Le Conseiller des femmes/07/01

DES FEMMES EN GÉNÉRAL
et de leur véritable émancipation.
2e article.

Une modestie d’autant plus grande que le mérite est plus réel, persuade à beaucoup de mères qu’elles ne sont pas capables d’élever leurs filles : Nul doute si, par le mot élever, on entend instruire avec toute l’extension donnée aujourd’hui aux sciences et aux arts ; nul doute, s’il s’agit de former des professeurs.

Mais, pour l’immense majorité, il s’agit seulement d’orner l’esprit, de développer la raison et de mettre les jeunes filles, qui deviendront à leur tour femmes et mères, en état de prendre plaisir aux entretiens sérieux ; de plaire plus constamment à leur époux et de se voir au moins au niveau de leur fils, pendant les premières années de sa jeunesse. L’instruction ainsi conçue ne peut en rien être nuisible ; elle convient également à toutes les femmes, riches et pauvres, car elle entre complètement dans ce cercle éternel du devoir, d’où la femme ne sort jamais sans trouver partout la souffrance.

Malheureusement la vanité plutôt que le sentiment de l’utilité de l’instruction, peuple trop souvent les pensions et livre les jeunes filles aux leçons toujours dangereuses d’un professeur. Oui, elles sont dangereuses les leçons données par l’homme[1].

Du moment que des livres ont été mis entre les mains d’une jeune fille, les pourquoi se pressent sur les lèvres et se succèdent dans l’imagination. Alors souvent les détours maladroits du professeur ou bien ses explications prétendues philosophiques, éclairent d’une fausse lumière la jeune fille, et l’amènent insensiblement à vouloir comparer entre eux les préjugés et les vérités. Si elle a entendu quelques-unes de ces discussions que les pères ne sont pas toujours assez sages pour se garder de soutenir devant leurs enfans, le doute se glisse dans son ame, et le professeur, honnête homme du reste, sème à loisir l’ivraie dans le champ préparé pour donner plus tard de riches moissons.

Mais, que sera-ce d’une élève confiée à l’un de ces hommes pour qui le savoir rend douteuses les lois universelles de la morale dont ils nient l’existence, faute d’en trouver en eux-mêmes non l’intelligence, mais le sentiment ? Sous prétexte de fortifier l’esprit et la raison, ces hommes-là saperont toutes les croyances. Sans doute ils ne pensent pas mal faire, et cependant ils font un mal irréparable. Si la tolérance du monde épargne l’homme dans ses erreurs, le monde n’a pas de tolérance pour la femme ; c’est une chose qu’il faut lui rappeler sans cesse, et cette chose importante est justement celle que, sans le vouloir, sans y songer, l’homme le plus honnête lui apprend à dédaigner. L’homme se met et doit se mettre peut-être au dessus de l’opinion publique ; il a pour lui les lois, les mœurs, l’usage, la prévention générale ; prédominé par le sentiment de la liberté, il est nécessairement un mauvais instituteur pour la jeune fille et pour la femme ; il se trouve tout naturellement en opposition avec une mère pénétrée de la pensée de ses devoirs ; au lieu que l’institutrice, quelle qu’elle puisse être, sait deviner le point où ses leçons doivent s’arrêter ; femme, elle ménage cette pudeur délicate de l’ame, cette timidité de pensée dans lesquelles toutes les femmes puisent un sentiment si profond et si vrai de leur dignité ; elle sait glisser sur ce qu’il serait dangereux de laisser remarquer, ou bien elle se sert habilement, pour fortifier ou développer le sens moral, de ce que le professeur, le plus homme de bien, ferait servir, à son insu, à l’altérer : car l’éducation, pour la femme surtout, doit toujours marcher de front avec l’instruction ; ce qui, malheureusement, n’a pas encore lieu dans les pensions, où sont élevées les jeunes filles, pas plus que dans les colléges : L’instruction ne peut donc compenser ce qu’elle enlève à l’éducation ; il y a donc irréflexion et danger à confier l’esprit et l’ame d’une jeune fille au professeur le plus probe ; les femmes seules peuvent donc élever des femmes ?

Aux femmes, comme aux peuples, les hommes parlent beaucoup aujourd’hui de leurs droits : nul ne songe à leur parler de leurs devoirs, si ce n’est lorsque les propagateurs de la liberté s’épouvantent eux-mêmes des résultats possibles de leurs travaux ; alors reparaissent les railleries ou l’injustice ; alors on trouve très-convenable qu’il y ait des prolétaires et des couvens, de la misère et de l’ignorance, des patriciens et des esclaves ; alors encore et comme toujours, la loi du plus fort redevient

La meilleure ;
Je vais le prouver tout à l’heure.

Eh ! bien, nous, femmes ; nous que les hommes ne songent qu'à corrompre quand nous sommes jeunes ; nous dont des professeurs plus ou moins candides veulent faire des femmes fortes, en dépit de notre organisation incomplète ; nous que les préjugés, les lois concourent à écraser depuis le berceau jusqu’à la tombe. Nous sommes peut-être les seuls êtres de la création qui ayons à la fois, pour nous et pour le peuple, le sentiment clair et distinct des droits et des devoirs, tous inséparables.

Oui, le droit et le devoir sont inséparables pour les individus plus ou moins nombreux de l’espèce humaine réunis en société. Il en est parfois auxquels cependant on ne laisse que le devoir ; tel est le lot accordé aux femmes sur toute la surface du globe.

Ainsi, la femme tributaire de l’état par les impôts et par ses enfans, ne peut espérer de prendre aucune part aux affaires politiques ou administratives[2] ; repoussée comme témoin de tous les actes de l’état civil, elle n’est point apte à attester la naissance d’un nouveau citoyen ; mais, en dédommagement, sans doute, elle peut témoigner devant les tribunaux et jeter dans la balance de la justice le grain de sable qui va livrer à la prison perpétuelle ou bien au bourreau, un coupable, peut-être un innocent.

La mère alarmée pour le bonheur d’une fille chérie, refuse en vain son consentement à une union dont elle redoute les suites ; le père dit oui, dans sa sublime sagesse, et la jeune fille devient légalement la proie d’un joueur.

Ce joueur maître de tout, peut ruiner à son bon plaisir femme et enfans, il peut accabler la première des plus indignes traitemens et mettre en danger sa vie : la loi sur la séparation est telle, que l’épouse, que la mère souffre et se tait en silence ; car si elle demande du secours, on l’obligera d’abord de rester dans le domicile conjugal, d’où son époux la chasse chaque jour si elle persévère dans ses plaintes, on commencera par lui arracher ses enfans pour lesquels elle a tant souffert, et on les placera dans des mains étrangères lorsqu’il aura été enfin bien prouvé qu’auprès de leur père, ils ne sont pas en sûreté de la vie. Pendant la durée du procès, elle sera soumise seule à un espionnage de toutes les minutes, et à mourir de faim avec la pension alimentaire, rarement payée, qui lui a été allouée. La séparation est prononcée : la malheureuse respire enfin ; elle espère que ses enfans lui seront rendus… L’oubli de quelqu’une des formalités sans nombre voulues par les lois, la remet entre les mains d’un mari plus exaspéré que jamais par l’audace qu’elle a eue de vouloir lui échapper…

Qu’on ouvre le Code civil ; qu’on lise tout ce qui concerne la femme, et l’on se demandera sans doute d’où sont sorties ces lois barbares par lesquelles non-seulement la femme est condamnée à une tutelle éternelle, mais aussi à voir sa dignité comme épouse rabaissée, au point que, le deuil qu’elle doit porter quand elle devient veuve, est censé lui être donné par les héritiers de son mari, s’il meurt sans laisser d’enfant ; et que, dans aucun cas, elle ne peut devenir héritière, que si le mari n’a point légué à l’abandon et à l’opprobre quelqu’enfant naturel !

Où sont inscrits nos droits ? nulle part, et partout une main de fer a inscrit notre abaissement et nos devoirs ! Et aujourd’hui, en raillant, l’homme parle de l’émancipation des femmes ! Et il affecte de croire que l’instruction seule leur manque ; et quelques-uns s’imaginent trouver des sujets d’alarme pour l’avenir, dans ce grand mouvement intellectuel qui s’opère partout, et auquel nous prenons part, autant que nous le permettent les mille entraves opposées toutes à la fois ou l’une après l’autre, aux élans de l’ame, aux efforts de l’intelligence, au développement de la raison, enfin, à ce qui distingue l’espèce humaine de la brute !

Le mal n’est pas dans notre ignorance, puisque notre ignorance nous cache du moins tant de révoltans abus de la force ; le mal n’est point dans le manque d’instruction, puisque sans instruction la femme trouve en elle-même non-seulement la connaissance ou si l’on veut, l’instinct de ses devoirs, mais encore le courage de porter à la fois le fardeau des peines de la vie, des souffrances morales et physiques, de l’injustice, du despotisme, et des consolations à donner à celui qui l’opprime, quand sa force musculaire à lui et sa force intellectuelle si supérieures lui manquent à l’aspect du malheur ; le mal est dans l’oubli des principes d’une liberté sage qui repose sur les droits et les devoirs.

Aujourd’hui, l’homme tout préoccupé de ses droits, oublie parfois ses devoirs ; la femme long-temps préoccupée de ses devoirs, a long-temps oublié ses droits. Peu à peu nous sommes sorties, comme le peuple, d’une bien longue enfance : maintenant nous songeons à préparer pour les femmes à venir une ère nouvelle et meilleure ; car pour nous subsiste encore en partie ce qui a toujours subsisté, et comme, ici, il ne s’agit point de vaincre la force par la force, mais de fonder avant que de détruire, il est probable qu’aucune de nous ne verra le complément des changemens déjà amenés par le temps : de ces changemens qui ont eu lieu sans la participation volontaire de l’homme.

L’émancipation que nous réclamons n’est point une folie, une chimère ; nous n’avons point la prétention de vouloir nous délivrer de ces chaînes qu’impose à la femme la nature surtout ; le savoir ne pourrait nous dédommager de toutes les jouissances qu’il fait perdre à l’homme ; la liberté entière dont il s’énorgueillit, ne saurait nous satisfaire, car pour être libre de cette manière il faut rompre les liens de famille, vivre de sa propre vie, et de l’égoïsme de la femme est toujours à deux[3] ; mais nous osons dire qu’au nombre des préjugés qu’il reste encore à abolir, ceux qui sont relatifs à la femme se trouvent presque tous debout ; qu’il est temps d’attester dans les lois, que la mère aussi bien que le père, et même si ce n’est mieux, peut être la dépositaire de la fortune et de l’avenir de ses enfans, et que si la raison acquise est le partage de l’homme, la raison native est le nôtre.

C’est à nous, femmes, de prouver nos droits ; c’est à nous de répandre parmi les femmes l’instruction, qui nous devient à toutes chaque jour nécessaire ; car, seules, nous pouvons faire marcher avec elle l’éducation, et seules nous saurons ne point sacrifier l’une à l’autre.

Ainsi s’établira par la force des choses une émancipation réelle : il ne s’agira plus de vains débats sur une égalité plus ou moins incontestable, et l’homme en s’accoutumant à trouver dans l’épouse, dans la sœur, dans la femme une amie, une compagne, effacera peu à peu, du Code, les lois qui montrent combien la raison acquise de l’homme civilisé, reste souvent au dessous de la raison native des Ilotes du monde entier.

Mlle S. H. Dudrezène.


Séparateur

  1. C’est une Parisienne qui parle, et à Paris presque toutes les leçons sont données par des hommes dans les pensionnats de jeunes filles.
  2. Ce fait est tellement vrai qu'il nous a été impossible à nous, propriétaire et directrice du Conseiller des Femmes, d’éluder la loi qui veut : que tout journal périodique ait un gérant male. Note de la directrice.
  3. Mad. de Staël