Le Conseiller des femmes/05/01

La vieille Madeleine.
2e partie.

Deux jours après la disparution de Louis, c’était la veille du marché dans la petite ville de C***. Dès le grand matin la porte d’une humble maison s’ouvrit, et il en sortit une femme d’environ soixante-dix ans. Le tems et surtout l’habitude de porter des fardeaux avaient courbé sa taille maigre et petite. Sa figure ridée ne laissait plus deviner ses charmes d’autrefois ; pourtant chacun disait que Madeleine avait été jadis la perle du canton. Elle conservait une force rare à son âge, et ses yeux devenus d’une couleur grisâtre, exprimaient la bonté qui remplissait son ame.

Chargée d’une hotte encore vide, un bâton à la main, la vieille se mit en route, grignotant pour son déjeûner un morceau de pain noir. Ce jour-là, comme la veille de tous les marchés, elle se rendait chez les femmes des environs auxquelles elle achetait des légumes, des fruits et quelques autres denrées dont elle tirait en le revendant un léger profit, qui, joint au produit de son rouet et de son tout petit jardin, la faisait vivre, sinon avec aisance, du moins avec ce qui semble à cette classe indigente et laborieuse composer tout le nécessaire de la vie.

Madeleine avait pourtant connu une meilleure situation : admise comme bonne d’enfant dans un des meilleurs châteaux environnant la ville de C***, elle y était restée long-temps et ne s’était séparée de ses maîtres que quand ils avaient eux-mêmes quitté le pays, afin d’aller habiter pour un temps l’Angleterre. La petite maison où depuis long-temps elle avait vécu heureuse à force de travail, était sa propriété, fruit de ses économies et des gratifications qu’elle avait reçues de ses maîtres.

Madeleine avait conservé de son ancien état quelque chose dans le langage et les manières qui la distinguait des autres villageois et lui donnait sur eux une sorte de prépondérance. La bonne femme le savait bien ; tant soit peu sentencieuse, elle s’écoutait parler avec un secret plaisir et aimait assez qu’on l’écoutât de même.

Déjà Madeleine a dépassé ce qu’on appelle pompeusement les portes de la ville ; elle chemine gaîment, comptant par ses doigts le profit du lendemain, et se promettant d’en acheter quelques vêtemens chauds, bien nécessaires par la rigueur de la saison. Tout en rêvant ainsi elle arrive en vue d’une ferme où personne ne paraît encore levé, tant Madeleine a été matinale. Tiens ! se dit-elle, ils sont bien paresseux ou moi bien alerte malgré mes soixante-dix ans ; et la vieille de sourire avec une secrète satisfaction ; car si la jeunesse ambitionne les grâces, le vieillard prétend à la force et à l’activité ; il lui semble que la vigueur que conserve son bras peut retarder la marche du temps et repousser la mort.

En attendant qu’on s’éveille à la ferme, Madeleine songe à gagner la grange pour se mettre à l’abri du vent qui souffle toujours âpre et glacial. Elle ouvre donc la porte de la grande cour, et s’étonne de ne point entendre les aboiemens que d’ordinaire n’épargne point Loulou, gros chien noir préposé à la garde de la ferme. Elle l’entend pourtant s’agiter dans sa niche, et s’en approche pour connaître le motif de son négligent silence. Mais de quelle surprise, de quelle émotion fut saisi le cœur compatissant de la vieille à l’aspect du tableau étrange et douloureux qui frappa ses regards !

Un enfant de cinq à six ans occupait de moitié la niche du gardien de la ferme ; c’était le petit Louis ; ses vêtemens déchirés garantissaient à peine son corps maigre et tremblottant. Étendu sur la paille, il portait avidement à sa bouche les morceaux de pain noir et trempés d’eau destinés à la nourriture du chien. Pendant qu’il vivait ainsi aux dépens de son nouvel ami, celui-ci debout près de lui léchait doucement son front, en remuant la queue, et semblait adopter cet être faible que la misère et l’abandon avaient jeté dans son asile. C’était à la fois cruel et touchant à voir que leur fraternité, que ce refuge choisi par une créature humaine, contre la protection de ses semblables… C’était aussi une image singulière et gracieuse, que cette jolie tête blonde tranquillement appuyée sur les flancs noirs de ce bon animal, dont les dents blanches et les yeux ardens brillaient au milieu de sa large tête.

Le chien fit entendre un grognement menaçant et prolongé, au bruit que fit en entrant Madeleine ; mais il se tut en la reconnaissant et continua ses caresses à l’enfant tandis qu’elle, long-temps immobile, ne pouvait détourner les yeux de ce spectacle inattendu.

En ce moment on sortit de la ferme, et bientôt la niche de Loulou fut entourée. Chacun se perdait en conjectures et en questions inutiles sur ce qu’était l’enfant, et personne ne songeait à le secourir. Mais Madeleine l’interrogea : ses naïves réponses lui apprirent son malheur, son abandon, et ceux qui l’écoutaient prononcèrent unanimement le mot si redouté d’hôpital.

— Non, je ne veux pas ! Je ne veux pas, redit encore Louis, et ses traits contractés par une terreur extrême, ses yeux en pleurs et ses petites mains jointes, comme pour implorer la pitié de ceux qui décidaient ainsi de son sort, exprimaient une douleur profonde et pleine d’énergie. Puis par l’effet d’une pensée instinctive, il s’échappa des mains qui s’étaient emparées de lui, et courut se réfugier encore dans la niche du chien, se pressant contre lui et semblant lui dire : adopte-moi, vivons ensemble… Le chien parut le comprendre, car il se plaça à l’entrée de la niche et de là regardant fixement les spectateurs de son œil noir et fier, il sembla les défier.

Madeleine, que l’excès de son émotion avait jusques là privée d’une partie de ses facultés, excitée par un sentiment de vive commisération, oubliant et sa vieillesse et sa misère, tendit les bras à l’orphelin. — Viens à moi cher petit, viens ! Je serai ta mère, tu partageras mon asile et mon pain.

L’enfant la regarda, d’abord avec incertitude et défiance, puis grâce à ce tact si sûr du jeune âge, il reconnut sur la physionomie de Madeleine un sentiment d’amour et de bonté qui rassura son cœur. Alors il sortit de la niche, courut dans les bras de la bonne vieille et tournant gracieusement la tête vers le chien l’appela après lui ; mais Loulou ne bougea pas, il regarda l’enfant avec une sorte de tristesse et se renfonçant dans sa niche, il s’y blottit.

Madeleine eut bientôt fait ses achats à la ferme, alors prenant la main de l’enfant, elle reprit à petits pas le chemin de la ville.

— D’où venez-vous donc voisine, et qui amenez-vous là, dit Christine l’une des habitantes du faubourg où logeait Madeleine. Vous avez acheté une drôle de marchandise, ce me semble.

— Je ne la revendrais pas pour beaucoup, répondit Madeleine, car c’est sûrement un présent que me fait la Providence, et je le reçois de tout mon cœur.

— Mais Dieu me pardonne, reprit la voisine, c’est le fils de cette veuve qui est morte ces jours derniers. On dit qu’il s’est sauvé de peur d’être mis à l’hôpital ; il faudra pourtant bien que ce marmot se décide à y aller, puisque ni vous, ni personne n’en peut prendre la charge.

— Je l’ai prise, dit Madeleine, et je la garderai. Pauvre petit, tu resteras auprès de moi, je travaillerai pour t’élever, et si Dieu m’appelle à lui avant que tu sois en âge de gagner ta vie, quelqu’un peut-être alors consentira à continuer mon ouvrage.

— Y pensez-vous Madeleine ! vous charger de cet enfant quand votre travail suffit à peine à vos besoins.

— Eh bien ! il partagera mon pain si peu que j’en aie ; je continuerai à filer malgré la défense du médecin, et si cela abrège ma vie de trois ou quatre ans cela en sauvera une plus longue et peut-être plus précieuse, qui sait…

— Mais songez donc que c’est une peine sans profit, ni pour le présent, ni pour l’avenir ; car il n’aidera jamais vos vieux jours, puisque sans-doute vous ne serez plus sur cette terre quand il sera en âge de vous être utile. C’est donc pour l’amour de Dieu que vous faites cela, et pour avoir une meilleure place dans son saint paradis ?… Il est vrai que cela en vaut bien la peine.

— J’espère en Dieu, Christine, je fais ce que je peux pour mériter de le voir un jour face à face, mais je n’ai point songé à cette grâce en recueillant cet innocent. Nous obéissons aux lois des hommes sans en recevoir de salaire, continua la vieille d’un air doucement sentencieux, pourquoi donc en attendrions-nous en remplissant les vues de Dieu, qui nous fait un devoir de nous aider les uns les autres ? il a mis dans mon cœur un si grand plaisir quand je peux faire une bonne action, que c’est déjà une assez belle récompense ; le reste à sa sainte volonté.

Christine haussa les épaules, mais elle ne dit plus rien ; et depuis ce jour on vit la vieille Madeleine redoublant de courage, se lever de grand matin, prolonger son travail bien avant dans la nuit, et prodiguer à l’orphelin qu’elle avait adopté, des soins et un amour de mère. Souvent la pauvre femme, courbée sous le poids des ans et d’un travail excessif, rentrait dans sa cabane exténuée de privations et de fatigue ; mais alors le petit Louis grimpait sur ses genoux, baisait tendrement ses joues ridées, courait poser son bâton et lui présentait en souriant la jatte de lait et la galette qui composaient son frugal repas ; alors aussi la vieille femme le serrait dans ses bras avec transport, oubliait ses maux et répondait de tout son amour aux soins et à la tendresse de son enfant.

Trois ans s’étaient écoulés depuis que Madeleine avait recueilli l’orphelin : il avait alors neuf ans accomplis, et commençait à rendre de petits services dans le ménage de sa protectrice. La veille des marchés, quand Madeleine était absente pour sa tournée habituelle, Louis préparait le repas, que la bonne vieille était bien aise de trouver prêt à son arrivée, ou bien l’accompagnant dans ses courses il portait de petits fardeaux, marchant légèrement à côté de sa mère adoptive que sa vivacité réjouissait. Quand ils allaient à la ferme que gardait toujours Loulou, Louis courait en avant pour embrasser plutôt le bon animal, qui joyeux de le voir lui rendait ses caresses.

Le soir, de retour au logis, assis tous deux près de la grande cheminée, au coin de laquelle était collée une chandelle de résine le petit dévidait le fil que Madeleine avait filé, et elle oubliait la prolongation de la veillée en lui racontant de longues histoires, que Louis écoutait avec avidité. C’était surtout quand elle parlait des voyages au-delà des mers, qu’avait faits son ancien maître ; quand elle nommait, en les estropiant un peu toutefois, les pays qu’il avait parcourus, et qu’elle nombrait par neuf ou dix mille les lieues qu’il avait faites ; alors, dis-je, le jeune Louis l’écoutait l’œil fixe, la bouche entr’ouverte et la main inactive.

— Maman Madeleine, lui disait-il, quand je serai grand je veux aussi aller bien loin, je t’emmènerai et travaillerai pour toi, tu ne feras plus rien.

— Oui, lui répondait-elle avec un triste sourire, oui, pauvre enfant, je reposerai quand tu pourras travailler, puisse-je ne pas me reposer auparavant.

Ce n’était que par un travail assidu que Madeleine soutenait la charge qu’elle s’était imposée ; encore ne pouvait-elle pas toujours écarter d’elle et de son enfant, les privations qui étaient la conséquence de cette augmentation dans sa dépense, car chaque année lui rendait ses occupations plus dures, plus difficiles, et son activité diminuait malgré elle. Son petit champ, moins bien cultivé, ne lui rapportait presque plus. La misère commençait donc à menacer Madeleine, mais elle opposait à ses atteintes de nouveaux efforts, un plus grand courage, et jamais un moment de regret de ce qu’elle avait fait ne vint profaner sa belle ame.

C’était l’hiver surtout que le malaise se faisait sentir dans la pauvre chaumière ; alors les journées plus courtes, les mauvais chemins, rendaient plus difficiles et quelque fois impossibles les courses de chaque semaine. Que de fois retenue forcément, près de son pauvre enfant, Madeleine eut la douleur de ne pouvoir lui donner qu’un insuffisant morceau de pain dur et noir, dont bien souvent encore elle se priva pour lui.

Un jour, c’était en novembre, la pluie tombait à flots et le ciel noir partout, ne permettait pas d’espérer la cessation du mauvais temps. Madeleine tristement assise près de sa porte, regardait ce ciel sombre, et sa main immobile avait laissé tomber avec découragement le fuseau qu’elle tournait l’instant d’auparavant ; car c’était jour de marché le lendemain, et il lui avait été impossible de partir comme à l’ordinaire, pour acheter dans les fermes environnantes les marchandises dont le bénéfice faisait sa principale ressource : il fallait donc se résoudre à rester ; et pourtant le morceau de pain que mangeait Louis, tout en jouant auprès du feu, était en ce moment le seul qu’il y eut dans la maison de la pauvre et charitable vieille. À cette pensée un profond soupir sortit de son sein, et une larme sillonna lentement ses joues creuses et ridées.

En cet instant les pensées de Madeleine furent interrompues par l’arrivée de Christine, la même qui, trois ans auparavant, avait voulu l’empêcher d’adopter Louis, mais qui depuis n’avait négligé aucune occasion de lui rendre service.

— Tenez voisine, lui dit-elle, voici une lettre que le facteur m’a remise pour vous. Il me semble, continua-t-elle d’un air insinuant et curieux, que c’est une personne de considération qui vous écrit, car le papier est si fin et le cachet si large, que cela ne vous a pas un air de lézinerie. C’est dommage que je ne sache pas lire, je vous offrirais de vous déchiffrer ce grimoire, que vos pauvres yeux ont de la peine à débrouiller.

Pendant toute cette allocution tant soit peu verbeuse, la bonne Madeleine surprise et tout émue s’était levée, avait pris ses lunettes, et après en avoir soigneusement frotté les verres, s’était mise à l’œuvre lente et difficile de lire la missive ; car ses yeux ne lui rendaient que de faibles services. D’un ton monotone et nazillard elle marmottait donc ces mots à mesure qu’elle pouvait les assembler ; et Christine attentive parvint à saisir ces phrases détachées : « De retour en France… finir vos jours près de nous… recevoir le prix de vos anciens services, par le repos de vos dernières années. »

— Qu’est-ce qu’on vous dit donc dans ce papier Madeleine, est-ce que quelqu’un veut vraiment prendre soin de vous ?

— Oui ; dit Madeleine en repliant la lettre qui avait attiré sur ses paupières une larme de joie et de reconnaissance, oui c’est mon digne maître et sa chère femme, que Dieu bénisse ! qui, revenus en France, m’appellent auprès d’eux et m’envoient ce bon payable au bureau de la poste, à l’intention de fournir à mon voyage ; ou, dans le cas de mon refus, d’être employé, disent-ils, à l’achat d’une vache pour augmenter mon petit avoir. Que le ciel soit loué pour ce secours inespéré. Mon pauvre enfant, voici du pain pour long-tems.

— Du pain pour long-tems, Madeleine ; est-ce que vous n’accepterez pas le sort qui vous est offert ?

— Et cet enfant que deviendrait-il si je m’en allais, répondit Madeleine.

— Mais, voisine, cela n’a pas de raison : depuis trois ans que vous vous en êtes chargée, vous n’avez vécu que de chagrins et de privations ; le bon Dieu ne peut pas exiger que vous fassiez de plus grands sacrifices.

— Je sais bien que Dieu ne l’exige pas, mais c’est mon cœur qui le veut, et me crie d’achever mon ouvrage. Viens mon Louis, dit-elle à l’enfant qui, commençant à comprendre et sa situation, et ce qu’il devait à Madeleine, écoutait ce qui se disait avec une expression de tristesse et d’inquiétude. Viens, dit la bonne vieille, ne crains rien ; va, je ne t’abandonnerai pas, et c’est ta main que je veux pour me fermer les yeux.

Le lendemain de bonne heure, Madeleine, après avoir vaqué aux soins de son petit ménage, sortit et alla toucher au bureau de la poste, le montant du bon inclus dans sa lettre ; puis, d’après un plan qu’elle s’était tracé la veille, elle se rendit chez le charpentier le plus occupé de la ville de C***, là après une demi-heure de pourparler, il fut convenu que dès le lendemain Louis entrerait dans cette maison en qualité d’apprenti, et la moitié de la somme destinée au voyage de Madeleine, ou à l’achat d’une vache, fut versée pour payer la première année d’apprentissage. Alors la bonne femme rentra chez elle le cœur joyeux, et dans l’embrassement qui l’unit à son fils adoptif, elle éprouva à la fois toutes les délices de l’amour maternel, et celles plus vives encore peut-être qui naissent du sentiment d’une grande et belle action, d’une action dont toute la récompense est au fond de l’ame capable d’un amour vrai pour son semblable et d’un pur désintéressement.

Depuis ce moment, si l’aisance ne régna pas dans la chaumière, l’extrême misère en fut du moins bannie. Madeleine continua ses travaux avec une persévérance, un courage admirable ; tandis que Louis travaillant aussi avec assiduité chez son maître, payait les soins de sa bienfaitrice par son zèle à s’instruire dans l’état qu’elle voulait lui donner.

(La suite au prochain numéro.)
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