre majesté est trop juste pour ne pas sentir que, dans une circonstance semblable, je dois avoir sa confiance tout entière et exclusive[10]. »


Quelques jours après, le roi atteignait Burgos, et quoique cette ville dût être encore sous l’impression de la victoire remportée quelques jours auparavant sur les insurgés à Medina del Rio-Seco par le maréchal Bessières, la situation n’apparaissait pas à Joseph sous des couleurs moins sombres.


« Partout où l’opposition n’est pas armée, elle est au moins passive et sourde. C’est au point que le maréchal Bessières était en présence d’une armée de quarante mille hommes sans s’en douter, que le général Merlin, que j’avais envoyé auprès de lui, n’a pu trouver un guide en offrant de l’or à pleines mains. Il parait que personne n’a voulu dire l’exacte vérité à votre majesté. La besogne taillée est très grande; pour en sortir avec honneur, il faut des moyens immenses. La peur ne me fait pas voir double. En quittant Naples, j’avais bien livré ma vie aux événemens les plus hasardeux. Depuis que je suis en Espagne, je me dis tous les jours : Ma vie est peu de chose et je vous l’abandonne; mais je ne peux vivre avec la honte attachée à l’insuccès : il faut de grands moyens en hommes et en argent... De quelque manière que se résolvent les affaires d’Espagne, son roi ne peut que gémir, puisqu’il faut conquérir par la force; mais enfin, puisque le sort en est jeté, faudrait-il rendre les déchiremens moins longs. Je ne suis point épouvanté de ma position, mais elle est unique dans l’histoire : je n’ai pas ici un seul partisan[11]... »

Enfin Joseph arrivait à Madrid, et trouvait dans la capitale du royaume la confirmation de toutes les appréhensions qui l’avaient assailli durant ce douloureux voyage. Le peuple espagnol, qui avait mis d’abord quelque réserve dans la manifestation de ses sentimens secrets, leur donna un libre cours sitôt que les nouvelles de l’Andalousie eurent commencé à transpirer. La bourgeoisie, jusqu’alors hésitante, fournit de nombreuses recrues aux insurgés; les grands s’isolèrent d’abord et partirent bientôt après, les domestiques même des ministres abandonnaient leurs maîtres en leur écrivant qu’ils allaient rejoindre l’armée. C’était l’émigration générale de toutes les classes de la société s’opérant, s’écrie Joseph, avec le même entrain qu’y apportait la noblesse française en 89. Tous les seigneurs qui avaient pris parti pour la royauté nouvelle, le duc de l’Infantado à leur tête, adhéraient à l’irrésistible mouvement qui emportait un grand peuple. Ce n’était plus cinquante mille, mais cent mille hommes de vieilles troupes que Joseph estimait nécessaires pour réduire l’Espagne, et il annonçait en termes formels à l’empereur que dans trois mois il ne serait plus temps, l’insurrection pouvant avoir alors sous les armes cinq cent mille hommes animés d’un enthousiasme non moins irrésistible que celui des bataillons qui, aux premières années de la révolution, repoussèrent chez nous la coalition européenne. Chacune de ses lettres se terminait par cette formule invariable : « Nous n’avons pas ici un seul partisan, et la nation tout entière est exaspérée. »

Le roi Joseph néanmoins ne désespérait pas complètement de l’avenir, si l’empereur se décidait immédiatement à un effort immense. Il le suppliait de venir lui-même faire face à cette crise, et demandait en attendant, comme unique moyen de l’atténuer, le rappel de cinq ou six hommes sur lesquels portait plus spécialement la haine publique, et la prompte substitution de généraux honnêtes gens à des généraux pillards et compromis. Il réclamait enfin l’exercice sérieux de son autorité royale dans les provinces où il était en mesure de l’appliquer, cet exercice étant le seul moyen de prouver aux Espagnols qu’ils formaient encore une nation indivisible et indépendante. A la veille de quitter sa capitale après une semaine de séjour, déjà abandonné de la plupart de ses ministres et répudié par ceux qui s’étaient faits ses premiers serviteurs, le malheureux prince poussait un cri de désespoir pour lui-même et d’inquiétude pour son frère; il lui demandait, sous peine de voir sa gloire et sa fortune échouer en Espagne, trois armées de cinquante mille hommes agissant en masse, avec cinquante mille hommes pour conserver les communications[12] !

L’empereur n’avait pas soupçonné la portée de l’œuvre consommée en Espagne. Le systématique mépris qu’il entretint toujours pour les résistances nationales, lorsque celles-ci ne se produisaient pas sous la forme d’armées régulières, ne lui avait pas permis de pressentir les destinées de cette immortelle insurrection de paysans et de capucins, contre laquelle allaient s’user ses forces et s’évanouir son prestige. Aux premières inquiétudes de son frère, il avait répondu en l’invitant à garder tout son sang-froid et en exprimant la crainte qu’il ne vît double. Durant plusieurs jours, il se borna à l’inviter à montrer de la confiance, surtout de la gaieté, et à bien soigner sa santé[13] ! Puis, lorsque Bessières, eut triomphé de Cuesta à la bataille de Rio-Seco, Napoléon déclara que cette victoire allait tirer le rideau de toute cette affaire d’Espagne, illusion qui se comprend moins, puisque cette fois les troupes françaises avaient rencontré devant elles une armée de quarante mille hommes. Quelques jours plus tard, l’empereur, voyant toutes les provinces soulevées et comprenant enfin que le roi allait se trouver en face d’obstacles sérieux, lui rappelait, pour échauffer son cœur, que Henri IV et Philippe V avaient dû l’un et l’autre conquérir leur royaume, exemples que rétorquait fort bien Joseph en lui répondant que Henri IV avait au moins un parti en France, et que Philippe V ne combattit que l’étranger, tandis qu’il voyait s’armer contre lui toute une nation exaspérée[14].

Chaque heure apportait au malheureux frère de Napoléon une preuve nouvelle qu’il avait hérité de la haine dont le peuple avait accablé si longtemps Godoï. Obligé de quitter Madrid quelques jours après y être entré, pressé qu’il était par une armée victorieuse et une insurrection imminente, Joseph adressait à l’empereur ces prophétiques paroles de l’un de ces gîtes inhospitaliers où s’abritait pour un jour son errante fortune : « Il faut deux cent mille Français pour comprimer l’Espagne et cent mille échafauds pour y maintenir le prince qui sera condamné à régner sur eux. Sire, on ne connaît pas ce peuple : chaque maison sera une forteresse, et chaque homme a la volonté de la majorité. Deux mille domestiques m’ont quitté à la fois malgré les forts appointemens que j’avais donnés; nous ne trouvons pas un guide, pas un espion[15] Quelques jours auparavant, il avait écrit au maître du monde : Votre gloire, sire, échouera en Espagne !

A ces sinistres pressentimens l’empereur ne répondit d’abord que par ces manifestations calculées de radieuse confiance destinées à fasciner l’imagination des hommes : « Je pourrai trouver en Espagne les colonnes d’Hercule; je n’y rencontrerai pas les limites de mon pouvoir ! » mais il dut bientôt comprendre que son frère n’avait rien exagéré, et qu’il lui fallait, pour contenir l’Europe profondément émue d’un spectacle si nouveau, un immense effort militaire, soutenu du prestige de sa présence. A la fin de cette même année 1808, durant laquelle il s’était flatté d’avoir réglé à jamais les destinées de la Péninsule, il entrait en Espagne, conduisant la grande armée d’Austerlitz et d’Iéna, commandée par l’élite de ses maréchaux.

Le génie militaire de Napoléon obtint au-delà des Pyrénées le succès sur lequel il était en droit de toujours compter. Son armée défit les insurgés partout où ils se hasardèrent à se mesurer avec elle. L’empereur entra à Madrid victorieux, après avoir conquis deux cents lieues de terrain et pas une seule adhésion. Il y rétablit, après plusieurs semaines d’incertitude, l’autorité plus nominale qu’effective du roi Joseph, qu’on avait vu suivre le quartier impérial dans une attitude dont les humiliations et les angoisses n’avaient pas été adoucies, tant s’en faut, par les égards personnels de son frère. La première partie de la campagne de 1809 aurait eu sans doute sur le sort de ce pays une influence décisive, si l’on n’avait eu en face de soi un peuple plutôt qu’une armée. Ce peuple s’exaspérait autant par ses défaites qu’il s’exaltait par ses succès. Lorsque l’empereur quitta l’Espagne, il n’avait guère soumis d’ailleurs que les provinces qui s’étendent de la capitale à la frontière de France; il avait moins assuré à son frère la possibilité de régner que la possibilité de s’enfuir; il laissait les provinces du midi insurgées, les Anglais maîtres de la Galice, et il chargeait l’un de ses lieutenans d’en délivrer le nord du royaume et de les rejeter à la mer. C’était s’exposer à replacer, sous quelques jours, le roi Joseph dans une position presque semblable à celle dont l’intervention personnelle de Napoléon avait eu pour but de le tirer.

Déjà d’ailleurs l’empereur portait la peine de ses fautes, et les événemens auxquels il avait si longtemps commandé lui commandaient à leur tour. Dans la pensée que depuis les affaires d’Espagne la France avait cessé d’être invulnérable, l’Autriche avait pris les armes, espérant se venger d’Austerlitz au risque de rencontrer Wagram. L’empereur dut donc quitter soudainement la Péninsule, sans y avoir avancé l’œuvre de la conquête, et sans y avoir même ébauché celle de la pacification. Force lui fut de courir aux bords du Danube, d’où son destin devait, trois années plus tard, le porter sur ceux de la Moskowa, pour le rejeter bientôt après sur les bords du Rhin et de la Seine; il partit pour le nord, laissant ses vieilles troupes, ses meilleurs généraux et les finances de son empire à jamais engagés dans une entreprise sans issue, puisqu’elle consistait à vaincre la seule force qui soit invincible.

Une nation ulcérée pour laquelle l’Europe entière conspirait par ses vœux secrets, un roi sans royaume dont le long dévouement commençait à ne plus surmonter les amertumes et les dégoûts, des généraux exclusivement préoccupés de leur propre fortune, tous divisés et mécontens d’être employés à une œuvre stérile sur laquelle la pensée du maître ne s’arrêtait qu’avec répugnance, le péril partout, le commandement nulle part, — tel fut le déplorable spectacle qu’offrit l’Espagne, lorsque l’empereur, en la quittant, en remit la destinée à toutes les chances du hasard. Comme pour égaler dans cette affaire l’impéritie de la conduite à l’immoralité de l’entreprise, on parut prendre plaisir à exposer à la dérision des peuples la fortune du prince qu’on leur avait imposé. Chargé du commandement en chef des divers corps de l’armée française, Joseph recevait chaque jour des maréchaux qui les dirigeaient l’avis, plus ou moins respectueusement formulé, qu’on ne tiendrait compte d’aucun de ses ordres militaires, d’aucune de ses prescriptions politiques, d’aucune de ses décisions administratives. Chacun agissait en effet à sa guise, en s’inspirant de sa pensée personnelle, ou en arguant d’instructions expédiées directement, par ordre de l’empereur, du fond de l’Allemagne ou de la Russie. Les conseillers d’état, et jusqu’aux auditeurs en mission, imitaient et dépassaient les maréchaux français dans leurs prétentions et dans leurs exigences; aucun droit ne restait à cette royauté nomade, qui avait pour demeure un camp sans avoir d’armée, et que les généraux et les fonctionnaires de l’empire renvoyaient d’Hérode à Pilate, couverte de lambeaux de pourpre et tenant à la main son sceptre de roseau.

Napoléon devenait injuste en devenant malheureux, et faisait subir à son frère le contre-coup de calamités que celui-ci avait eu du moins l’incontestable mérite de prévoir. On éprouve une vive émotion en voyant de quel ton celui que le maître du monde avait fait roi est contraint de parler, dans son propre royaume, aux dépositaires de l’autorité impériale; on est encore plus saisi en voyant avec quelle parfaite indifférence et quel dédain mal déguisé ses observations sont accueillies. Enfin les hommes les plus étrangers à l’art militaire sont confondus d’étonnement, lorsqu’ils voient dans la correspondance du frère de l’empereur les ordres les plus contradictoires se mêler et se heurter selon la fantaisie des généraux ou les arrière-pensées d’une ambition qui commence à escompter les chances les plus hasardées de l’avenir. Après la faute d’avoir appelé son frère au trône d’Espagne, la plus grande faute qu’ait commise Napoléon est de ne l’y avoir pas fait respecter, et l’on ne saurait comprendre la systématique persistance mise à enlever à ce prince le seul moyen d’action qui lui restât sur ses sujets, puisqu’il ne pouvait représenter quelque chose en Espagne qu’en y conservant l’exercice d’un pouvoir indépendant. Durant ce drame de quatre années, Joseph s’efface, malgré ses efforts persistans et désespérés pour représenter quelque chose, entre un pays qui le repousse et une armée qui semble ignorer sa présence. Devenu le bouc émissaire de cette désastreuse affaire d’Espagne, quoiqu’il n’en fût que la victime, il voit chacun rejeter sur lui les dangers issus de ses propres fautes, et il subit toutes les conséquences d’une anarchie qu’on lui laisse à peine le droit de signaler. Depuis longtemps, l’empereur a cessé de répondre à ses protestations comme à ses plaintes, et c’est désormais par l’organe de son major-général et de ses ministres qu’il adresse à celui qu’on nomme encore le roi d’Espagne des ordres destinés à être le lendemain remplacés par des ordres contraires.

Au lieu de chercher à grandir dans l’opinion le prince auquel il imposait la rude tâche de réconcilier avec la France une généreuse nation exaspérée, l’empereur semblait prendre plaisir à le rabaisser, afin de pouvoir imputer à autrui des malheurs qu’il ne permettait pas d’imputer à lui-même. Il rendait justice aux bonnes qualités de Joseph, à la culture de son esprit, à la douceur de ses mœurs, mais il répétait en toute occasion que son frère n’était pas militaire, qu’il était sans expérience de la guerre. En même temps il abreuvait de dégoûts le maréchal Jourdan, quoiqu’il l’eût donné lui-même pour major-général au roi d’Espagne; d’invincibles antipathies contre ce vieux serviteur de la république le décidaient à le maintenir dans une situation d’infériorité vis-à-vis des collègues appelés à recevoir ses instructions dans la Péninsule, et qui tous étaient pourvus de riches dotations et de titres princiers. Aucune force morale ne protégeait donc le centre d’où émanaient, dans ces conjonctures si difficiles, et la direction politique et celle des opérations militaires. Les dispositions d’esprit trop connues de l’empereur énervaient par avance la discipline, et préparaient à chacun des excuses pour ses fautes.

Tel était l’état des choses au moment où les maréchaux employés en Portugal et en Espagne subordonnaient, avec une évidence que cette correspondance rend trop éclatante, l’accomplissement de leurs devoirs militaires au soin de leur fortune et au rêve de leur propre grandeur. Il n’en faut certainement pas davantage pour faire comprendre et le double échec de nos armées en Portugal, et cette longue retraite devant deux nations soulevées, qui des rives du Minho nous ramena jusqu’aux Pyrénées; de telles causes suffisent pour expliquer le décousu d’opérations presque impossibles à suivre, tant elles sont dépourvues de direction et d’unité.

Au milieu de ces obstacles, aggravés chaque jour par le dédain des généraux français et par l’absence de toute ressource financière, Joseph s’efforça néanmoins de poursuivre un système. Quelque incertain qu’en pût être le résultat, après les cruels événemens qui avaient séparé les deux nations, il faut bien reconnaître que ce système était le seul dont l’application pût être tentée avec quelques chances de succès. A Naples, Joseph s’était montré empressé de s’entourer de fonctionnaires français, et on l’avait vu sollicitant presque toujours en vain de l’empereur l’autorisation de les appeler à de grands emplois publics. En Espagne, il professa une politique toute contraire. N’appelant auprès de lui que le très petit nombre d’Espagnols dévoués à sa cause, il repoussa avec persévérance tous les Français, ne cédant pas même sur ce point aux injonctions de l’empereur. Le nouveau roi n’eut qu’une seule pensée, celle de rassurer l’Espagne sur la conservation de sa nationalité, et de donner satisfaction à ses jalouses susceptibilités contre la domination étrangère. Cette préoccupation, à peu près nulle au-delà des Abruzzes, était en effet dominante de l’autre côté des Pyrénées, et s’il avait existé pour une dynastie imposée par la France une sérieuse possibilité de faire oublier le vice de son origine, c’eût été en se présentant comme la dernière garantie de l’intégrité de la monarchie menacée par l’ambition impériale. Tel fut le rôle qu’entreprit de jouer le roi Joseph, et dont il s’efforça fort infructueusement de faire admettre à son frère la convenance et la nécessité.

Cette affectation à repousser l’influence française, qu’à vrai dire la triste situation de Joseph ne comportait pas, lui fit perdre malheureusement plus de terrain à Paris qu’elle ne lui en fit gagner à Madrid; elle éveilla les plus vives irritations de l’empereur sans rapprocher de lui les Espagnols. Toutefois, lorsque le sort des armes devenait décidément favorable à la France, et que l’insurrection recevait quelque grand coup, le patriotisme castillan, qui voyait dans la royauté le symbole de sa nationalité même, ne repoussait pas d’une manière absolue la perspective d’indépendance que s’efforçait de lui ménager Joseph, et, plutôt que de se laisser morceler, l’Espagne inclinait par momens à subir cette royauté représentée par un prince honnête et protégée par une force qui semblait encore commander à la fortune. Cette sorte de demi-retour vers Joseph, comme moyen d’éviter l’absorption au sein du grand empire, devient plus sensible chaque fois que l’étoile de Napoléon reprend son éclat. On en demeure frappé à la fin de 1809 après la bataille de Wagram. La victoire d’Ocaña, qui prépara l’heureuse expédition conduite par Joseph au sein de l’Andalousie dans l’année 1810, fit faire à cette idée des progrès non équivoques. Enfin, si l’on en croit les singulières révélations faites vingt ans plus tard au prince exilé par le général Mina, exilé lui-même alors, les guérilleros les plus fameux et les hommes les plus considérables de l’insurrection auraient été sur le point de lui adresser des propositions dans ce sens, lorsqu’à la veille de la guerre de Russie, Napoléon rassemblait l’immense armée qu’on croyait appelée à agir sous ses ordres dans la Péninsule[16].

Durant la campagne de 1810, Joseph put nourrir quelques instans peut-être cette illusion, qui consolait sa vie, qu’un jour viendrait où il pourrait servir d’intermédiaire entre la conquête française et la nationalité espagnole. Ce rôle aurait été bien difficile dans tous les temps, mais il était rendu complètement impossible par la manière dont l’empereur comprenait les devoirs de son frère dans le pays qu’il voulait bien, on ne sait trop pourquoi, consentir à nommer son royaume.

Durant cette excursion dans les provinces méridionales, qui fut le plus brillant épisode de la vie militaire de Joseph, ce prince entra à la tête de l’armée française victorieuse à Séville, à Cordoue, à Grenade, à Malaga, et s’y présenta moins en conquérant qu’en pacificateur. Il répétait partout ces paroles, solennellement prononcées au jour de sa proclamation comme roi d’Espagne : Mes premiers devoirs seront pour l’Espagne. J’aime la France comme ma famille, l’Espagne comme ma religion. Je suis attaché à l’une par les affections de mon cœur, à l’autre par ma conscience.

Lorsque Joseph jurait d’abdiquer la couronne que la volonté de son frère avait placée sur son front, s’il ne pouvait la porter avec honneur, ces chaleureuses affirmations étaient parfois applaudies, même au sein des populations les plus hostiles, parce qu’on y voyait une sorte de protestation contre des bruits de partage de la monarchie catholique chaque jour propagés par la presse anglaise, et qui n’étaient malheureusement que trop fondés. Pendant que Joseph adressait à Paris les bulletins de ses succès, on y préparait en effet une mesure qui ne laissait guère de doute sur les intentions menaçantes de l’empereur, et ces actes allaient placer le roi Joseph dans une situation d’autant plus humiliante vis-à-vis de ses nouveaux sujets, qu’il venait de se porter garant des pensées généreuses de Napoléon.

Pendant le séjour de Joseph à Malaga, il y reçut les décrets impériaux du 8 février 1810, qui bouleversaient toute l’organisation militaire et administrative donnée par l’empereur lui-même à la Péninsule dans le cours de l’année précédente. Le commandement en chef de l’armée était retiré au roi, qui ne conservait que celui du corps destiné à couvrir Madrid; toutes les provinces contiguës aux frontières de France, avec les provinces du nord et du centre, étaient érigées en grands gouvernemens, complètement soustraits à l’autorité du roi d’Espagne. Les généraux français gouverneurs réunirent tous les pouvoirs civils et militaires, et des auditeurs au conseil d’état durent y exercer sous leurs ordres les principales fonctions administratives. Quoique l’Andalousie ne fût pas comprise au nombre des gouvernemens créés par ces décrets, l’administration en fut confiée, avec les mêmes pouvoirs et la même indépendance, au maréchal Soult, qui commandait dans cette grande province l’armée alors occupée au siège de Cadix. L’autorité militaire et politique du roi se trouva donc restreinte dans les limites de la Nouvelle-Castille, et jamais titre royal plus dérisoire ne fut porté par une plus déplorable victime du système impérial.

La pensée de Napoléon perçait de plus en plus. Il se proposait en effet de prononcer bientôt la réunion pure et simple à l’empire de toutes les provinces situées au-delà de l’Èbre, laissant entrevoir en même temps, quoique d’une manière confuse, l’intention de donner au roi son frère quelque compensation du côté du Portugal, qu’il se réservait de diviser selon les convenances de sa politique. En attendant que les succès de nos armes permissent d’exécuter ces hardis projets, Joseph recevait l’injonction formelle de ne plus parler désormais de la constitution de Bayonne, dont les dispositions fondamentales garantissaient l’intégrité de la monarchie catholique.

Les obstacles qui s’accumulaient de toutes parts, bien loin d’ouvrir les yeux de l’empereur sur les dangers de son entreprise, le poussaient donc à des projets plus téméraires. Il avait spontanément garanti l’existence politique de l’Espagne en y envoyant régner son frère, et lorsqu’une consécration plus solennelle encore de cette indépendance devenait la seule base possible d’une pacification non moins importante pour l’empire que pour la Péninsule, Napoléon la refusait à l’Espagne et à son frère ! Il aurait respecté cette monarchie soumise et sans défense, et il se préparait à la partager lorsqu’elle avait armé cinq cent mille hommes pour protéger son existence !

Joseph n’avait qu’une conduite à tenir après les décrets de 1810; il fallait en réclamer le rappel immédiat, ou adresser respectueusement à l’empereur, avec l’invariable volonté de la maintenir, une renonciation à la couronne qu’il ne pouvait plus porter avec honneur. Des avertissemens éclatans étaient alors les seuls services que les princes de sa famille pussent adresser à Napoléon, emporté par le vertige de la gloire et de la puissance. Joseph avait déjà formulé cette résignation deux années auparavant à l’occasion de dissidences beaucoup moins sérieuses[17], et ce qu’il y avait eu en 1808 d’imprudent et d’exagéré dans ses paroles et dans ses actes fût devenu légitime et politique en 1810, en présence des intentions manifestées par l’empereur; mais, arrêté par l’irrésistible ascendant que la vo- lonté de son frère exerçait sur lui, Joseph ne sut qu’exhaler ses plaintes amères sans conclusions et sans effet. Vingt fois il offrit de descendre du trône, annonçant même qu’il y était invariablement résolu[18]; mais soit confiance dans des promesses toujours trompées par l’événement, soit appréhension de créer des embarras à une politique devant laquelle commençaient à éclater de toutes parts les orages qu’elle avait elle-même accumulés, soit enfin difficulté de rentrer convenablement dans la vie privée après avoir occupé deux trônes, jamais Joseph ne fit suivre ses plaintes d’une résolution décisive, et, entraîné par les événemens, il semble, de guerre lasse, renoncer à les dominer. L’empereur ne se préoccupa plus des réclamations du roi d’Espagne que pour les éluder par des satisfactions apparentes, ou pour témoigner avec éclat toutes les irritations qu’elles lui causaient. Ainsi se perpétua, jusqu’au jour de la catastrophe, d’un côté une indifférence hautaine et dédaigneuse, — de l’autre une attitude comminatoire, mais indécise, qui ne saurait être longtemps gardée sans que les plus honorables caractères y perdent quelque chose de leur sérieux et de leur. dignité. On éprouve cette pénible impression à la lecture des derniers volumes de cette correspondance, toute pleine de récriminations qui restent sans réponse, et de menaces d’abdication auxquelles il n’est donné aucune suite.

Le roi d’Espagne prit le parti de tenter enfin près de l’empereur une démarche personnelle. Convaincu qu’en communiquant directement avec son frère, il ranimerait en son cœur une tendresse refroidie, mais non éteinte, il voulut lui faire connaître lui-même la vérité sur la Péninsule et sur ceux d’entre ses lieutenans qui s’y préparaient une grande fortune politique pour toutes les éventualités de l’avenir. En 1811, Joseph fit donc une apparition à Paris. Il en repartit avec la promesse qu’il ne serait pas donné suite aux premiers projets de partage, et avec l’assurance non moins précieuse d’un subside mensuel indispensable pour payer ses serviteurs et sustenter sa maison, car ce prince avait été contraint plus d’une fois, pour faire face à ses premiers besoins, de vendre son argenterie et jusqu’aux vases sacrés de sa chapelle; mais le million promis cessa bientôt d’être payé, et des renseignemens puisés aux plus hautes sources laissèrent croire au roi qu’on se préparait à Paris à décréter l’annexion de la Catalogne à l’empire. Au vrai, l’empereur n’avait relativement à l’Espagne aucun projet arrêté; il reportait le plus rarement possible sa pensée sur ce pays, où s’engloutissaient et ses trésors et ses armées, et sans avoir le courage d’une résolution décisive, il avait l’instinct confus de difficultés insurmontables. Un tel état d’esprit le prédisposait à l’amertume et à l’injustice; Joseph ne tarda pas à l’éprouver, et ne remporta de son court séjour en France que le bonheur de contempler pour la dernière fois son glorieux frère au sein de sa puissance et d’une prospérité qui ne s’était pas encore démentie. Si le commandement général des armées, qu’il recouvra en 1812, fut une satisfaction d’amour-propre, cette satisfaction fut à peu près stérile, car aucun des maréchaux ne subordonna ses opérations aux ordres du roi, tous se préoccupant exclusivement de dégager près de l’empereur leur responsabilité personnelle. L’Espagne était une terre maudite où l’on combattait loin de l’œil et de la faveur du maître, et où l’on n’avait que la triste consolation de s’accuser les uns les autres.

Il était trop tard d’ailleurs, et le sort de ce pays venait de se décider sur les bords de la Bérésina bien plus que sur le champ de bataille des Arapyles. Dès l’année 1813, Joseph n’eut plus à combattre pour son trône, mais pour la France. Retarder l’invasion de nos frontières méridionales par l’armée anglo-espagnole aux ordres de lord Wellington, telle devint sa seule pensée, et tel fut son seul devoir.

Ainsi finit simultanément aux bords de l’Èbre et aux bords du Rhin, devant le soulèvement des peuples, ce rêve de suprématie européenne auquel l’empire avait sacrifié des destinées si glorieuses et si faciles. Si un prince fut jamais en mesure de faire accepter un pareil système aux populations auxquelles il était imposé, ce fut assurément Joseph; il y convenait par sa parfaite honnêteté autant que par son dévouement fraternel. Les instrumens n’ont donc pas manqué à Napoléon; sa famille l’a servi aussi loyalement que la France, et je ne sais pas de condamnation plus éclatante à porter contre la pensée impériale de 1807 que les vains efforts et les longues tortures de ce prince.

Redevenu en 1814 le serviteur et le premier sujet de son frère, Joseph comble l’empereur malheureux des témoignages d’une tendresse dont le silence de celui-ci avait depuis longtemps interrompu les effusions. Aux derniers momens de l’empire, Joseph reçut la mission de défendre contre sept cent mille hommes Paris, — Paris sans armée et sans armes[19], et la fatalité qui le poursuit associe son nom à une capitulation dont il n’est pas plus responsable que de la perte de l’Espagne. Il y a dans ce dernier acte de la carrière du frère aîné de Napoléon beaucoup de malheurs accumulés, mais on y chercherait vainement des fautes. Il n’est pas en effet un acte, si désastreuses qu’en aient été les suites pour la cause de l’empire, qui n’ait été consommé d’après les instructions formelles auxquelles l’héroïsme et le génie auraient désobéi peut-être, mais qui devaient être scrupuleusement respectées par la fidélité modeste à laquelle on avait si rudement appris à toujours douter d’elle-même.

Avec l’empire finit la vie publique de Joseph. L’ancien roi de Naples et d’Espagne, devenu le citoyen honoré d’une république, survécut vingt-trois ans à l’homme qu’il avait aimé et servi avec une fidélité que ne lassa ni le malheur ni l’injustice. Il prend aujourd’hui sa place dans l’histoire. Les torts de Joseph furent ceux de sa position et surtout de son dévouement. Ses qualités au contraire sont à lui seul. Il est impossible de n’être pas frappé, à la lecture de cette volumineuse correspondance, de la bonté de son âme, de la rectitude habituelle de son esprit, et surtout de la sagacité de ses prévisions. Ces qualités-là sont chez Joseph à l’état latent : il ne sait ni les mettre en relief ni les faire valoir, trop souvent même il accepte en ayant raison l’attitude d’un homme qui a tort. Aussi n’a-t-il pas fallu moins que l’importante publication qui nous a aidé dans cette étude pour mettre chacun à sa place, et pour restituer une sorte de physionomie propre à l’homme doux et timide perdu dans les rayons de la gloire fraternelle.


L. DE CARNE.

  1. Voyez les livraisons du 15 février, du 1er et 15 mars 1854.
  2. Mémoires et Correspondance du roi Joseph, 10 vol. in-8o, Paris 1854.
  3. Du quartier-général de Marmirolo, d’où le général Bonaparte dirigeait l’investissement de Mantoue, il écrivait à Joséphine :
    « Depuis que je t’ai quittée, j’ai toujours été triste. Mon bonheur est d’être près de toi. Sans cesse je repasse dans ma mémoire tes baisers, tes larmes, ton aimable jalousie, et les charmes de l’incomparable Joséphine allument sans cesse une flamme vive et brûlante dans mon cœur et dans mes sens. Quand pourrai-je, libre de toute inquiétude, passer tous mes instans près de toi, n’avoir qu’à t’aimer et ne penser qu’au bonheur de te le dire et de te le prouver ? Je croyais t’aimer il y a quelques jours; mais depuis que je t’ai vue, je sens que je t’aime mille fois plus encore. Depuis que je te connais, je t’adore tous les jours davantage : cela prouve combien la maxime de La Bruyère, que l’amour vient tout d’un coup, est fausse. Tout dans la nature a un cours et différens degrés d’accroissement. Ah! je t’en prie, laisse-moi voir quelques-uns de tes défauts; sois moins belle, moins gracieuse, moins bonne surtout; ne sois surtout jamais jalouse, ne pleure jamais : tes larmes m’ôtent la raison, brûlent mon sang. Crois bien qu’il n’est plus en mon pouvoir d’avoir une pensée qui ne soit pas à toi et une idée qui ne te soit pas soumise. Viens me rejoindre, et au moins qu’avant de mourir nous puissions dire : Nous fûmes tant de jours heureux! »
  4. Napoléon à Joseph. Le Caire, 25 juillet 1798.
  5. Proclamation du 21 février 1806.
  6. « Je vous recommande de vous plaire à lire vos états de situation. La bonne situation de mes armées vient de ce que je m’en occupe tous les jours une heure ou deux ; et lorsqu’on m’envoie chaque mois les états de mes troupes de terre et de mes flottes, ce qui forme une vingtaine de gros livres, Je quitte toute autre occupation pour les lire en détail, pour voir la différence qu’il y a entre un mois et l’autre. Je prends plus de plaisir à cette lecture qu’une jeune fille n’en prend à la lecture d’un roman. C’est pour moi une chose horrible de voir dans vos états vos corps n’être pas réunis dans une même province. » (Napoléon à Joseph, 20 août 1806.)
  7. Joseph à Napoléon, 29 mars 1807.
  8. Joseph à la reine Julie, 26 avril 1807.
  9. Joseph à Napoléon. Vergara, 11 juillet 1808.
  10. Joseph à Napoléon. Vittoria, 12 juillet 1808.
  11. Joseph à Napoléon, 18 juillet 1808.
  12. Joseph à Napoléon. Madrid, 29 juillet 1808.
  13. Napoléon à Joseph. Bayonne, 17, 18, 21 juillet 1808. Voyez aussi la lettre de Berthier au général Savary du 18 juillet.
  14. Joseph à Napoléon. Madrid, 24 juillet.
  15. Joseph à Napoléon. Briviesca, 14 août.
  16. « A midi, je reçois M. O’Meara et avec lui le général Mina. Il reste tête à tête avec moi jusqu’à deux heures; il m’apprend qu’en 1812 lui, l’Infantado, Ballesteros, Montijo, étaient d’accord pour me reconnaître roi d’Espagne, si l’empereur eût consenti à retirer les troupes françaises. Il m’a dit aussi que j’avais entièrement acquis l’opinion de l’Empecinado, qui était prêt à faire cause commune avec eux pour moi, etc. » (lettre de Joseph. Londres, 16 janvier 1834, tome X.)
  17. Je citerai ici cette première lettre du 8 décembre 1808. Elle peut être considérée comme le type de toutes celles qui remplissent cette longue correspondance, et auxquelles l’empereur Napoléon ne crut jamais devoir répondre :
    « La honte couvre mon front devant mes prétendus sujets. Je supplie votre majesté de recevoir ma renonciation à tous les droits qu’elle m’avait donnés au trône d’Espagne. Je préférerai toujours l’honneur et la probité au pouvoir si chèrement acheté. En dépit des événemens, je serai toujours votre frère le plus affectionné, votre ami le plus tendre. Je redeviens votre sujet, et attends vos ordres pour me rendre où il plaira à votre majesté que je me rende. »
  18. Voyez spécialement les lettres des 10 septembre et 18 novembre 1810, du 24 décembre 1811 et du 23 mars 1812.
  19. Le défaut absolu d’armes et de munitions pour défendre Paris est une circonstance nouvelle mise dans tout son jour par la correspondance militaire qui remplit le dixième volume des Mémoires de Joseph.