Le Consulat, l’Empire et leurs historiens/03

Le Consulat, l’Empire et leurs historiens
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 1139-1162).
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LE CONSULAT, L'EMPIRE


ET LEURS HISTORIENS.




TROISIEME MARTIE.


CHUTE DE L'EMPIRE. - LA CAPITIVITE DE SAINTE-HELENE.




Histoire du Consulat et de l'Empire, par M. Thiers. - II. Histoire des Cabinets de l'Europe pendant le Consulat et l'Empire, par M. Armand Lefebvre. - III. Histoire de France depuis le 18 brumaire, par M. Bignon. - IV. Mémoires et Correspondances du roi Joseph. - V. Histoire de Napoléon, de sa Famille et de son Epoque, par M. Emile Begin. - VI. Histoire de la Captivité de Napoléon à Sainte-Hélène, d'après les documens officiels et les manuscrits de sir Hudson Lowe.


I

Si le grand empire avait mis dix ans à croître, il n’allait mettre qu’un an à tomber. La force qui avait juxtaposé sans les unir tant d’élémens divers se fut à peine relâchée, que chaque nationalité reprit son essor et ses tendances, comme ces corps qui gravitent vers leur centre sitôt qu’un bras puissant ne les maintient plus dans l’espace. Pouvait-on s’étonner qu’à la suite d’une funèbre retraite qui ôtait à la France sinon le prestige de sa gloire, du moins celui de son bonheur, la Prusse répondit par la défection spontanée de ses généraux et de ses armées, au cri de ses peuples, profondément ulcérés depuis sept ans ? Y avait-il lieu d’être surpris si quelques mois plus tard l’Autriche, descendue au rang de puissance du second ordre, tirait des souvenirs cumulés de Marengo, d’Austerlitz et de Wagram une vengeance analogue à celle qu’inspiraient à la Prusse les hontes d’Iéna et les sacrifices de Tilsitt ? L’empereur Napoléon ne se faisait nulle illusion sur les sentimens secrets de ces deux cours, en commençant la guerre à laquelle il les contraignait de s’associer. Il ne comptait que sur sa fortune pour refouler la défection préparée au fond des cœurs, et la rédaction même des traités signés avec les cabinets de Vienne et de Berlin à l’ouverture de la campagne de 1812 nous a montré que les corps austro-prussiens qui concouraient avec l’armée française étaient dans sa pensée des otages plutôt que des auxiliaires. Le prestige dont le maître du monde était alors environné ne lui dérobait pas la vue d’un isolement qui ne fut jamais plus complet qu’au sommet même de la toute-puissance.

Lorsque la campagne de 1813 l’eut rejeté sur l’Allemagne, vaincu, mais menaçant encore, les princes agrandis par ses bienfaits imitèrent ceux qu’il avait abaissés, suivant en cela une impulsion non moins irrésistible que celle à laquelle avaient cédé tour à tour la Prusse et l’Autriche. Les agrandissemens territoriaux octroyés aux membres de la confédération rhénane à la suite du traité de Presbourg avaient transformé ceux-ci en vassaux avoués de la France, et c’était précisément contre cette vassalité que l’Allemagne protestait tout entière par la voix de ses professeurs, les chants de ses poètes, et par les tumultueuses levées de cette Landsturm, tempête du sol qui le soulevait sous nos pas jusque dans ses dernières profondeurs.

La fatale journée de Leipzig avait fait évanouir les dernières traces de la domination française au-delà du Rhin, et les coalisés touchaient à peine ce fleuve, qu’on voyait se disloquer, vers ses plus lointaines extrémités, le fragile édifice élevé au prix d’une lutte obstinée contre la nature. La Hollande appelait dans son sein l’étranger, qui, en la délivrant des angoisses du blocus continental, faisait luire à ses regards de prochaines perspectives de paix maritime ; ses plus fervens patriotes, oublieux des luttes du passé, saluaient de leurs acclamations le prince d’Orange, qui, après un long exil, reportait enfin sur la terre natale les traditions de la patrie. La Belgique elle-même, malgré tant d’intérêts communs avec la France, ne s’était guère plus résignée à notre domination qu’elle ne l’avait fait en d’autres siècles à celle de l’Espagne et de l’Autriche. Si au début de l’empire les catholiques provinces baignées par la Meuse et par le Rhin avaient acclamé le restaurateur du culte, dont le front gardait encore la trace de l’huile sainte que venait d’y verser Pie VII, — en 1814 elles ne voyaient plus en lui que l’ennemi du saint pontife, et ses malheurs, coïncidant avec ses fautes, prenaient à leurs yeux les formidables proportions d’un châtiment céleste. Nulle part les difficultés religieuses que s’était si gratuitement créées l’empire n’avaient abouti à des conséquences politiques plus immédiates et plus menaçantes. La Belgique, inquiète et agitée, qui aurait été un embarras même pour l’empire triomphant, ne pouvait donc manquer de devenir un péril pour l’empire menacé par l’Europe et déserté par le succès. Ou vit ces populations, enrichies par leur union avec la grande nation voisine, ouvrir elles-mêmes à l’ennemi les portes de ces cités si longtemps françaises. Pas un effort ne fut tenté par la voie des négociations ni par celle des armes pour conserver un lien avec la France : pas un regret ne fut donné à un régime qui avait été pour ces peuples fécond en bienfaits, et qu’allait remplacer une domination plus blessante pour les intérêts, plus alarmante pour les consciences, lui insultant ici aux sentimens religieux, ailleurs aux sentimens nationaux, en refoulant partout les forces morales sous le niveau d’une administration uniforme, on avait perdu en Belgique comme en Allemagne, en Espagne comme en Italie, le profit de toutes ses bonnes intentions et le fruit de ses innovations les plus heureuses, tant il est vrai qu’il ne suffit pas de servir les intérêts des nations pour les subjuguer, et que le progrès n’est accepté qu’autant qu’il n’oblige pas à sacrifier l’honneur.

Ce fut surtout au-delà des Alpes qu’éclata le caractère artificiel de l’œuvre immense issue, du commerce solitaire de l’ambition avec le génie. Le territoire français était à peine envahi, qu’on vit renaître dans toute la péninsule ces antipathies séculaires contre la domination de l’étranger, et ces rêves, toujours trompés, mais toujours persistans, de l’indépendance nationale. Murât s’efforçait à Naples de profiter de ces dispositions universelles, quoique stériles, pour séparer son sort de celui de son bienfaiteur et de son frère : dans une proclamation trop fameuse, il outrageait l’insatiable ambition que lui seul en Europe n’avait pas le droit d’accuser ; puis, traitant publiquement avec l’Angleterre et avec l’Autriche, il joignait ses armes à celles des puissances alliées, « dont les intentions magnanimes étaient de rétablir partout la dignité des trônes et l’indépendance des nations[1]. » Le prince Eugène, héroïque dans sa fidélité sans faste et son dévoûment filial, n’imitait pas sans doute un tel exemple, et s’ensevelissait noblement dans le désastre d’une politique dont il aurait pu faire sortir sa grandeur personnelle ; mais à la douleur d’assister impuissant et désarmé à la chute de l’empire venait se joindre l’amertume, plus vive encore, d’avoir à lutter contre une insurrection presque générale dans ces provinces, objet des plus chères complaisances de Napoléon ; car dans cette ville de Milan, où le marbre et l’airain portaient partout l’immortelle empreinte du nom du conquérant, le vice-roi, après dix années d’une administration paternelle, échappait à grand’peine à la fureur populaire, qui s’assouvissait dans le sang de l’un de ses ministres.

Quelques mois avant sa chute, l’empereur avait été amené par le cours irrésistible des événemens à rendre au pape la liberté de retourner en Italie, et à négocier avec Ferdinand VII sa rentrée dans cette Espagne qui refoulait alors vers les Pyrénées nos soldats, moins humiliés de leurs défaites que du motif qui les avait si tristement provoquées ; Il voyait la cause de l’empire désertée par des populations qu’on tenait pour pleinement assimilées à la France, et rencontrait des princes de sa famille aux premiers rangs de la ligue formée contre lui. Le système des royautés vassales avait abouti aux amères déceptions du roi Joseph, à la noble retraite du roi Louis, à l’attaque des Bavarois qu’allait suivre celle des Saxons, à la défection du roi de Naples et à l’implacable poursuite de Bernadette ! Et cependant, en présence de tant de démentis donnés par la réalité aux théories, la pensée de Napoléon, identifiée avec son œuvre, caressait encore, entre le désastre de la Bérésina et celui de l’Elster, le fantôme auquel il avait sacrifié et la gloire la plus solide et l’avenir le plus assuré !

À Prague[2], au lendemain de l’attaque de la Prusse, à la veille de la déclaration de l’Autriche, qu’allait suivre le soulèvement de l’Allemagne tout entière, l’empereur se berçait de l’espérance de traiter directement avec la Russie, en lui abandonnant le duché de Varsovie, objet de si longues et si vives appréhensions, et croyait possible de séparer des cabinets entre lesquels il avait formé lui-même pour un long avenir le lien d’une alliance dont le mobile permanent devait être la mise en suspicion de la France. Six mois plus tard, à Francfort, après qu’une nouvelle et magnifique armée, sortie comme par miracle des entrailles de la patrie, eut été anéantie à Leipzig, il estimait encore possible de sauver au moins le cadre du grand empire, en sacrifiant seulement ses plus lointaines superfétations, en désintéressant le patriotisme germanique par une renonciation à toute ingérence dans les affaires de l’Allemagne. Aussi, malgré l’épuisement de ses cadres et l’urgence de défendre le sol français, maintenait-il d’immenses et inutiles garnisons dans des places frontières où l’héroïsme de nos soldats conservait seul, contre les populations soulevées, le glorieux signe de notre domination évanouir. L’empereur ne voyait pas que le résultat principal de sa longue domination avait été de constituer contre la France l’unité de l’Europe, et que sous la nouvelle et irrésistible impulsion imprimée à l’opinion publique, des bords de la Tamise à ceux de la Neva, il n’y avait pas plus de négociation séparée à espérer avec l’Autriche qu’avec la Russie ; le gendre de l’empereur François II avait en effet disparu devant l’ennemi du continent.

Aussi ses ouvertures à Francfort furent-elles accueillies avec la froideur et les formes dilatoires qu’il avait mises lui-même à Prague à recevoir les propositions des alliés. Déjà avait retenti ce mot suprême de toutes les révolutions : Il est trop tard ! . Les cours continentales, il est vrai, avaient contracté depuis vingt ans une telle habitude de croire la France invincible, il leur paraissait si périlleux et si étrange de franchir à leur tour la frontière de ce pays, qui avait vomi sur elles tant d’armées, que leur foi dans notre force contrebalançait pour elles l’irritation des souvenirs, et qu’une sorte de crainte respectueuse les faisait incliner alors vers la modération. Elles n’auraient aspiré, pour leur propre compte, qu’à la légitime satisfaction de faire rentrer la France dans ses limites naturelles, telles que le traité de Lunéville avait eu l’insigne honneur de les fixer du Rhin aux Alpes : mais dès les premiers jours de 1814, un intérêt nouveau s’était produit auprès des gouvernemens alliés, et allait gravement modifier, au préjudice de la France, toutes leurs dispositions antérieures.

L’Angleterre n’avait pas subi comme l’Allemagne ce prestige que la victoire exerce même sur les vaincus. Elle ne s’était pas résignée aussi facilement que celle-ci à laisser la France maîtresse de la navigation rhénane, du littoral belge, et surtout de ce port d’Anvers, objet constant des préoccupations d’un pays dont il menaçait en temps de guerre la puissance, en temps de paix la prospérité. L’Angleterre, dont l’armée victorieuse, partie des grèves du Portugal, avait alors dépassé les Pyrénées, détourna l’Europe d’une modération que l’on qualifiait à Londres de faiblesse, comme on la taxait d’imprévoyance. Que fallait-il, après le passage du Rhin et l’invasion de la Champagne, pour ramener la France à ses limites de 1792 ? Que fallait-il pour procurer à un cabinet tory l’insigne honneur de réaliser en 1814 la pensée politique de M. Pitt, et pour faire tressaillir le grand ministre sous le marbre de Westminster ? Livrer encore quelques batailles à un pays las de la guerre et épuisé de sang, en finir avec un homme qui était sans doute le premier général du monde, mais au génie duquel il n’était donné ni de faire sortir de terre des armées, ni de battre monnaie, ni de ranimer l’ardeur éteinte de ses lieutenans, plus occupés de conseiller la paix que de soutenir la guerre, ni surtout de rendre à la France, déjà troublée par les partis, le courage des résolutions unanimes. L’Europe n’avait-elle pas des armées innombrables enhardies par la victoire, et l’Angleterre, dont le blocus continental avait conspiré la ruine, ne possédait-elle pas un crédit sans limites comme ses richesses ? Pourquoi se presser, lorsque chaque heure augmentait la force des alliés et réduisait celles de l’ennemi ? Que Napoléon fit des prodiges dans des combats quotidiens livrés un contre six, que l’agonie du bon fût redoutable à ses agresseurs, et que par des succès partiels il mît le sceau à sa renommée militaire ; ces succès demeuraient stériles, puisque l’union de l’Europe était désormais inaltérable, et ils n’empêcheraient pas, en définitive, la victoire de rester aux gros bataillons. Il ne s’agissait donc que d’attendre quelques mois, quelques semaines peut-être, pour être en mesure de dicter à la nation qui depuis vingt-cinq ans bouleversait le monde des conditions de nature à garantir enfin la sécurité commune. Telle fut la pensée apportée par lord Castlereagh sur le continent, pensée qui prévalut au congrès de Châtillon en janvier 1814.

Cette doctrine, acceptée par la Russie et par l’Autriche, décida de la destinée de Napoléon, car elle impliquait un changement de dynasties, quoique une telle conséquence ne fut alors nettement entrevue ni par les trois grandes cours continentales ni par l’Angleterre elle-même. Il est dans les idées une logique secrète qui chemine à travers nos incertitudes, pour éclater tout à coup avec la puissance d’une irrésistible nécessité. Du moment que les exigences de l’Angleterre l’emportaient dans les conseils de la coalition, que les puissances alliées proclamaient le principe qu’il fallait faire rentrer la France dans ses anciennes limites historiques, cette déclaration plaçait l’empereur Napoléon dans l’alternative d’une résistance militaire d’un succès impossible, ou d’une abdication commandée par son honneur, peut-être même par l’intérêt éventuel de son avenir. L’empire était impossible à ce prix, car la paix devenait contre l’empereur une condamnation directe et personnelle. Un pouvoir étranger aux événemens qui avaient provoqué ces extrémités pouvait seul en supporter le poids, parce qu’il en déclinait la solidarité. À l’insu de la plupart des diplomates qui les signaient, la restauration sortit donc des protocoles de Châtillon beaucoup plus que des intrigues qu’on pouvait alors nouer à Paris pour la préparer. Loin d’avoir amené l’amoindrissement du territoire, le rétablissement de la monarchie traditionnelle fut une conséquence tirée par la nation elle-même des sacrifices imposés par le sort de la guerre, et la France accueillit ce rétablissement dans l’espoir, que justifia d’ailleurs en partie le traité du 30 mai 1814, de rendre ainsi les conditions de la paix moins humiliantes pour son amour-propre et moins préjudiciables à ses intérêts.

Ce que l’empereur Napoléon représentait depuis quinze ans aux yeux du peuple et de l’armée lui rendait impossibles des concessions qui, à l’extrémité où l’on était alors conduit, pouvaient être considérées comme naturelles pour un gouvernement qui se rattachait par son origine aux vieilles traditions du pays, et qui demeurait en dehors de toute responsabilité dans les événemens récemment accomplis. Le prince qui à Prague et même à Francfort entendait maintenir le grand empire pouvait-il bien, quelques mois plus tard, signer à Châtillon l’abandon non pas seulement de ses propres conquêtes, mais de toutes celles qu’avait faites la république, conquêtes qu’il avait, dans la solennité de son sacre, juré de défendre jusqu’à la mort ? Si l’on comprend Louis XVIII régnant honorablement dans la France de Louis XIV, on n’aurait point compris le général Bonaparte apposant son nom à un traité qui aurait amoindri la France du directoire, et dont le seul résultat aurait été de lui maintenir comme par grâce une couronne sur Le front. Le chef de la maison de Bourbon se donnait pour mission de renouer la chaîne des temps, et pouvait espérer, en répondant à des besoins nouveaux par des institutions nouvelles, d’opposer le prestige de la liberté politique à celui de la gloire militaire ; mais quelle aurait été après Châtillon l’attitude du négociateur des traités de Presbourg et de Tilsitt ? Et se figure-t-on bien le grand empereur protégé près des cours étrangères par son mariage autrichien plus que par ses victoires ! Comprend-on mieux quelle nouvelle attitude politique il aurait pu du jour au lendemain prendre à l’intérieur ? Napoléon avait imprimé depuis dix ans à son œuvre et à son gouvernement le cachet d’une personnalité trop puissante pour qu’il lui fût désormais loisible d’en transformer tout à coup le caractère. Il ne pouvait reparaître une charte à la main dans le pays qu’il avait illuminé si longtemps des éclairs de son épée. Imagine-t-on l’empereur sortant, au mois d’avril 1814, de Fontainebleau pour rentrer dans Paris sous la protection d’un traité signé par des plénipotentiaires aux abois, et en présence de cinq cent mille étrangers, se transformant tout à coup en roi pacifique et législateur ! Qui aurait pris au sérieux une telle comédie en France et en Europe ? Qui n’aurait prévu qu’un pareil rôle, si douloureusement subi, préparait au monde de sanglantes et prochaines représailles ?

Il fut mieux inspiré, le géant de la guerre, en refusant de s’étendre lui-même sur ce fit de Procuste ; il fit preuve d’une rare habileté en s’enveloppant de sa gloire comme d’un linceul, et en s’efforçant de rejeter sur d’autres tout l’odieux des sacrifices qu’il s’évitait l’humiliation de consentir. Le demi-dieu d’Austerlitz embrassant ses aigles dans une convulsive étreinte avant de partir pour l’exil gardait encore dans l’imagination populaire et dans les souvenirs sacrés de l’armée le seul trône où il lui fut peut-être un jour donné de remonter ; au lieu de finir dans la prose, il s’élevait de plus en plus dans la poésie.

L’impossibilité où se trouvait placé Napoléon de correspondre par lui-même à une situation aussi nouvelle existait, quoiqu’à un moindre degré, pour la régence d’un jeune prince qui n’était protégé que par le nom de son père. Ce gouvernement aurait été tellement impuissant par lui-même, que le retour de l’empereur pour faire marcher l’empire serait bientôt devenu une nécessité manifeste. L’un des inconvéniens des grands hommes, c’est de ne pouvoir être ni suppléés ni remplacés. C’était à cette conviction seule que cédait l’Autriche, lorsqu’elle abandonnait, avec une facilité qui a été peu comprise, les intérêts de l’enfant pour lequel les devoirs de la politique n’empêchaient pas François II d’avoir des entrailles de père. Si M. le prince de Metternich avait cru à la possibilité d’organiser sérieusement un gouvernement de minorité en France en 1814, sous la direction d’une archiduchesse d’Autriche, on peut penser que nul ne l’aurait souhaité aussi ardemment que lui. Il était, alors sans engagemens avec les princes de la maison de Bourbon, et il avait d’étroites liaisons personnelles avec ceux de la famille impériale ; mais sa sagacité entrevoyait fort bien l’empereur derrière la régence, et il pressentait que celui-ci, après une retraite plus simulée que réelle, s’efforcerait bientôt de briser les liens dans lesquels on avait enchaîné ses aigles. La régence courait donc grand risque de n’être qu’une trêve, tandis que la France comme l’Europe voulaient la paix. Ce fut pour fonder celle-ci sur des bases plus stables qu’on écarta un nom qui, du vivant de l’empereur, ne pouvait avoir désormais qu’une signification indélébile.

Comme tous les grands événemens de l’histoire, ceux du mois d’avril 1814 sortirent donc du courant général des intérêts et des idées bien plus que des mouvemens des hommes qui s’agitaient alors pour les provoquer. Pour colorer aux yeux des masses les malheurs de nos armes, pour leur en voiler les causes véritables, on a bien pu en 1815 les attribuer à l’inertie du duc de Castiglione à Lyon et à la trahison du duc de Raguse à Paris ; mais Augereau aurait été un général au lieu de n’être qu’un brave soldat, et Marmont aurait, après l’investissement de Paris, couvert Fontainebleau de son corps d’armée, que le sort de la France n’aurait pas été changé. Epuisé de sang, le pays n’avait plus que des enfans et des vieillards à envoyer sous la mitraille, et le patriotisme y avait fléchi sous le désespoir. Quelques abbés ambitieux et quelques conventionnels repentans ne se seraient pas réunis à l’hôtel de la rue Saint-Florentin pour y préparer la restauration, que les exigences des chancelleries n’en auraient pas moins acculé l’empereur à une extrémité inacceptable pour lui, et que la force des choses aurait amené le pays à s’ouvrir des horizons nouveaux. En séparant depuis le passage du Rhin la cause de Napoléon de celle de la France avec une persistance calculée, la coalition avait fait à l’empire, par ses déclarations, une guerre plus dangereuse que celle qu’elle poursuivait par ses armes. C’était désintéresser habilement l’amour-propre de la nation de ses défaites et la conduire graduellement à s’isoler d’une cause sur laquelle on faisait ainsi porter tout le poids des malheurs publics. Le véritable motif qui fit acclamer le gouvernement des Bourbons fut qu’en ce moment de crise il tranchait plus nettement que tout autre avec une situation dont les uns trouvaient juste, les autres commode de répudier la solidarité. Si de tels sentimens blessaient profondément l’armée, que ses douloureuses épreuves liaient plus étroitement encore à la cause de son chef, il est impossible de nier et il doit sans doute être permis de dire qu’ils furent, du moins un moment, ceux de toutes les classes moyennes, qui avaient alors la passion de la paix, et tout au moins la fugitive tentation de la liberté.

En s’embarquant à Fréjus pour son premier exil, l’empereur pouvait donc voir la vanité de la plupart des tentatives qui l’avaient détourné depuis dix ans de sa sainte mission sociale. Il avait aspiré à créer un peuple tout militaire, dont le principal souci fut de défendre par les armes sa suprématie sur le monde, — et la France de la grande armée et du blocus continental sortait tout à coup de ce rêve sanglant et glorieux, n’aspirant qu’au repos, au crédit, aux progrès pacifiques du commerce et de l’industrie par tout l’univers. Il avait soumis les intelligences à une discipline puissante, et la nation assistait avec bonheur aux premiers débats de la tribune, aux premières audaces de la presse ; il avait prétendu renouveler les Macédoniens d’Alexandre, et se trouvait entouré des Athéniens de Démosthènes et de Philippe. Au lieu de gouvernemens faibles et divisés subissant la suzeraineté d’un grand état militaire, il avait en face de lui des cabinets dont l’union, cimentée par un esprit nouveau, allait durer un demi-siècle et maintenir la paix du monde à travers tous les hasards des révolutions. Il voyait sortir enfin l’active solidarité de l’Europe de ses longs efforts pour en préparer l’impuissance.

Frédéric, Catherine et Kaunitz avaient façonné par leurs maximes et par leurs exemples ces gouvernemens égoïstes et jaloux dont la révolution et l’empire avaient eu raison tour à tour. De 1792 à 1813, aucun lien n’avait uni ni les cabinets ni les peuples ; mais en pesant sur eux, on les avait groupés au lieu de les écraser, et de la résistance à la domination impériale était sorti à Chaumont[3] un traité qui prépara la première alliance permanente et générale que l’Europe eût conclue depuis la rupture de l’unité religieuse au xvie siècle. Cette pensée si nouvelle pour le monde reçut à Paris sa mystique consécration[4], et à Vienne tous ses développemens internationaux. Aix-la-Chapelle, Troppau, Laybach et Vérone virent siéger tour à tour l’amphictyonie européenne : après 1830, elle s’appela la conférence de Londres ; avant l’attentat commis par l’ambition russe contre le repos du monde, elle se nommait encore la conférence de Vienne. Tel avait donc été le résultat définitif de tant d’efforts faits au rebours des tendances naturelles du XIXe siècle : l’unité de l’Europe était constituée, mais elle était constituée contre la France !


II

Ce fut devant l’esprit nouveau dont la charte constitutionnelle était l’expression à l’intérieur, et devant l’union des grandes puissances dont le congrès de Vienne posait alors les bases, qu’échoua cette tentative des cent-jours, la plus hardie qu’une armée ait jamais faite pour imposer sa pensée. En abdiquant à Fontainebleau, afin de se dégager autant qu’il était en lui de toute solidarité dans les sacrifices imposés à la nation, l’empereur avait pressenti que les difficultés qu’allaient rencontrer les Bourbons pourraient rendre bientôt une chance à sa fortune. Ces difficultés étaient grandes en effet : elles résultaient en partie des exigences de leurs vieux serviteurs, qui, tout étrangers qu’ils eussent été par le fait au grand événement de la restauration, se croyaient le droit de l’interpréter dans le sens des doctrines pour lesquelles ils avaient si longtemps souffert ; elles provenaient plus encore des inquiétudes que l’on s’efforçait d’inspirer à tous les intérêts issus de la révolution, des blessures le plus souvent involontaires qui atteignaient les souvenirs ou les amours-propres. Au milieu d’obstacles inextricables et de mauvais vouloirs permanens, dans un pays où les vanités inquiètes formaient comme le fond de l’esprit public, il était impossible que le gouvernement du roi Louis XVIII ne commit pas des fautes, et ce prince eut l’honneur et le mérite de les confesser[5] ; mais les obstacles innombrables semés sous les pas des Bourbons rendaient leur gouvernement difficile sans rendre pour cela le rétablissement du régime impérial plus possible. La révolution acceptait fort bien le grand nom de l’empereur comme le levier le plus puissant pour battre en brèche la monarchie, mais elle entendait subordonner Napoléon au rôle d’auxiliaire contre des adversaires communs, sans le subir désormais comme un maître pour elle-même. Elle espérait profiter de son bras pour faire un 18 brumaire contre les royalistes, tout en se réservant de le lier lorsqu’il s’agirait de reprendre l’exercice du pouvoir. L’Europe, de son côté, considérait le rétablissement de l’empire comme incompatible avec son indépendance et avec le nouvel état politique des peuples ; un tel événement, provoqué par une insurrection militaire au mépris d’un traité solennel, impliquait donc pour toutes les cours représentées au congrès de Vienne une reprise immédiate de la guerre générale. On ne s’explique pas que l’empereur ait pu méconnaître cet état tout nouveau de l’esprit public et les conséquences qu’allaient nécessairement entraîner les dispositions unanimes des cabinets. L’éloignement dans lequel l’Autriche maintenait l’impératrice Marie-Louise, l’interdiction de toute communication entre les deux époux, étaient un indice trop certain de l’adhésion de la cour de Vienne à la politique générale de l’Europe. En s’embarquant à Porto-Ferrajo pour revenir en France pendant que tous les souverains étaient encore rassemblés en congrès, l’empereur ne pouvait se faire aucune illusion sur le fait que la rupture à main armée du traité signé par ses propres plénipotentiaires, pour régler sa situation personnelle et celle des princes de sa famille[6], serait le signal d’une lutte immédiate dans laquelle la France, plus divisée contre elle-même qu’elle ne l’avait jamais été, rencontrerait en face d’elle l’Europe compacte et résolue. Quelles éventualités ce grand esprit entrevoyait-il donc dans une entreprise qui ne permettait de rien espérer d’aucun cabinet ni pour la cause personnelle de Napoléon, ni pour celle de son fils, puisque l’Autriche, qui avait déserté l’intérêt de la régence en 1814, était encore plus strictement contrainte de le répudier en 1815, sous le coup des engagemens formels pris avec un gouvernement reconnu ? Quels résultats favorables attendre d’une crise politique où l’ancien corps législatif, devenu chambre des députés, se faisait l’écho bruyant et applaudi d’idées si contraires à celles qui prévalaient sous l’empire ? Comment tenir tête à la fois aux coalisés sur la frontière et à la chambre des représentans à Paris ? Comment résister, sous le régime de la guerre et de la liberté combinées pour la première paix, à l’hostilité du parti royaliste fortement reconstitué, et aux émotions de la bourgeoisie, atteinte ou dans ses idées ou dans ses intérêts par la soudaine suspension de toutes les industries renaissantes ? Comment conjurer surtout les périls d’un concours forcément emprunté aux passions démocratiques ? et lorsqu’on éprouvait au fond une haine égale contre les théories de la constituante et celles de la convention, comment se tenir en équilibre entre les constitutionnels et les jacobins ?

Reconquérir la France avec six cents hommes, la traverser au pas de course en usant de son nom comme d’un talisman souverain pour abaisser devant soi toutes les barrières, remonter sur un trône contre lequel l’univers est conjuré, et dans la sanglante arène où une armée vient affronter l’Europe, entendre ses vieilles légions mourir en saluant César, c’est là sans doute un spectacle qu’un seul homme pouvait donner aux générations à venir ! Mais lorsqu’on songe que durant les cent jours l’empereur ne parvint pas à nouer une seule négociation sérieuse, ni même à correspondre une fois avec l’impératrice Marie-Louise, et qu’il se trouva, dès le lendemain du 20 mars, en présence de la plus forte coalition qui eût jamais été formée dans le monde ; quand aux périls du dehors on joint les périls du dedans, et qu’à la veille d’une lutte où lui seul valait une armée, on voit une ; loquacité impuissante désarmer imprudemment le vieux bras de l’empereur ; quand on observe l’attitude comminatoire de l’assemblée, où le nom de balayette balançait l’autorité du sien, et qui, dans le cas d’un revers, laissait clairement entrevoir la perspective d’une déchéance ; quand on se dit enfin que de tous ces dangers aucun n’était imprévu, que de toutes ces épreuves aucune ne pouvait manifestement être évitée, on peut se demander si dans cet héroïque épisode de l’épopée napoléonienne l’intelligence politique fut à la hauteur de l’audace, et, si après avoir volé jusqu’aux tours de Notre-Dame, l’aigle n’était pas fatalement prédestiné à s’abattre sur le rocher de Sainte-Hélène.

Les cent-jours, loin d’avoir été la reprise de l’empire, n’en avaient été que l’éphémère parodie, et le grand acteur quittait la scène plus humilié que vaincu. Mais de quel prix la France et l’empereur n’allaient-ils pas payer cette rupture de toutes les conventions passées depuis moins d’une année ! La nation vit remplacer les dispositions du traité du 30 mai 1814 par celles du funeste traité du 20 novembre 1815, et à l’acte solennel qui garantissait à l’empereur Napoléon Ier tous les droits et tous les honneurs inhérens au caractère souverain se trouva substituée une convention entre les cinq puissances, qui fit du fugitif de l’île d’Elbe le captif de l’Europe, — et cette convention, réagissant jusque sur le passé, ne craignit pas de méconnaître en sa personne la dignité impériale dont l’éclat avait si longtemps rempli le monde, — dignité inamissible par sa nature même, et qu’il n’était donné au malheur d’effacer ni du souvenir des hommes ni des pages de l’histoire.

La France avait pu sans doute considérer comme sévères les dispositions du premier traité de Paris. La ramener aux frontières de Louis XIV, lorsque les trois partages de la Pologne, la conquête des Indes et les sécularisations germaniques avaient changé l’attitude de toutes les grandes puissances, ce n’était ni de la bonne justice, ni même de la bonne politique ; mais l’acte du 30 mai ne contenait pas du moins un seul article qui n’impliquât une haute considération pour le grand peuple victime à son tour des hasards de la guerre. À la voix du nouveau gouvernement que la France venait de se donner, l’Europe avait immédiatement évacué notre territoire ; elle s’était retirée sans réclamer aucun tribut en souvenir de ceux dont elle avait été si souvent frappée, et en nous laissant ces nombreux chefs-d’œuvre dont la précieuse conquête marquait la date de toutes nos victoires. Le respect qui couvrait alors la France ne manqua point au chef que celle-ci s’était donnée, et dont les rois avaient si longtemps salué la fortune et imploré la faveur. La position que le traité de Fontainebleau faisait à l’empereur après sa première abdication, celle que cet acte synallagmatique attribuait à sa famille, correspondaient aux sentimens les plus élevés et aux plus strictes convenances ; mais à la seconde invasion on avait cessé de nous respecter tout en continuant à nous craindre, et la loi du talion fut appliquée sans merci au pays qui avait eu le dangereux honneur d’imposer au monde les traités de Presbourg et de Tilsitt. Sous l’entraînement des mêmes idées et des mêmes passions, l’Europe, victorieuse à Waterloo, voulut à la fois se venger du passé sur l’homme qu’elle considérait alors comme son implacable ennemi, et garantir surtout la sécurité de l’avenir qu’une autre tentative pouvait si profondément troubler, lorsque tant de passions qu’on croyait éteintes venaient de révéler tout à coup leur indestructible vitalité.

Le précédent de l’île d’Elbe faisait écarter l’idée d’un établissement en Europe, en quelque lieu et sous quelque titre que ce fût, et les haines les plus implacables ayant elles-mêmes reculé devant l’odieuse extrémité d’un emprisonnement au sein d’une forteresse, on se trouva naturellement amené à rechercher une station lointaine, dans une situation sûre et sous un climat salubre, où l’on pourrait assurer au grand captif toute la liberté compatible avec la garde de sa personne, et où l’on s’efforcerait, autant que faire se pourrait, en lui accordant toutes les aisances matérielles de la vie, de respecter ses habitudes d’activité. Ce fut pour résoudre ce problème, véritablement insoluble au fond, que l’on choisit l’île de Sainte-Hélène, — Sainte-Hélène, pic de fer élevé au centre des océans, devenue l’effroi du monde depuis qu’elle a reçu la malédiction du prisonnier de l’Europe, mais qu’il était assez habituel avant cette époque de célébrer comme une sorte d’île de Calypso, digne d’avoir été le berceau de Vénus[7] ; possession coloniale quelquefois enviée par la France, et qui par une étrange bizarrerie du sort, dans un rapport adressé douze années auparavant au premier consul, était appelée un véritable paradis terrestre, où l’air était toujours pur, le soleil toujours serein, où la joie et la santé brillaient sur tous les visages[8].

C’est sur ce point perdu dans l’espace qu’allait se dérouler l’un des spectacles les plus saisissans de l’histoire. À la limite des deux mondes, on vit un homme confiné dans sa prison occuper la pensée publique autant qu’il l’avait fait dans sa puissance, et substituer le prestige de ses malheurs à celui de ses victoires. Napoléon calcula la portée des émotions populaires jusque dans leurs plus lointaines conséquences, sachant bien que la grandeur d’Octave était moins sortie des services de César que de son sang versé par Brutus. Le rocher de Sainte-Hélène devint pour lui un Calvaire et un Thabor ; la transfiguration s’y prépara par le martyre, et vivant encore, il put pressentir l’apothéose. Aussi répétait-il à ses compagnons fidèles, lorsqu’il voyait parfois fléchir leur courage sous les épreuves de la solitude et de l’exil, qu’il lui fallait souffrir pour entrer dans sa gloire, « et que si le Christ n’avait été attaché à la croix, il n’aurait pas été Dieu[9]. »

Tant qu’avait duré l’empire, les cris des mères avaient été l’écho funèbre de tous les chants de victoire ; mais la paix combla promptement les vides douloureux qu’avait faits la guerre, et les préoccupations publiques prirent un autre cours. Aux foyers de toutes les chaumières, ornés des armes portées dans nos grandes batailles, descendirent comme dans un nuage de poésie les souvenirs de cette vie prestigieuse, dont une opposition avide de popularité dissimulait systématiquement les fautes, pour n’en faire ressortir que les grandeurs. Le culte que tant de vétérans avaient scellé de leur sang durant les enthousiasmes de la jeunesse et de la guerre devint toute la religion d’un peuple qui trop souvent n’en avait plus, et aux légendes de la foi succédèrent celles de l’histoire. On fut donc bien loin d’en finir avec Napoléon en le confinant au sein des mers, et l’on ne fit que le grandir en l’attachant à ce rocher où chacun de ses mouvemens semblait encore ébranler le monde. Une lumineuse auréole resplendit à son front en place de la couronne impériale qu’on prétendait en détacher. L’aigle, déchiré par le léopard, reprit alors son vol altier, et retrouva tout d’un coup cette autorité qui venait de lui échapper durant la crise des cent-jours, entre les exigences si diverses des factions. Le nom de l’empereur devint un symbole commun à tous dans leur lutte contre la monarchie qui régissait alors la France. De cet accord sans exemple d’efforts et d’hommages, auquel concoururent à l’envi les poètes comme les publicistes, les chansonniers comme les historiens, sortit une pensée vague, mais puissante, dont l’avenir aurait à fixer le caractère et à déterminer la portée. Longvvood, gardé par des régimens anglais, surveillé nuit et jour, privé de toute communication directe avec le dehors, apparut néanmoins comme une sorte de maison de verre accessible aux regards de deux cents millions d’hommes. Il ne s’y fit pas un pas, il ne s’y dit pas une parole, il ne s’en exhala pas un soupir qui n’eussent dans l’univers un immense retentissement, de telle sorte que de misérables querelles quotidiennes, fondées sur l’interprétation plus ou moins restrictive de règlemens militaires, devinrent pour le monde et sont demeurées pour l’histoire l’objet d’une inépuisable curiosité.

Les rigueurs de la captivité de Sainte-Hélène, dont les conditions avaient été définies par la convention diplomatique du 2 août 1815 et par l’acte du parlement anglais du 11 avril 1816, ont-elles été aggravées par les procédés personnels de l’officier général chargé de la garde de l’empereur Napoléon ? Sir Hudson Lowe a-t-il rendu plus humiliantes ou plus pénibles, par l’effet de ses propres antipathies, les mesures qui lui étaient prescrites par les ministres du prince régent, et particulièrement par le ministre des colonies ? Depuis trente ans, cette question était résolue, et une condamnation sans appel paraissait pour jamais portée. MM. de Las Cases, O’Meara, Antomarchi, plus tard M. de Monlholon, avaient exposé avec un tel accord la triste histoire de ces querelles, dont la mesquinerie n’était pas sans doute le moindre supplice de l’homme condamné à en alimenter sa vie, qu’il n’y avait dans la conscience publique ni hésitation ni incertitude. L’Angleterre elle-même avait semblé passer condamnation sur la conduite du gouverneur de Sainte-Hélène. Les historiens anglais, et Walter Scott en particulier, lui imputent le tort d’avoir méconnu la portée de son mandat vis-à-vis d’un homme envers lequel le respect ne lui était pas moins prescrit que la surveillance, et dont on entendait qu’il rendit la captivité sûre à la fois et agréable. Tout en défendant énergiquement le gouverneur du vivant de Napoléon, le cabinet britannique lui-même avait paru l’abandonner après la mort de l’auguste captif à la réprobation publique, tant il lui semblait difficile de le protéger contre elle. Envoyé à Ceylan dans une situation secondaire, il n’obtint pas même l’avancement auquel ses vieux services semblaient lui assurer des droits. Rentré dans sa patrie en 1831, il y demeura en inactivité malgré des sollicitations pressantes, et mourut en 1844, pauvre et oublié. Profondément affecté d’une réprobation qu’il tenait pour injuste, mais devinant l’impossibilité de lutter contre elle, sir Hudson Lowe n’accomplit jamais le projet, souvent formé par lui, de défendre l’honneur de son nom devant son pays et devant l’Europe. Sa famille s’efforce aujourd’hui de remplir ce devoir, et un membre distingué du barreau de Londres, M. Forsyth, vient de publier un important recueil où l’on trouve, à côté des notes et des papiers personnels du gouverneur, toute sa correspondance avec le bureau des colonies. À ces documens sont joints, comme des complémens précieux, de nombreuses lettres inédites de tous les personnages intéressés dans ce grand procès, et spécialement une correspondance secrète d’O’Meara avec un fonctionnaire de l’amirauté durant l’exercice de ses fonctions médicales à Longwood, correspondance qui infirme gravement la plupart de ses assertions postérieures.

La publication de M. Forsyth relèvera sous quelques rapports sans doute la mémoire du malheureux général. Elle prouvera que son principal tort fut de s’être résigné si longtemps à exécuter, sans réclamer son rappel, des instructions contradictoires, sinon dans leurs termes, du moins dans l’esprit qui les avait inspirées, puisqu’elles commandaient d’allier les égards les plus constans avec l’inquisition la plus minutieuse. Il n’était pas d’ailleurs une parole adressée à Napoléon qui n’impliquât la négation du caractère que la religion avait scellé de ses pompes et que tant de traités lui avaient garanti. De quelque bien-être qu’on entourât sa captivité, le refus du titre impérial, même dans les simples rapports privés, la lui fit envisager dès le début comme une injure permanente, et l’amiral Cockburn n’était pas plus parvenu que sir Hudson Lowe à lui en adoucir l’amertume.

Plusieurs fois blâmé pour s’être écarté de la stricte rigueur de ses instructions, ce dernier a certainement le droit de faire remonter jusqu’à lord Bathurst et jusqu’au ministère du comte de Liverpool tout entier la responsabilité de la plupart de ses actes, et sur ce point-là il peut avec confiance en appeler à la justice publique ; mais au malheur d’avoir à remplir durant six années une tâche à laquelle se seraient usés les plus habiles, sir Hudson en joignait une autre dont ses lettres portent à chaque page le témoignage authentique. C’était un homme tout d’une pièce, sans tact, sans grâce, tranchons le mot, sans esprit. Avec la ponctuelle raideur qu’y mettent habituellement les militaires, il faisait la police dans l’attitude où il aurait passé la revue d’un régiment. Il avait la main levée au lieu d’avoir l’oreille ouverte, plaçait bruyamment des sentinelles là où un autre plus avisé aurait employé des espions, de telle sorte que le pauvre homme montrait avec une maladresse risible toutes les ficelles qu’il aurait fallu cacher.

La conclusion la plus plausible de cet ouvrage, c’est qu’un autre gouverneur n’aurait pas réussi là où sir Hudson Lowe a si tristement échoué. Napoléon ne pouvait se résigner stoïquement à sa captivité - non que son âme fût au-dessous d’une telle épreuve, mais parce qu’il compta longtemps sur son étoile pour l’arracher à l’exil, et que, dans chaque voile arrivant d’Europe, il croyait voir l’annonce d’une révolution. Un autre motif lui rendait la résignation plus impossible encore. Il avait l’instinct profond que ses souffrances serviraient sa cause, et que pour lui le martyre valait mieux que le repos. C’est ce que comprenait confusément le gouverneur, lorsqu’il expliquait les plaintes quotidiennes des prisonniers et les refus souvent opposés à ses offres les plus bienveillantes par un système de conduite dont on entendait le rendre victime.

L’état de cet esprit, qui, après avoir longtemps entretenu l’espérance, repousse toute consolation et va jusqu’à provoquer la souffrance par de lointaines considérations d’avenir, se révèle même dans les livres écrits à Sainte-Hélène par les biographes de la captivité. On l’entrevoit particulièrement chez M. de Montholon, qui a assisté aux dernières phases de la lente agonie, et qui, avec des qualités moins brillantes que ses prédécesseurs, a l’avantage de s’occuper plus de son héros et moins de lui-même. « L’empereur commence à craindre que la situation de l’Europe ne soit pas ce qu’on lui dit. — On me berce d’illusions, m’a-t-il dit ce matin[10]. On a tort. Le réveil est trop pénible quand apparaît la vérité. Si, depuis deux ans que je suis ici, je n’avais pas espéré un retour de fortune, j’aurais pris mon parti, je me serais créé les habitudes d’un riche colon. Je me serais fait un beau parc à force d’argent ; on m’aurait bâti un beau château. J’aurais bien vécu avec ce M. Lowe ; j’aurais fait la cour à sa femme, qu’on dit fort jolie. Nous aurions passé notre temps en gentilshommes campagnards. J’aurais bien sûrement depuis longtemps toute l’île pour prison. Que d’ennuis je me serais évités ! Et qui sait si de ce système de vie ne serait pas sorti un entendement avec le gouvernement anglais ? Mais le vin est tiré, il faut le boire jusqu’à la lie. Et puis mon fils ! si je meurs sur la croix et qu’il vive, il arrivera[11]. »

Tout le drame de Sainte-Hélène est dans ces dernières paroles de l’homme qui calculait avec une perspicacité si merveilleuse l’effet du malheur et de la distance sur l’imagination des peuples. Cette confiance dans le magique avenir de son nom ne l’abandonna jamais, lors même qu’il eut perdu toute espérance personnelle. De sombres nuages planaient sur l’Europe dans l’année qui précéda la mort de l’empereur Napoléon, et, pour avoir été un moment dissipés, ils ne devenaient pas moins menaçans pour la génération qui devait suivre. L’oreille tendue à tous ces bruits qui semblaient annoncer la chute des dynasties antiques, le captif des cabinets essayait en quelque sorte de prendre le vent des révolutions futures, et de se mettre dans le courant de toutes les idées nouvelles. Le génie de l’industrie et de la paix l’emportait si décidément au sein des sociétés modernes malgré les agitations civiles, que le guerrier présentait tous ses anciens plans de conquête comme destinés à aboutir très prochainement dans sa pensée à une pacification universelle et à une vaste réorganisation de l’Europe sous l’empire des mêmes lois, des mêmes idées, des mêmes intérêts. Pour répondre aux hommages quotidiens des éloquens tribuns passés de ses camps dans les assemblées politiques, il se disait quelquefois le plus libéral des hommes, et il prenait la peine de tracer pour ses successeurs l’esquisse d’une constitution où ne manquait rien de tout ce qu’il avait proscrit lui-même. Vaines hypocrisies du génie, doublement inutiles devant le passé et devant l’avenir ! Pour s’emparer sans condition de celui-ci, Napoléon n’avait d’ailleurs qu’à mourir. Sa vie tumultueuse s’éteignit dans une tempête[12]. « Tandis qu’il mourait, dit l’auteur de la nouvelle Histoire de la captivité de Sainte-Hélène, un violent ouragan balayait l’île, ébranlait beaucoup de maisons jusque dans leurs fondemens et déracinait quelques-uns des plus grands arbres. Au milieu des fureurs et des hurlemens de la tempête, on eût dit que l’esprit des orages, porté sur les ailes du vent, courait apprendre au monde qu’un être puissant tenait de descendre dans les sombres abîmes de la nature[13]. Les élémens en guerre au dehors étaient aussi l’emblème des dernières pensées du grand capitaine expirant : elles se tournaient vers la lutte des champs de bataille, et ce fut avec ces mots <i tête, armée » sur les lèvres que son esprit passa pour jamais des rêves terrestres de la complète devant son créateur et son juge[14]. »

Ce juge, dont il avait été l’instrument parfois redoutable et toujours visible, avait touché le cœur du conquérant et fait fléchir sa fière intelligence sous la foi des humbles et des petits. En grandissant son nom dans l’imagination des peuples, ses tortures avaient épuré son âme, et Dieu lui avait épargné ce dernier malheur d’être impunément visité par le sort. Un pauvre prêtre italien, d’un esprit inculte et vulgaire, reçut à la veille du jour suprême ces derniers aveux qui consolent la terre et réjouissent le ciel. Grâces soient rendues à M. de Montholon d’avoir sur ce point levé tous les doutes, et révélé le secret de ces entretiens, dans lesquels un obscur ministre de la religion lit plus pour le grand homme que n’avait fait le pontife qui descendit des hauteurs du Vatican pour lui poser sur le Iront la première couronne de l’univers !

III

Napoléon avait à peine expiré, qu’une entente sans précèdent dans l’histoire des partis s’opéra, nous l’avons vu, pour grandir sa mémoire. Les jacobins entérites lui pardonnèrent jusqu’à sa haine, en retour de celle qu’ils lui supposaient contre leurs communs ennemis ; l’école libérale de la restauration, où ses généraux se trouvèrent tout à coup transformés en implacables adversaires du despotisme, versa à grands traits à la nation cette nauséabonde mixture d’idées disparates qui a plus que toute autre cause énervé son tempérament politique. Il n’y avait pas jusqu’au parti royaliste, qui, pour conquérir sa part de popularité en écartant les souvenirs dont on avait fait contre lui un si cruel usage, n’entrât peu à peu dans l’accord que la mort du grand homme semblait d’ailleurs rendre sans conséquence et sans nul péril pour l’avenir. M. Thibaudeau préparait son histoire, qu’on dirait écrite à frais communs par un conventionnel incorrigible et par un vieux grognard ; M. de Norvins accommodait la sienne au goût des opinions régnantes. Le nom d’un homme dont les diverses phases de la vie avaient la signification la plus complexe devenait donc, par l’effet de ces diversités mêmes, le symbole universel de toutes les oppositions, à quelque point qu’elles s’arrêtassent. On vit l’illustre auteur de la brochure de Buonaparte et les Bourbons, d’abord pour insulter M. de Villèle, plus tard pour insulter Louis-Philippe, colorer de tout l’éclat de ses pinceaux le règne dont il avait tracé un tableau si terrible. Ramené par la haine à la justice et bientôt après à l’hyperbole, M. de Chateaubriand opposait chaque jour, dans une polémique ardente, les colossales proportions de l’empire aux timidités de ces gouvernemens pacifiques que l’Achille de la presse se croyait assez puissant pour faire tomber, soit en les touchant de sa lance, soit même en se retirant sous sa tente ; enfin les jeunes poètes couvés sous son aile désertaient l’autel qui avait reçu leur premier encens, pour se vouer au culte du dieu sous le char duquel il était écrit qu’ils seraient broyés.

Le désaccord de la pensée consulaire avec la pensée impériale qui semblait devoir affecter la renommée politique de Napoléon fut précisément ce qui servit le plus heureusement sa mémoire, et lui ménagea l’universalité des admirations populaires. Les uns voyaient en lui le conquérant foulant toutes les couronnes sous son talon, les autres le législateur pacifique opérant en une année la miraculeuse résurrection de la France. Pendant que les hommes religieux s’inclinaient au souvenir du concordat, philosophes et gallicans trouvaient de quoi se satisfaire dans la captivité du pape et les actes de Fontainebleau. C’est ainsi que, par une destinée sans exemple, Napoléon se trouva résumer dans sa personne tous les contrastes et correspondre à tous les sentimens, de telle sorte qu’il apparut aux yeux des masses comme la personnification cyclique de la nationalité tout entière. Ce nom était le seul que sût le peuple ; il était le seul que lui enseignassent chaque matin ses maîtres. Si donc, au milieu des angoisses et des incertitudes de l’avenir, livré à lui-même et solennellement consulté, le peuple a prononcé le mot qui résumait toute la poésie de sa rude et laborieuse existence, il n’y a dans l’irrésistible retentissement d’un tel nom rien qui puisse étonner, si ce n’est l’étonnement même des hommes qui le lui avaient si souvent répété.

Des œuvres moins éphémères que des odes, moins populaires que des chansons, se préparaient sous l’influence du même esprit, et allaient surexciter à leur tour la pensée qui les avait inspirées.

Ce fut le complément de la fortune de l’empereur Napoléon de voir l’histoire diplomatique de son règne écrite par les publicistes les plus éminens de la monarchie de 18 : 50 sous le contre-coup des idées qui avaient inspiré l’opposition durant le gouvernement précédent. Tout étrangers que leurs livres dussent demeurer par leur nature aux impressions populaires, ces livres les reflétèrent visiblement. M. Bignon, auquel le mandat de l’auguste testateur avait confié le soin de défendre sa mémoire devant l’Europe, a lié toutes les parties de son œuvre par une pensée dominante. Il s’est efforcé d’établir que l’extension indéfinie des entreprises de l’empire était sortie des résistances mêmes que les cabinets avaient dès l’origine persisté à lui opposer. Quelque erronée que cette donnée soit à nos yeux, nous aimons à reconnaître qu’elle est développée par M. Bignon d’une manière spécieuse, et nous confessons volontiers que la lecture de ce livre laisse une impression généralement favorable à la diplomatie impériale, particulièrement quant aux préliminaires de la rupture avec la Russie, époque où s’arrête l’ouvrage. Cette histoire a éprouvé le double malheur de n’être point achevée par son auteur[15] et de rencontrer après sa publication la plus redoutable des concurrences. Elle a toutefois, comme œuvre apologétique, une valeur sérieuse, et à ce point de vue le livre de M. Thiers l’infirmera d’autant moins que ces deux écrits, quoique également inspirés par un sentiment très favorable à l’empire, sont d’une facture toute différente. Abondant en détails, inépuisable en intérêt, d’un naturel heureux et d’une rapidité entraînante, le récit de l’éloquent orateur n’est lié dans ses parties diverses par aucune donnée systématique. M. Thiers, le mieux renseigné des historiens et le plus facile des narrateurs, expose les faits tels qu’ils se succèdent, admirant les grandes choses accomplies et blâmant résolument les aventures, surtout celles qui n’ont pas réussi ; mais les actes qu’il condamne avec le plus d’éclat, — la guerre de Prusse en 1806, la guerre d’Espagne en 1808, l’enlèvement du pape en 1809, la guerre de Russie, dont il est, nous l’espérons, à la veille de nous entretenir, — toutes ces entreprises partielles, coupables ou dangereuses, ne ressortaient-elles pas du vaste système embrassé par la puissante tête de Napoléon dès la fin de 1805 ? Ces tentatives furent-elles des accidens de sa politique et de sa vie ou les conséquences presque logiques d’une idée fondamentale qu’il aurait fallu tout d’abord juger ? Telle est la question à décider, et nous avons eu bien moins la prétention de la résoudre que de la poser dans ce travail.

Ce serait manquer à la justice que de ne point rappeler, après ce grand monument, auquel il ne manque plus que ses dernières assises, le livre si distingué de M. Armand Lefebvre. Ces pages condensées révèlent un homme que de substantielles études préparaient dans la retraite au maniement des affaires. Malgré une consciencieuse admiration pour l’empire, il y règne un esprit de modération pratique et un sentiment du droit européen qui ont manqué malheureusement à la plupart des appréciateurs de cette époque immortelle.

Ce sont là des tableaux dont la beauté sérieuse ne sera pas surpassée. Aussi ne m’expliqué-je pas quel intérêt peut porter à reprendre aujourd’hui en sous-œuvre et à récrire à frais nouveaux les annales d’un temps dont M. Thiers achève l’histoire, et dont M. Marco Saint-Hilaire a enluminé depuis si longtemps la légende. M. Emile Bégin l’a estimé utile. Il a cru possible de fondre l’histoire politique dans l’histoire populaire et de marier la manière de Tacile avec celle de Franconi. Son livre promet trop de choses pour n’en pas laisser regretter quelques-unes. Il n’annonce en effet rien moins qu’une Histoire de Napoléon, de sa famille et de son époque, au point de vue de l’influence des idées napoléoniennes sur le monde.

L’influence des idées napoléoniennes sur le monde ne peut être appréciée que par le rapprochement des plans de Napoléon avec les œuvres accomplies, et par un parallèle sincère entre les théories et les résultats ; or M. Bégin énonce, ce me semble, le problème plutôt qu’il ne s’efforce de le résoudre. Une histoire de la famille de Napoléon peut offrir aux études biographiques un champ tantôt grave, tantôt charmant ; mais, en liant trop étroitement ce sujet à la politique même de l’empire, on s’engage dans l’alternative, ou de sacrifier l’empereur à sa famille, ou sa famille à l’empereur. Les frères et les sœurs de Napoléon étaient sans doute pour la plupart des personnages d’une remarquable distinction, et peu de familles ont présenté un tel assemblage de qualités solides ou brillantes. Joseph, aux manières naturellement royales, juge avec une rare sagacité la politique dont il est l’instrument et la victime[16]. Si Lucien avait les vivacités et les soubresauts d’une nature méridionale, il en avait aussi les qualités fortes et éclatantes. Le seul tort du roi Louis de Hollande fut d’avoir été le meilleur des Hollandais. Murat était le plus brillant des paladins, et les fautes du prince furent lavées dans le sang du soldat : enfui autour de ce trône, dont la grâce douce et molle de Joséphine tempérait l’éclat sévère, on voyait une princesse belle comme Cléopâtre, une autre ambitieuse comme Agrippine. Néanmoins ces qualités, toutes réelles qu’elles fussent, n’empêchèrent pas, nul ne l’ignore, la famille Bonaparte d’être pour son chef, de l’érection du consulat au déclin de l’empire, l’occasion des plus sérieuses et des plus persistantes difficultés. Les frères de Napoléon ne pouvaient avoir manifestement en France qu’une importance de reflet, et leur situation les condamnait à servir leur frère jusque dans ses fautes.

C’est contre ce rôle forcé qu’ils s’élevèrent avec une persistance plus honorable que politique. Nulle part plus que chez les rois de la dynastie napoléonienne, le système qui prévalut de 1805 à 1812 ne fut énergiquement improuvé, et quelquefois combattu. L’idée d’avoir, comme grands dignitaires de l’empire français, un service à faire aux Tuileries, leur paraissait profondément blessante pour les sujets sur lesquels on les envoyait régner, et la doctrine fondamentale de l’empereur n’était par eux ni acceptée ni comprise. Il semble donc difficile d’associer ces deux points de vue, et ceci ne contribue pas peu à diminuer l’intérêt qui s’attacherait naturellement aux documens réunis dans l’Histoire de Napoléon et de sa famille. Prises dans les portefeuilles de la famille de Napoléon, dans ceux des nombreux compatriotes associés à ses travaux et à sa fortune depuis sa sortie de la Corse, ces correspondances sont malheureusement tronquées au gré des convenances de l’écrivain, au lieu d’être publiées dans la forme qu’a su leur donner M. Ducasse pour les lettres du roi Joseph. M. Bégin affronte d’ailleurs deux périls également redoutables : sa philosophie de l’histoire poursuit la formule sans la rencontrer, et quand il ouvre toutes ses voiles au souille de la poésie épique, son esquif côtoie parfois l’écueil placé à un pas du sublime. Ce livre donc, malgré un bon vouloir si peu équivoque, constate que mieux vaut pour le règne de Napoléon s’en tenir aux histoires écrites que de les recommencer.

Nous voici parvenus à la fin d’un travail dont nos lecteurs ont pu mesurer les difficultés. Nous l’avons abordé avec cette indépendance d’esprit que ne trouble le souvenir d’aucun bienfait ni celui d’aucune injure. Du fond d’une retraite où n’arrive pas le bruit des passions, nous nous sommes efforcé de juger l’œuvre de Napoléon, comme s’il s’était agi d’apprécier celle d’Alexandre ou de Charlemagne. Nous avons entrepris cette étude, assuré de rencontrer jusqu’au bout cette respectueuse liberté de l’histoire qui fait l’honneur même, des grands hommes. — Nous avons vu le général Bonaparte au début de sa miraculeuse carrière, arrivant au jour marqué couvert et protégé par les prestiges de cet Orient d’où viennent toutes les grandes gloires[17]. Nous l’avons montré acceptant en 1709 une tâche que toutes les intelligences élevées et tous les cœurs honnêtes semblaient lui avoir déléguée par avance. Débarrassant la France de toutes les corruptions et de toutes les impuissances, il réforma les institutions sans les abolir, et dégagea dans la révolution française ce qu’elle aura de principes éternellement légitimes et de souvenirs éternellement odieux. Pour lui, les jours sont des siècles. Il substitue le droit commun à l’arbitraire, et fait cesser toutes les proscriptions ; il convoque à ses côtés, comme leur supérieur légitime, tous les esprits éminens sans distinction d’origine ; il rétablit la confiance dans la nation et dans l’année, fonde le crédit, réorganise l’administration, donne une institution nouvelle à la magistrature, et tandis qu’il opère toutes ces grandes choses, il offre à l’Europe une paix que celle-ci refuse sans soupçonner le prix dont elle va bientôt la payer. Il conquiert enfin, en domptant la nature, ce bien qui était le vœu de tous, sans être avant lui l’espérance de personne : il impose par la victoire la paix continentale et maritime et le monde se repose un moment par admiration autant que par crainte. L’auteur des traités de Lunéville et d’Amiens profite alors de toute sa puissance pour rattacher la France à la civilisation chrétienne, dont elle avait honteusement déserté la tradition. Il porte à toutes les révoltes de l’orgueil le plus terrible coup qui les ait atteintes dans aucun siècle, et la nation, réconciliée avec le ciel, un moment en paix avec toute la terre, s’incline devant Auguste et lui confie ses destinées.

Mais de tels succès sont plus périlleux que les plus formidables revers. Le grand capitaine ne résiste ni à sa fortune, ni aux irritations dont l’agacent d’obscurs ennemis : par l’interprétation qu’il donne bientôt au traité, demeuré le fondement le plus solide de sa gloire, il prépare de sa propre main les liens d’une nouvelle coalition, et il va couper à Vienne avec son épée le nœud qu’il devra successivement trancher à Iéna, à Friedland, à Wagram et à Moscou. Enivré par des triomphes dont l’épreuve avait été jusqu’alors épargnée par le ciel aux plus fortes âmes, il se croit en mesure, parce qu’il se sent invincible, de commencer contre la nature des choses la lutte qu’engageait Xercès contre les Flots de l’Hellespont. À la fantastique unité qu’il entrevoit dans ses hallucinations ardentes, à cette suprématie de la France sur le monde vaincu par ses idées et par ses armes, il sacrifie tous les droits sans scrupule, et toute une génération sans pitié. Il marche sur la tête des peuples et des rois, et l’Europe écrasée se tait un moment devant lui. Poursuivant une mission vengeresse contre les pouvoirs égoïstes de son temps, il fait sur eux une sorte de 18 brumaire universel ; mais à la lutte des gouvernemens succède celle des peuples, dont il a si tristement froissé les plus invincibles instincts. Ces peuples se refusent à acheter un meilleur avenir au prix du systématique dédain que l’on prodigue à leur passé, et l’histoire se soulève tout entière contre l’utopie du conquérant. Le cri parti d’Espagne retentit dans les steppes de la Russie, et lorsque l’empereur s’y trouve conduit par l’irrésistible logique de sa pensée, il suffit à Dieu d’abaisser le thermomètre de quelques degrés pour envelopper tout ce bruit dans un silence éternel. Quelques bandes, plus semblables à des ombres qu’à des hommes, s’échappent seules du sein des solitudes, suivies par ces hordes que l’Occident n’avait pas vues depuis les jours d’Attila. L’Allemagne leur tend la main au lieu de leur opposer sa poitrine : de patriotiques défections et des ingratitudes royales qu’absolvent les entraînemens populaires assurent ce triomphe de l’Europe, qui ne s’étonne pas moins de sa victoire que la France de sa défaite.

L’empire tombe par le seul effet des conditions imposées pour la paix, conditions qui, s’il les avait acceptées, auraient impliqué la plus accablante condamnation de sa politique. Il tombe une seconde fois, plus menacé par ses défenseurs que par ses ennemis, et constatant par l’impuissance de cette dernière tentative que de toutes les idées qu’il avait semées, il ne survivait plus qu’une gloire incomparable. À la captivité de l’empereur commence une phase nouvelle et plus curieuse peut-être. Le souvenir des souffrances individuelles disparaît, bientôt sous la paix, comme les blessures d’un tronc vigoureux se cachent vite sous les feuilles qui les recouvrent. Exploité par les partis, exalté par les poètes, célébré par les chansonniers, devenu le culte domestique de toutes les chaumières, l’empire n’apparaît plus que dans l’éclat de ses mille victoires, rehaussées par les dramatiques douleurs de la captivité. Le phare de Sainte-Hélène brille sur la sombre profondeur des mers comme dans le lointain des âges, et le rocher où l’Europe avait cru enchaîner son captif devient l’autel où le grand homme va passer dieu.


LOUIS DE CARNE.

  1. Proclamation du 10 janvier 1814.
  2. Juillet 1813.
  3. Traité de Chaumont, 3 mars 1814.
  4. Traite de la sainte-alliance.
  5. On peut voir nos études sur la restauration dans la Revue du 13 mai et 15 juin 1852.
  6. Traité du 11 avril 1814.
  7. Voyage de M. Bory de Saint-Vincent, Paris 1804.
  8. Pictorial History of England, vol. 4, citée par M. William Forsyth.
  9. Récits la Captivité de l’empereur Napoléon, par le général de Moutholon, t. II.
  10. 15 août 1817.
  11. Récits de la Captivité de l’empereur Napoléon, tome II, ch. III.
  12. 5 mai 1821.
  13. A mighty power had passed away
    To breathless nature’s dark abyss.
  14. Histoire de la Captivité de Napoléon, d’après les documens officiels inédits et les manuscrits de sir Hudson Lowe, publiée par William Forsyth ; tome III, chap. XXX.
  15. En exprimant ce regret, je suis loin de méconnaître d’ailleurs la valeur de certaines portions de l’œuvre complémentaire à laquelle M. le baron Ernouf, gendre de M. Bignon, a consacré ses soins et son dévouement filial. Ce travail, rédigé sur les notes de M. Bignon et d’après les documens recueillis par lui, a été continué jusqu’à la deuxième restauration.
  16. La Revue consacrera bientôt un travail spécial à la Correspondance du roi Joseph.
  17. Napoléon.